1La négociation fiscale de la monarchie en Catalogne aux xvi^e et xvii^e siècles mettait en présence deux pouvoirs complexes mais définis (la Députation du Général * et la ville de Barcelone) et une force plus hétérogène composée de diverses municipalités 1. Traditionnellement, l’historiographie souligne que le cadre des négociations fiscales par excellence était l’assemblée des Cortès, où les besoins économiques des monarques étaient compensés par la concession de privilèges et par le renforcement des droits constitutionnels de la Principauté. Aujourd’hui nous savons que les intérêts fiscaux des Cortès ne coïncidaient pas nécessairement avec ceux de la Députation *, de la ville de Barcelone, ni même du roi, du clergé ou de la noblesse, et que les alliances et les désaccords entre ces diverses puissances pouvaient changer. D’autre part, la fiscalité parlementaire ne représentait qu’une seule des diverses ressources auxquelles la Couronne faisait appel dans la Principauté.

2Rappelons les grandes étapes de la négociation fiscale en Catalogne moderne. Jusqu’au milieu du xvi^e siècle, l’intérêt fiscal de la monarchie était avant tout l’obtention de ressources, principalement par le biais de la voie parlementaire, sans suivre un modèle de négociation spécifique en Catalogne et en se contentant d’adopter celui qui était pratiqué par le biais des Cortès depuis l’époque médiévale, modèle similaire à celui employé dans d’autres territoires impériaux. C’est à partir de 1550 environ que débuta le processus de captation des crédits privés et publics et de réorganisation administrative des offices patrimoniaux dans le but d’augmenter les rendements fiscaux afin de faire face à l’épuisement progressif manifeste de la fiscalité parlementaire. Entre 1585 et 1640, les relations fiscales avec la Principauté passèrent par le renforcement de l’emprise de la Couronne sur les finances municipales, tandis que la Députation * se voyait octroyer un rôle croissant. La pression exercée par la Couronne sur cette Députation * renforcée laissa bientôt la place à une situation de crise, à partir de 1626, qui déboucha sur une guerre ouverte entre 1640 et 1652. Enfin, de 1652 à 1701-1705, la Couronne parvint à établir un cadre de relations fiscales globalement favorable à ses intérêts et qui fut profondément altéré par le déclenchement de la guerre de Succession.

3Ce récit chronologique appelle quatre commentaires. En premier lieu, il faut souligner le rôle de la Catalogne dans le système fiscal impérial. La quantité des ressources fiscales que celle-ci apporta à la monarchie pendant le xvi^e et le xvii^e siècle fut changeante, tout comme les mécanismes utilisés pour prélever cette contribution. Bien sûr, si l’on compare globalement, l’apport catalan était inférieur à celui d’autres territoires au xvii^e siècle, mais celui-ci était similaire à l’ensemble pendant la première moitié du xvi^e siècle, du moins pour ce qui est du modèle contributif 2. Ainsi, outre les ressources monétaires, la Principauté fournissait à la monarchie un grand nombre d’appuis importants, telle une infrastructure de crédit très sophistiquée et un cadre de négociation mercantile qui s’avérait crucial pour faciliter la circulation du métal précieux américain dans l’empire européen et pour faire face aux coûts de l’armée et des galères sur les frontières françaises des Pyrénées et en Méditerranée occidentale. Tout cela suppose un ensemble de services difficiles à évaluer quantitativement, mais indiscutablement précieux pour la Couronne, dont l’un des problèmes récurrents était l’inefficacité de la mise en œuvre d’un système propre de financement. En second lieu, il faut considérer les Cortès catalanes comme un organisme éminent pour ce qui était de la négociation fiscale, mais qui ne fut décisif que durant un moment précis de l’histoire fiscale de la monarchie en Catalogne, c’est-à-dire au xvi^e siècle. Si au départ, les Cortès servaient de moyen de captation des ressources (c’est pourquoi la désignation des membres des divers corps parlementaires était scrupuleusement supervisée par la Couronne), par la suite, les sessions de 1585 et de 1599 eurent comme objet immédiat l’établissement d’un nouveau système fiscal et financier, qui consistait à imposer à la Députation * de nouveaux tributs tout en lui confiant l’administration de nouvelles dépenses. Troisièmement, pour comprendre la réalité de la négociation fiscale de la monarchie en Catalogne, il ne faut pas oublier que la Députation du Général * de Catalogne, si elle défendait logiquement sa souveraineté fiscale et des espaces d’autonomie propres au sein de la Principauté de Catalogne et des comtés du Roussillon et de la Cerdagne, n’a jamais agi de façon permanente comme contre-pouvoir de la Couronne. Son action se résume plutôt à la recherche persévérante d’un équilibre juridictionnel. Elle n’a jamais été non plus l’organisme exclusif de représentation de la Catalogne devant la Couronne. Comme toute société de l’Ancien Régime, la société catalane se fondait sur des privilèges d’ordres et de corps. La fonction fiscale était un des mandats principaux des corporations privilégiées, telles les municipalités, et son utilisation comme source de revenu fiscal par la Couronne permit occasionnellement de contourner les limites étroites imposées par les sessions parlementaires 3. C’est notamment vrai dans le cas de Barcelone. Car en quatrième lieu, il convient de rappeler le rôle de Barcelone au sein de la réalité politique de la Principauté. Son poids lors des réunions des Cortès et lors du vote des dons au roi (donativos) fut décisif tout au long de la période comprise entre 1519 et 1599. Ses prises de position face aux expédients fiscaux de la Couronne, comme dans le cas des quints, servaient aussi de référence à l’ensemble des municipalités catalanes. À moyen terme, ce fut l’insoumission fiscale de Barcelone qui provoqua l’échec spectaculaire du recouvrement des quints. D’autre part, la ville eut toujours une importante marge de manœuvre de par sa position centrale dans la vie économique catalane et aussi parce que le Consell de Cent était l’éternel antagoniste de la Couronne pour ce qui était du patrimoine royal. Les censals du xv^e siècle avaient pour hypothèque le patrimoine royal en Catalogne, et la ville, face aux retards des paiements de la Couronne, réclama toujours son droit à s’approprier toutes les recettes royales de la Principauté. Cette épée de Damoclès resta suspendue au-dessus du patrimoine royal jusqu’en 1712, lorsqu’en pleine guerre de Succession, l’archiduc Charles octroya ces recettes de façon définitive à la ville de Barcelone.

