1La situation économique de la monarchie dans la Catalogne moderne fut ce qu’elle était habituellement dans l’Ancien Régime européen : le monarque devait faire face à ses besoins financiers grâce à ses seules rentes et à son patrimoine, en respectant l’autonomie financière de la Députation du général * – l’institution permanente du gouvernement économique et politique de la principauté depuis le xiv^e siècle, déléguée des Cortès, chargée de contrôler le respect de la légalité catalane de la part de la monarchie, de l’Église, de la noblesse et des communes. Étant donné que le patrimoine royal avait été presque entièrement aliéné par les rois médiévaux, les finances royales étaient alimentées par de faibles revenus au début du xvi^e siècle. Outre leur faible rendement, ces recettes étaient nombreuses, très variées et dispersées sur un territoire qui comprenait la Catalogne actuelle et les comtés du Roussillon et de la Cerdagne. La Couronne ne disposait pas de suffisamment d’agents pour obtenir une perception efficace. De nombreux droits avaient été usurpés et leur récupération faisait l’objet de débats lors de longs procès. Enfin, en raison du retard du remboursement de prêts concédés aux rois Alphonse V (1429) et Jean II (1460), pendant les xvi^e et xvii^e siècles, la ville de Barcelone réclama le contrôle de la majorité des ressources patrimoniales qui étaient retenues par la Couronne dans la principauté. À partir du règne de Charles Quint, on essaya de résoudre l’asphyxie d’un patrimoine royal à la gestion difficile et menacé de disparition. C’est à partir de ce moment-là que la Catalogne acquit une importance politique et militaire croissante au sein d’une monarchie qui faisait de la Méditerranée l’une des bases du nouvel Empire. Ce processus, similaire à celui observé dans d’autres territoires de la monarchie hispanique, fut à l’origine de l’implantation d’un gouvernement de vice-royauté efficace en Catalogne, avec des bases financières qui permettraient aussi de contribuer au paiement des troupes terrestres et maritimes défendant les Pyrénées et la Méditerranée.

2Tout au long des xvi^e et xvii^e siècles, les expédients fiscaux de la maison d’Autriche destinés à renforcer le patrimoine royal en Catalogne au moyen de la récupération de rentes et de juridictions se succédèrent ; les institutions chargées de la gestion du fisc royal (Batllia General, Mestre Racional, Regent de la Tresoreria) furent réorganisées ; on essaya de lever de nouveaux droits et de renouveler les charges sur les rentes municipales… Ces tentatives, parmi tant d’autres, ne donnèrent pas les résultats attendus par la Couronne. De son côté, la fiscalité parlementaire connut des hauts et des bas, avec de fréquentes convocations des Cortès sous le règne de Charles Quint, plus espacées sous Philippe II et qui culminèrent lors des Cortès de Barcelone de 1599 convoquées par Philippe III. Lors de ces dernières Cortès, un système déjà ébauché depuis 1585 fut établi, accordant une grande autonomie fiscale et des revenus plus élevés à la Députation du général * en échange de la prise en charge par la principauté des coûts d’une partie de la défense maritime de la Méditerranée occidentale et de la cession à la Couronne d’un droit de 20 % sur les recettes fiscales des communes catalanes (dret del quint). Au début du xvii^e siècle, le bilan était loin d’être positif. La Couronne dut avoir recours à de nouvelles demandes de prêts et de dons à des institutions et à des villes catalanes. Barcelone et très vite les principales communes de la principauté résistèrent aux paiements de ces quints. La Batllia General renouvela alors ses pressions pour la récupération du patrimoine royal, heurtant les prétentions retrouvées de Barcelone, qui souhaitait procéder à l’amortissement des emprunts médiévaux, mais aussi de ceux effectués depuis 1599. Ces affrontements fiscaux en cascade se conjuguèrent à l’augmentation de la tension politique et institutionnelle, évidente dans les Cortès inachevées de 1626-1632, ce qui conduisit à la crise de 1640.

3Après le conflit (1640-1652), la monarchie sembla trouver les sources fiscales nécessaires pour couvrir une partie de ses besoins dans la principauté grâce aux dons périodiques, à la subvention constante de régiments par Barcelone et par la Députation * et au contrôle effectif de nouveaux tributs (dret de guerra, nova ampra, administrés par la trésorerie de Catalogne). Tout cela contribua à un renforcement de la souveraineté fiscale de la Couronne, qui coïncida en outre avec la résolution par la Catalogne des problèmes monétaires et économiques du milieu du xvii^e siècle, bien que ce panorama de prospérité fût nuancé par les problèmes financiers de la Députation * catalane, liés à ses retards de perception et aux pressions de ses créanciers. Quant aux innovations fiscales des Cortès de 1701 et de 1705, elles demeurèrent sans effet, la principauté glissant vers le chemin de la guerre de Succession 1.

