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Tours entre Lumières et Révolution

 | 
Béatrice Baumier

Première partie. Les municipalités successives

Chapitre II. L’institution municipale sous le régime de l’édit de Terray

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 G.Saupin, « La réforme des élections municipales… », op. cit.

1Le 9 novembre 1771, l’abbé Terray, contrôleur général depuis décembre 1769, abroge pour des raisons fiscales et politiques les édits de L’Averdy. Cette décision traduisait-elle la victoire, au sein de l’État, de ceux qui étaient, avec Terray, partisans d’un pouvoir royal fort contre ceux qui étaient favorables à une évolution plus libérale ? Depuis quelques années, les historiens s’accordent pour affirmer qu’il s’agirait en fait moins d’un « désaccord idéologique sur le fond » – tous les serviteurs de l’État étaient conscients des difficultés de la monarchie et de la nécessité des réformes – « que d’une différence d’appréciation stratégique sur le meilleur moyen de préserver le caractère absolu d’une monarchie malmenée1 ».

2Les Tourangeaux ont-ils été surpris de l’abrogation d’une réforme qui n’avait pas encore eu le temps de faire ses preuves, dans une ville pourtant attentive à son application ? Quelle conséquence la disparition du texte de L’Averdy eut-elle sur les institutions de la ville et sur leur fonctionnement ?

La fin de la réforme de L’Averdy

3L’édit de Terray modifie à nouveau les institutions municipales. Tout en révoquant les textes antérieurs, il laisse provisoirement en place les derniers édiles élus, mais renoue avec les vieux réflexes gestionnaires en supprimant les élections et en rétablissant les offices vénaux. On trouve désormais dans toutes les villes un maire, un secrétaire-greffier, un trésorier receveur et un nombre d’échevins et d’assesseurs – nouvelle appellation pour les conseillers – variable selon l’importance de la population. À Tours, il y aura 4 échevins comme auparavant, mais seulement 2 assesseurs. Le ministre rétablit en outre la fonction de procureur et crée celles de lieutenant de maire et de contrôleur-vérificateur. Il accorde à tous les officiers qui achèteront ces charges les droits et les prérogatives dont jouissaient les précédents titulaires avant leur suppression, ainsi que les exemptions, gages et émoluments afférents. Il leur garantit le libre exercice des fonctions municipales et précise que seul le Conseil du roi peut connaître des contestations nées de l’application de l’édit.

  • 2 C’est dans le ressort du parlement de Paris que les réunions paraissent avoir été les plus nombreu (...)

4Dans le préambule de son texte, Terray vante l’impartialité et la stabilité des officiers en titre, qu’il affirme préférer aux élus, plus sujets aux intrigues et cabales selon lui. Ce prétexte camoufle mal les vraies raisons – financières – de la mesure. Le texte est dans l’ensemble mal accueilli dans le pays, en raison de la suppression des élections et des nouvelles charges imposées aux villes au cas où elles décideraient de réunir les offices à l’échevinage. De fait, le ministre doit très vite se rendre à l’évidence : les offices trouvent peu d’acquéreurs, même dans les provinces où l’édit est enregistré. Il propose donc le rachat des charges ; en contrepartie, il s’engage à rétablir les élections dans le cadre des « anciens usages », c’est-à-dire soumises à la tutelle des intendants. En dépit de ces offres, la réalité ne répond pas aux espoirs qu’il avait mis dans ces opérations et il doit accorder des réductions pour décider les villes à acheter les offices2.

5Cet échec d’ordre financier a des répercussions importantes sur les institutions municipales elles-mêmes puisque le ministre, misant sur la levée massive des charges, n’avait pris aucune disposition précise dans le cas où aucun acquéreur ne se présenterait. Seul l’article vi y faisait allusion, stipulant que, dans ce cas, des sujets « commis » par le roi « entreraient en jouissance et exercices d’iceux, au lieu et place de ceux qui pourraient avoir été nommés ou élus ». Aucune indication sur la durée des mandats municipaux ou le mode de renouvellement n’est donnée, ce qui devait engendrer confusion et désarroi dans les hôtels de ville.

6À Tours, la conduite des affaires publiques s’en ressent vite. L’équipe élue en juillet 1771 administre la ville pendant de longs mois, avant d’être officiellement maintenue en novembre 1774. Elle reste en place jusqu’en 1789 avec quelques rares et difficiles remaniements.

L’application de l’édit de Terray : les embarras d’un corps de ville

7À Tours, la réforme est reçue tardivement, le 4 mars 1772. Le décalage entre la proclamation officielle de l’édit et son arrivée dans la ville permet la tenue, le 22 décembre 1771, d’une assemblée des députés des communautés de métiers qui désigne trois nouveaux notables et la réunion, en janvier 1772, de quelques corps pour choisir de nouveaux représentants en prévision des élections fixées en juillet.

8Surtout, le texte est reçu dans l’indifférence générale. Faut-il interpréter ce silence comme une manière polie d’exprimer un désaccord ? De son côté, le lieutenant général de police se croit autorisé à reprendre « la seance dont il jouissait avant les edits de août 1764 et mai 1765 ». N’étant pas assuré de la forme que doivent désormais revêtir ses assemblées, le corps de ville lui en refuse l’entrée. Le lieutenant de police n’insiste pas et ne reparaîtra plus. Quant aux ecclésiastiques, ils ne profitent pas de l’occasion qui leur était offerte de faire valoir de nouveau leur droit de séance. Cette abstention indiquerait-il désormais, de leur part, un désintérêt total pour la conduite des affaires publiques ?

  • 3 M. Bordes, La réforme municipale du contrôleur…, op. cit.

9Sollicitée pour réunir les offices créés, la Ville fait connaître son incapacité à financer une telle entreprise : elle ne dispose pas des 81 400 L demandées, ajoutant qu’elle se résignerait à recevoir les « acquéreurs desdites charges […] conformément aux ordres du roi ». Or, personne ne se présente, du moins dans un premier temps, pour lever les charges, et l’absence de règles municipales pose bientôt la difficile question du statut de l’échevinage. Ce dernier avoue ignorer « de quel nombre de sujets les corps de ville seront formés […] les officiers municipaux actuels sont absolument aujourd’hui sans titre et ne continuent leurs fonctions que comme de simples commissaires jusqu’à ce qu’il ait plu à Sa Majesté d’y pourvoir3 ». Les édiles sollicitent une décision royale et, dans l’abondant courrier adressé directement au gouvernement, osent exprimer leur désapprobation de voir les élections supprimées et les offices rétablis : ils craignent d’avoir à accueillir des inconnus trop indépendants et inexpérimentés.

Une levée partielle des offices municipaux (1773)

10En 1773 et 1774, le corps de ville doit ouvrir ses séances à trois hommes qui achètent successivement les offices de receveur, secrétaire greffier et contrôleur des deniers communs. Si l’accueil réservé au deuxième est relativement cordial, il n’en est pas de même pour les deux autres.

  • 4 AMT, BB 75. Chereau fils n’assura toutefois pas la fonction de notaire municipal, charge acquise p (...)

11L’officede » secrétairegreffier,gardedesarchives »estlevéennovembre 1773 par le notaire Pierre Chereau (dit l’aîné). Ce Tourangeau, connu de la municipalité au sein de laquelle il assure depuis 1749 déjà les fonctions de greffier, est bien accueilli. Il avait succédé à son beau-père, Georget de la Viollière, et avait été élu et réélu durant toute la période 1765-1771. Il était de toute évidence assuré de la confiance des édiles. Son décès, peu de temps après son entrée en fonction, le 1er avril 1774, entraîne une confusion temporaire. Héritier de son père, René Parfait Chereau (dit le jeune) le remplace tout naturellement dans ses charges de notaire royal et de greffier. Malgré ses 22 ans, le jeune homme est accepté au sein de la municipalité en « reconnaissance des services que maître Georget de la Viollière grand-père […] et [le] sieur Chereau son père ont rendu successivement à la compagnie en qualité de secrétaire greffier pendant trente ans, et par l’espérance que Chereau marchera sur leurs traces4 ». Après plusieurs mois d’attente, temps nécessaire à l’obtention de ses provisions, il est installé dans ses fonctions le 18 janvier 1775.

  • 5 Pierre Auger, dit de la Planche ou Desplantes, était le fils d’un bourgeois employé dans les affai (...)

12La réaction des édiles à la nouvelle de l’achat des offices de receveur et de contrôleur des deniers communs est tout autre. Le 11 août 1773, le corps de ville apprend qu’un Angevin du nom de Jacques Louis Desportes-Deslinières a levépour 10 000 L la charge de « trésorier receveur ancien et mitriennal et alternatif et mitriennal des biens et revenus patrimoniaux, d’octrois dons concessions, tarifs, subventions et impositions ordinaires et extraordinaires qui se lèvent et perçoivent au profit de la ville [sic] ». L’année suivante, l’office de contrôleur est acquis pour 6 000 L par Pierre Auger Desplantes, un « bourgeois » peu connu de la municipalité5.

  • 6 AMT, BB 74. En réalité, la gestion du receveur laissait beaucoup à désirer. Cependant, Rattier éta (...)

13Dans leurs efforts pour refuser à ces inconnus l’entrée de leurs séances, les officiers municipaux font état de deux craintes principales : une trop grande indépendance des deux particuliers, néfaste pour la gestion des deniers communs, et surtout un surcroît de dépenses. De fait, de par leurs titres, les officiers ne sont pas tenus de fournir une caution, ce qui pose le problème d’une éventuelle faillite, et ce à une époque où le pouvoir central confie à la Ville d’importantes sommes, notamment pour la construction de bâtiments publics. Par ailleurs, la municipalité craint que l’acquisition de ces offices n’entraîne une surcharge pour la Ville, qui s’efforce d’apurer ses dettes et de limiter ses dépenses. L’édit de novembre 1771 accorde en effet au receveur en titre la jouissance de 2 sols pour livre sur les octrois et 1 sol pour livre sur les patrimoniaux, et au contrôleur respectivement 16 et 8 deniers pour livre. Cela revient à verser 2 600 L par an à ces officiers, 1 400 au receveur, 1 200 au contrôleur, soit beaucoup plus que « ce que la compagnie paye au receveur actuel », qui se contentait de 1 000 L. Ce dernier par ailleurs méritait la confiance des édiles « par son exactitude dans la comptabilité […] par son intelligence pour la suitte de toutes les affaires qui dépendent de sa recette et par tous les services gratuits qu’il rend à la compagnie6 ». En dépit de ses efforts, la Ville doit se résigner à recevoir le nouveau receveur le 27 août 1773. Des deux craintes exprimées, seule la seconde se vérifia : les officiers en titre ne vinrent quasiment jamais, laissant à Rattier, qu’ils avaient désigné comme leur commis, la gestion réelle des deniers communs. Cependant, en dépit du peu d’implication de la part des officiers en titre, le corps de ville n’eut de cesse de racheter ces offices. Envisagé dès 1773, le rachat ne put cependant être réalisé qu’en 1783.