La situation fiscale jusqu’au milieu du xvi^e siècle

4Comme nous l’avons signalé, parmi les fonctions les plus importantes de la Députation *, les fonctions fiscales avaient la priorité : l’institution recueillait et gérait ses propres tributs, dont une partie servait à payer les dons à la Couronne votés aux Cortès, tandis qu’avec le reste, elle finançait ses frais de fonctionnement, qui augmentèrent au fur et à mesure qu’elle accumulait des responsabilités administratives plus importantes. Les Cortès étaient non seulement le lieu où se votaient les aides économiques extraordinaires pour la Couronne, mais aussi l’espace de la discussion et de la promulgation des normes qui régissaient la Députation * catalane par le biais de ce que l’on appelait les Capítols del General (jusqu’en 1512) ou Capítols del redreç del General (à partir de 1520). Au xvi^e siècle, ces normes permettaient aux Cortès, à la demande du monarque, de contrôler les recettes de la Députation * et leur gestion et de superviser les officiers de l’institution. C’est plus précisément durant le règne de Charles V que cet effort de contrôle de l’institution devint plus évident, ce qui explique la prolifération démesurée d’un appareil légal allant dans ce sens 4. Les urgences fiscales de l’Empire, cependant, finirent par réduire l’intervention royale dans les affaires de la Députation *, en échange de la garantie que les Cortès voteraient sans tarder les dons au roi. Ceci se traduit par le fait qu’une partie importante des innovations légales de la Députation * au xvi^e siècle avait pour but final l’accélération du recouvrement des contributions. La Députation * pouvait payer ces dons au monarque suivant trois modalités : en espèces (en utilisant les fonds déposés à la Taula de Canvis, très limités), par la levée d’impôts temporaires spécifiques à la Députation *, qui répartissait les cotisations entre les foyers catalans (fogatges), un mécanisme de collecte lent et peu sûr, ou bien par le biais de titres de dette (censals) émis par la Députation *, qui de cette façon parvenait à obtenir des liquidités sans tarder. Les paiements en espèce ne furent presque jamais majoritaires, et quand cela se produisit, ils répondaient aux intérêts de l’oligarchie qui contrôlait la Députation *, en lien étroit avec l’élite marchande barcelonaise. Les moyens de recouvrement habituels étaient les fogatges – à paiement échelonné et soumis à des déductions, ils étaient discutés par la population, la ville de Barcelone en tête… – et la vente de censals. Les contrats de vente d’annuités à perpétuité garanties par les recettes de la Députation * devinrent le pilier des finances catalanes car ils jouissaient d’une grande réputation. À un for (intérêt) régulier avoisinant les cinq pour cent, les censals furent un exemple du triomphe du modèle de la dette publique sur la dette souveraine, car ils fournissaient d’excellentes garanties de paiement. Le versement ponctuel des rentes était lié au fonctionnement régulier d’une institution qui se trouvait contrôlée, en pratique, par les bénéficiaires mêmes des investissements en censals 5.

