Tours entre Lumières et Révolution
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1Étudier le corps de ville de Tours sur une période inaccoutumée, enjambant la « frontière » chronologique de 1789, permet de relativiser la rupture traditionnellement imputée à la Révolution dans le domaine institutionnel en démontrant l’existence de continuités entre l’Ancien Régime et le nouveau, à ses débuts tout au moins.
2Si, de toutes les administrations, locales ou régionales, les municipalités sont les seules à survivre à la Révolution, c’est qu’elles ont bénéficié d’une bienveillance particulière de la Constituante, qui doit sans doute beaucoup à la conjoncture immédiate : à la suite des événements parisiens, la plupart des villes du royaume connaissent ce que les historiens ont appelé la « révolution municipale ». Tours n’y échappe pas. Au soir du 25 juillet 1789, au terme d’une semaine d’agitation populaire, bien moins tumultueuse toutefois que celle qu’ont subie ses voisines ligériennes de Saumur et d’Angers, le corps de ville d’Ancien Régime est noyé dans un Comité permanent provisoire pléthorique, qui se donne pour mission de restaurer l’ordre. Sans doute ce Comité intègre-t-il les échevins (en fait, à la fin du mois d’août, deux d’entre eux seulement continuaient à y participer), ainsi que d’autres autorités d’Ancien Régime, le lieutenant de police en particulier, mais ils sont perdus parmi plus de 80 « citoyens de tous les ordres réunis ». Ayant réussi à s’imposer aux troupes du maintien de l’ordre – maréchaussée, régiments militaires et milice bourgeoise –, siégeant quasiment en permanence, le Comité parvient à ramener le calme grâce à une attention constante portée aux approvisionnements et aux distributions de « bleds » sur les marchés.
- 1 J. Godechot, Les institutions…, op. cit., p. 109.
- 2 La présence à sa tête d’un maire ligueur, Gilles Duverger, amena pourtant Henri III à dissoudre la (...)
3Consciente du danger qu’il y aurait à laisser s’installer dans la durée des autorités autoproclamées, l’Assemblée nationale veut faire procéder aussi rapidement que possible à la mise en place de municipalités nouvelles, légales, pour remplacer les organismes révolutionnaires au pouvoir depuis les troubles de juillet-août 17891. La loi votée le 14 décembre, sanctionnée le 22 par le roi, conserve donc des structures qui remontent loin dans le passé, à la fin du Moyen Âge dans le cas de Tours. Ce souci de légalité est très tôt partagé par les membres du Comité tourangeau. C’est là une des caractéristiques majeures de la révolution municipale dans cette ville. Dès la mi-août en effet, le Comité réclame la formation d’une nouvelle municipalité, dotée d’une autorité légitime et fondée sur des assises légales. De même, lorsqu’il est informé de la promulgation imminente de la loi du 14 décembre, laisse-t-il volontiers la place à une Commission municipale chargée de la préparation matérielle des élections du début de l’année 1790. Faut-il lier ce souci de légalité à la prétendue tradition de fidélité au pouvoir central2, sans cesse réaffirmée à Tours sous l’Ancien Régime ? Cette attitude permit en tout cas une mise en place très rapide de la nouvelle municipalité et limita les conséquences qu’auraient pu avoir certaines querelles politiques.
4Une autre raison, de simple bon sens, explique la pérennité de l’institution municipale : le fait qu’elle constituait un rouage administratif et politique indispensable à tous, au gouvernement central comme aux simples citoyens. Le dépouillement des registres de délibérations des corps de ville successifs permet d’établir la continuité de leurs missions fondamentales de l’Ancien Régime aux premières années de la Révolution. Sous les deux régimes, la municipalité joue un rôle essentiel au moins dans trois domaines : d’abord, le maintien de l’ordre, un souci commun aux officiers municipaux de tous les temps, notamment aux époques de pénurie frumentaire ; ensuite, la fiscalité, les villes ayant constamment été utilisées par l’État comme une commode « pompe à finances » ; enfin, l’organisation et le déroulement des cérémonies officielles et des fêtes, conçues par les gouvernements successifs comme un dérivatif nécessaire à la population laborieuse, mais également comme un puissant moteur de cohésion entre les citadins et un facteur essentiel de leur attachement à l’État, qu’il soit représenté par le seul monarque ou par l’association du roi et de l’Assemblée incarnant la Nation.