Le maintien officiel de l’équipe municipale (novembre 1774)

14La suppression des élections municipales et la difficile levée des offices obligent le gouvernement à recourir à la plus mauvaise des solutions : la nomination par commission. L’ordonnance du 9 novembre 1774 maintient le corps de ville de Tours dans ses fonctions. Mais, bien qu’elle soit accordée à leur demande expresse, elle déçoit les officiers municipaux, qui avaient réclamé en priorité le rétablissement des élections ou, à défaut, des compléments à l’édit de Terray. La déception est telle que les édiles, qui se prétendent porte-parole de leurs « concitoyens [sic] », osent critiquer le système vénal inauguré par les « loys bursalles rendues sur la fin du règne de Louis XIV » et faire l’éloge des officiers élus :

« Il y a une très grande différence à faire entre des citoyens choisis par le vœux [sic] unanime des habitants d’une ville ou nommés par le roi et qui consacrent gratuitement leurs travaux et leurs temps au service public, d’avec des officiers qui moyennant une légère finance ont acquis des charges d’un produit considérable et dont le revenu est une nouvelle charge pour le public. »

15La réponse royale est en réalité conforme aux vœux de l’intendant, qui s’accommodait du maintien en l’état d’une municipalité qui, disait-il, avait « mérité sa confiance et son estime ». Le commissaire départi montre ainsi qu’il n’a pas pris la mesure de la situation inconfortable dans laquelle se trouvent désormais les administrateurs municipaux, soumis notamment à la pression d’un certain nombre de « citoyens » désireux de prendre part aux affaires publiques.

  • 7 AMT, BB 75, 28 et 29 novembre 1774, 4 janvier 1775.

16Le gouvernement confirme le corps de ville élu en 1771 « jusqu’à ce qu’il plaise à Sa Majesté d’en modifier la composition ou jusqu’à ce que les offices aient été acquis ». Le maire, Michel Banchereau, est maintenu en place ; Pierre Meusnier, Jean Hallouin, Pierre René Grignon et Jacques Simon-Baudichon restent échevins, tandis que Victor Petit et Louis Delopitau deviennent assesseurs. Étienne Jacques Christophe Benoît de La Grandière est choisi pour remplir la fonction de procureur du roi à l’hôtel de ville et Pierre Chereau est confirmé comme secrétaire greffier. Seule innovation de Louis XVI : René François Barbet, un ancien procureur du roi à l’hôtel de ville (élu en 1763 mais non réélu par la suite), est désigné par le roi à la nouvelle fonction de « lieutenant de maire ». Le souverain est toutefois mal informé de la situation à Tours : ignorant l’achat par Desportes-Deslinières et Auger Desplantes des offices de receveur et de contrôleur, il confirme – et nomme de facto – Antoine Jean Rattier et François Victor Barbier aux postes correspondants. Le corps de ville rectifie de lui-même l’erreur, mais réclame une troisième place d’assesseur pour Barbier, « qui depuis huit ans rend service à l’hôtel de ville et qui par son expérience et bonne volonté est dans le cas de lui en rendre beaucoup ». On ne sait pas ce qu’il advint de la démarche7.

17La municipalité maintenue est officiellement installée le 11 janvier 1775. Profitant de l’occasion, les deux officiers en titre, Desportes-Deslinières et Auger, réclament un droit de séance inédit en prétendant « opiner » immédiatement après le maire, avant les échevins, ce à quoi l’échevinage s’oppose fermement. L’arrêt du Conseil du 4 janvier 1775 règle le différend en donnant raison au corps de ville. Il s’agit là de l’unique secours apporté par la monarchie à la municipalité tourangelle en matière de fonctionnement. Cet exemple illustre la lourdeur de la gestion administrative des villes du royaume, que des règles simples et claires auraient pu éviter en donnant aux édiles un cadre de référence solide pour asseoir leur autorité. Tel ne fut pas le cas dans les dernières années de l’Ancien régime.

Des édiles mal à l’aise (1774-1789)

18La confusion engendrée par l’édit de Terray freine considérablement les initiatives prises par les administrateurs tourangeaux à la fin de l’Ancien Régime. L’autorité exercée par un tout petit groupe d’individus, difficilement renouvelés et tenant leur légitimité du prince seul, ne peut être acceptée durablement, même si le rétablissement des députés des paroisses leur permet, un temps, de s’appuyer sur des forces nouvelles, plus représentatives de la société locale et dont les assemblées donnent l’impression, à certaines catégories sociales, de retrouver l’espace de parole ouvert par L’Averdy et supprimé par Terray.

Le rétablissement des députés des paroisses

19Les députés des paroisses, qui ont disparu en 1765 pour laisser la place aux notables, sont de nouveau réunis à partir d’août 1774. C’est de leur propre initiative que les officiers municipaux décident de consulter ces députés, que l’édit de Terray ne mentionne à aucun moment.

  • 8 Même constat à Nantes de « l’affaiblissement et l’agonie des assemblées générales dans les trois p (...)
  • 9 AMT, Recueil des édits, Arrest du Conseil d’État du Roy […] du 25 juin 1619.

20Les assemblées de députés avaient été instituées en 1619 pour remplacer les assemblées générales des habitants, jugées trop tumultueuses. Bien que celles-ci n’aient pas été officiellement supprimées, elles étaient devenues extrêmement rares à Tours8 : une seule fut tenue dans la seconde moitié du xviiie siècle, le 7 février 1759, à l’annonce de la levée du don gratuit. De leur côté, les assemblées des députés réunissaient 32 délégués « nommez et députez par ceux des paroisses de ladite ville ». Toutes les paroisses ne disposaient pas du même nombre de députés : Saint-Saturnin et Saint-Pierre-le-Puellier en comptent quatre ; NotreDame-La-Riche et Saint-Pierre-du-Boile trois ; Saint-Symphorien, Notre-Damede-l’Écrignole, Saint-Vincent, Saint-Hilaire, Saint-Clément et Saint-Denis deux ; Saint-Venant, Saint-Pierre-des-Corps, Saint-Étienne, Sainte-Croix, Saint-Simple et Saint-Pierre-du-Chardonnet un seul9. À partir de 1774, date de leur rappel, le nombre des députés varie sensiblement : 36 en 1774, 35 en 1775, 34 en 17761777, 30 en 1779, pour se stabiliser à 28 à partir de 1783. Plusieurs raisons à cela. Certaines paroisses veulent prendre une place plus importante que par le passé, telles Saint-Étienne, Saint-Pierre-du-Chardonnet, Saint-Pierre-des-Corps et Sainte-Croix, qui envoient en 1774 deux députés au lieu du représentant unique dont elles disposaient précédemment. La suppression, en 1777 puis en 1781, de certaines paroisses explique la réduction du nombre des députés.

  • 10 AMT, BB 82, 16 avril 1788. Voir aussi GG 26, 2e partie.

21Le mode de désignation de ces députés n’avait jamais été clairement défini. Le texte de 1619 stipulait seulement qu’ils seraient élus « à l’issue de la grande messe parrochialle au lieu accoustumé ». De fait, dans les années 1770, la pratique varie encore d’une paroisse à l’autre. À Saint-Clément, le député est renouvelé tous les ans, en décembre, lors des assemblées de la fabrique réunies pour arrêter les comptes. Ailleurs, la pratique est différente : c’est à l’occasion d’une assemblée paroissiale convoquée par le maire que les paroissiens confirment ou renouvellent tel ou tel député, le plus souvent le marguillier ou un fabricier. Dans les années 1780, le corps de ville s’efforce d’uniformiser et de stabiliser les pratiques en donnant quelques conseils aux habitants. Il indique que les choix doivent être faits « parmi les citoyens les plus distingués par leur zèle, leur lumière, leur expérience et leur probité, sur lesquels chacun des habitants des paroisses réunit sa confiance ». Il préconise par ailleurs un renouvellement régulier des délégués afin d’assurer un turn over plus rapide et recommande d’éviter « de nommer pour députés exclusivement à tous autres les fabriciers en fonction10 ».

22L’élection s’effectue généralement après la grande messe dominicale, dans le cloître, dans la sacristie, « au banc de la fabrique » ou encore sous le porche de l’église. Les habitants sont assemblés « suivant l’usage ordonné et au son de la cloche » : les présents sont généralement peu nombreux, une douzaine tout au plus, et on retrouve souvent les mêmes. À Saint-Denis, ils ne sont que six le 20 janvier 1765 ; ils sont neuf le 16 juillet 1786 à Saint-Saturnin et à Saint-Vincent, autant le 20 juillet suivant à Saint-Pierre-le-Puellier. On ne sait comment sont désignés les délégués dans ces assemblées : à l’unanimité ou à la pluralité des voix ? à main levée comme cela est vraisemblable ? L’opération est toutefois sérieuse, puisqu’elle se termine par la rédaction, en présence d’un notaire, du procès-verbal qui authentifie le choix effectué : les nouveaux députés se présentent au corps de ville, porteurs de la copie du document visée par le curé de la paroisse, pour être reçus officiellement et prêter le serment « d’opiner en leur âme et conscience et de garder le secret en tel cas requis sur les avis qui auront été donnés par chacun des opinants » et – précision qui aura son importance au cours de l’année 1788, nous le verrons – sans jamais en référer aux habitants de leurs paroisses. Dès lors, ils peuvent répondre aux convocations du corps de ville et participer, avec l’assentiment du lieutenant général du bailliage, aux assemblées électorales et à certaines discussions d’intérêt public. Dans ces assemblées, ils sont considérés comme des membres à part entière du corps de ville et peuvent, à l’égal des officiers, opiner « sans prendre d’autres lumières que celles de leurs consciences ». Enfin, ils mandatent à intervalles réguliers quelques-uns d’entre eux, en général six, pour vérifier et arrêter les comptes du receveur municipal.

  • 11 Cf. chap. IV.

23Ces députés, on l’a dit, ont été supprimés en 1765, après avoir vraisemblablement inspiré la création du groupe des notables qui les ont remplacés. Ils ne sont pas explicitement rétablis par l’édit de Terray, et l’ordonnance de novembre 1774 ne précise rien à leur sujet, même si, en les désignant pour participer à la vérification des comptes communs, le pouvoir royal les reconnaît de fait. En dépit de ce silence officiel, les officiers municipaux les réunissent quatorze fois entre août 1774 et 1789. Au moment de la révolution municipale, le Comité ne les supprime pas et les rassemble même à cinq reprises durant le second semestre de 1789. Malgré le rythme inégal de ces assemblées – deux en 1779 et en 1788, mais aucune en 1778 ni entre 1780 et 1783 –, il est à remarquer que leur fréquence est plus élevée qu’au cours de la première partie du siècle. De 1701 à 1765, les députés ont été convoqués 85 fois, dont 33 fois pour participer à des opérations électorales, ce qui représente une moyenne annuelle de 1,3 séance par an. La moyenne monte à 1,6 pour les dernières années de l’Ancien Régime, bien que les assemblées électorales aient été supprimées. En réalité, c’est l’importance des sujets discutés qui conditionne la fréquence des convocations des députés des paroisses. Ceux de la fin de l’Ancien Régime ont eu à connaître de questions diverses, portant sur des sujets d’intérêt général : la pose des réverbères, l’enseignement, ou l’approvisionnement de la ville durant l’hiver 1788-1789. Fait exception à la règle la discussion consacrée, le 30 juillet 1783, à la requête particulière d’un soyeux, Papion, désireux de faire enregistrer ses lettres de noblesse11. Par ailleurs, ainsi qu’ils l’avaient fait au cours de la période précédente, les députés des paroisses désignent tous les trois ans des « commissaires » pour assister à la reddition des comptes de la ville.

  • 12 Sur l’assiduité des notables institués par L’Averdy, cf. chap. IV.

24La grande particularité de ces députés tient à leur assiduité, bien plus importante que celle des notables de L’Averdy : chaque séance compte une moyenne de 77 % de présents12. Comment expliquer cette implication plus importante ? Par un recrutement différent ? Les députés des dernières années de l’Ancien Régime appartiennent à des catégories socioprofessionnelles plus diversifiées que leurs homologues du début du xviiie siècle et tout aussi variées que les notables de L’Averdy : par rapport à ces derniers, les ecclésiastiques ont disparu ; il y a moins de militaires, d’officiers supérieurs ou « moyens », de membres de professions libérales, mais davantage de rentiers, de petits officiers et surtout d’entrepreneurs ou de marchands (37 % au lieu de 24 %) et d’artisans (10 % au lieu de 5 %).