5La fréquence des sessions des Cortès catalanes convoquées par la Couronne (1519, 1528, 1533, 1537, 1542, 1547, 1552, 1563, 1585, 1599, 1701 et 1705, plus les Cortès inachevées de 1626-1632) indique une concentration plus importante pendant la première moitié du xvi^e siècle. Pendant les sept Cortès réunies sous Charles V, 34 pour cent en moyenne du total de chaque service * fut recueilli par le biais de la vente de censals par la généralité de Catalogne. Ainsi, presque 43,5 pour cent du total de la dette soutenue par la Députation * en 1547 auraient été générés pendant la période comprise entre 1519 et 1542. Finalement, la Députation * finit par devenir une institution articulée autour du paiement de la dette publique vendue pour faire face aux aides concédées à l’Empereur. Ceci eut pour résultat la consolidation de l’autonomie fiscale de la Députation *, qui avait besoin d’obtenir des revenus de plus en plus importants pour satisfaire les intérêts croissants de cette dette. La fiscalité parlementaire s’épuisa comme source de revenus fiscaux pour la Couronne dès le moment où il devint impossible à la Députation * de soutenir le poids de nouveaux censals qui, bien qu’offrant des attraits financiers importants aux investisseurs, plaçaient l’institution dans de sérieux embarras comptables. La Catalogne apporta sa contribution économique à l’Empire, mais en échange d’une consolidation de l’autonomie fiscale du territoire, modèle de développement similaire à celui observé pour d’autres territoires de l’empire et de la Couronne d’Aragon 6.

6En somme, pendant la première moitié du xvi^e siècle, la régularité des sessions des Cortès tenait à la certitude d’en obtenir des résultats économiques un tant soit peu positifs, même si ceci impliquait une croissance inhabituelle de la dette publique gérée par la Députation *, qui réduisait son solde global d’excédents tous les trois ans. À l’inverse, pendant le règne de Philippe II, la stratégie adoptée face aux services des Cortès catalanes fut bien plus réaliste et donc plus décourageante lorsqu’il s’agissait des revenus potentiels pouvant dériver de futures sessions. Souvenons-nous à ce sujet que les contributions votées par les Cortès étaient toujours soumises à des réductions importantes de leurs totaux à cause du paiement de « dommages » à la Principauté – suite aux requêtes présentées par les Cortès – et parce que les monarques avaient pour habitude de consigner sur ces aides les prêts réalisés par les particuliers et les municipalités de Catalogne.

Un entracte définitif, 1550-1585

7Cette période a été relativement négligée par l’historiographie, mais elle nous paraît primordiale pour expliquer la nouvelle orientation prise par la négociation fiscale de la monarchie en Catalogne. Globalement, elle correspond à la première étape du gouvernement de Philippe II, d’abord en tant que prince, puis comme monarque. De façon plus détaillée, ces années représentent des décennies de transition entre un modèle de fiscalité basé sur les contributions parlementaires et un modèle qui tenta de diversifier les sources de revenu.

8L’heure semblait venue de tirer le plus grand profit possible des recettes du patrimoine royal en Catalogne, même si la perspective était déprimante. Leur rendement fiscal était maigre et leur gestion compliquée, car il s’agissait de percevoir des contributions et des droits très hétérogènes par le biais d’une administration qui avait été contrôlée pendant des décennies par des clans familiaux qui s’étaient approprié les offices. Tout cela explique pourquoi, jusqu’en 1537, aucun contrôle des comptes des administrateurs du patrimoine royal catalan ni de la trésorerie générale de la Couronne d’Aragon n’avait été réalisé. Cependant, à partir du milieu du siècle, le panorama commence à changer. En 1553, Jerónimo Zurita visita les archives royales de Barcelone, compilant des informations concernant les mesures d’établissement de registres des terres (capbreus) prises au début du xvi^e siècle par Ferdinand le Catholique pour obtenir une évaluation exacte des rendements patrimoniaux. Débuta alors un processus de récupération des recettes royales, qui se prolongea jusqu’à la fin du siècle. En 1577, une inspection de l’ensemble de la Principauté démarra, pour culminer avec l’élaboration d’un capbreu général du patrimoine royal. Cette initiative fut accompagnée d’un remodelage administratif complet qui donna une nouvelle définition aux offices de Batlle General et de Mestre Racional.