- 3 G. Saupin, « Les habitants et l’élaboration de la politique municipale à Nantes sous l’Ancien Régi (...)
5Un constat justifie également notre choix d’enjamber la césure de 1789 : celui d’une certaine filiation entre le texte voté le 14 décembre de cette année, qui allait définitivement jeter les bases de l’administration communale moderne, et la réforme de L’Averdy en 1764-1765. Au total, la structure interne de l’institution municipale et son mode de fonctionnement, héritiers d’une histoire qui, à Tours, remonte aux confins du Moyen Âge et de l’époque moderne, varient peu tout au long de la période 1764-1792, même si quelques dénominations ont changé. Trois cercles de pouvoir peuvent y être identifiés3. Le noyau central est composé du maire – titre conservé par la Révolution – et des échevins, entourés par quelques assesseurs (ou conseillers). Tous furent rebaptisés officiers municipaux en 1789, terme dont on se servait d’ailleurs aussi sous l’Ancien Régime. Autour, on trouve toujours un cercle plus large, constitué de personnalités réunies de temps à autre pour donner un avis sur des sujets ponctuels : ce furent d’abord les députés des paroisses, apparus ici en 1619 et dont s’inspira L’Averdy pour créer le groupe des notables chargés de veiller aux finances urbaines ; ce sont ensuite les notables – soulignons encore la pérennité du vocable – de la loi du 14 décembre 1789, qui, lorsqu’ils sont réunis aux officiers municipaux, forment le conseil général de la commune. Le troisième cercle, les assemblées d’habitants, disparaît en tant que tel à Tours passé l’année 1759. Mais ne peut-on considérer qu’il ressuscita entre 1774 et 1792, d’abord dans les assemblées de paroisses, qui étaient appelées à désigner leurs députés, puis, au début de l’année 1790, dans l’assemblée chargée d’élire les notables du conseil général de la commune ? Tout se passe comme si, sous l’un et l’autre régime, existait un penchant naturel à rechercher le consensus du plus grand nombre. En définitive, la Constituante ne fit en la matière que codifier, unifier et rationaliser des pratiques antérieures encore bien vivantes.
6Soulignons un point essentiel et récurrent du milieu du xviiie siècle à 1790 : la préférence donnée à l’élection pour la désignation des officiers municipaux. Un objectif essentiel de la réforme de L’Averdy était de rétablir dans le royaume les élections, mises à mal à plusieurs reprises par le système des offices. En fait, la pratique électorale avait été restaurée à Tours dès 1747, le corps de ville ayant réussi à racheter les charges municipales. On reste loin, bien sûr, d’une représentation « démocratique » de la population, puisque, outre l’exclusion des femmes des scrutins, le système mis en place par L’Averdy comporte plusieurs degrés destinés à sélectionner au mieux les élites : l’édit de 1765 dresse la liste précise des catégories sociales autorisées à se faire représenter par un notable, tandis que la déclaration de 1766 limite le nombre de métiers habilités à figurer dans les assemblées des communautés réunies pour élire ces notables. Néanmoins, non seulement le principe électif ne paraît pas une nouveauté en 1789, mais les registres de délibérations tourangeaux montrent que la pratique électorale était déjà bien rodée en 1765, ce qui témoigne d’une incontestable maturité politique chez les électeurs. Ce sont des modalités de vote tout à fait semblables que l’on retrouve, désormais codifiées de manière uniforme pour l’ensemble du pays, dans le paragraphe I de la loi de décembre 1789. En ce domaine comme dans beaucoup d’autres, la loi ne précéda pas la pratique, mais consacra une évolution en cours de longue date.