25Ces assemblées de députés apparaissent, à l’extrême fin de l’Ancien Régime, comme des lieux d’expression possible pour des individus issus de catégories sociales « montantes », à une époque où le fonctionnement municipal, ne reposant sur aucune règle clairement définie et soumis à la seule volonté du prince, devient la cible des critiques d’une opinion publique naissante.

Le difficile renouvellement de l’équipe municipale

26En consultant une frange assez large de la population, le corps de ville tente de faire oublier qu’il ne tient son autorité que d’une commission royale et camoufle le fait qu’il vit dans l’incertitude d’une possible levée des offices qui mettrait aussitôt fin à ses fonctions. De fait, ce fragile équilibre est remis en question chaque fois qu’un édile quitte l’hôtel de ville, à la suite d’un décès ou d’une démission. Entre 1772 et 1789, il fallut remplacer douze officiers municipaux : quatre décédés en charge, trois démissionnaires et cinq promus, dont le procureur du roi, Étienne J. Ch. Benoît de La Grandière, qui accède au mairat en 1780.

27La durée d’exercice des fonctions des édiles maintenus n’ayant pas été déterminée, plusieurs d’entre eux émettent le souhait individuel de partir, invoquant leur grand âge ou leurs infirmités. Généralement, comme le fait Jean Hallouin, le démissionnaire prie la compagnie de trouver un autre « sujet dont les lumières la mette en état de faire un bon choix pour son successeur ». Ses confrères l’assurent de leurs « regrets […] de se voir priver des agréments dans une société aussi douce et honorable […] d’un membre aussi agréable et aussi utile » et, par courtoisie, lui proposent un délai de réflexion. Évidemment plus inattendus, les décès embarrassent tout autant les édiles. Une fois avertis, ils se réunissent dans l’urgence pour désigner ceux qui auront l’honneur de représenter le corps de ville à l’inhumation, et surtout pour prendre les mesures nécessaires au remplacement.

28Afin de pallier le silence de l’édit de Terray et le faible intérêt manifesté par le gouvernement en la matière, le corps de ville, qui espère toujours voir les élections rétablies, imagine un moyen commode de remplacer les officiers manquants : il recourt aussi rapidement que possible, « pour le bien du service », mais aussi dans l’espoir de couper l’herbe sous le pied d’un possible acquéreur d’office, à une cooptation discrète selon un schéma en grande partie calqué sur le cursus honorum institué par L’Averdy. Ainsi, pour remplacer un échevin, il désigne parmi les assesseurs en place le « sujet digne et capable » cumulant « les qualités convenables tant pour le bien du service [que pour] continuer la bonne intelligence qui règne entre les membres de la compagnie ». Le remplacement des assesseurs posant la question du corpus dans lequel puiser, les officiers municipaux prennent l’habitude de désigner un des membres de la catégorie sociale à laquelle appartenait le défunt, pérennisant ainsi la pratique instituée en 1765. Après le décès de l’échevin François Moisant-Quantin, négociant de son état, survenu en juillet 1780, on propose la place à un ancien négociant en gros, Gilles Lefebvre-Thoisnier, qui la refuse en arguant de son âge (plus de 70 ans). La fonction est alors proposée à un de ses homologues, Louis Baudichon-Roze, qui l’accepte. Les autorités royales ne trouvent rien à redire à ces pratiques, même si, dans un premier temps du moins, elles ne répondent pas aussi rapidement que les édiles l’auraient souhaité. Par exemple, le nom du remplaçant de Louis Delopitau, décédé le 8 juin 1776, est connu dès la séance municipale du lendemain. Or, l’ordonnance royale qui entérine ce choix, datée du 31 octobre, n’arrive que le 20 novembre, après que les édiles ont envoyé à plusieurs reprises un courrier au gouvernement. Au cours des années suivantes, les nominations se font à un rythme plus soutenu : la confirmation d’André Jérôme Simon-Roze, proposé le 28 juillet 1778 comme assesseur, arrive dès le 26 août ; de même, le nom du successeur de Michel Banchereau, décédé en charge le 8 avril 1780, est connu moins d’un mois plus tard.

  • 13 AMT, BB 77, avril-mai 1780.
  • 14 Cette façon de procéder avait eu cours de 1629 à 1723. De 1724 à 1764, l’assemblée électorale réun (...)
  • 15 Le secrétaire greffier distribua à chacun un carré de papier blanc sur lesquels les présents inscr (...)

29Les autorités supérieures – le contrôleur général et l’intendant – suivent généralement la pratique instaurée par les édiles. Toutefois, l’intervention du duc de Choiseul, exilé à Chanteloup et ignorant ces nouvelles habitudes, entraîne une certaine confusion à l’occasion de l’élection du dernier maire de l’Ancien Régime13. En effet, après avoir pleuré Michel Banchereau, rendu les hommages à la famille et organisé des obsèques officielles, le corps de ville exprime son souhait de désigner rapidement un nouveau magistrat. Il demande au gouverneur s’il convient de recourir à la tradition ancienne qui consiste à faire désigner trois noms par une assemblée électorale composée du corps de ville et des 32 députés des paroisses14 ou bien s’il faut requérir du gouvernement une nomination pure et simple. Le duc de Choiseul conseille de pratiquer selon les usages en cours avant l’édit de 1771, ce qui satisfait les édiles au-delà de leurs espérances. Cependant, tel n’est pas l’avis de l’intendant ni d’Amelot de Chaillou, le secrétaire d’État qui a le gouvernement de la Touraine dans ses attributions : ils préconisent une élection restreinte aux seuls édiles et excluent les députés des paroisses du processus. Le duc de Choiseul persiste pourtant dans son conseil, ce qui sème quelque peu le doute dans les esprits, puis il fait volte-face, déclarant : « Tout considéré, Monsieur, je crois que vous ferez bien de suivre l’avis […] de l’intendant. » C’est donc en suivant un « usage », présenté comme antérieur à 1765, mais qui en fait n’est qu’une version réduite de la pratique instaurée en 1724, qu’une assemblée électorale restreinte aux seuls membres du corps de ville (8 personnes) se réunit le 22 avril pour proposer trois noms au gouverneur. À l’occasion de ce scrutin fort peu représentatif de l’opinion générale, les officiers municipaux tiennent néanmoins à user de la procédure utilisée durant la réforme de L’Averdy, c’est-à-dire « de prendre la voix [sic] du scrutin15 ». Parmi les trois individus désignés, l’un a été échevin par le passé, le marchand fabricant François Baudichon-Viot, et deux étaient officiers en exercice et avaient la particularité d’avoir exercé ou d’exercer la fonction de procureur du roi à l’hôtel de ville : René François Barbet, lieutenant de maire en exercice, et Étienne J. Ch. Benoît de La Grandière. Toutefois, contrairement à la tradition qui avait été maintenue en 1765, ce n’est pas Choiseul qui choisit le nouveau maire, mais le roi. En effet, si la liste des trois noms est bien envoyée au maître de Chanteloup, c’est un courrier émanant directement des services d’Amelot de Chaillou qui avertit la Ville du choix fait par le roi de Benoît de La Grandière – une façon, sans doute, de rappeler à Choiseul que l’avènement de Louis XVI n’avait pas entraîné son complet retour en grâce, même si le duc n’était pas totalement étranger au choix du roi et du ministre, comme il l’écrit lui-même au nouveau maire. Celui-ci, félicité comme il se doit, est rapidement reçu au terme de la traditionnelle cérémonie organisée quelques jours plus tard, le dimanche 14 mai. La veille, il avait été introduit dans la salle d’audience de l’hôtel de ville pour prêter, en présence du public, le serment habituel. Il avait ensuite assisté à l’enregistrement de ses lettres, avant d’être installé sur le banc qui lui était réservé.

  • 16 Cf. chap. IV. Jacquet Delahaye, originaire de Château-du-Loir, était le neveu de Pierre Chereau pè (...)

30À la fin de l’Ancien Régime, tout concourt à fragiliser l’assise sociale de la municipalité : la suppression des élections, la réticence des officiers municipaux à tout achat d’offices, l’incapacité financière de la ville à les réunir et l’absence de règles clairement fixées par le pouvoir central. Le corps de ville apparaît comme une structure particulièrement fermée que seuls dix nouveaux venus ont pu intégrer au cours de la période. En outre, il ne s’agit pas, pour la plupart, d’hommes inexpérimentés, puisque sept au moins ont approché de près ou de loin la municipalité, soit en exerçant eux-mêmes des responsabilités publiques, soit en étant issus de familles qui avaient déjà fourni des édiles. Quatre individus seulement peuvent être considérés comme des hommes vraiment nouveaux : le conseiller Pouget, le receveur Luce – encore que ce dernier soit gendre du notaire et échevin Petit –, le procureur du roi Gardien et le secrétaire greffier Jacquet Delahaye16, respectivement marchand, commis à la recette des finances de la généralité, avocat au bailliage et siège présidial, et notaire.

Le rachat et la tardive réunion des offices municipaux (1777-1788)

  • 17 M. Bordes, La réforme municipale du contrôleur…, op. cit.
  • 18 Sur la très difficile situation financière de la ville, cf. chap. V.

31Comme beaucoup de villes du royaume17, Tours n’avait pas pu réunir les offices municipaux institués par Terray et avait dû accepter, à contrecœur, l’entrée à la mairie de trois nouveaux officiers. Mais la charge financière qu’ils représentent devient si lourde que les édiles envisagent dès 1773 le rachat des deux offices levés. Ils n’y parviennent qu’en 1783. Quelques années plus tard, toutefois, en 1786, la municipalité ne peut s’opposer à l’intendant d’Aine, qui exige qu’elle acquière l’ensemble des offices créés en 1771. En cédant à ces injonctions, la municipalité augmente les dettes de la ville18.

32Ainsi que l’avaient pressenti les édiles, la rémunération des officiers en titre se révèle difficilement supportable pour une cité lourdement endettée. En effet, l’édit de Terray accorde au receveur 2 sols pour livre sur les octrois et 1 sol pour livre sur les patrimoniaux, et au contrôleur 16 et 8 deniers pour livre. S’ils se réfèrent au budget de Tours établi par le roi en 1689, Desportes et Auger peuvent espérer toucher respectivement 1 410 et 930 L par an, soit près de 17 % des revenus d’octrois et 9 % des rentrées patrimoniales. Cela entraîne un triplement du coût de gestion des deniers communs. Or, au fil des dernières années de l’Ancien Régime, les gages versés aux officiers ne cessent de gonfler du fait de l’augmentation significative des revenus d’octrois, sous l’effet conjugué de la mise en place, en 1772, d’un nouvel octroi et de la bonne santé économique que connaît la région à la fin des années 1770. Évaluées à 16 500 L en 1772, les ressources urbaines montent à 22 000 L en 1775, 29 000 en 1779 et à près de 32 000 L en 1782. Les revenus patrimoniaux connaissent une évolution semblable, moins spectaculaire, mais réelle, passant de 4 200 L en 1765 à 5 500 L en 1775 et à 6 500 L entre 1778 et 1782. De ce fait, les officiers en titre obtiennent des gages régulièrement réévalués : Desportes reçoit plus de 1 800 L en 1774, 3 200 L en 1775 et plus de 3 500 L en 1782, tandis que, pour les mêmes années, le contrôleur reçoit 1 300, 2 100 et 2 300 L ; ceci sans compter les gages versés au commis des officiers, qui se montent à 1 000 L. Le gonflement spectaculaire de ces charges conforte les réticences exprimées dès 1773 par les édiles, au moment où ils s’efforcent d’assainir les finances publiques. Ils réitèrent leurs critiques à l’égard des officiers, qui, en contre partie d’une somme de 16 000 L réglée en » espèces et papiers dévalorisés » correspondant au montant de leur charge, ont pu toucher, en moins d’une décennie, l’équivalent d’une année de revenus urbains. Les officiers municipaux n’ont dès lors de cesse de racheter ces charges, « vraies causes de la ruine de la ville ». L’idée, apparue en 1773 et réellement mise en œuvre à partir de 1777, n’aboutit cependant qu’en 1783, car si le principe est très tôt accepté par les autorités et les officiers en titre, l’état des finances urbaines ne permet pas de conclure rapidement.