9Cette nouvelle orientation de la politique de la Couronne s’étendit à d’autres horizons que ceux de la négociation des tributs parlementaires traditionnels. On cherchait en particulier à intervenir dans les finances locales. Cette nouvelle stratégie fut basée sur trois initiatives concrètes. Pour ce qui était du patrimoine, tout en restaurant les recettes et les droits usurpés ou ceux dont la gestion était entrée en déclin, on s’efforça d’obtenir la réintégration d’universités 7 et de municipalités dans la juridiction royale. Les procédures de récupération municipales impliquaient la concession, de la part de la Couronne, d’autorisations pour que les universités lèvent des impôts avec lesquels payer les indemnisations qu’elles devaient à leurs anciens seigneurs laïques ou ecclésiastiques. D’autre part, la Couronne réaffirma un droit historique qui lui permettait d’exercer un contrôle comptable sur toutes les contributions levées par les villes ou universités pour financer leur passage sous la tutelle royale ou la réalisation de travaux d’urbanisme ou de fortifications. Grâce à ce droit au cinquième (quint), les comptes des municipalités – qui était vérifiés et soumis à actes notariés par le Mestre Racional – étaient contrôlés, et vingt pour cent des revenus dérivés de l’imposition étaient ainsi levés par le roi. Parallèlement, le personnage qu’était le régent de la trésorerie en Catalogne (ou trésorier de Catalogne) gagnait en importance et se chargeait progressivement de la collecte des quints et d’une partie des services * parlementaires, dont les montants, on l’a vu, étaient grevés par de lourdes charges. Finalement, le traitement de la fiscalité parlementaire changea de manière décisive. Désormais, la Couronne admit qu’il était difficile d’obtenir de nouveaux revenus de cette façon et préféra déléguer les fonctions de collecte et de défense à la Députation du Général *.

10Le nouveau cadre de négociation municipal eut une portée considérable, car la Couronne tirait des quints un revenu régulier qui résolvait ses besoins économiques dans la Principauté, étant donné le nombre croissant de municipalités impliquées dans le paiement de ces droits. Alors que ce mécanisme se mettait en marche, la Couronne connut aussi une période d’étroite collaboration avec les élites économiques de Catalogne, qui lui fournirent les ressources indispensables à son fonctionnement administratif et militaire par le biais de crédits à court et à moyen terme 8.

Les clés du problème catalan (1585-1640/1652)

11Cette période prolongée est caractérisée par les bons résultats, en général, de l’économie catalane tout au long du xvi^e siècle, ce qui se refléta, entre autre, dans l’expansion des finances publiques locales. Par contraste, les difficultés de fin de siècle rencontrées par la Castille expliquent en partie l’orientation prise par la politique fiscale du dernier Philippe II, de Philippe III, et surtout de Philippe IV. Une politique de contrainte constante, qui, avec le temps, conduisit la monarchie à assumer ouvertement des projets d’uniformisation de l’Empire qui mèneraient à la crise de 1640 9. Les conflits entre la Députation * et les agents du roi se multiplièrent alors, montrant clairement les limites de l’espace de négociation fiscale inauguré au cours de la période antérieure.

12En principe, le projet des quints échoua complètement. Le contrôle comptable des impôts locaux de certaines municipalités importantes avait débuté dès 1587, et les comptes de beaucoup d’entre elles remontaient à la fin du xv^e siècle. Aussi les quantités dues – du moins en théorie, il en allait autrement de leur recouvrement – prirent-elles des dimensions phénoménales. De nouvelles licences pour lever des impôts dans les villes et universités furent concédées parallèlement, toujours sous la condition expresse du paiement du quint. Les perspectives de croissance de la fiscalité royale en Catalogne étaient en train de se restructurer de façon considérable et l’on jetait les fondements d’une politique visant à inclure les municipalités catalanes dans un réseau plus vaste de contribuables qui fournirait à la monarchie des rendements constants, évoluant à la hausse. Cependant, ce nouveau projet de status fiscal se heurta de front à l’attitude rebelle de Barcelone, qui prit la tête de la résistance générale des municipalités au paiement du quint. Pour ce qui est des politiques de récupération des juridictions, elles se trouvèrent dans l’impasse à la fin du xvi^e siècle. Il ne s’agit ici que de signes avant-coureurs des limites d’une réforme radicale de l’appareil fiscal de la monarchie en Catalogne.