- 4 En 1789, la souveraineté glisse progressivement du roi à la nation. Cf. G. Fournier, Démocratie et (...)
7La réforme de Terray, en abolissant celle de son prédécesseur, semble renvoyer l’institution à l’époque de Louis XIV, lorsque la multiplication des offices avait fait des échevinages des compagnies de gestionnaires professionnels coupés de la population. En fait, l’esprit des années 1760 perdure à Tours : les édiles remplaçants sont cooptés en tenant compte des critères adoptés par L’Averdy, tandis que les officiers municipaux sentent la nécessité de réunir à nouveau les députés des paroisses, ce que l’édit de 1771 ne stipulait pas. Cet édit n’en est pas moins à l’origine d’une certaine sclérose de la vie municipale tourangelle. Aucun candidat ne s’étant proposé pour lever les offices et le corps de ville n’ayant pu les réunir qu’en 1786, en raison de l’état des finances urbaines, les échevins en place sont maintenus près de vingt ans dans leur fonction, une situation avalisée par l’ordonnance de 1774. Le climat dans lequel le corps de ville exerce son pouvoir dans les dernières années de l’Ancien Régime en est alourdi. Non seulement des critiques commencent à poindre dans la partie éclairée de la population, mais les édiles eux-mêmes éprouvent un malaise grandissant à tenir leur pouvoir du roi seul, et non par délégation de leurs concitoyens. Ce malaise ressenti par les officiers municipaux, qui révèle à quel point ils étaient gagnés par les « idées nouvelles » – le principe de la souveraineté nationale en particulier4 –, aide à comprendre leur hâte de quitter leur place à l’été 1789.
- 5 Voir le rôle joué par les gouverneurs dans le choix des maires – et même, à certaines époques, des (...)
- 6 Une décentralisation source de lassitude progressive en raison de l’accumulation des tâches qu’ell (...)
8S’il existe un élément de rupture dans la pratique administrative entre l’Ancien Régime et la Révolution naissante, c’est dans le degré de dépendance du corps de ville vis-à-vis du pouvoir central. À Tours comme ailleurs, la mainmise de l’État sur les pouvoirs municipaux était un acquis au xviiie siècle. L’essentiel avait été réalisé au Grand Siècle, et le rôle majeur joué dans la vie politique locale par les commissaires départis, ou même les gouverneurs5, était depuis longtemps bien ancré. Cependant, même si l’un des buts principaux de L’Averdy était de permettre un meilleur contrôle des finances municipales par le pouvoir central, on ne saurait en déduire qu’il poursuivait là une entreprise systématique d’étouffement des libertés locales. Au contraire, le contrôleur général avait imaginé une sorte de contrat qui associait les échevinages à sa politique et leur octroyait davantage d’autonomie en échange d’une meilleure attention aux finances locales. Ses successeurs, s’ils n’utilisent pas les mêmes méthodes, sont d’un état d’esprit guère différent. Certes, les ministres de la seconde moitié du siècle des Lumières restent attachés au maintien de la monarchie absolue, mais, touchés à des degrés divers par les idées de leur époque, ils usent de procédés moins agressifs que du temps de Louis XIV, cherchant par le consensus à faire accepter le régime, à le faire apprécier voire aimer plutôt qu’à le faire craindre. En raison de l’évanescence des services de l’intendance et en l’absence de nouvelles autorités intermédiaires, le Comité permanent, puis les municipalités régulièrement élues à partir de février 1790 bénéficient d’une autonomie plus large. Même lorsque les nouvelles autorités régionales, District et Département, sont mises en place, les édiles continuent à jouir d’une grande liberté d’action. Au plan des principes, l’heure était d’ailleurs à la décentralisation6.
- 7 F. Caillou, Une administration royale…, op. cit. ; C. Petitfrère, « Les maires de Tours aux xviie- (...)