Finances royales et gens de crédit

4Aucune des mesures mentionnées ici ne résolvait cependant le problème majeur des finances royales dans l’ensemble de la monarchie hispanique. La fiscalité parlementaire, les subsides ou les nouveaux tributs ne répondaient pas immédiatement aux besoins urgents de capital de la part des finances royales, car la perception des recettes traînait en longueur et son administration complexe avait un coût. Le paiement des soldes, échéances des crédits, approvisionnements et salaires et, en général, des principales dépenses de la Couronne ne pouvait être différé et exigeait un haut degré de liquidité monétaire. C’est pourquoi la Couronne choisit très tôt d’avoir recours aux services économiques et financiers des marchands et des hommes d’affaires établis en Catalogne. Ce n’était pas là une nouveauté : les traités avec le capital privé avaient caractérisé les pratiques financières de tout le Moyen Âge. Comme à cette époque, ces affaires ne furent pas assumées exclusivement par des marchands catalans. Lors des siècles modernes, la présence à Barcelone et dans la principauté de négociants péninsulaires, allemands, français, et surtout italiens fut très importante et tous participèrent indistinctement à l’aide financière de la Couronne.

5Les travaux classiques de Jaume Carrera Pujal ou Pierre Vilar et ceux plus récents d’Albert García Espuche ont nuancé le cliché de la décadence économique de la Catalogne pendant les xvi^e et xvii^e siècles 2. Il est à présent hors de doute que les conditions nécessaires pour le développement d’un groupe relativement prospère d’hommes d’affaires catalans furent réunies pendant les règnes des Habsbourg. Adapté aux structures artisanales, commerciales et protoindustrielles qui se développèrent à cette époque-là, le capital privé fut aussi le principal bénéficiaire de la politique de dépenses militaires de la monarchie, étant donné qu’il s’empara du contrôle des paiements des galères et des fortifications, ainsi que de l’approvisionnement des troupes en matériel et en aliments. Les coûts de transaction et d’opportunité, tant économiques que financiers, au niveau de l’information, de la confiance, du contrôle, etc., étaient assumés de manière consensuelle par la Couronne et par les hommes d’affaires dans la principauté, garantissant la sécurité des contrats 3. Ces gens de crédit rendirent d’importants services financiers en facilitant la mobilisation et la compensation de capitaux ou en investissant dans la dette de la Couronne en Catalogne, dans une relation fructueuse entre finances publiques et finances privées.

6La connaissance que nous avons de cette participation financière, grâce aux contributions hétérogènes d’Abbott P. Uscher, Jaume Carrera Pujal, Felipe Ruiz Martín et Gaspar Feliu demeure partielle 4. Aussi convient-il de souligner une série de circonstances qui facilitèrent la négociation de capitaux pour les hommes d’affaires catalans à cette époque, au-delà d’une conjoncture économique changeante.

7En premier lieu, Barcelone et la Catalogne constituèrent un espace d’activité financière dans lequel les splendides rendements des réseaux de circulation de marchandises se conjuguèrent aux capitaux de toute la Méditerranée occidentale. Les connexions avec la Castille se firent de plus en plus irrégulières au fil du xvi^e siècle, tandis que les relations économiques de la Catalogne avec les territoires italiens et l’Europe en général augmentèrent. Ces territoires présentaient un intérêt stratégique pour la monarchie, car des informations, des administrateurs, des troupes et des ressources pour les territoires de l’Empire y circulaient. À cette époque-là, la Catalogne se transforma en une zone franche entre la Péninsule et l’Europe. On y vit des marchands génois, intéressés par le transfert de l’argent politique de la monarchie hispanique, mais aussi des commerçants allemands attirés par le safran, des négociants portugais qui se consacrèrent à des contrats avec la monarchie hispanique tout au long du xvii^e siècle, ainsi que des Castillans et des Catalans impliqués dans le trafic économique et financier. En effet, outre les marchandises, la Catalogne connut une importante circulation de capitaux, ce qui créa une géographie monétaire et financière particulière.