13C’est aussi pendant cette période que la Députation * commença à s’imposer comme un concurrent de la Couronne sur le terrain fiscal. Le pouvoir effectif de cette institution s’était renforcé depuis qu’elle avait été l’objet d’une profonde réorganisation en 1585. Durant les dernières décennies du xvi^e siècle, la Députation * avait beaucoup enrichi son patrimoine immobilier, consolidant sa position en tant qu’institution la plus importante dans la Principauté et dans les comtés. Vers 1585, environ 1 500 individus dépendaient administrativement de l’institution. Cela eut des répercussions évidentes sur son pouvoir juridictionnel, et surtout financier, même si elle était loin de se transformer en fisc d’État 10. Bien sûr, ses revenus allèrent croissant jusqu’au milieu du xvii^e siècle. Mais les finances de cette institution catalane souffraient des mêmes maux que les finances royales. Parmi les divers problèmes de la Députation *, on retient la mauvaise gestion de ses recettes, sa dépendance à l’égard des fermes des droits de bolla (presque les trois quarts de ses revenus à la fin du xvi^e siècle) et le contrôle exclusif de ses ressources par un petit groupe de fermiers qui noyautait l’institution. Situation extrême qui se reflète dans les données relevées pour la période comprise entre 1524 et 1605, où la majorité des fermiers des droits de la Députation * et de leurs cautions étaient des marchands, des gens de la petite noblesse et des ciutadans résidents de la ville de Barcelone 11. En outre, la hausse des revenus de la Députation * avait pour contrepartie des frais de perception élevés. Au début du xvii^e siècle, presque les trois quarts des dépenses ordinaires de l’institution étaient destinés au paiement des annuités des censals émis, tandis qu’entre 1599 et 1626, la majorité des dépenses extraordinaires étaient constituées par le financement d’ambassades envoyées par la Députation * auprès du roi ou de ses représentants officiels. Ceci met en relief l’escalade des conflits politiques qui culmina lors des Cortès inachevées de 1626, interrompues de nouveau en 1632. Comme nous le verrons, le désastre de l’administration des nouveaux tributs concédés à la Députation * par les Cortès de 1599, et l’épisode des galères catalanes (qui finirent par être utilisées dans le commerce privé et mises au service des financiers génois) provoquèrent de nouveaux conflits avec la Couronne, qui s’ajouter à des reproches anciens et à de vieilles disputes juridictionnelles non résolues.

14Les Cortès de 1599 tentèrent précisément de recomposer les relations fiscales en Catalogne. Pour cela, la Couronne fit table rase des expédients financiers en cours jusqu’à cette date et s’engagea à les réactiver dès la fin des Cortès. Les Cortès concédèrent à Philippe III un tribut élevé composé en plus des droits à percevoir pour son mariage et pour son couronnement (mariatge et coronatge) en échange d’une série de dispositions révolutionnaires. Entre autres, les chapitres des Cortès les plus importants dans ce sens furent le numéro 37 (qui favorisait nombre de seigneurs laïques et ecclésiastiques en ajournant la résolution de causes judiciaires entamées pour leur faire restituer certaines municipalités à la tutelle royale), le numéro 39 (qui paralysait les procédures d’établissement de registres terriens [capbreus] en cours) et le numéro 82 (qui annulait toutes les dettes des municipalités pour le paiement des quints et d’autres droits). Cette amnistie fiscale jusqu’à 1599 se complétait de l’octroi de l’autorisation à la Députation * d’imposer de nouveaux tributs pour financer quatre galères destinées à des opérations militaires sur la côte catalane et en Méditerranée occidentale.

15Grâce à tout cela, la Principauté pourrait participer réellement et efficacement à la défense de l’Empire par la prise en charge d’une petite flotte et par le biais du paiement futur des quints à la trésorerie, ce qui faciliterait l’entretien des garnisons militaires des Pyrénées. Il semblait qu’on jetait les fondements d’un système similaire à celui mis en place pendant le règne de Louis XIV en France. Selon ce système, la Couronne aurait joué en Catalogne le rôle d’une structure gouvernementale qui aurait garanti une certaine participation du territoire dans la stratégie impériale grâce au maintien d’une sorte d’état de bien-être pour l’oligarchie politique et sociale de la Principauté, qui, elle, aurait eu à sa disposition la plus grande partie des mécanismes de captation et de redistribution du produit fiscal 12. Cependant, durant les décennies qui suivirent, les conflits se succédèrent, mettant en évidence la non-viabilité du système et la rupture de ce cadre de négociation, jusqu’à atteindre le point de fracture politique entre la Catalogne et la monarchie 13.