9En matière de recrutement du personnel politique local, le déclenchement de la Révolution ne bouleverse guère les usages et confirme plutôt des évolutions déjà perceptibles dans les décennies précédentes. Pas plus qu’à Nantes, Angers ou dans les villes du Nord, n’existait à Tours sous l’Ancien Régime de « caste municipale » fermée qui aurait confisqué le pouvoir de longue date. Au temps de Louis XIV, la vente des offices municipaux avait entraîné le début d’une « invasion marchande » du corps de ville ; celle-ci avait amené des élites traditionnellement représentées à l’hôtel commun, tels les trésoriers de France, à s’en détourner, à l’image de leurs confrères des cours souveraines (parlements), pour ne pas avoir à y côtoyer des gens trop proches des métiers mécaniques7. Cette tendance s’est poursuivie à l’époque que nous avons considérée. Faut-il voir dans ce phénomène le résultat d’une volonté délibérée de briser les oligarchies municipales, souvent prêtée à L’Averdy par les historiens ? N’était-ce pas, plus simplement, l’effet de la montée des couches moyennes, qui, après s’être enrichies dans le commerce, trouvaient de leur intérêt de prendre en mains les rênes de la cité ?
- 8 C. Petitfrère, « Les officiers dans le corps de ville de Tours… », op. cit.
- 9 À Tours, il était clairement précisé qu’aucun artisan ne pouvait être admis au corps de ville. Le (...)
- 10 ADIL, 3 E 9/407 et AMT, HH 4 (1re partie).
10Notre étude a permis de déceler l’apparition, à des degrés variés de la vie publique, de groupes sociaux nouveaux. Entrent à la municipalité des catégories issues de ce qu’on pourrait appeler les élites intellectuelles : les notaires – qui se battaient encore dans les années 1730 pour accéder aux places d’édiles8 – et les procureurs, mais également les médecins, les chirurgiens, les architectes et les ingénieurs, ces deux dernières catégories particulièrement bien représentées à Tours dans la seconde moitié du xviiie siècle du fait des grands chantiers ouverts par la monarchie. Quant aux artisans, non pas tous gens de métier confondus, mais uniquement les maîtres des métiers les plus prestigieux (orfèvres, horlogers), ils font une timide apparition à l’hôtel commun grâce à la réforme de L’Averdy, comme simples participants aux opérations électorales pour commencer9. L’entrée des artisans, mais pour tous les métiers cette fois, avec des hommes tels que le poêlier Maurice Aubusson, le teinturier Maurice Chedereau ou le charpentier René Pillet-Faucheux, est une caractéristique du début de la Révolution, même si elle concerne principalement le groupe des notables, c’est-à-dire le deuxième cercle. Une remarque cependant : le seul énoncé de la profession exercée par ces artisans rend mal compte de leur place dans la hiérarchie sociale de Tours. Maurice Chedereau avait été responsable d’une entreprise assez importante employant une dizaine d’ouvriers10, tandis que René Pillet-Faucheux, qui œuvrait aux grands travaux d’embellissement de la ville, se rapprochait davantage de la catégorie des entrepreneurs des ouvrages du roi.
11Les élus de janvier-février 1790 étaient-ils des hommes vraiment nouveaux ? Oui, dans la mesure où ils n’avaient jamais exercé auparavant de véritables fonctions municipales. Toutefois, la plupart n’étaient pas totalement inexpérimentés en la matière ni tout à fait inconnus des élites traditionnelles. Ils avaient souvent des liens familiaux ou professionnels plus ou moins étroits avec les membres des corps de ville antérieurs, et beaucoup avaient déjà pu s’exprimer sous l’Ancien Régime comme députés de paroisses. Les élections de 1790 leur permettent de rattraper le temps perdu et de réaliser enfin leur ambition retardée à cause de l’abrogation de la réforme de L’Averdy. La vraie rupture, à la fois sociale et politique, interviendra plus tard, en 1792, lorsque le suffrage universel masculin offrira de nouvelles opportunités à des personnes issues des catégories populaires, de la boutique et de l’atelier notamment, tandis que la brusque accélération du mouvement révolutionnaire repoussera les plus modérés politiquement – ou ceux qui jugeront l’exercice des responsabilités municipales trop dangereux.
