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Les finances royales dans la monarchie espagnole

 | 
Anne Dubet

Troisième partie. Argent du roi et intérêts des particuliers

Chapitre XI. Finances royales et monde financier dans la création de la monarchie espagnole (xvie siècle)

David Alonso García
Traduction de Anne Dubet

Texte intégral

  • 1 La bibliographie est abondante. Nous nous bornerons à citer deux travaux récents : Tracy : 2002 ; (...)
  • 2 Pour une critique de cette vision : Hespanha : 1997b.

1Le recours aux finances privées est un des traits majeurs de la fiscalité de l’Ancien Régime. La monarchie espagnole ne fait pas exception à la règle. Au contraire, la particiption d’importants groupes financiers internationaux a été présentée comme une de ses singularités les plus évidentes et c’est un des domaines les plus étudiés des finances espagnoles 1. Le plus souvent, cette participation du capital privé est interprétée comme l’effet du constant déséquilibre budgétaire, la conséquence de dépenses démesurées. Les recettes fiscales, au contraire, seraient très inférieures aux dépenses, rendant inévitables le crédit et la dette 2.

  • 3 Guéry : 1986.
  • 4 Munro : 2003.

2Dans les pages qui suivent, on s’attachera aux relations tissées entre le capital privé et les finances royales à la veille de l’avènement de Charles Quint, moment où cette participation acquiert une importance déterminante dans l’ordre politique castillan. L’intervention du monde financier n’est pas l’effet d’un déséquilibre budgétaire. C’est un élément structurel du système qu’il faut mettre en relation avec les conceptions politiques de l’époque, bien différentes de celles apparues au xixe siècle. Il repose sur une raison fondamentale : au début du xvie siècle, les impôts servent de garanties aux crédits avec lesquels on sertdes gouvernants désireux de bénéficier du concours d’institutions qui jouent le rôle d’intermédiaires entre rois et groupes financiers 3. L’efficacité des systèmes fiscaux du bas Moyen Âge et de la Renaissance repose sur le développement de la dette, que l’on ne saurait concevoir comme un élément négatif, étranger à un régime de financement idéal 4. Ici non plus, la Castille ne fait pas exception à une règle largement partagée. Le financement des monarques dépend du crédit privé et passe par des mécanismes qui impliquent des groupes financiers d’origines variées (burgalais, sévillans, tolédans, etc.).

  • 5 Zabala Aguirre : 2000 ; Alonso García : 2003.

3Une des conséquences de cette situation est que la fiscalité est conçue comme une affaire de finance. On ne saurait y voir le résultat d’une incapacité prétendue de la monarchie à mettre ses recettes en régie directe. C’est plutôt la traduction financière d’un espace politique dominé par la multiplicité des pouvoirs, la négociation entre eux et la nécessité de servirle roi en contrepartie de grâces et prérogatives. Même les villes conçoivent les abonnements en termes de pertes et de gains, ce qui ne surprend pas si l’on se rappelle les importants bénéfices qu’ils leur valent 5. L’entrée d’agents étrangers à la Couronne dans les mécanismes de recouvrement et de gestion fiscale n’est pas perçue comme de la fraude ou de la corruption. La Couronne encourage même de telles participations, supposant que les gains de villes et marchands contribueront plus tard à son financement. Une logique, on le voit, qui est à l’opposé des principes qui régissent les finances aujourd’hui.

Fiscalité et affaires de finances : fermiers, entrepreneurs des gardes * et abonnements

L’affermage

  • 6 Sur l’affermage des recettes de Castille au début de l’époque moderne, Diago Hernando : 1991b ; Ca (...)

4Le recours à l’affermage des recettes est une pratique largement répandue dans l’Europe de l’Ancien Régime. Les candidats à l’affermage obtiennent en principe l’affaire au terme d’enchères au cours desquelles ils font des offres contradictoires. Les fermiers s’engagent en effet à payer un prix déterminé aux finances royales. La théorie – qui en définitive, n’est que l’application des principes de la libre concurrence – veut que plus le nombre de candidats à l’affermage est élevé, plus le prix de la ferme monte. Ce qui élève d’autant le profit de la monarchie, qui encourage les offres en promettant de jûteuses remises (prometidos) à ceux qui participent aux enchères. Ce procédé de base est compliqué par la multiplication d’enchères, offres et surenchères qui conduisent à la signature du contrat 6. À partir de 1510, l’évolution des relations entre Ferdinand le Catholique et ses comptables en chef conduit à renforcer la concentration des fermes : une masse importante des recettes ordinaires se trouve ainsi aux mains d’un petit groupe de financiers.