16La levée des quints fut loin d’être un succès. Considérée comme un moyen d’encourager la contribution directe de la Principauté aux frais de sa propre défense, elle acquit une importance cruciale dans les projets de réformes financières de la monarchie. On brassait ainsi de grandes sommes d’argent hypothétiques et l’on songea même à étendre ce tribut à toute la Couronne d’Aragon en 1621. L’objectif primordial était de réduire les envois de numéraire depuis la Castille. C’est en ce sens qu’en 1626 le Comte de Chinchón écrivait : « Quand cet argent sera affecté aux châteaux de Catalogne, on économisera l’argent envoyé de Castille. » En mai 1620, le duc d’Alcalá fit part au Conseil des finances de la nécessité de procéder à la collecte universelle des quints en Catalogne afin de pouvoir payer les dettes contractées sur la frontière catalane et d’assigner dans l’avenir sur ces droits les frais de défense du Nord-Est. Le paiement et l’entretien des garnisons catalanes ne seraient plus effectués par le biais des envois de fonds de la Castille, ce qui permettrait une ponctualité jamais connue auparavant du paiement des salaires et des aides aux troupes : 1 500 fantassins pourraient ainsi être entretenus de façon permanente. Le trésorier de Catalogne avait recueilli un total de 6 390 357 sous entre 1599 et 1632. Ces calculs sur les rendements n’étaient pas erronés, mais l’on n’avait pas prévu le coût politique de la résistance générale suscitée par cette mesure. Les tentatives faites pour obtenir le paiement d’un cinquième des recettes de la ville de Barcelone provoquèrent une tension majeure.

17C’est dans ce contexte qu’il faut placer un second maillon dans la chaîne des incidents : les agissements du commissaire Pere Alòs. Cet homme aux antécédents louches, qui avait fait les frais d’une condamnation lors de la visite de personnages royaux officiels, fut chargé en 1616 de la résolution de trois problèmes importants du patrimoine royal dans la Principauté : a) saisir le montant total de tous les comptes sans propriétaire connu de la Taula de Barcelone et des changes privés qu’il pourrait trouver lors de ses enquêtes (en somme, intervenir fiscalement dans la comptabilité des principales institutions catalanes) ; b) poursuivre les investigations sur la taxe des quints, en comparant minutieusement les retards et les dettes dues ; et enfin c) en se basant sur le censal contracté par le roi Alphonse, il devait tenter de récupérer les rentes hypothéquées à Barcelone « car l’on entend que la ville a été plus que payée, non seulement pour ce qui est des pensions, mais aussi de la propriété ». C’est ainsi qu’on lui demandait des informations détaillées sur la situation du patrimoine royal en Catalogne. La mission d’Alòs entre 1616 et 1624 ne fut qu’un échantillon de la politique royale énergique développée par Philippe III en Catalogne. Une consulte proposait en 1625 la vente du patrimoine royal, non seulement en Catalogne, mais aussi dans toute la Couronne d’Aragon. Si l’on cédait le peu qu’il restait, cela suffirait pour maintenir un gouvernement royal minimum dans ces royaumes, « outre que même si l’on veut bien les vendre, le Conseil se demande bien qui voudrait les acheter ». Cette proposition de 1625 est la preuve la plus fidèle de la déroute des finances de la Couronne d’Aragon qui se trouvaient dans un état de ruine sans issue. La réforme, et même la vente étant rendues impossibles, la monarchie se trouvait sans porte de sortie.