8En deuxième lieu, précisément pour faciliter la circulation de capitaux, l’une des préoccupations récurrentes des marchands catalans fut d’articuler un marché des changes avec les principales places européennes (en particulier Lyon et les foires génoises de Bisenzone, Novi ou Plaisance) et, à un moindre degré avec la Couronne d’Aragon. Ce projet obéit à des objectifs très spécifiques des marchands et négociants catalans. Tout d’abord, il s’agissait, traditionnellement, de signer des accords marchands entre des places distantes, avec cependant jusqu’en 1625 un usage sophistiqué de mécanismes comme la compensation, qui évitaient l’exportation de numéraire. Mais il fallait aussi faciliter la circulation de capitaux en Méditerranée occidentale, qu’ils soient publics ou privés (remises de la Couronne, remboursement de fournisseurs italiens, rentes ecclésiastiques, paiements divers à Rome, recherche de liquidités des fournisseurs de blé de Barcelone, etc.). Enfin, tout spécialement, on voulait rendre possible la réalisation d’affaires spéculatives et lucratives par le biais des changes secs réalisés avec la place de Lyon à la fin du xvi^e siècle, étendus par la suite autres places sous la forme de changes fictifs, avec un usage abusif du protêt. Tous ces processus sont parfaitement décrits dans les mémoires catalans qui accompagnent les essais de réaménagement du marché des changes après le Motu Propio drastique de Pie V – qui durcit les conditions des traités établis lors des foires depuis 1571 – et la crise du marché des changes depuis la fin du xvi^e siècle (1572-1578, 1590-1601, 1606-1616, 1623, 1674).

9En troisième lieu, ce marché des changes, comme toutes les affaires de finances, bénéficia sans aucun doute de la sécurité et de la garantie fournies par des institutions particulières comme le Consulat, la Taula de Canvis ou, plus tard, la banque municipale de Barcelone, qui distinguèrent cette ville d’autres centres péninsulaires comme Séville. Elles permirent au monde des affaires d’échapper à l’interventionnisme de la Couronne, jouissant un degré notable d’autonomie et aussi d’inviolabilité par rapport aux pouvoirs territoriaux catalans 5. On pourrait ajouter à cette situation les particularités d’un système monétaire catalan qui ne souffrirait pas de manière aussi drastique que la Castille des hauts et des bas de la monnaie de billon et de la décapitalisation tout au long du xvii^e siècle. Cette autonomie juridictionnelle fut aussi fortifiée par la dépendance bureaucratique des principales institutions financières de la Catalogne (la Couronne, la ville de Barcelone, la Députation *, les finances municipales) à l’égard du monde mercantile. Les administrateurs des finances catalanes étaient en effet issus des rangs des marchands, des artisans et des hommes d’affaires. Ces individus concilièrent leurs charges officielles et leurs activités privées, résolvant les difficultés d’organisation des pouvoirs publics et obtenant en échange des bénéfices substantiels, bien que ces opérations ne fussent pas exemptes de risques, car en fin de comptes l’administrateur avançait des ressources privées dans l’espoir d’un remboursement rapide des finances publiques.

10Finalement, en quatrième lieu, la participation des hommes d’affaires dans les finances publiques fut essentielle pour maintenir les systèmes de dette publique créés et gérés par la Députation du général *, mais qui surgirent comme conséquence directe des demandes de subsides parlementaires de la part de la Couronne. La plupart des aides monétaires votées aux Cortès au xvi^e siècle furent perçues grâce à l’émission de contrats de cens (censals) par la Députation * 6, les titres étant acquis par les secteurs sociaux économiquement les plus dynamiques. Or, ces mêmes investisseurs contrôlaient le recouvrement des tributs de la Députation *. Cela favorisa la création d’un système de dette publique à long terme, rentable, stable et avec des taux d’intérêt bas, presque un système de « dette nationale ».

11Une fois admis cet accord de fait entre les intérêts et les besoins des finances royales et des hommes d’affaires, nous pouvons examiner plus en détail ses modalités. Tout au long des xvi^e et xvii^e siècles, la participation des marchands et des hommes d’affaires aux finances royales catalanes se fit dans trois directions essentielles : le contrôle des recettes fiscales et des droits du patrimoine royal ; la mise à profit et la facilitation du passage de métal précieux par la Catalogne ; enfin, les prêts monétaires accordés aux officiers royaux, souvent associés à l’approvisionnement en aliments et en ustensiles des troupes cantonnées à la frontière avec la France ou des galères méditerranéennes.