33La première tentative de rachat, menée en 1777 par le maire Michel Banchereau et le procureur du roi, Étienne J. Ch. Benoît de La Grandière, est un échec. Pourtant, les deux hommes, qui conjuguent leurs talents respectifs

34– au maire la recherche et la rédaction des informations, au second les contacts avec les autorités –, obtiennent un accord de principe du contrôleur général, de l’intendant et des officiers en titre. Mais les exigences du receveur et du contrôleur, qui réclamaient la coquette somme de 36 000 L, dépassaient de beaucoup les offres municipales, limitées aux 19 825 L encore disponibles de l’emprunt de 1772. Aucune des négociations entreprises avec les officiers en titre ne peut les décider à faire baisser les enchères. Une autre raison de l’échec de cette première tentative tient à la volonté de Du Cluzel de ne pas intervenir dans les négociations. L’attitude du commissaire départi, estimant que les démarches seraient trop longues, trop compliquées et surtout trop chères, décourage les officiers municipaux. Une nouvelle occasion s’offre en 1778 mais ne mène nulle part. Les édiles avaient été contactés par Desportes, affolé par un « bruit » selon lequel la municipalité voulait supprimer son office. Au lieu de démentir la rumeur, l’échevinage l’utilise pour tenter de faire baisser les exigences des officiers. Mais l’intendant, qui doit décider en dernier ressort, a la même attitude que trois ans auparavant.

  • 19 Sur l’emprunt de 1772, cf. chap. V.

35En 1780, une troisième tentative réussit enfin, grâce aux officiers en titre eux-mêmes, mais également à l’audace inédite dont font preuve les édiles. Alors qu’il se trouve en résidence à Angers, Desportes fait savoir le 16 septembre 1780 qu’il accepte de vendre son office. Les officiers municipaux, qui ne peuvent laisser passer pareille occasion, acceptent et signent un traité provisoire dès le 31 décembre. L’opération était bonne, puisqu’ils avaient fait baisser de 16 000 à 12 000 L le prix de l’office. De son côté, l’intendant, qui en avait accepté le principe, reste perplexe quant aux possibilités réelles de la Ville de supporter une telle charge : il aurait préféré qu’elle ait fini d’apurer ses dettes. Alors, sans laisser au commissaire départi le temps d’achever l’examen des capacités financières de la cité, les édiles demandent à Rattier de trouver la somme nécessaire ; puis, avant d’avoir reçu l’autorisation de l’intendant, décident d’utiliser 8 500 L encore disponibles de l’emprunt accordé en septembre 177219. L’intendant cède, pressé par les deux partis, l’échevinage et l’officier en titre lui-même. Le contrat final, signé le 30 avril 1782, reprend les clauses du traité provisoire du 31 décembre 1780, tandis que Rattier est rétabli officiellement dans ses anciennes fonctions, qu’il n’a en fait jamais cessé d’exercer.

36Le rachat du second office est plus rapide. En juin 1783, le contrôleur des octrois, Pierre Auger, contacté par Rattier, consent lui aussi à vendre sa charge. Il la cède à la Ville, à la condition que l’acquisition ait lieu avant décembre, pour 6 000 L de capital, outre le paiement de ses gages de 1783, le remboursement des frais de réception à la chambre des comptes de Paris et quelques avantages : l’exemption du logement des gens de guerre et l’exemption de l’ancien octroi sur les vins sa vie durant. Pressé, le corps de ville consent à tout et signe le contrat définitif le 21 juin 1783. Les arrêts du Conseil des 20 avril et 4 juin 1783 viendront reconnaître officiellement la suppression de ces deux offices réunis au corps de ville.

  • 20 Le corps de ville prit d’autant plus rapidement sa décision qu’il venait d’être informé que deux p (...)
  • 21 Sur le détail de cet abattage, cf. chap. V.

37Si la Ville a pu racheter ces deux offices importants pour la gestion financière de ses deniers, elle n’a toujours pas les moyens d’acquérir les autres charges créées en 1771. Or, peu de temps après son arrivée, en 1786, le nouvel intendant, Marius d’Aine, exige qu’elle les réunisse et réclame un plan de financement. Il presse tant les édiles que ces derniers finissent par approuver le principe de la réunion des offices, dont le total a été finalement fixé à 25 000 L par le gouvernement, soit trois fois moins que la somme exigée en 177120. De leur côté, les édiles, qui rappellent la faiblesse des revenus et l’importance des dettes de la cité, affirment ne pouvoir offrir qu’un total de 14 000 L. Décidé à pousser son avantage plus avant, le gouvernement accorde un délai supplémentaire d’un an pour trouver l’argent nécessaire et accepte d’ôter du total des offices celui du secrétaire greffier, évalué à 9 000 L, pour lequel il conseille de « s’arranger » avec le titulaire (cette discussion n’aboutira pas). Faisant fi des difficultés de la Ville et des réticences des édiles, le pouvoir central exige la vente de plusieurs patrimoniaux, le sanitas et surtout les ormeaux du vieux mail. En contrepartie de la perte de ce patrimoine, qui fait l’agrément de la promenade aménagée sur les boulevards et la fierté des Tourangeaux, les édiles réclament le rétablissement des élections municipales, mais en vain. Adjugés en décembre 1787, les arbres, qui rapportent 26 063 L, sont abattus au cours de l’année 178821.

Un corps de ville vieillissant face à la montée des tensions

38À une époque où le corps de ville est amené à prendre des décisions d’importance, génératrices de nouvelles taxes (transfert des cimetières, illumination des rues), il apparaît comme une institution vieillissante, insuffisamment renouvelée et manquant, avant tout, d’assise légitime. C’est parce qu’il était conscient, plus ou moins clairement, de ces défauts que l’échevinage s’est adjoint les députés des paroisses. La même raison le poussa à se rapprocher du pouvoir monarchique. Cela lui valut, au moment où l’effervescence de la « pré-révolution » toucha la Touraine, d’être lui-même malmené par une opinion publique qui se manifestait de plus en plus et ne ménageait pas les critiques à son encontre. Face à une telle situation, les édiles eurent un moment la tentation de quitter leurs fonctions, avant que les événements de l’hiver 1788-1789, puis du printemps 1789 ne les contraignent à rester en place.

Le rapprochement avec la monarchie

  • 22 L’échevin, lui aussi bien introduit dans les salons ministériels par l’archevêque, le gouverneur e (...)
  • 23 Il rencontre Calonne le 8 novembre 1785. Il parle aussi à d’autres membres des ministères, dont Am (...)

39La décennie 1780 se caractérise par un rapprochement entre la Ville et le pouvoir royal. La municipalité tente par là d’asseoir son autorité chancelante, profitant de la réputation de Tours d’être une « bonne ville » fidèle au roi. Le renforcement des relations avec la monarchie est essentiellement dû à un homme, Étienne J. Ch. Benoît de La Grandière, le dernier maire de l’Ancien Régime, qui se rend à plusieurs reprises à Paris et Versailles pour défendre les intérêts de la ville tout d’abord, puis pour apporter son appui aux dernières réformes royales. Il en tirera quelques avantages personnels remarquables. Sur les conseils de l’archevêque, de l’intendant et de Choiseul, Benoît de La Grandière mène à plusieurs reprises dans les salons ministériels un travail de lobbying qui lui permet d’obtenir le rétablissement des foires et la suppression des droits sur les vins circulant sur la Loire destinés aux colonies (la « douane d’Ingrandes », en Anjou), toutes conditions importantes pour le développement de la cité. Le maire séjourne à Paris de la fin janvier à septembre 1781, de novembre 1781 à mars 1782, puis de septembre à décembre 1785. À partir du mois d’août de cette année, il est accompagné de l’échevin André Jérôme Simon-Roze, marchand fabricant qui le fait profiter de relations parisiennes tissées au cours de ses voyages d’affaires. Simon-Roze séjourne par la suite deux fois à Paris pour le compte de la ville : du 9 décembre 1786 à mars 1787 et du 5 septembre 1787 au 29 mars 1788, la première fois encore en compagnie du maire, la deuxième fois seul22. À Paris, à Versailles, le premier magistrat tourangeau rencontre des secrétaires d’État, des ministres influents – Necker et Calonne en personne23 –, avec lesquels il évoque bien d’autres dossiers que ceux qui concernent les foires et la douane d’Ingrandes : le rachat des offices municipaux, la liquidation des dettes de la Ville, la vérification des comptes, l’homologation des emprunts par le parlement. En 1785, il est reçu avec Simon-Roze à l’hôtel du contrôleur général des finances à Fontainebleau. Les deux hommes ont une « conférence très avantageuse chez

  • 24 AMT, BB 80, novembre-décembre 1785.
  • 25 Pour ce faire, il est de nouveau à Paris de janvier à juillet 1787, puis du 5 novembre 1788 au 23 (...)

40M. l’archevêque avec Messieurs les députés du clergé, de la noblesse et du tiers état des États de Bretagne » sur la question du commerce des vins. Ils sont aussi admis au « Commité [sic] de MM. les Intendants » de commerce, qui les assurent de leur soutien dans l’affaire du rétablissement des foires franches24. Par ces contacts au plus haut niveau, Benoît de La Grandière acquiert une nouvelle stature. Il apparaît comme un soutien fidèle du pouvoir royal, ce qui lui vaut d’être appelé à l’Assemblée des Notables réunis par le roi en 1787 et 178825.

  • 26 Il s’agit d’une vue de Tours qu’il est impossible d’identifier, puisque la plupart des œuvres de C (...)

41Au plan local, il devient un proche, et même un véritable ami, du dernier gouverneur de la province, le comte d’Estaing. Bien que ne résidant jamais en Touraine, préférant son logis de la Cour, ce dernier contribue néanmoins à renforcer les liens entre la municipalité et le pouvoir royal. Il inspire par exemple la composition du célèbre tableau peint par Demachy, Vue de Tours prise de la Tranchée. Il veut ainsi imiter le cadeau fait par la Ville de Paris à Calonne : le tableau d’Hubert Robert représentant « la destruction des maisons […] bâties sur les ponts » de la capitale. Le comte d’Estaing s’inspire également du geste que le peintre tourangeau Charles Antoine Rougeot vient de faire envers l’intendant26. C’est donc sur l’avis du gouverneur que les édiles tourangeaux commandent à Demachy une œuvre représentant « tant sur les ponts de la Loire que sur la rivière même et autant que cela sera possible, l’activité du commerce des vins et des marchandises augmentées par les franchises », c’est-à-dire tous les bienfaits octroyés à la ville par le contrôleur général.

  • 27 Alors que Benoît de La Grandière résidait auprès du gouverneur, Demachy terminait une commande pou (...)