  • 7 Sources : Carretero Zamora : 1999, p. 159-163 ; Alonso García : 2004, p. 407.

Tableau 1 : Répartition des recettes ordinaires (1511-1516) 7

Tableau 1 : Répartition des recettes ordinaires (1511-1516) 7
  • 8 Des enclaves douanières situées en différents points de la frontière entre Aragon et Castille.

5Note 8

  • 9 Carretero Zamora : 1999, p. 167.
  • 10 AGS, EMR, leg. 160.

6L’affermage d’impôts n’est pas seulement une activité éventuellement lucrative. Il oblige à manier des fonds importants. Ainsi, Pedro del Alcázar opère avec plus de 35 millions de maravédis par an, suivi par Francisco Fernández Coronel, qui manie plus de 23 millions 9. Le pendant de ces sommes est l’offre par la Couronne de remises élevées. Un des exemples les plus évidents en est donné par les enchères de Barcelone de 1519 : les offres de remises y atteignent 25 % de la surenchère faite par le groupe de financiers qui s’offre à élever le montant des recettes du royaume 10.

  • 11 Yun Casalilla : 2004.

7Le bénéfice direct des fermes n’est pas le seul attrait des financiers. Rappelons que le contrôle sur la perception leur vaut des privilèges dans l’acquisition de fournitures, leur transport, distribution et commercialisation et qu’il leur facilite l’accès à l’information concernant une zone géographique déterminée ou certaines activités commerciales. Les organisations destinées, entre autres, à la perception de recettes, au transfert de capitaux et au paiement d’assignations ou de rentes annuelles grevant les recettes fiscales contribuent à l’existence d’espaces économiques riches et dynamiques dans lesquels les marchands ont su adopter les techniques comptables et les modes d’organisation les plus novateurs de la fin du Moyen Âge 11. En d’autres termes, perception des recettes et monde marchand sont les deux faces d’une même réalité, qui a beaucoup à voir avec la création de grandes compagniescapables d’associer diverses activités marchandes, parmi lesquelles la perception des impôts. Ces compagnies sont en mesure d’opérer dans différentes régions de Castille.

  • 12 AGS, EMR, leg. 151.
  • 13 AGS, EMR, leg. 171-1.
  • 14 Alonso García : 2004, vol. II.

8Examinons quelques exemples. Luis Núñez de Andújar participe à l’affermage de divers districts du Sud de la Castille à partir de 1516, en commandite avec Fernando de Córdoba 12. Signalons que ce dernier est alors échevin de Grenade 13. L’association entre Pedro de Santa Cruz et Francisco Fernández Coronel est plus importante, à la fin des années 1510, puisqu’ils parviennent à contrôler une partie significative des recettes ordinaires d’Andalousie. Auparavant, le premier a précisément fondé une compagnie avec Pedro del Alcázar et Juan de Gumiel qui lui a assuré le contrôle d’une partie importante des recettes fiscales de la région de Séville 14. La dimension sociale de telles organisations ne saurait être négligée : ces réseaux tissent des liens et font circuler des informations entre des hommes issus de régions différentes, ce qui contribue à l’articulation de la Castille comme espace économique commun.

  • 15 Alonso García : sous presse.

9Les unions entre financiers sont fréquentes et le plus souvent instables. À cet égard, on remarquera qu’une compagnie, individuelle ou collective, ne se borne pas aux titulaires qui y apparaissent comme fermiers. Elle inclut d’autres financiers et même des élites politiques, un éventail social qui va des officiers municipaux au Duc de Medina Sidonia (qui soutient la compagnie de Pedro del Alcázar) ou au Comte d’Osorno (caution de Francisco Fernández Coronel) 15. Ces participations confirment que ces compagnies ne sauraient se comprendre en termes purement économiques.

  • 16 Suivant le schéma de Vester : 2004.