- 11 G. Saupin, « Les habitants et l’élaboration de la politique municipale à Nantes… », op. cit.
12Quelles pouvaient être les motivations des individus ou des familles qui briguaient un mandat de maire ou d’échevin ? Existait-il une « éthique municipale communautaire11 » ? Les édiles de la fin de l’Ancien Régime étaient sans doute animés de cette soif de reconnaissance sociale à laquelle paraissaient obéir leurs prédécesseurs lorsqu’ils se portaient acquéreurs de fonctions municipales. Ils avaient néanmoins d’autres ambitions, comme celle de profiter des rênes du pouvoir local, et de la protection des autorités supérieures sous laquelle ils se plaçaient, pour faire fructifier leurs affaires personnelles et celles de leur communauté. Rompant avec les attitudes du passé, ils ne se contentèrent pas de gérer la « belle endormie » qu’aurait été la ville de Tours dans la seconde moitié du xviiie siècle, mais osèrent prendre des initiatives.
- 12 Thèse que réfute F. Caillou (Une administration royale…, op. cit.) lorsqu’il note que les fortunes (...)
13L’analyse du travail municipal quotidien a permis de mettre en évidence certaines évolutions remarquables. La ville de Tours nous est apparue en pleine renaissance dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Certes, les édiles eux-mêmes continuent à brandir le mythe du dépeuplement de leur cité, qu’ils disent n’être « plus aussi riche que jadis », voire dans un « état misérable12 ». Ces plaintes étaient (et sont encore) usuelles pour obtenir quelque allégement du fardeau fiscal.
- 13 H. Ferrand, Les communautés professionnelles à Tours dans le dernier siècle de l’Ancien Régime, op (...)
- 14 AMT, DD 26, Mémoire […] du corps de ville contre les chapitres… relatif à l’illumination générale (...)
14Mais les officiers municipaux ne se contentent plus de gémir sur les malheurs de l’époque, car les temps ont décidément bien changé ; si la ville paraît encore endormie – ce qui reste à démontrer –, ce n’est plus le cas pour sa municipalité. Les édiles de la fin de l’Ancien Régime ne sont plus les officiers résignés ou routiniers des décennies précédentes, dont les assemblées étaient surtout consacrées à répondre aux requêtes des hommes du roi ou aux demandes d’allègements fiscaux de leurs administrés. Convaincus du bien-fondé des « idées nouvelles », intéressés à l’essor économique de Tours, les édiles prennent « des dispositions pour que leur cité retrouve un nouveau dynamisme13 ». Certes, les mutations les plus spectaculaires de la ville, les magnifiques réalisations urbanistiques, ne sont pas de leur fait – ils n’auraient eu ni les moyens financiers ni le poids politique suffisants pour cela –, mais ils mènent avec énergie différentes entreprises, qui, pour être moins prestigieuses, n’en révèlent pas moins un changement d’état d’esprit radical. Ils sont à l’origine de travaux publics secondaires mais véritablement utiles, tels le pavage des voies principales, l’entretien des fontaines ; ils reprennent de vieilles initiatives – l’enlèvement des boues, dont les premières tentatives remontaient au xvie siècle, l’ » illumination » générale de la ville, déjà envisagée en 1697 – en les portant cette fois avec persévérance à leur terme. Ils réalisent de bonne grâce le déménagement des cimetières, créent des services d’assistance – compagnie de pompiers, secours aux noyés – et apportent leur soutien aux établissements éducatifs de la ville, collège et école gratuite de dessin de Rougeot notamment. Surtout, ils parviennent à faire rétablir les foires franches. Pour ce faire, ils doivent se battre contre des corps traditionnellement attachés à leurs prérogatives ou à leurs privilèges, à Paris ou à Tours : dans les dossiers des foires et du nouvel octroi, ils affrontent la Ferme générale ; dans celui de l’ » illumination », la lutte est particulièrement violente avec les deux grands chapitres de la ville. Aux critiques des chanoines, qui craignent que la dépense ne soit démesurée, ils répliquent que « nos pères se sont passé [sic] de Lanternes, mais en remontant plus loin ils se passèrent aussi de pavés14 »… N’y a-t-il pas là, au-delà de l’affirmation de la nécessité de rendre la ville à la fois plus commode et plus agréable à ses habitants, un acte de foi dans le progrès ?