Le contrôle du patrimoine royal

12En Catalogne, le contrôle du patrimoine royal par les secteurs privés tira profit de la pratique par la Couronne de l’affermage de ses droits et rentes. Ce mode de perception garantissait des revenus réguliers à la Batllia General (l’organe chargé de l’administration du patrimoine royal en Catalogne). En effet, il levait l’incertitude sur le rendement des recettes et permettait à la Couronne d’économiser les frais d’administration de recettes hétérogènes, dont le contrôle était si difficile que le commissaire Pere Alòs les qualifia d’authentique « labyrinthe de Crète » lors de sa visite * en 1616-1624 7. La ferme était normalement accordée pour des périodes de trois ans, bien que les contrats signés pour deux ans fussent abondants, et elle était adjugée publiquement. Le ou les fermiers disposaient d’un tiers du montant des amendes infligées aux fraudeurs et de la moitié des bénéfices tirés des confiscations. Les recettes de la ferme étaient versées à la Taula de Canvis de Barcelone en monnaie barcelonaise. Le particulier offrait ses propriétés comme garantie du contrat et il fournissait comme garants des personnes solvables qui présentaient des cautions. Une fois l’engagement pris, le fermier renonçait à son propre for et il était soumis à la juridiction de la Batllia General : ainsi, il bénéficiait de la juridiction correspondant aux officiers royaux. Le fermier jouissait du statut juridique de commissaire du patrimoine royal et pouvait mener des enquêtes sur des droits tombés en désuétude et entamer des poursuites pour fraude. Il était autorisé à porter des armes – interdites en Catalogne à certains moments à cause du banditisme endémique – et, pendant la durée du contrat, il était exempté de toute levée de soldats.

13L’affermage des recettes du patrimoine royal procurait donc des avantages importants aux marchands et aux hommes d’affaires. Malgré tout, ils ne suscitèrent pas l’intérêt des grandes fortunes catalanes. Certes, entre 1518 et 1646, un groupe de marchands, de négociants, d’agents de change et de petits commerçants (botiguers), barcelonais dans leur majorité – auxquels nous pourrions ajouter des artisans textiles, très liés aux activités mercantiles et financières – participa activement comme fermiers ou garants au recouvrement des recettes patrimoniales. Ce groupe parvint ainsi à exercer un contrôle sur le patrimoine royal, maintenant des prix de fermes stables et très bas pendant les xvi^e et xvii^e siècles. Les fermiers étaient les seuls bénéficiaires de la perception, la Couronne voyant ses intérêts consumés par l’inflation et par les impayés. Mais les grandes familles de l’époque ne paraissent pas impliquées dans ces affaires. Leur désintérêt obéit à des raisons précises : l’incidence effective minimale de la fiscalité royale sur la pratique économique et la faible rentabilité de l’investissement dans le patrimoine royal. À cet égard, le contrôle privé sur le patrimoine royal finit par dénaturer complètement les fermes. Par le biais de la ferme, on cherchait en effet à adapter la taxe aux intérêts de négociants et de manufacturiers, plutôt que de viser à élever le rendement de tributs socialement contestés, dont la valeur était faible quand la Batllia les percevait en régie directe. De nombreuses fermes ne furent pas payées, les retards s’accumulèrent. Lors des adjudications, les enchérisseurs en vinrent à exiger des gratifications excessives et on a relevé des remises atteignant jusqu’à 38 % du prix final. En outre, on avait la coutume d’éluder le paiement des droits grâce aux connivences et aux solidarités entre commerçants autochtones, qui protégeaient aussi les affaires de marchands étrangers. Ajoutons à tout ceci la menace constante de la part de Barcelone d’exercer ses droits de confiscation du patrimoine royal en vertu des contrats de cens du xiv^e siècle, menace qui faisait peser une insécurité manifeste sur l’investissement, puisque les recettes du patrimoine royal étaient hypothéquées au paiement des annuités des cens. En définitive, la domination des fermiers fut si absolue et si incontestée que, dans la pratique, elle fit obstacle à toute tentative de réforme visant à augmenter les recettes du patrimoine royal en Catalogne 8.