10En définitive, l’affermage des recettes peut être analysé dans trois perspectives 16 : 1/ Du point de vue du rendement économique du contrat. 2/ En comprenant l’affermage comme opération financière ou commerciale qui va au-delà de la sphère des finances royales. 3/ Comme un système de pouvoir régional qui implique quelques-unes des principales forces sociales et politiques du territoire.

  • 17 Alonso García : 2005a.
  • 18 Ensemble de droits d’origine musulmane qui grevaient le commerce de la soie du royaume de Grenade, (...)
  • 19 AGS, CJH, LH, nº 5, fol. 49r.
  • 20 AGS, EMR, leg. 140.
  • 21 AGS, EMR, legs. 168 et 169-2.
  • 22 L’exploitation des mines, une régale, est affermée.
  • 23 Impôt indirect sur la vente de cochenille, perçu dans le Marquisat de Villena.

11Examinons un cas concret à la lumière de ce modèle. La compagnie formée par les frères Diego et Juan de la Fuente d’une part, Alonso de Toledo et Juan de la Torre de l’autre, est l’une des associations les plus dynamiques de Castille au début de l’époque moderne 17. Elle domine l’affermage des droits sur la soie de Grenade 18 pendant une bonne partie du xvie siècle, pour un prix qui va de près de 8 millions de maravédis en 1505 à 12 millions en 1525. L’affermage est fait au nom des Fuente au début, puis au nom d’Alonso de Toledo et Juan de la Torre. Entre 1505 et 1510, les frères Fuente obtiennent des remises de plus de 1 100 000 maravédis, soit environ 5 % du prix offert pour la recette de la soie 19. En 1513, la remise atteint 770 000 maravédis, sur une ferme de 10 703 000, soit un peu plus de 7 % 20. En 1521, le contrat de ferme, fait au nom de Juan de la Torre et Alonso de Toledo, stipule une remise de 5,85 % 21. Signalons que les frères Fuente afferment en même temps d’autres recettes, comme celle dite des mineurs22 d’Alcudia (1507-1510) et celle de la cochenille 23 du Marquisat de Villena (1509-1516).

  • 24 Sur ce point, Garzón Pareja : 1972, p. 179.
  • 25 AGS, EMR, leg. 148.
  • 26 AGS, EMR, legs. 151 et 156.

12Il convient d’ajouter aux remises le probable bénéfice tiré des sommes perçues au-delà du prix fixé avec la Couronne. Malheureusement, il est impossible de déterminer les gains (ou pertes) ainsi réalisés. On sait cependant que l’affermage de la recette de la soie de Grenade ne marche pas aussi bien que le souhaitent les Fuente qui, à partir de 1514, dénoncent les « grandes pertes faites sur cette recette » en raison de l’instabilité sociale du royaume, des nouvelles lois qui y régulent la vente de la soie 24 et de l’absence de commerce avec Venise 25. De fait, ils estiment leur perte à douze mille ducats, ce qui leur permet de renégocier les conditions de la ferme et d’obtenir d’importants rabais 26.

  • 27 Alonso García : 2005a.
  • 28 AGS, CC, leg. 196, nº 86.
  • 29 Alonso García : 2005a.
  • 30 AGS, EMR, leg. 154.

13Ainsi, le rendement de l’impôt sur la soie n’est pas celui espéré. Comment expliquer alors que ces financiers aient voulu continuer d’en assurer le recouvrement, malgré les difficultés rencontrées ? La raison doit en être cherchée dans les bénéfices indirects de l’affermage, liés à la production, au transport et à la commercialisation de la soie : les fermiers ont accès à des informations sur le trafic de la soie dans toute la Castille, ce qui les avantage face à leurs concurrents dans ce commerce. Nos fermiers constituent en effet un des plus grands groupes de marchands de soie et ont établi des contacts internationaux, comme avec les Grimaldo et les Centurión de Gênes 27. L’affermage leur assure une position privilégiée sur ce marché pour deux raisons. D’une part, ils lient leurs paiements à la perception de la recette, ce qui les oblige à continuer l’affermage. Ainsi, en 1518, ils s’accordent avec leurs créanciers de Burgos et Valladolid pour leur payer la moitié de leur dette avec « ce qu’ils recevront et tireront de son altesse 28 ». Curieusement, Diego de la Fuente autorise certains marchands de Burgos à ne pas payer de droits sur la soie 29. En second lieu, la présence de la compagnie dans les foires de Castille permet aux finances royales d’obtenir plusieurs avances de fonds. Ainsi, les frères Fuente avancent en 1509 deux mille ducats dans les foires de mai et octobre de Medina del Campo, qui correspondent à la ferme de 1511-1516 30. La présence des Fuente dans le plus grand centre financier de Castille est donc un autre argument de poids en faveur de leur maintien à la tête de la ferme des droits sur la soie.