- 15 La pratique du lobbying se développe « au moment où la monarchie devient administrative » et aband (...)
15Au service de ses idées, le corps de ville met en place des moyens nouveaux, à l’instar d’autres municipalités de l’époque mais aussi de certaines grandes juridictions royales. Il recourt de plus en plus systématiquement à la pratique du lobbying, de manière particulièrement active, faisant jouer toutes ses relations et n’hésitant pas à envoyer son maire, Étienne Jacques Christophe Benoît de La Grandière, séjourner de longs mois à Paris15.
16À n’en pas douter, les priorités de l’échevinage ont radicalement changé à la fin de l’Ancien Régime. À la simple défense de « privilèges » urbains qui ne profitaient guère qu’à une élite étroite s’est substituée une nouvelle éthique communautaire, tournée davantage vers le développement économique de la ville ainsi que de son arrière-pays, et utile à l’ensemble des habitants. Le tableau commandé à Demachy par les édiles, où l’on voit une foule de badauds s’émerveiller au spectacle de l’activité portuaire de Tours, illustre bien ce changement de mentalité, quelle que soit la part de l’imaginaire dans cette mise en scène. Perceptible dès la fin des années 1770, cette évolution est sans doute en rapport avec la profession de beaucoup d’édiles de cette époque, marchands ou entrepreneurs.
- 16 G. Saupin, « Les corps de ville… », op. cit.
- 17 B. Maillard, « Les élites urbaines et l’industrialisation rurale en Touraine au xviiie siècle », o (...)
- 18 F. Caillou, Une administration royale…, op. cit.
- 19 Le maire Michel Banchereau avait des attaches familiales et peut-être des intérêts économiques à (...)
17Qu’ils aient déclenché ou accompagné le mouvement en l’encourageant, les édiles tiennent désormais les rênes d’une cité tendant à ressembler à ces « grandes villes d’échanges, particulièrement marquées par le développement des fonctions commerciales, manufacturières, bancaires » ; ces villes qui « disposent d’échevinages ou de consulats dominés par les négociants16 » et qui sont ouvertes sur leur arrière-pays, mais aussi sur les grandes régions économiques du royaume, voire sur l’ensemble du monde atlantique. Tandis qu’apparaissent en Touraine les prémices d’une industrialisation tournée notamment vers les productions lainières ou métallurgiques17 – un mouvement que la période révolutionnaire bridera –, les relations traditionnelles avec la Bretagne en général et avec Nantes en particulier sont réactivées. Nombre de négociants tourangeaux ont des agents à Saint-Malo, entretiennent des liens avec les Antilles ou les ports andalous par lesquels ils commercent avec l’Amérique du Sud18. En l’absence d’étude générale sur les activités économiques de Tours au siècle des Lumières, il serait imprudent d’extrapoler à partir de quelques exemples individuels19, mais une analyse de la composition des fortunes des édiles permettrait sans doute de confirmer cette tendance.
- 20 ADIL, C 397, pièce n° 9 : courrier de Du Cluzel à de Cotte du 5 décembre 1780.
18À la fin de l’Ancien Régime, il est indéniable que la ville avait trouvé, sinon retrouvé par rapport à l’époque où elle était une « ville royale », un certain dynamisme économique et culturel, en grande partie grâce aux efforts d’édiles entreprenants. L’intendant Du Cluzel ne se trompait sans doute pas en écrivant que « les esprits se sont réveillés [à Tours, que] l’espérance succède au découragement » et en rendant hommage à un « corps municipal composé de citoyens d’élite […]20 ». Tours était à l’aube d’une ère nouvelle, une perspective que les années difficiles de la Révolution vinrent troubler. Mais ceci est une autre histoire, qui attend son historien…
Notes
1 J. Godechot, Les institutions…, op. cit., p. 109.
2 La présence à sa tête d’un maire ligueur, Gilles Duverger, amena pourtant Henri III à dissoudre la municipalité et à en former une nouvelle en 1589.