La circulation de métal précieux en Catalogne et les hommes d’affaires

14Au milieu du xvi^e siècle, de nouvelles occasions de participation privée aux finances de la monarchie surgirent. Les conflits avec l’Angleterre et, plus tard, la révolte des Pays-Bas rendirent difficiles le commerce et le trafic maritime atlantique avec les Flandres. L’alternative d’envoyer des troupes et des ressources à travers la France s’avéra également infructueuse à cause des premières guerres de religion. Petit à petit, le trafic marchand public et privé à travers la Méditerranée augmenta. Les approvisionnements de l’armée des Pays-Bas en armes et en argent et les aides monétaires de la monarchie hispanique aux Habsbourg d’Autriche suivirent une route que l’on a appelée le « chemin espagnol », qui reliait la Castille à l’Italie et aux Pays-Bas, en passant par les ports du Levant péninsulaire. La Catalogne et les hommes d’affaires établis à Barcelone jouèrent ici un rôle crucial, car ils disposaient de l’infrastructure et des conditions financières adéquates pour tirer un maximum de profit de l’affluence de métal précieux, que ce soit directement ou en tant qu’intermédiaires. De son côté, la Couronne obtenait de cette manière que ses financeurs internationaux puissent acheminer les envois des Indes vers l’Europe d’une manière sûre, rapide et efficace.

15À partir de l’analyse d’une source sérielle, constituée par les exonérations de paiement (llicències de propi ús) des droits d’importation et d’exportation (entrades i eixides) de métal précieux perçus par la Députation *, il est possible d’étudier la participation à ce trafic des gens de crédit établis à Barcelone 9. Grâce au subterfuge consistant à déclarer les envois de métal précieux en espèces ou en lingots comme possessions du monarque (bénéficiant par conséquent de franchise de transport selon le privilège de propi ús del rei), une multitude d’hommes d’affaires de toutes les nationalités évita le paiement de tributs à la Députation * pendant les xvi^e et xvii^e siècles. Ainsi, des milliers de réaux furent transportés à travers la Méditerranée occidentale, en provenance de la côte catalane, dans des galères catalanes, génoises, napolitaines ou siciliennes.

16Nous avons reconstruit l’évolution des exportations officielles, bénéficiant de l’aval de la monarchie et exonérées de droits. Nous savons peu de choses sur le volume d’exportations des particuliers, soit légales, soit faites en contrebande dans les nombreuses galères qui circulaient entre l’Espagne et l’Italie. Les références à cette dernière pratique sont abondantes, et nombre de grands marchands et d’officiers catalans y prirent part. Ainsi, d’après la correspondance de Simón Ruiz, les Granollachs se seraient spécialisés dans le trafic de réaux entre Barcelone et Marseille-Lyon, versant des dessous de table et évitant le paiement de droits à la Députation *. Mais ce sont sans aucun doute les expéditions présentées comme publiques qui supposèrent les envois les plus importants de numéraire de passage par la principauté.

17Dans ce cadre, les services offerts par les groupes mercantiles à la Couronne consistèrent à faciliter le transit de métaux précieux tout en fournissant logement, moyens de transport et garanties juridiques aux titulaires des licences. Des représentants permanents des grands fournisseurs génois, allemands et portugais de la monarchie des xvi^e et xvii^e siècles s’établirent à Barcelone, ainsi que des facteurs des principaux hommes d’affaires castillans de l’époque. La Taula de Canvis, le Consulat et des connivences au sein du gouvernement barcelonais et de la Députation * offraient des avantages supplémentaires à qui voulait faire circuler des métaux précieux. Les licences d’exportation concédées par le Conseil des finances à la cour de Madrid furent relayées par les concessions de propi ús réclamées par le vice-roi aux députés catalans. Par ailleurs, nombre de contrats de prêts d’hommes d’affaires catalans à la Couronne étaient assortis de la concession de licences de propi ús. Tant pour la Catalogne que pour l’Empire, ces licences offrent une excellente radiographie des sources de crédit de la monarchie hispanique. Elles montrent une autre modalité de collaboration entre la Couronne et les hommes d’affaires catalans, collaboration qui comme toujours eut un prix politique élevé, car elle consolida en Catalogne la souveraineté fiscale de la Députation *, qui présenta toujours les exonérations de paiement de droits comme une contribution économique aux monarques.

Le crédit privé et les comptes des payeurs

18Le troisième espace de participation des hommes d’affaires dans les finances royales fut constitué par les dépenses militaires de la Couronne dans la principauté. Dans ce domaine, des crédits privés furent négociés avec les payeurs de l’armée et des galères et des contrats de ravitaillement en armes et en matériel furent signés pour les armées ou les galères du territoire.