  • 31 Officier qui devait recevoir, garder et vendre la soie qui arrivait dans les magasins spécialisés (...)
  • 32 Alonso García : 2005a.
  • 33 Jiménez Estrella : 2004, p. 29-116.
  • 34 Meneses García : 1973, vol. II, p. 23.

14Dans l’affermage des droits sur la soie entrent aussi en jeu des intérêts politiques et sociaux qui sont parfois ceux de quelques-unes des principales personnalités de Castille, car les fermiers exercent un étroit contrôle sur tout ce qui concerne la soie. Ainsi, il faut l’autorisation expresse de celui qui contrôle la recette pour exercer l’office de jeliz31. Les fermiers peuvent aussi dispenser des autorisations aux particuliers désireux d’acheter de la soie hors des magasins spécialisés de Grenade (alcaicerías). La compagnie des Fuente couvre Tolède et Grenade, où les fermiers font partie des plus riches propriétaires et s’associent à des personnages influents des deux régions. Ainsi, don Luis Manrique, commandeur de Montijo, Francisco de Alarcón et Pedro López de Orozco, échevins de Grenade, Diego López de Benajara, échevin de Guadix, figurent parmi leurs cautions. Au-dessus d’eux, on entrevoit l’ombre du Comte de Tendilla, capitaine général de Grenade et principale source de grâces du royaume de Grenade. López de Benajara est en effet un de ses fidèles collaborateurs tandis qu’une autre caution, Catalina de Valdés, est l’épouse de Pedro de Rojas, échevin de Grenade, l’un des bras droits de Tendilla dans la répression de la rébellion morisque du début du siècle 32. Il est permis d’en déduire que l’affermage des droits sur la soie fait partie des mécanismes de contrôle du personnage politique principal du royaume de Grenade qui, en vertu de sa charge, contrôle déjà les affaires militaires et judiciaires de l’ancien royaume nasride 33. Ces relations sont délibérément assumées par l’intéressé, don Iñigo López de Mendoza, qui déclare son grand « amour » pour Juan de la Fuente en 1510 34.

  • 35 Alonso García : 2004, p. 456-457.

15Mais Tendilla n’est pas le seul garant des financiers. Outre son appui, les Fuente bénéficient de la protection du trésorier général Francisco de Vargas, qui n’hésite pas à user de toute son influence en faveur des deux frères dans la délicate situation qu’ils affrontent à partir de 1516-1518 35. C’est pourquoi le contrôle qu’ils exercent sur la recette doit aussi être interprété en fonction de la position de Tendilla et Vargas. Quant aux décisions qui affectent la compagnie, elles ont toujours une dimension politique. Ainsi, en 1510, il est question de prélever la recette par abonnement. Le Comte de Tendilla explique ainsi le projet :

  • 36 Meneses García : 1973, vol. II, p. 23.

« Tout cela, les comptables en chef l’ont fait par inimitié envers le licencié Vargas, ami de Diego de la Fuente et Juan de la Fuente 36. »

Entrepreneurs des gardes *

  • 37 Alonso García : 1999, 2004.

16Les affaires liées à la fiscalité ne s’arrêtent pas à l’affermage de recettes. Au début du siècle, se crée une méthode de financement originale pour l’armée, les ambassades et les paiements à la cour. Il s’agit des entrepreneurs des gardes (obligados a guardas*), qui font chaque année des prêts en contrepartie d’un intérêt de 3 % et du contrôle d’une grande partie des trésoreries des impôts abonnés de toute la Castille 37. L’organisation a deux conséquences immédiates. D’une part, elle illustre l’existence d’une dette ordinaire qui n’est pas l’effet de déséquilibres budgétaires mais fait partie du système. D’autre part, elle fait apparaître la dépendance du roi à l’égard des groupes financiers comme le reflet d’une relation politique entendue en termes d’auxiliumet de patronage. La structure peut offrir des bénéfices substantiels aux groupes financiers : outre le paiement des prêts, ce seront les gains du recouvrement direct ou indirect d’une partie des recettes abonnées.