18Les relations avec la Députation * commencèrent à se dégrader petit à petit. Malgré le précieux don voté en 1599, on continuait à réclamer à l’institution catalane certaines dettes du service des Cortès de 1585. Ces réclamations et d’autres initiatives du moment coïncidèrent avec l’apparition d’une série de critiques implacables contre l’institution fiscale clé de la Principauté. Un courrier anonyme envoyé à Olivares synthétisait une grande partie de l’argumentation utilisée par les détracteurs de la Députation *, accusée de gaspillage et de corruption généralisée pendant les années d’angoisse financière de la monarchie. Selon cette dénonciation, l’on ne parvenait pas à encaisser le produit des fermes, ce qui provoquait un endettement structurel des finances de la Députation *, excuse fondamentale pour ne pas offrir de don au monarque. Cependant, selon cet écrit, la solution ne reposait plus sur une nouvelle convocation des Cortès, car outre les frais engagés par la monarchie pour payer les « dommages », cela impliquerait pour les habitants de la Principauté « un esclavage perpétuel, en raison des nouveaux impôts et droits qu’il faudrait forcément imposer afin de pouvoir recouvrer le service dû à sa Majesté, et seuls en profiteront quatre coquins qui sont déjà en train de considérer ce qu’il leur faut demander et concéder ». Le rapport allait jusqu’à critiquer la mauvaise gestion des galères de 1599. D’autre part, la conclusion du dénonciateur était très claire : le peuple détestait la Députation *, car c’était l’organisme qui l’accablait de tributs et de droits à payer. Les espoirs de réforme ne pouvaient provenir que de la monarchie. Dès lors, la Députation * fut représentée comme une institution foncièrement frauduleuse, qui s’était approprié les ressources pécuniaires de la Principauté, argument repris par les publicistes pendant la guerre de Sécession (1640-1652). Ces conflits suscités par les finances du Général depuis 1623 n’avaient toujours pas été résolus au début de l’année 1640. En mars 1639, le vice-roi reçut l’ordre de s’approprier les recettes de la Députation *. L’ordre ne fut pas exécuté, mais il montre bien le point de non-retour atteint alors.

19C’est dans ce contexte que la reprise des conflits avec la ville de Barcelone fut dramatique, à cause de différents crédits sollicités à la ville-comté, et que celle-ci utilisa comme moyen de pression pour parvenir à s’approprier une fois pour toute les recettes du patrimoine royal. Elle y parvint en 1632, lorsque la monarchie souscrit un emprunt à la ville en hypothéquant de nouveau les recettes de la Batllia General. Fin 1640, la Ville confisqua la Batllia General de Catalogne.

20Enfin, les Cortès inachevées de 1626 constituent le point d’orgue de cette cascade de désaccords. Lors du discours royal d’ouverture, on rappelait la situation fiscale grave de l’Empire et les besoins présents d’une monarchie qui, comme le signalait Gabriel Berart la même année, faisait « couler le sang comme elle dilapidait les trésors, et dilapidait les trésors comme s’ils tombaient du ciel, aux Pays-Bas, à Naples, en Sicile, à Milan ». Fortement opposée à tout type de transaction financière, Barcelone paralysait toute négociation n’ayant pas pour but la mise en place d’accords sur le censal du roi Alphonse et la suppression ou la paralysie de la collecte des quints sur l’ensemble de la Principauté. Au cours des Cortès de 1626-1632, les corps de l’assemblée multiplièrent les propositions de « chapitres des Cortès » désavantageuses pour la Couronne. Ces Cortès traduisent l’échec final des voies d’intégration de la Catalogne dans le système fiscal et financier de la monarchie. Toute concession aux corps aurait représenté une abdication fondamentale de la souveraineté royale. Malgré tout, la monarchie ne renonça pas à son escalade fiscale. Un rapport très étudié du visiteur * Bayetolá promouvait même, en 1637, l’application de remèdes drastiques face à la pénurie financière dans la Principauté, en recommandant une confiscation des biens de la Députation * et de la ville de Barcelone. Effectivement, en janvier 1640, le Batlle General reçut l’ordre de prendre en charge la caisse du censal. Dans la consulte adressée au roi à cette occasion, Felip Viñes suggéra que le bénéfice rapporté soit versé dans la caisse de l’office du Mestre Racional. Finalement, on jugea plus opportun de le verser à la trésorerie de Catalogne. Les officiers des finances n’avaient pas cessé de faire des calculs et d’élaborer des stratégies qui tenaient de la chimère. S’approprier les rentes de Barcelone, et ensuite celle de la Députation *. On sait que c’est l’inverse qui se passa à la fin de l’année 1640 : c’est alors que la Catalogne fit Sécession.

Vers le contrôle royal des mécanismes fiscaux (1652-1705)