19Le besoin de crédit de la part des finances royales en Catalogne amena la Couronne à multiplier les demandes de prêts et de dons aux institutions et aux particuliers au cours de l’époque moderne. Les dons publics et particuliers, plus ou moins obligatoires, ne supposaient pas le paiement direct d’intérêts monétaires, bien qu’il fût nécessaire de concéder des contreprestations ponctuelles aux acteurs impliqués. Les crédits accordés par des particuliers furent de la plus haute importance. Leur principale caractéristique était qu’il s’agissait d’opérations financières à court terme, soumises au bon vouloir des officiers royaux qui négociaient avec des marchands et des hommes d’affaires de la principauté. Le risque encouru était d’autant plus important, d’où le paiement d’intérêts élevés.

20Entre 1540 et 1640, la plus grande partie de l’argent mis à la disposition des payeurs royaux en Catalogne provenait de virements en provenance de la Castille. Cependant, les crédits accordés par des particuliers constituèrent une source de financement supplémentaire, tout spécialement pendant la période 1560-1590, au cours de laquelle de grandes quantités furent perçues par les vice-rois à travers des contrats et des écritures d’obligation qui, déguisés sous la forme de lettres de change, dissimulaient des prêts à intérêt 10. Ces opérations de change se firent majoritairement sur la base des foires de paiement de Lyon comme lieu de livraison (réel ou fictif ) des lettres négociées à Barcelone. En ce qui concerne les marchands impliqués dans ces opérations, on a pu distinguer deux groupes : d’un côté, ceux qui agissaient comme donneurs d’argent dans l’opération de change, c’est-à-dire ceux qui prêtaient des capitaux au payeur ou à son représentant à Barcelone ; de l’autre, les banquiers à Barcelone et les correspondants à Lyon qui rendaient possible l’exécution des accords communiqués au moyen de lettres d’avis et véhiculés par des lettres de change. Le croisement de ces données permet de distinguer une dizaine de noms : Pere Ferreres, Damià Puiggener, Francesc Reguer, Joan Rovirola, Jaume Joan Gener, Bernat Taverner, Miquel Maduxer, Joan Saurí et le consortium Bernadí & Francesc Granollachs. Cette liste rassemble les fournisseurs de 91,33 % du total des crédits faits aux payeurs par le biais de lettres de change négociées, ainsi que 90,71 % de la valeur des lettres virées sur les foires de Lyon. Parmi eux, le marchand Ferreres fournit 34,16 % des crédits dans leur totalité et 30,55 % des quantités en lettres virées à Lyon. Le degré de contrôle financier que Pere Ferreres, Damià Puiggener et Francesc Reguer pouvaient exercer sur les contrats avec les payeurs était extrêmement élevé. Ce trio fournit 71,11 % de l’argent total porté au débit des payeurs et 69,22 % des virements sur Lyon.

21Ces crédits supposent qu’un pourcentage très élevé du budget fut manipulé par les payeurs catalans entre 1560 et 1590. Sur la base des chiffres – par ailleurs pas toujours révélateurs – de leurs relations en recette, dépense et reprise, par exemple, pour le payeur Antonio Enrique, sur un total de recettes de 191 726 823,50 mrs, on calcula un sous-total de changes de 75 134 976,50 mrs entre 1568 et 1571, ce qui supposerait que l’argent soumis au change atteignait 39,19 % des recettes totales du payeur. Si l’on examine la relation de dépenses, le paiement des changes et des crédits à court terme atteignit 49,84 % du total. Si l’on utilise seulement les chapitres de dépense et de recette gardant une stricte relation avec la Catalogne – c’est-à-dire sans compter les opérations concernant les Baléares –, les pourcentages de crédits atteignent 54,02 % du total de la recette et 60,58 % de la dépense. Selon cette perspective, au cours de ces décennies, la caisse du payeur des frontières et des galères de Catalogne fut stricto sensu un organisme public soutenu par le capital privé barcelonais. Ces opérations furent d’autant plus fréquentes qu’on retrouve de nombreux prêts et crédits individuels sous forme de dépôts rémunérés à des payeurs et des vice-rois : la pression exercée par les prêteurs, qui tiraient parti des besoins privés des officiers, s’en trouvait renforcée.

22Les intérêts payés dans ces opérations étaient très élevés et encore accrus par les protêts et rechanges des lettres. Il était fréquent de passer un nouveau contrat de change pour pouvoir payer la première lettre arrivée à échéance. L’ampleur de ces opérations est exposée dans un rapport adressé depuis la Catalogne au Conseil des finances en 1575, qui le met en garde contre les coûts extrêmement élevés de l’administration de guerre du payeur : les intérêts moyens des lettres de change payables à Lyon se montent en effet à 30 %.