3 G. Saupin, « Les habitants et l’élaboration de la politique municipale à Nantes sous l’Ancien Régime », 1984.
4 En 1789, la souveraineté glisse progressivement du roi à la nation. Cf. G. Fournier, Démocratie et vie municipale en Languedoc…, op. cit., et Ph. Guignet, Le pouvoir dans la ville au xviiie siècle…, op. cit.
5 Voir le rôle joué par les gouverneurs dans le choix des maires – et même, à certaines époques, des autres échevins – in C. Petitfrère, « Vox populi, vox regis ?… », op. cit. Cette influence fut particulièrement importante sous le gouvernement de Choiseul, du fait de son poids dans le Ministère, jusqu’à la fin de l’année 1770 ; de sa présence dans son château de Chanteloup, d’abord épisodique puis permanente de 1771 à la mort de Louis XV ; et enfin des relations personnelles qu’il entretint avec certains membres du corps de ville de Tours.
6 Une décentralisation source de lassitude progressive en raison de l’accumulation des tâches qu’elle entraîna pour la municipalité. B. baumier, La municipalité de Tours à l’époque révolutionnaire (1789-1799), 1991.
7 F. Caillou, Une administration royale…, op. cit. ; C. Petitfrère, « Les maires de Tours aux xviie-xviiie siècles… », op. cit., et, du même auteur, « Les officiers dans le corps de ville de Tours… », op. cit.
8 C. Petitfrère, « Les officiers dans le corps de ville de Tours… », op. cit.
9 À Tours, il était clairement précisé qu’aucun artisan ne pouvait être admis au corps de ville. Le privilège de noblesse accordé en 1461 par Louis XI aux maires et échevins était incompatible avec l’exercice des métiers mécaniques.
10 ADIL, 3 E 9/407 et AMT, HH 4 (1re partie).
11 G. Saupin, « Les habitants et l’élaboration de la politique municipale à Nantes… », op. cit.
12 Thèse que réfute F. Caillou (Une administration royale…, op. cit.) lorsqu’il note que les fortunes de certains trésoriers de France « atteignent des niveaux impressionnants dans une ville réputée léthargique et appauvrie au xviiie siècle ».
13 H. Ferrand, Les communautés professionnelles à Tours dans le dernier siècle de l’Ancien Régime, op. cit., p. 395. Voir aussi B. Baumier-Legrand, « La réforme municipale de L’Averdy (1764-1765) : glas de la représentation patricienne au sein des corps de ville ? L’exemple de Tours », op. cit.
14 AMT, DD 26, Mémoire […] du corps de ville contre les chapitres… relatif à l’illumination générale de la ville (1787).
15 La pratique du lobbying se développe « au moment où la monarchie devient administrative » et abandonne les procédures judiciaires antérieures. G. Saupin, « Les corps de ville… », op. cit., p. 133 ; R. Descimon, J.-F. Schaub, B. Vincent, Les Figures de l’administrateur : institutions, réseaux, pouvoirs…, op. cit., p. 8-16. Un bel exemple de lobbying, celui pratiqué par le bureau des finances de Tours, a été décrit par F. Caillou, Une administration royale…, op. cit.
16 G. Saupin, « Les corps de ville… », op. cit.
17 B. Maillard, « Les élites urbaines et l’industrialisation rurale en Touraine au xviiie siècle », op. cit.
18 F. Caillou, Une administration royale…, op. cit.
19 Le maire Michel Banchereau avait des attaches familiales et peut-être des intérêts économiques à Saint-Malo ; l’échevin Jean Verger-Douineau disposait de correspondants à Cadix ; Simon-Roze se rendait régulièrement à Paris pour ses « affaires ».
20 ADIL, C 397, pièce n° 9 : courrier de Du Cluzel à de Cotte du 5 décembre 1780.
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