21Après la soumission à la France et la déroute catalane face aux armées impériales pendant la guerre de Sécession (1640-1652), la Députation * perdit son pouvoir à tous les niveaux, particulièrement son autonomie politique, ce qui entama la confiance qu’elle inspirait à ceux qui investissaient dans les titres de dette ou la ferme d’impôts. Si les institutions gouvernementales furent conservées, les mécanismes électifs de la Députation * ainsi que ceux de la ville de Barcelone furent contrôlés par la Couronne. À ce sujet, on a souligné que la première conséquence de ce processus fut le déclin fiscal de la Députation *. Ses ressources étaient quatre fois plus élevées que celles du fisc royal avant 1652, mais par la suite, la relation s’inversa, les recettes royales étant trois fois plus importantes 14. On peut y voir l’effet d’un plus grand interventionnisme de la Couronne. Certes le fisc royal s’appropria les impôts créés par la Députation * pendant la guerre ; certes les demandes de dons forcés et de logement de troupes furent plus fréquentes ; certes, en 1653 fut convoqué le parlement général de Catalogne (réunion des corps de la Principauté dont les attributions constitutionnelles se limitaient à offrir aide et conseils sur des sujets concrets) qui offrit un service de 10 000 000 sous annuels pendant trois ans pour faire face aux besoins militaires de la guerre contre la France, etc. Cependant, il y eut aussi des dynamiques endogènes à la Députation * qui expliquent son inertie financière en cette fin de xvii^e siècle, et jusqu’à un certain point, la monarchie ne fit qu’exploiter ces faiblesses. Il y en eut essentiellement deux : d’une part, la perte d’importants districts fiscaux (le Roussillon et la Cerdagne française) en 1659, lors de la paix des Pyrénées ; d’autre part, l’institution eut d’énormes difficultés à surmonter les désordres financiers graves provoqués par la guerre de Sécession. C’est ainsi que les retards dans le recouvrement des droits affermés et la dette très élevée de la Députation * menacèrent de mener celle-ci à la faillite. Un processus similaire affecta d’innombrables municipalités catalanes, qui ne purent pas supporter le poids des contributions militaires effectuées depuis 1640, et dont la situation empirait par moments, car la seconde moitié du xvii^e siècle fit de la Catalogne un théâtre permanent de guerre contre la France de Louis XIV. C’est dans ce cadre que les agents du roi dans la Principauté négocièrent différents accords ou arrangements financiers pendant les années 1670 qui permirent à la Députation * et aux autres corporations de surmonter leur piteuse situation et d’éviter les confiscations judiciaires de leurs recettes.

22La Couronne contribua ainsi à rétablir la confiance nécessaire dans les finances locales et dans celles de la Députation *. Sa compétence pour instaurer un espace fiscal propre de négociation dans la Principauté provenait donc de sa capacité d’arbitrage. D’autre part, sa capacité fiscale s’accrut au fil des guerres. Les conflits de juridiction, eux, ne devaient pas disparaître, comme le montra le déroulement des Cortès de 1701 et de 1705. Le déclenchement de la guerre de Succession rendit inapplicable le bilan fiscal de ces deux sessions.

23Les cadres de la négociation fiscale établis par la monarchie espagnole dans la Catalogne moderne furent changeants et ils obéirent à des contextes politiques et économiques qui varièrent avec le temps. En outre, nous l’avons souligné, il était difficile d’établir une négociation univoque entre la monarchie et le royaume. Sans aucun doute, la monarchie renforça l’édifice constitutionnel de la fiscalité catalane pendant cette période, car elle garantit l’immunité fiscale des corps privilégiés et favorisa la participation d’hommes d’affaires, de marchands, de petits artisans et d’autres groupes aux bénéfices de la dette publique administrée par la Députation * et de l’affermage des impôts. C’est dans ce sens, celui d’une consolidation des particularités souveraines de la Catalogne et d’une répartition des attributions fiscales, qu’il faut comprendre la nouvelle légalité tributaire inaugurée lors des Cortès de 1599 ou au lendemain de la guerre de Sécession. En termes globaux, on peut qualifier ce processus de négociation et de transaction plutôt que de parler d’interventionnisme et de contrainte. Au processus de délégation des attributions fiscales de la monarchie à la Députation * à la fin du xvi^e siècle succéda un mouvement inverse au cours des dernières décennies du xvii^e siècle. Le bilan que nous pouvons tirer de cette prééminence constante de la négociation dans les relations fiscales entre la monarchie et les élites qui dominaient la vie politique et économique de la Principauté pendant le xvi^e et le xvii^e siècle ne peut qu’infléchir notre interprétation de l’évolution fiscale observée au xviii^e siècle. Faut-il comprendre la trajectoire du cadastre (catastro) en termes de continuité négociatrice ? Car cet impôt institué à la fin de la guerre de Succession, conçu comme une mesure de répression, devint un tribut dont le recouvrement fut adapté aux équilibres d’une réalité sociale, politique et économique catalane dominée par quelques groupes puissants bien définis. De la même manière, doit-on comprendre qu’en maintenant l’affermage des droits de bolla jusqu’en 1770 la monarchie voulait continuer à offrir un cadre d’investissement séduisant pour satisfaire les intérêts de cette même élite ?