23Le point culminant de ces opérations de prêt se situe dans la période 1562-1575 et coïncide avec la chute de l’activité des foires de Castille, dont les paiements devenaient irréguliers. À partir de ce moment-là, les places bancaires de la Couronne d’Aragon connurent un regain d’activité, à la recherche d’intégrations au niveau de leur propre territoire et, surtout dans le cas de Barcelone, de correspondants européens. Les Catalans établis à Lyon jouèrent un rôle en accord avec leur position dans la géographie du capital catalan de l’époque. Leur capacité financière n’était dans l’ensemble pas supérieure à la moyenne, mais leurs connexions dans toute l’Europe depuis la ville de Lyon qui, à cette époque-là, était le noyau d’un réseau complexe d’affaires et d’activités, leur conféraient de grands avantages 11. Cette voie catalane de crédit coïncida également avec les tentatives frustrées de Philippe II d’éliminer la dépendance financière de la monarchie par rapport au capitalisme génois. Ce fut précisément le changement du système des grands partis (asientos *) de financement global de l’Empire à la fin du xvi^e siècle qui finit par réduire l’importance des emprunts obtenus à Barcelone, alors que tous les espoirs des vice-rois se résumaient à la réduction des dépenses de défense dans la principauté – assumées en partie par la Députation * – et à l’augmentation des recettes au moyen du droit du quint depuis 1585. D’un autre côté, avec la réorganisation fiscale et l’assainissement financier de la Députation * à ces mêmes dates, des opportunités d’investissement plus larges et plus sûres en contrats de cens, en droits de galères et en bolles à l’échelle catalane s’offrirent aux financiers barcelonais, qui s’éloignèrent des affaires moins sûres offertes par les finances royales. Postérieurement, ces hommes d’affaires participèrent à des opérations de soutien des finances royales de moindre envergure spéculative, mais déjà sans relation avec les changes, au moins jusqu’à la guerre de Sécession de 1640-1652. Ces activités reprirent dans le contexte des guerres avec la France à la fin du xvii^e siècle.

24Le prototype du marchand de la fin du xvi^e siècle devait rester en vigueur. Joan Mata en est un bon exemple. Négociant de Valence qui maintint des contacts avec les Puiggener, il était « marchand et en tant que tel traite, fait commerce, marchande et négocie, donnant en échange de nombreuses quantités pour diverses foires, comme celle de Medina del Campo ou d’ailleurs ». Mais ce marchand type ne prenait plus part aux finances royales. On ne peut en aucun cas confondre le destin du territoire avec les vicissitudes des grandes familles barcelonaises. On peut par contre nuancer fortement l’analyse des relations entre la monarchie hispanique et la Catalogne, montrant que la mise à profit de la dépense publique par les notables catalans fut habituelle, que le paiement d’avance de capitaux privés fut fondamental pour soutenir le crédit des finances royales et, finalement, que ce qui fut déterminant dans tout ce panorama fut le capital privé en comparaison avec les ressources de l’administration vice-royale de la Principauté et même de la Députation * catalane. À titre d’exemple, le montant brut des services des Cortès de 1563-1564 (6 000 000 s.) et 1585 (10 000 000 s.) peut être comparé à celui des exportations d’argent effectuées par les Granollachs entre seulement janvier et juin 1587 (2 740 000 s.).

25Mais la participation de ces agents au soutien de la monarchie ne se résume pas à la remise de fonds. Comme l’a écrit Ramón Carande :

« Les monarques ne demandent et n’obtiennent pas que de l’argent de leurs banquiers. Ceux-ci leur fournissent, de façon directe ou indirecte, des équipements et des fournitures dont le paiement différé fait monter les prix et élève les gains faits sur les ventes à crédit de victuailles, d’armements, de munitions et d’uniformes 12. »