« Les entraves ôtées aux vins de la Loire ne sont pas un service moins important [que la démolition des maisons bâties sur les ponts de Paris, écrit le gouverneur] […]. Je suis dans le droit heureux, comme votre confrère et comme votre chef, de prendre totalement sur moi la petite dépense que cet acte de reconnaissance pourra occasionner. Un des premiers artistes de Paris travaille déjà27. Vous ne saurez jamais le marché que j’ai fait avec lui. J’espère que le tableau de Tours ne sera point effacé par celui qui est déjà dans le cabinet de Monsieur de Calonne […]. Il sera nécessaire que vous ne parliez pas plus de la proposition que je vous fais que des petits soins que je me suis déjà donnés, mais il faudra que cet acte autorise monsieur de la Grandière à présenter en votre nom la vue de Tours exprimant l’embarquement et le charroi des vins, et que votre délibération spécifie que monsieur le Maire fera mettre une inscription conforme en tout point à celle écrite sur le cadre du tableau donné par la Ville de Paris. »

  • 28 AMT, GG 26. Voir aussi C. Petitfrère (dir.), Images et imaginaires de la ville à l’époque moderne, (...)

42Sans se déplacer à Tours, l’artiste respecte le vœu des édiles et du gouverneur : il fait de son mieux pour célébrer les bienfaits procurés par le gouvernement en matière d’urbanisme et d’économie, quitte à prendre quelque liberté avec la réalité. Il n’hésite ainsi pas à exagérer le trafic portuaire ou à représenter le bâtiment situé à l’est de la rue Neuve, symétrique du nouvel hôtel de ville, dont la construction, effectivement prévue, n’avait pas débuté28.

  • 29 Sur ce corps particulier de la « compagnie du gouvernement », cf. chap. iv.

43Autres témoignages de l’amitié entre les deux hommes et de l’estime que nourrit d’Estaing pour Benoît de La Grandière, le cadeau qu’il lui fait de deux tableaux de Ch. A. Rougeot : Point de vue de la ville de Tours en arrivant de Nantes et Point de vue de la ville de Tours, arrivant de Paris. Tous deux portent une dédicace identique : « Donné par Monsieur le Comte d’Estaing, Gouverneur de la province de Touraine à Monsieur Étienne Jacques Christophe Benoît de Lagrandière, Maire de la ville de Tours, année 1787. » Par ailleurs, le comte d’Estaing accorde au maire le privilège exclusif, dont lui-même disposait jusque-là, de nommer aux grades supérieurs de la compagnie dite « du gouvernement ». Les places dans ce corps semi-militaire, institué pour assurer la protection du gouverneur lors de ses déplacements à Tours, sont en réalité depuis de nombreuses années des sinécures très recherchées29. Ce pouvoir accordé au premier magistrat de la ville fait de lui une personnalité de tout premier plan.

  • 30 AMT, GG 26, 2e partie et surtout chap. ix.

44En décembre 1785 enfin, le gouverneur, qui a imaginé d’offrir des prix aux élèves de l’école de Rougeot et aux ouvriers qui se seraient illustrés d’une manière exceptionnelle, confie la mise en œuvre des concours à la municipalité. Celle-ci fixe aux 16 mai et 23 août (dates anniversaires du « mariage de la reine [sic] » et de la naissance du roi) la distribution des récompenses qui, selon d’Estaing, doivent tout à la fois « entretenir l’émulation entre les ouvriers en soie et dans l’école de dessin établie à Tours », encourager le travail et le mérite, et renforcer « le pacte d’attachement mutuel qui attache le sujet au souvrain [sic] ». Le corps de ville appuya de son autorité cette œuvre de propagande royale30.

  • 31 AMT, BB 81, juillet-août 1787.
  • 32 C. Petitfrère, 1784 : le scandale du « Mariage de Figaro » – Prélude à la Révolution française ?, (...)

45Le rapprochement entre la monarchie et la Ville vaut à Benoît de La Grandière d’obtenir, en août 1786, des lettres de noblesse31. Déjà, l’année précédente, le duc de Choiseul lui avait obtenu une pension de 1 500 L annuelles en récompense « des services qu’il a rendu [sic] à la ville ». Les lettres de noblesse sont dûment enregistrées en juin 1787 par le parlement et la chambre des comptes. Sollicités par la cour des aides pour certifier les vie et mœurs du premier magistrat, les officiers municipaux s’empressent d’exprimer leur satisfaction de voir ainsi honoré « un chef qui a autant mérité de S[a] M[ajesté] et de la cité de la ville de Tours [sic] ». Benoît de La Grandière choisit pour armoiries « un écu d’azur à une cloche d’argent accostée de deux étoiles de même et un chef cousu de gueules chargé de trois tours aussi d’argent ; led. écu timbré d’un casque de profile [sic] orné de ses lambrequins d’azur d’argent et de gueules » et pour devise Vir amator civitatis, autant de symboles des liens qui l’unissent à la ville, à la municipalité et au gouvernement. Ce dernier voulait-il récompenser une ville restée fidèle à la monarchie en dépit des circonstances ou bien féliciter une municipalité pour le gros travail accompli dans le domaine économique ? Était-ce un moyen pour le roi, influencé par le courant de pensée qui rêvait « de substituer à la naissance le mérite et les “talents”32 », de gratifier une personnalité qui avait montré de grandes capacités techniques, intellectuelles et politiques ? Il s’agissait peut-être aussi de convaincre le maire d’apporter son soutien aux réformes entreprises par Calonne et Loménie de Brienne.

  • 33 J. Egret, La pré-Révolution française, 1962.

46En effet, alors qu’il est en voie d’anoblissement, Benoît de La Grandière est invité à participer, au début de l’année 1787, à l’Assemblée des Notables voulue par Calonne. Ce ministre, s’efforçant de faire face aux difficultés financières du pays, a repris le programme de réformes conçues par Turgot et Necker, ses prédécesseurs. Pour juguler les oppositions des corps privilégiés, le contrôleur général a l’idée de faire accepter ses projets par des privilégiés choisis par lui parmi les « gens de poids, dignes de la confiance du public et tels que leurs suffrages influent puissamment sur l’opinion générale ». Le ministre escomptait que cette faveur les amènerait à approuver ses propositions. L’assemblée qui se tient du 22 février au 25 mai 1787 se compose de 144 personnes qui, à l’exception de quelques-unes, étaient des nobles titrés ou récemment anoblis. Benoît de La Grandière figure au nombre des 25 officiers municipaux appelés à siéger33. Aussitôt convoqué, notre homme se rend en famille à Versailles, où il retrouve le gouverneur. Dans un courrier chaleureux, ce dernier exprime sa joie de le retrouver et lui propose d’emblée de mettre à sa disposition tout ce qui pourrait faciliter son séjour, ses voitures, le « petit apartement que je loue depuis longtemps au Château » et un déjeuner quotidien. Le ton de la lettre, utilisant des expressions qui paraissent aujourd’hui surprenantes, montre à quel point les deux hommes sont proches :

« Il me sera Monsieur aussi agréable de passer quelque temps dans une société intime avec vous que vos vertus, vos connaissances et vos talents seront utiles a la chose même, c’est tout dire. Je me suis déjà vanté que vous seriés ma femme pandant le temps de l’assemblée. Il y aura tout a gagner dans cette comunauté comme j’ose me flatter que vous ne me la refuserés pas je vais comencer par vous en rendre compte. Vos parents et vos amis sont prévenus qu’ils ne vous possederont qu’a souper, et a coucher ; tous les diners seront pour moy. Vous serés plus raproché du lieu de l’assemblée, surtout s’il en existte l’apres midy, et vous voudrés bien disposer totalement de l’une de mes voitures médiocrement riche comme je le suis [sic]. »

  • 34 AMT, HH 6 (1re partie).

47Le gouverneur ne tarit pas d’éloges sur les qualités de son hôte et n’hésite pas à lui faire part de ses petites misères : « Ne soyez pas inquiet de votre surdité, quoique grace au canon des vaisseaux je comence a devenir aussi un peu dur d’oreille, je vous servirai de cornet34. »

48Malgré la modestie de sa condition, notre Tourangeau prend la parole au sein de cette prestigieuse assemblée pour défendre les réformes annoncées… mais sans pouvoir influencer les opinions intransigeantes manifestées par la plupart des notables, qui repoussent invariablement tous les projets. Et le remplacement de Calonne par l’archevêque de Toulouse, l’impétueux Loménie de Brienne, ne change rien ou presque à l’affaire.

49Ce dernier réussit cependant à faire accepter l’édit de juin 1787, qui étend à l’ensemble des pays d’élections le système des « Assemblées provinciales » ; cette réforme administrative, en partie inspirée des réflexions de Turgot et de Dupont de Nemours, avait été expérimentée par Necker en 1778 dans le Berry, puis en Haute-Guyenne et en Dauphiné l’année suivante, et enfin en Bourbonnais en 1781. Des règlements particuliers contenant des dispositions propres à chaque généralité sont donnés entre le 23 juin et le 4 septembre 1787. Ils prévoient la création de trois niveaux d’assemblées : des assemblées municipales dans chaque ville ou village n’en possédant pas, des « assemblées de département ou district [sic] », des assemblées provinciales. Chacune de ces assemblées dispose d’une « Commission intermédiaire » chargée d’assurer une permanence administrative entre les sessions. L’arrêt du Conseil du 18 juillet, qui concerne la généralité de Tours, crée un quatrième niveau, constitué d’une assemblée pour chacune des provinces de Touraine, Anjou et Maine, toutes trois subordonnées à l’assemblée générale.

  • 35 Sur l’application de l’édit de 1787 en Touraine : H. faye, Les assemblées de la Généralité de Tour (...)
  • 36 Quant à l’Assemblée provinciale de Touraine, forte de 32 membres, elle tient ses premières session (...)

50Bien qu’elle ne soit pas directement concernée par ces décisions35, la ville de Tours doit, en tant que capitale de généralité, accueillir les séances de travail. Celles-ci s’ouvrent peu de temps après la promulgation du texte et se succèdent à un rythme rapide. C’est d’abord, du 11 au 16 août 1787, celle de 23 personnes nommées par le roi, chargées de coopter 24 nouveaux membres afin de constituer ensemble l’assemblée de la généralité. Pour assurer le suivi des dossiers dans l’intervalle des sessions de cette Assemblée générale, qui ne siégea qu’une seule fois, du 12 au 29 novembre 1787, on crée une Commission intermédiaire composée d’un président, de deux syndics et de quatre représentants : un du corps ecclésiastique, un de la noblesse et deux du tiers36.

51La municipalité apporte un soutien pratique à ces innovations, et ce, sans toujours attendre l’ordre officiel de l’intendant. En août 1787, elle prépare des logements pour les premiers députés arrivés en ville. Plus tard, elle prête une de ses salles pour la tenue des séances de l’Assemblée provinciale, fait escorter par la milice bourgeoise ceux de ses membres qui désirent se rendre au cortège de la Saint-Martin et présente ses respects au président de l’Assemblée générale, le duc de Luynes.

  • 37 On repère aussi, dans ces différentes assemblées, le nom de quelques personnalités amenées à jouer (...)
  • 38 Ch.-L. de Grandmaison, La Commission intermédiaire de l’Assemblée provinciale de Touraine, 1872. L (...)

52Certains officiers municipaux sont amenés à siéger, à titre individuel, au sein de la Commission intermédiaire de l’Assemblée générale : le lieutenant de maire René François Barbet et l’assesseur Jacques Charles Pouget en tant que simples membres, le maire Étienne J. Ch. Benoît de La Grandière comme procureur-syndic37. Ces édiles participent aux travaux ambitieux de la Commission, qui ne se réunit pas moins de 390 fois entre décembre 1787 et le printemps 179038. Elle divisa la généralité en huit districts, créa des bureaux et surtout lança une série d’enquêtes relatives à la police économique afin de nourrir les réflexions de l’assemblée. Celle-ci traita de questions relatives à la situation territoriale, démographique, économique et sociale de la province, réclamant des mémoires sur les impôts, les chemins, le commerce, les fonds de charité, la navigation fluviale, le dessèchement des marais, les défrichements, l’agriculture, la mendicité, les hôpitaux, l’instruction publique, etc. C’est à ce titre que la municipalité tourangelle fut amenée à répondre, en 1788, aux questionnaires sur l’inhumation des protestants (4 juin), les limites des banlieues (11 juin et 12 septembre) et la vérification des comptes des foires tenues depuis 1782 (6 septembre).