26La documentation conservée dans la section de la cour des Comptes des archives générales de Simancas est très révélatrice en ce qui concerne les opportunités que supposèrent les dépenses de la Couronne en bagnes, voitures, grains, pain de munition, ravitaillement de troupes ou construction et entretien de galères pour les hommes d’affaires et les compagnies de marchands catalans au cours de l’époque moderne. Il ne s’agissait pas seulement des « affaires de la guerre », surtout alors qu’une grande partie de la société catalane restait en marge des « désastres de la guerre » pendant le xvi^e siècle et jusqu’au début du xvii^e siècle. Dans le cas des hommes d’affaires, les bénéfices pesèrent toujours sans nul doute plus lourd que les coûts dans leurs investissements dans ce domaine, en marge des conflits de guerre latents ou déclarés. Les dépenses d’entretien de troupes et de galères furent permanentes, et vu leur régularité, elles amenèrent à la création de grandes infrastructures et de connexions mercantiles durables dans la Méditerranée occidentale. Même si elles restèrent centralisées dans la zone de Barcelone et perturbèrent, à certains moments, le développement économique régional, elles offrent un exemple parfait de la conjonction splendide d’intérêts entre monarchie et capital privé en Catalogne, avec une connexion indissoluble entre moyens de destruction et moyens de construction 13. Ce fut peut-être dans ce domaine du crédit et des exportations que la collaboration des hommes d’affaires avec l’administration royale en Catalogne s’avéra la plus efficace. Sans leur capital et sans leur savoir-faire, la Couronne aurait eu bien des difficultés à surmonter ses limitations légales sérieuses, mais aussi ses difficultés d’ordre pratique et opératoire, pour exercer ses fonctions financières.

Conclusions : bourgeoisie catalane et finances royales

27Dans sa caractérisation du groupe dirigeant de l’économie catalane au début du xviii^e siècle, Pierre Vilar a signalé qu’il s’agissait d’une « bourgeoisie sans envergure, mais très étendue », d’une bourgeoisie ouverte à la noblesse, mais aussi « une bourgeoisie qui s’ouvre aux paysans, aux artisans et aux boutiquiers ». Plus récemment, Albert García Espuche a parlé de l’existence d’une « souche » barcelonaise et catalane dense et de fils économiques et familiaux qui concentraient le contrôle du pouvoir dans les mains de quelques rares familles en Catalogne 14. L’écheveau d’intérêts économiques et sociaux qui structuraient le groupe dominant catalan, ainsi que sa capacité à incorporer constamment les petites et moyennes fortunes engendrées dans le cadre rural constituèrent les traits fondamentaux de la société catalane au cours des xvi^e et xvii^e siècles. Le contrôle exercé sur certaines institutions représentatives qui s’affirmèrent face à la Couronne pendant l’époque moderne contribua sans aucun doute à sa stabilité et à sa cohérence, tout comme la participation de ces gens de crédit et de ces marchands aux charges du gouvernement vice-royal 15. La ville de Barcelone, les finances municipales, la fiscalité ecclésiastique et seigneuriale ainsi que les finances de la Députation * offrirent à ces familles des possibilités d’investissement dans un marché financier garanti, dans lequel les « éléments tels que le marché du crédit, régi par les taux d’intérêt et par diverses occasions d’investissement, ainsi que par d’autres facteurs liés au statut des souscripteurs, à la structure constitutionnelle et, finalement, à la crédibilité du gouvernement 16 » entraient en jeu. Comme on l’a vu dans ce chapitre, dans certaines conjonctures, les occasions d’investissement offertes par les finances royales vinrent s’y ajouter, ce dont profita surtout le groupe dirigeant de Barcelone, dans une logique qui voulait que les sphères du crédit (privé ou public) et des finances publiques fussent les domaines dans lesquels confluaient les bénéfices les plus élevés du moment.

28Ces activités ne se limitèrent pourtant pas à un cadre économique et financier garanti, ce qui explique le peu d’intérêt pour des affaires de plus grande envergure. La trajectoire des Saurí ou des Puiggener est paradigmatique des difficultés que comportait l’implication économique à plus grande échelle – ou, en d’autres termes, à une échelle non exclusivement catalane. Le désintérêt pour l’achat de juros * castillans ou les rares affaires d’exportation au niveau impérial constituèrent la norme dans le groupe de négociants catalans, parce que ce secteur s’affirma seulement dans un cadre d’opérations et dans un réseau de relations économiques et financières établies au sein des institutions et des privilèges catalans, ce qui leur permettait à tout moment de rester en marge de l’interventionnisme royal et de la concurrence avec des groupes mercantiles de l’extérieur 17. Cependant, ce cadre si localisé au niveau territorial et si réduit au niveau juridique, qui leur permit de se transformer en administrateurs authentiques des finances royales dans la principauté au cours des xvi^e et xvii^e siècles, finit aussi par réduire la capacité globale d’action de cette élite économique au-delà du patronage de la Couronne 18. Le fiasco des galères armées et administrées par prérogative exclusive de la Députation * catalane entre 1599 et 1623 mit cette limite en évidence, lorsque des hommes d’affaires et des marchands catalans ne purent faire face à la force imparable du capitalisme génois 19.