53Le rapprochement entre la municipalité et le gouvernement monarchique est donc patent au cours de la décennie 1780. Il prend la forme d’une étroite collaboration entre les édiles et les ministres ou les représentants du roi en Touraine, et se manifeste par un soutien de la Ville aux dernières réformes de la monarchie ainsi que par l’octroi par Louis XVI d’un certain nombre d’avantages aux Tourangeaux. Cependant, dans un premier temps, cette alliance paraît extrêmement coûteuse à la ville. Sur le plan financier, la municipalité doit racheter l’ensemble des offices municipaux, ce qui entame son patrimoine urbain. Sur le plan politique, elle subit des critiques d’une partie des habitants, privés depuis trop longtemps du pouvoir de s’exprimer et de participer aux décisions communes.

Des critiques déstabilisantes (1787)

54L’autorité municipale, fragilisée par l’absence de bases institutionnelles solides, est encore déstabilisée par de violentes critiques émises à l’occasion des mesures qu’elle prend pour améliorer les conditions de la vie quotidienne ou développer l’économie : le transfert des cimetières en 1779, le rétablissement des foires en 1782 et l’éclairage des rues en 1787.

55Plusieurs corps ou communautés puissants vont s’opposer, par tous les moyens, y compris les plus indélicats, aux décisions municipales : les deux principaux chapitres, la communauté des merciers et drapiers et celle des marchands fabricants. Leurs motifs sont divers : la communauté des merciers proteste contre les mesures prises en faveur des marchands forains lors du rétablissement des foires ; les chapitres de Saint-Gatien et de Saint-Martin rechignent à prendre part aux frais entraînés par le transfert des cimetières ; quant aux marchands fabricants, dont la présence auprès des contestataires est plus étonnante, ils ont été vexés par le refus des édiles d’intervenir dans un différend interne à leur communauté.

  • 39 Sur le détail de ces oppositions, cf. chap. viii. Nous n’évoquons ici que ce qui a trait aux consé (...)
  • 40 AMT, BB 81, octobre-novembre 1787.

56Ces intérêts particuliers se trouvent momentanément unis dans une même opposition à l’occasion de l’implantation de lanternes dans la ville39. Alors que le Conseil du roi est saisi de la contestation pendant entre les quatre corps en question et la municipalité, on voit « colporter dans majeure partie des maisons de la ville, des requêtes et mémoires contre le corps de ville », mais aussi « un libele anonime […], soit disant imprimé à Ambsterdam […] un placard aussi imprimé envoyés par la voye de la poste […], non seullement au corps municipal mais même aux chefs des différents corps de la ville, aux maisons religieuses et à un grand nombre de particuliers [sic] ». La Ville dénonce tout particulièrement l’initiative de deux chanoines de Saint-Gatien, qui ont osé faire du porte à porte afin de récolter des signatures pour une pétition s’opposant à l’implantation des réverbères. Cette initiative provoque des assemblées, réunies sans autorisation dans quelques paroisses et au sein de certaines communautés de métiers. À Saint-Étienne, le curé, qui avait reçu le libelle diffamatoire, fait assembler la fabrique les 14 et 21 octobre 1787 pour discuter de l’intérêt du projet qui consiste à poser des réverbères dans les rues. Lors de la seconde séance, les 11 habitants présents sont unanimes à déclarer que « l’entreprise des réverbères en l’étendue de cette paroisse est contre son agrément […] qu’il n’y sont d’ailleurs d’aucune utilité ». Ils ajoutent que la paroisse est trop pauvre pour supporter la dépense et mettent en doute le bien-fondé du projet, vu l’état de « décadence générale de la ville [sic] ». Ils mandatent, en vain, le curé et l’un de leurs fabriciers pour obtenir l’autorisation de réunir l’ensemble des habitants, afin d’entamer une opposition en justice. Quels furent les moyens utilisés par les édiles pour ramener l’ordre dans la paroisse ? Nous ne le savons pas, mais la paroisse de Saint-Étienne revint très vite dans le droit chemin40.

57Pour rétablir son autorité, la municipalité n’a pas d’autre recours que de solliciter le pouvoir central. L’arrêt du Conseil du 6 décembre 1787 interdit la circulation des libelles, et un second arrêt, du 28 mars 1788, en interdisant définitivement l’impression, le colportage et la vente de ces écrits, lave l’affront fait aux édiles.

  • 41 Extraits de La Sentinelle du Peuple de Volney du 25 décembre 1788. Cette prétendue lettre d’un ami (...)
  • 42 BM Tours. Ce libelle, Mémoire à consulter, proposé par le patriote lumineux à ses cytoyens [sic], (...)

58Cependant, rien n’arrête les propos désagréables à l’encontre des officiers municipaux. Ces derniers sont attaqués par des chansons, des poèmes « contraires à l’honneur du corps et de ses membres » qui circulent dans les rues. Le maire en est une des cibles principales : « Oui la sagesse, la justice, la bonté et l’amour pour ses peuples éclatent autant en luy [le roi] que sa vaine gloire, l’orgueil, la présomption, l’ostentation, la cupidité, le despotisme et la passion de s’immortaliser dominent le maire et tous ses disciples ou compères » peut-on lire sur l’un de ces écrits41.À la même époque, une » épitaphe »,due à la plume ironique d’un « patriote lumineux » resté inconnu42, égratigne le premier magistrat et remet en cause ses décisions, au moment où il apporte son soutien aux réformes entreprises par les ministres de Louis XVI.

59Document 1 – « Épitaphe » rédigée contre le maire Étienne J. Ch. Benoît de La Grandière à la veille de la Révolution.

La fièvre « pré-révolutionnaire » et le maintien forcé du corps de ville

60Au printemps 1788, les événements s’accélèrent dans un mouvement guère contrôlable. Les difficultés financières du royaume accroissent les tensions : des émeutes éclatent, des rébellions sont enregistrées, y compris en Touraine. Au cours de l’été, le roi, qui pour imposer ses projets use alternativement du dialogue (assemblée des notables en 1787) et de la force (lit de justice de 1787 et réforme Lamoignon), doit céder : il rappelle Necker et annonce la convocation des États généraux. Les débats sont nombreux en automne et en hiver au sujet de ces états qui n’ont plus été réunis depuis 1614, relayés notamment par une presse qu’une loi vient de libérer de ses entraves. Les corps privilégiés, notamment les parlements, qui ont mené l’agitation depuis quelques mois, voient apparaître à leurs côtés un parti nouveau qui se qualifie lui-même de « patriote ». Uni aux privilégiés lorsqu’il réclame la convocation immédiate des États généraux, ce nouveau parti va s’en séparer en exigeant le « doublement » du tiers et le « vote par tête ». Il finira par supplanter les corps privilégiés à la tête de l’agitation.

  • 43 AMT, BB 82.

61L’écho des événements politiques parisiens touche la ville de Tours dès le printemps de 1788, se manifestant par une revendication inédite de la part des paroisses puis, à l’entrée de l’hiver, par l’irruption d’un groupe de patriotes désireux de prendre part aux débats. Le 16 avril 1788, alors que les édiles procèdent à l’examen des procès-verbaux d’élection des nouveaux députés des paroisses, les représentants de Saint-Pierre-du-Boile, Saint-Venant, Saint-Vincent, Saint-Étienne et Saint-Pierre-des-Corps déclarent être porteurs d’un mandat restreint à la seule possibilité d’entendre « les objets mis en délibération pour ensuite en référer à l’assemblée de la paroisse et être les vœux rapportés dans une nouvelle assemblée [sic] ». En réclamant une transmission systématique des informations, les paroissiens exigent désormais de participer de manière plus directe aux débats. Ils transforment ainsi la mission des députés en une simple délégation, la décision finale devant leur revenir. C’est la première fois depuis la mise en place de ces assemblées que les autorités municipales se trouvent confrontées au désir des habitants de contrôler leurs députés. Le corps de ville doit rappeler les termes de « la constitution municipale », c’est-à-dire le texte de 1619, et s’oppose à une revendication contraire aux pratiques anciennes, qui serait d’ailleurs difficile à satisfaire : « Le référé exigé serait impraticable par les longueurs auxquelles une communication successive faite à onze paroisses donnerait lieu par le déplacement des pièces, qu’il faudrait également faire passer successivement sous les yeux de tous ceux qui auraient à délibérer43. » Les paroisses finissent par s’incliner.

62La convocation des États généraux ouvre une série de débats politiques portant sur les réformes à mener et sur la forme qu’ils doivent revêtir. Une partie des Tourangeaux y prennent part, localement ou à Paris. Le maire Étienne

63J. Ch. Benoît de La Grandière est une nouvelle fois invité à participer, le 3 novembre 1788, à l’Assemblée des notables convoquée par Necker. Ce dernier, déçu par la position des notables, qui se prononcent en faveur des « formes de 1614 », mais appuyé par l’opinion publique patriote, passe outre à leur avis et obtient du Conseil le 27 décembre le doublement du tiers. Il abandonne cependant la difficile question du vote par tête ou par ordre à l’appréciation des états eux-mêmes. Cet épisode allait dissocier le parti aristocratique du nouveau parti « patriote ».

  • 44 L’arrêt du Conseil du 5 juillet prévoit la collecte d’informations concernant les procédures suivi (...)
  • 45 La plupart appartiennent au monde marchand ou de l’artisanat – 39 sont marchands, négociants ou ma (...)

64De son côté, la municipalité de Tours est amenée à prendre position. Tandis qu’elle entame les procédures pratiques devant conduire à la convocation des États généraux44, elle reçoit, le 3 décembre, la visite de 66 patriotes45 porteurs d’un texte au vocabulaire et à la philosophie caractéristiques des Lumières et de la Révolution naissante. Ils s’y disent conscients de la nécessaire réflexion à mener pour liquider les énormes dettes de l’État et apportent d’ores et déjà leur soutien aux réformes que les États généraux pourraient proposer. Fondant leur argumentation sur les « droits supérieurs de l’homme, de la raison et de la justice [sic] », ils demandent le doublement des députés du tiers afin que cet ordre, formant les « 19/20e de la Nation », soit représenté « à l’assemblée nationale [sic] par un nombre égal de députés [à celui du clergé et de la noblesse réunis] ». Pour les patriotes tourangeaux, cette reconnaissance politique du tiers ne serait que la juste contrepartie donnée à ceux qui supportent l’essentiel de la charge fiscale du royaume. Seul le procureur du roi, Alexandre Gardien, prend position clairement pour cette opinion – René François Barbet et Nicolas Joseph Gaudin ont discrètement signé la pétition –, mais le corps de ville, par souci d’apaisement, consent à faire imprimer et distribuer le texte aux municipalités voisines ainsi qu’au maire, afin que ce dernier le transmette à Necker lui-même, ce qu’il fit effectivement. C’était une fois de plus montrer son attachement au pouvoir.

  • 46 AMT, AA 7-8.
  • 47 AMT, AA 7 et BB 82 (29 janvier, 2 mars 1789). Le 15 juin suivant, l’échevin Victor Petit propose s (...)

65Malgré tout, la position municipale est inconfortable : à Versailles, le maire siège dans une Assemblée des notables conservatrice qui refuse la double représentation du tiers, tandis qu’à Tours, le corps de ville écoute d’une oreille plutôt favorable l’avis des « patriotes » locaux, certains par opportunisme, d’autres par conviction. Dans ce contexte, il est facile de comprendre l’attitude du maire, qui, depuis la capitale, demande à ses collègues la permission de donner sa démission au ministre. Il prend prétexte de la fatigue et de l’incompatibilité de ses diverses fonctions pour justifier sa requête. Dans un premier mouvement, les édiles acceptent ; puis, prenant conscience que leur propre situation est identique à la sienne, ils sollicitent du Conseil du roi de nouvelles élections municipales, « considérant que leurs places sont à la fois un honneur et une charge qui devroit passer des uns aux autres citoyens comme cela se pratiquoit auparavant l’édit de 1771 », avant d’offrir, le 30 novembre 1788, leur démission au secrétaire d’État qui avait la Touraine dans son département, Laurent de Villedeuil46. Mais, le 26 décembre, le corps de ville prend connaissance d’une lettre de Benoît de La Grandière, fort pessimiste sur la possibilité de faire accepter ces démissions par le gouvernement. Ce refus, bientôt avéré, aurait dû flatter l’amour-propre du maire et des échevins, auxquels le roi témoigne une telle confiance. Il renforce en fait le malaise de la municipalité, consciente de sa situation en porte-à-faux. Benoît de La Grandière, dans un discours prononcé le 2 mars 1789, formule clairement la thèse de la souveraineté nationale. Il justifie l’offre, rejetée, de la démission de la municipalité « principallement parce que tous ceux qui doivent concourrir médiatement ou immédiatement à la formation des États généraux doivent être les représentants du peuple et de la nation, librement élus par elle [sic]47 ».

  • 48 Cf. chap. III.

66En dépit du manque de légitimité de leurs pouvoirs, les édiles doivent continuer à assumer les responsabilités qui sont les leurs. Leurs états d’âme pèsent en effet bien peu face aux problèmes liés à la conjoncture politique nationale ou à des circonstances locales inopinées. Au cours de l’hiver, la ville est touchée par un froid intense puis par des inondations exceptionnelles. Le 25 janvier, le nouveau pont est partiellement détruit. Les autorités en sont réduites à renforcer la surveillance et à rétablir la communication entre les deux berges avec des moyens dérisoires, afin de calmer les inquiétudes48.

  • 49 H. Lambron de Lignim, « Dernière assemblée de la noblesse de Touraine », MSAT, t. X, 1858.
  • 50 Au-delà de 100 personnes, on désigne 4 députés, et 6 au-delà de 200 personnes.

67C’est dans ce contexte difficile que commencent les opérations, confiées en grande partie aux édiles locaux et précisées dans les lettres patentes du 24 janvier, devant mener, par degrés, à la désignation des députés aux États généraux. À la base, les membres de chacun des trois ordres doivent choisir des représentants : les opérations, peu compliquées pour le clergé ou la noblesse49, le sont davantage pour le tiers état. Dans les campagnes, chaque paroisse choisit un délégué, mais dans les villes, on doit organiser des assemblées de corporations – au sein desquelles les communautés de métiers désignent un député pour 100 personnes, les communautés d’arts libéraux, les négociants, deux pour 10050 – tandis que les municipalités réunissent les électeurs n’appartenant à aucune corporation. L’ensemble des députés du tiers état, ruraux et urbains, s’assemblent ensuite dans la ville du bailliage principal pour fondre en un seul document les cahiers de doléances et nommer un quart d’entre eux pour, d’une part, participer à l’assemblée générale des trois ordres et, d’autre part, élire les députés aux États généraux.

  • 51 AMT, AA 7, BB 82 et BB 83.
  • 52 Chaque corporation rédigea un cahier de doléances : les 52 textes originaux sont consultables aux (...)

68Conformément à son habitude, la municipalité de Tours applique les directives sans tarder51. Elle rappelle les corporations à leur devoir : celles-ci convoquent, du 24 au 28 février, tous les maîtres pour désigner des « députés en nombre proportionnel »52. Surtout, elle réunit elle-même, le 28 février, 110 citoyens « non incorporés » qu’elle a recensés.

69La Ville, qui dispose du « droit de décider provisoirement de toutes les difficultés liées à l’assemblée et convocation du Tiers Etat de la ville », se trouve confrontée à plusieurs soucis d’organisation qui cachent vraisemblablement des querelles politiques. Rien de bien violent toutefois, et la municipalité dispose encore de toute son autorité pour régler ces différends. Ainsi, se pose le problème de la place de certaines communautés au sein des regroupements de corporations prévus par le texte officiel. L’affectation avait son importance puisque les communautés de métiers avaient une représentation pour 100 personnes deux fois inférieure à celle des négociants et des personnes exerçant un métier relevant des arts libéraux. Quatre communautés tourangelles refusent la place qui leur est assignée : les négociants en gros, les drapiers merciers, les imprimeurs et les perruquiers. Les négociants en gros, affirmant être « un corps important dans la ville et le Tiers Etat, distinct de celui des marchands merciers » refusent de rejoindre l’assemblée des « non incorporés », ne voulant pas courir « le risque de n’avoir aucun représentant à l’assemblée du Tiers Etat de la ville [capable de] […] faire connaître les intérêts du commerce ». Les autorités cèdent et acceptent leur réunion séparée. Elle se tiendra le 27 février. Une protestation similaire, exprimée par les drapiers merciers, les imprimeurs et les perruquiers fait plier les autorités, qui acceptent leur assemblée séparée. La municipalité doit également intervenir pour régler un différend interne à la juridiction de l’élection. Une partie des officiers de cette juridiction protestent contre le mode de désignation de leurs députés. Malgré le rejet de cette protestation par les officiers municipaux, les opposants persistent : ils font distribuer « avec profusion » une feuille anonyme recopiant la délibération illégale du 28 février portant désignation de François Vincent Japhet, greffier en chef, et de René Michel Robin de la Lemerie, procureur du roi. La méthode provoque l’indignation de la municipalité, scandalisée par ces « nottes » qui flétrissent son autorité et troublent « la paix et l’ordre des élections […] en répandant des préjugés contre les officiers municipaux et contre les députés jugés valables ». Les officiers de l’élection incriminés sont dénoncés au garde des sceaux, qui promet de prendre des mesures disciplinaires.

70C’est surtout lors de la seconde phase de désignation des députés du tiers, qui consiste en la réunion des délégués des communautés et de ceux des habitants « non incorporés », que l’autorité du corps de ville apparaît bien chancelante. Le corps de ville est censé présider les séances de travail de cette assemblée, qui doivent se tenir du 2 au 7 mars. Il fait état de la démission qu’il a envoyée le 29 novembre 1788 au secrétaire d’État Laurent de Villedeuil et, en l’absence de réponse, pense plus sage de « s’abstenir de toute voix active » au sein de ladite assemblée, offrant néanmoins de la présider si aucune autre autorité n’est désignée entre temps. Rien ne peut le faire changer d’avis, pas même l’affirmation par la majorité des membres de l’assemblée de la légitimité de la municipalité. Le corps de ville persiste, considérant que « les membres des Etats Généraux doivent être librement élus par la nation ». Les représentants des corps et communautés du tiers désignés à la fin du mois de février se réunissent donc seuls pour fondre en un seul les cahiers de doléances et élire 24 d’entre eux pour assister à l’assemblée du tiers état du bailliage. Pour accélérer le travail, « vu l’impossibilité de travailler dans une assemblée aussi nombreuse », ils mandatent 12 des leurs pour élaborer le cahier commun. Le travail final est présenté au soir du 7 mars, dans une assemblée qui discute article par article le cahier avant de le signer. Le même jour, l’assemblée désigne ses 24 représentants à l’assemblée du tiers du bailliage : il s’agit des 12 commissaires qui ont rédigé le cahier commun, auxquels on adjoint 12 autres personnes.

71L’affaiblissement de l’autorité municipale devient évident le 9 mars. Ce jour-là, l’assemblée du tiers du bailliage, qui se réunit au palais, débute par un affrontement entre le corps de ville et le lieutenant général du bailliage, Thomas Valleteau de Chabrefy, sur la question de la présidence. En février, le lieutenant général avait déjà réclamé le droit de présider la séance, ce que les officiers municipaux lui avaient dénié, avec l’assentiment du gouvernement, en se fondant sur le précédent de 1614. Malgré tout, le lieutenant général s’octroie le droit de présider. Le 9 mars, une délégation solennelle du corps de ville, composée du maire, récemment revenu de Versailles, du lieutenant de maire René François Barbet et de l’échevin Pierre René Grignon, précédée comme il se doit de quatre clercs de l’hôtel commun, se voit refuser l’entrée en corps à la séance. Le président n’accepte les édiles qu’en tant que « particuliers ». Ni leur protestation argumentée ni la présentation de courriers officiels favorables à leur position ne font fléchir Valleteau de Chabrefy, qui leur fait sentir combien leur légitimité est fragile. Humiliés publiquement « en présence d’une assemblée de plus de quatre cent personnes », les édiles quittent la salle, hormis le maire, désigné comme député du tiers état de la ville.

  • 53 H. Faye, « Les cahiers du bailliage de Tours aux élections de 1789… », BSAT, t. XV, p. 270-274.
  • 54 Ch.-L. de Grandmaison, Plaintes et doléances de la province de Touraine aux États Généraux du roya (...)

72Désormais, la municipalité en est réduite à surveiller le bon déroulement des opérations – elle dénonce ainsi la participation de plusieurs privilégiés aux séances réservées au tiers du bailliage – et à l’enregistrement des décisions prises. Le 13 mars, l’assemblée « bailliagère » présente le cahier unique du tiers état du bailliage53 et désigne 112 députés, soit le quart des présents. Les assemblées des trois ordres se tiennent du 16 au 23 mars. C’était la dernière étape avant la réunion, le 1er mai, des États généraux à Versailles. On se réunit d’abord en une assemblée générale, dont l’ouverture solennelle se fait à Saint-Gatien, puis chaque ordre délibère séparément : le clergé à l’archevêché, la noblesse à l’hôtel de ville et le tiers au palais contigu. Le 17 mars, une nouvelle réunion générale convient que les cahiers seront rédigés séparément : le tiers présente le sien le 22 mars, les ordres privilégiés deux jours plus tard54. Parallèlement, les opérations électorales aboutissent à l’élection des députés du tiers le 23 mars et de ceux de la noblesse et du clergé le 24. Le 1er avril, une cérémonie officielle est organisée à la cathédrale pour célébrer la clôture solennelle de l’assemblée et le dépôt des cahiers.

  • 55 AMT, AA 7-8 et BB 83 (23 mai 1789).

73Pendant toutes ces opérations, la municipalité subvint aux besoins matériels de tous. Elle accueillit l’ensemble des députés du mieux possible : une passerelle provisoire fut ainsi aménagée pour pallier la destruction partielle du pont et des salles furent préparées et garnies de chaises. Pour loger les députés, elle lança un appel public : les habitants disposant de logements durent se faire connaître du secrétaire municipal, qui transmettait les adresses aux députés au fur et à mesure de leur arrivée. Le coût de ces opérations pesa lourd sur un budget urbain déjà surchargé. La Ville s’en plaignit au roi, criant à l’injustice : « Il est douloureux pour Tours de payer des frais aussi énormes qui ne la regardent pas. S’ils ne sont pas acquittés sur le domaine, ils doivent l’être par les justiciables de tous les bailliages convoqués aux assemblées préliminaires. » Un temps décidé à ne rien payer, le corps de ville dut céder à l’injonction envoyée par Necker lui-même, qui le somma d’obéir à « une disposition commune à tout le Royaume55 ».

*

74En abandonnant la réforme de L’Averdy, Terray avait renoué avec la vénalité sans envisager le cas où les offices ne seraient pas complètement levés. Il fallut, à Tours du moins, tout le poids de l’intendant Marius d’Aine pour que la Ville finisse, avec bien du retard, par réunir ces charges. Il en résulta une aggravation de ses difficultés financières.

75Par ailleurs, l’état incertain où se trouvait le corps de ville, maintenu en place d’abord simplement de facto, puis par commission royale, ne manqua pas de le fragiliser à une époque où le principe représentatif comme fondement de la souveraineté avait gagné une bonne partie de l’opinion publique. Peu sûrs de leur bon droit, les officiers municipaux sentaient leur pouvoir mal assis. Réclamant en vain le retour des élections, ils cherchèrent un palliatif, tentant de s’appuyer sur les députés des paroisses, dont ils réactivèrent les assemblées. Parallèlement, ils se rapprochèrent peu à peu du gouvernement et de ses représentants locaux, dont ils soutinrent les réformes. Il en résulta quelques avantages significatifs pour la cité et pour certains de ses dirigeants – avant tout pour le maire Étienne J. Ch. Benoît de La Grandière, qui eut l’honneur d’être convoqué à l’Assemblée des notables et connut la satisfaction éphémère de l’anoblissement à la veille de la disparition de la noblesse. Cela ne manqua pas de provoquer des jalousies ; s’ajoutant au manque de légitimité du corps de ville et à la rancœur suscitée dans certains corps privilégiés par les contributions demandées pour le financement d’entreprises spectaculaires comme le déplacement des cimetières et l’éclairage urbain, elles expliquent en partie les attaques polémiques dont il fit l’objet.

76Le malaise du maire et des édiles, de plus en plus évident pendant l’hiver 1788, finit par les pousser à offrir leur démission, qui, dans les circonstances pressantes de la convocation des États généraux, ne pouvait qu’être refusée. Le corps de ville fit donc face de son mieux aux tâches d’organisation des multiples assemblées qui lui incombaient, ainsi qu’aux difficultés d’approvisionnement aggravées par la rupture du pont. Son autorité, bien chancelante au printemps 1789, ne lui permettrait pas d’affronter les troubles de l’été.

Notes

1 G.Saupin, « La réforme des élections municipales… », op. cit.

2 C’est dans le ressort du parlement de Paris que les réunions paraissent avoir été les plus nombreuses, notamment du temps de Turgot, qui, peu favorable aux offices, en réduira le montant pour favoriser leur réunion ou leur levée.

3 M. Bordes, La réforme municipale du contrôleur…, op. cit.

4 AMT, BB 75. Chereau fils n’assura toutefois pas la fonction de notaire municipal, charge acquise par le notaire Guyonneau.

5 Pierre Auger, dit de la Planche ou Desplantes, était le fils d’un bourgeois employé dans les affaires du roi et le petit-fils d’un élu en l’élection de Loches. Il avait résidé à Richelieu et s’était installé depuis peu à Tours, où son frère, Martin Auger, était devenu chanoine de Saint-Martin en 1771. En 1784, après la vente de son office de contrôleur des deniers municipaux, Pierre Auger devint député de la paroisse de Saint-Pierre du-Chardonnet et le resta jusqu’en 1789.

6 AMT, BB 74. En réalité, la gestion du receveur laissait beaucoup à désirer. Cependant, Rattier était précieux pour la Ville car il était aussi le capitaine des pompiers, le trésorier du collège… Cf. chap. V et VII.

7 AMT, BB 75, 28 et 29 novembre 1774, 4 janvier 1775.

8 Même constat à Nantes de « l’affaiblissement et l’agonie des assemblées générales dans les trois premières décennies du xviie siècle ». G. Saupin, « Les habitants et l’élaboration de la politique municipale à Nantes sous l’Ancien Régime », 1984.

9 AMT, Recueil des édits, Arrest du Conseil d’État du Roy […] du 25 juin 1619.

10 AMT, BB 82, 16 avril 1788. Voir aussi GG 26, 2e partie.

11 Cf. chap. IV.

12 Sur l’assiduité des notables institués par L’Averdy, cf. chap. IV.

13 AMT, BB 77, avril-mai 1780.

14 Cette façon de procéder avait eu cours de 1629 à 1723. De 1724 à 1764, l’assemblée électorale réunissait le maire, les échevins, les assesseurs, les trois représentants ecclésiastiques et le lieutenant général de police. F. Brizay, Le corps de ville de Tours de 1720 à 1789, 1981.

15 Le secrétaire greffier distribua à chacun un carré de papier blanc sur lesquels les présents inscrirent trois noms, choisis tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du corps municipal, parmi les plus capables par « leurs lumières, expérience et zèle pour le service du roi et le bien public, pour le bien et utilité de la ville ». Leur choix fait, chacun déposa son bulletin puis assista au dépouillement assuré par René François Barbet et François Moisant-Quantin, les assesseurs choisis par l’assemblée.

16 Cf. chap. IV. Jacquet Delahaye, originaire de Château-du-Loir, était le neveu de Pierre Chereau père et le cousin de René Parfait Chereau, qu’il remplaça.

17 M. Bordes, La réforme municipale du contrôleur…, op. cit.

18 Sur la très difficile situation financière de la ville, cf. chap. V.

19 Sur l’emprunt de 1772, cf. chap. V.

20 Le corps de ville prit d’autant plus rapidement sa décision qu’il venait d’être informé que deux particuliers se proposaient d’acheter les offices de lieutenant de maire et de procureur du roi à l’hôtel de ville. AMT, AA 3.

21 Sur le détail de cet abattage, cf. chap. V.

22 L’échevin, lui aussi bien introduit dans les salons ministériels par l’archevêque, le gouverneur et l’intendant, rencontre plusieurs commis des ministères mais aussi Necker en personne. Malgré l’aide financière apportée par l’intendant ou le gouverneur, ces voyages coûtent cher à la Ville. Si le maire est logé par le gouverneur et, en novembre 1785, par le contrôleur général lui-même, il lui faut dépenser pour paraître : louer un carrosse, s’attacher les services d’un perruquier ou de domestiques supplémentaires… Le voyage de 1781-1782 coûta ainsi 6 548 L et celui de 1785, 5 054 L, sans compter les « confitures sèches », nos modernes pâtes de fruits, et les « corbeilles de prunes » offertes aux ministres.

23 Il rencontre Calonne le 8 novembre 1785. Il parle aussi à d’autres membres des ministères, dont Amelot de Chaillou, Joly de Fleury ou de Colonia, un intendant du commerce.

24 AMT, BB 80, novembre-décembre 1785.

25 Pour ce faire, il est de nouveau à Paris de janvier à juillet 1787, puis du 5 novembre 1788 au 23 février 1789.

26 Il s’agit d’une vue de Tours qu’il est impossible d’identifier, puisque la plupart des œuvres de Ch. A. Rougeot ont disparu. Aujourd’hui, il ne reste au Musée des beaux-arts que cinq tableaux majeurs, dont deux offerts par d’Estaing au maire de Tours, et plusieurs dessins.

27 Alors que Benoît de La Grandière résidait auprès du gouverneur, Demachy terminait une commande pour le comte d’Estaing : le maire de Tours imagina de faire appel à ce peintre pour réaliser le projet.

28 AMT, GG 26. Voir aussi C. Petitfrère (dir.), Images et imaginaires de la ville à l’époque moderne, 1998. Le bâtiment situé à l’est de la rue Neuve ne sera achevé qu’en 1828 et servira de musée.

29 Sur ce corps particulier de la « compagnie du gouvernement », cf. chap. iv.

30 AMT, GG 26, 2e partie et surtout chap. ix.

31 AMT, BB 81, juillet-août 1787.

32 C. Petitfrère, 1784 : le scandale du « Mariage de Figaro » – Prélude à la Révolution française ?, 1989.

33 J. Egret, La pré-Révolution française, 1962.

34 AMT, HH 6 (1re partie).

35 Sur l’application de l’édit de 1787 en Touraine : H. faye, Les assemblées de la Généralité de Tours en 1787, 1895 ; L. Boucheron, Les Assemblées provinciales de 1787 en Touraine, 1932, et surtout M. Bouloiseau et A. Buchoux, Les municipalités tourangelles de 1787, 1969.

36 Quant à l’Assemblée provinciale de Touraine, forte de 32 membres, elle tient ses premières sessions du 6 au 14 octobre et du 29 octobre au 6 novembre 1787.

37 On repère aussi, dans ces différentes assemblées, le nom de quelques personnalités amenées à jouer un rôle sous la Révolution : les futurs députés aux États généraux, de Menou et Cartier, et les futurs édiles Mignon, Veau Delaunay ou Woorm.

38 Ch.-L. de Grandmaison, La Commission intermédiaire de l’Assemblée provinciale de Touraine, 1872. La Commission resta dynamique jusqu’à sa suppression, le 28 juillet 1790, y compris après le départ de l’intendant. Cf. chap. III.

39 Sur le détail de ces oppositions, cf. chap. viii. Nous n’évoquons ici que ce qui a trait aux conséquences politiques de ces luttes.

40 AMT, BB 81, octobre-novembre 1787.

41 Extraits de La Sentinelle du Peuple de Volney du 25 décembre 1788. Cette prétendue lettre d’un ami à Volney est en réalité un texte rédigé par l’auteur lui-même. À la même époque, d’après cette « lettre », la foule aurait assiégé le maire dans son hôtel et brisé les lanternes. Rien dans les archives consultées ne vient corroborer cette affirmation. R. Dupuy, Aux origines idéologiques de la Révolution : journaux et pamphlets à Rennes (1788-1789), 2000.

42 BM Tours. Ce libelle, Mémoire à consulter, proposé par le patriote lumineux à ses cytoyens [sic], s’intègre déjà dans les débats auxquels donna lieu la préparation des États généraux. Cité par H. Plumel, Deux familles de maires à Tours au xviiie siècle, 1995.

43 AMT, BB 82.

44 L’arrêt du Conseil du 5 juillet prévoit la collecte d’informations concernant les procédures suivies lors des précédents états généraux. Les échevins André Jérôme Simon-Roze et Victor Petit, aidés par Beaulieu, le sous-archiviste de l’église métropolitaine, plongent aussitôt dans les « armoires du trésor » et présentent un « inventaire sommaire et chronologique » des pièces retrouvées.

45 La plupart appartiennent au monde marchand ou de l’artisanat – 39 sont marchands, négociants ou marchands fabricants, 10 artisans – et 5 seulement sont magistrats ou membres de professions libérales (12 professions sont inconnues). Plusieurs sont déjà députés de paroisses et d’autres seront notables ou officiers municipaux dans les années suivantes.

46 AMT, AA 7-8.

47 AMT, AA 7 et BB 82 (29 janvier, 2 mars 1789). Le 15 juin suivant, l’échevin Victor Petit propose sa démission arguant d’une « triste maladie ». Mais l’époque n’étant guère propice à l’affaiblissement du corps de ville, celui-ci refuse et lui propose de le remplacer momentanément dans ses missions. Mais l’échevin ne reparaîtra plus en séance.

48 Cf. chap. III.

49 H. Lambron de Lignim, « Dernière assemblée de la noblesse de Touraine », MSAT, t. X, 1858.

50 Au-delà de 100 personnes, on désigne 4 députés, et 6 au-delà de 200 personnes.

51 AMT, AA 7, BB 82 et BB 83.

52 Chaque corporation rédigea un cahier de doléances : les 52 textes originaux sont consultables aux AMT, AA 9. Ils ont été publiés en 1991 par D. Jeanson : Cahiers de doléances de la région Centre. Indre-et-Loire.

53 H. Faye, « Les cahiers du bailliage de Tours aux élections de 1789… », BSAT, t. XV, p. 270-274.

54 Ch.-L. de Grandmaison, Plaintes et doléances de la province de Touraine aux États Généraux du royaume, 1890 ; Cahiers de doléances de la région Centre. indre-et-Loire, 1991.

55 AMT, AA 7-8 et BB 83 (23 mai 1789).

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