  • 38 Alonso García : 2005a.
  • 39 Mathers (1973, p. 296) a attiré l’attention sur ce point.

17Nous ne donnerons pas la liste de tous les financiers qui participent par ce biais au financement de la Couronne de Castille. Mais il importe de remarquer que la majorité des fermiers de Castille sont aussi entrepreneurs des gardes *. Sans aller plus loin, Diego et Juan de la Fuente le sont entre 1502 et 1504, cette dernière année pour une somme supérieure à treize millions de maravédis. Cela leur permet de prendre le contrôle de nombreuses trésoreries d’impôts abonnés des régions d’Avila et Cuenca et de la province de Castille et Carthagène 38. La coïncidence entre fermiers et entrepreneurs des gardes * est significative. Elle montre que les deux mécanismes sont liés et s’inscrivent dans une même dynamique politique. Il convient de souligner que le recouvrement des recettes en dépend. Les comptables en chef savent que les impôts levés par abonnement servent de garantie aux crédits offerts par les entrepreneurs des gardes *. Cela conduit à infléchir l’interprétation de l’extension progressive de ce mode de prélèvement des impôts : le réseau de trésoriers n’est pas l’indice d’une bureaucratisation du territoire, mais son extension obéit à la même logique que celle de l’affermage 39.

L’abonnement

  • 40 Alonso García : 2005b.

18Financiers et villes conçoivent aussi l’abonnement comme une affaire financière. Ainsi, pour les villes, les bénéfices tirés de la différence entre le prix nominal de l’impôt et la recette réellement recouvrée permettent de financer des travaux, racheter des dettes, approvisionner la ville, etc. 40. Nous n’examinerons pas cet aspect. En revanche, il importe d’analyser la relation entre abonnements et monde financier. Cette relation ne se borne pas à la participation des entrepreneurs des gardes * comme receveurs ou trésoriers du roi dans les districts abonnés. Depuis la fin du xve siècle, villes et roi parviennent à des accords en vertu desquels les villes contrôlent le recouvrement des alcabalas* et tercias*, payant au roi un montant déterminé. Outre les entrepreneurs des gardes *, la participation du monde marchand et financier prend deux formes.

  • 41 Morales García : 1997, p. 87-95 ; Alonso García : 2005b.

19D’une part, les villes ont leurs propres offices de receveurs, confiés à des gens qui se trouvent à mi-chemin entre le monde des affaires et les charges d’échevins 41. La participation des corps de métiers dans le prélèvement des abonnements au niveau local dans la majeure partie des centres urbains de Castille complète l’édifice. Concrètement, ces corps de métiers se chargent du recouvrement des droits payés par les habitants dans leur branche d’activité. Cette modalité est apparue avec l’abonnement, même s’il faut plusieurs décennies pour qu’elle soit formalisée et perfectionnée. Plusieurs aspects en demeurent mal connus, mais on sait qu’elle joue un rôle important dans la vie des villes : ceci renforce l’idée que la perception des impôts permet d’obtenir un rendement économique et d’acquérir de l’influence politique sur les approvisionnements et la commercialisation de divers produits. Les échevins s’assurent ainsi le soutien de certains groupes de producteurs et commerçants, ceux qui ont les moyens d’approvisionner la ville. En même temps, les corps de métiers renforcent leur position en recouvrant les impôts.

  • 42 AGS, EMR, leg. 174.
  • 43 AGS, EMR, leg. 144-1.
  • 44 AGS, EMR, leg. 174.

20Ainsi, l’abonnement fait naître des relations importantes pour l’économie des villes castillanes. Curieusement, les corps de métiers se mêlent aux gens de finances qui participent de diverses manières aux finances royales, soit en relation directe avec le roi soit en passant par les villes. Par exemple, Pedro de Cárdenas est entrepreneur des gardes * en 1523 aux côtés d’Alonso de la Isla pour une somme à peine supérieure à un million de maravédis 42. Un an avant, il a été le principal représentant des marchands abonnés de la ville d’Úbeda devant les comptables en chef 43. En 1517, il est devenu receveur des recettes abonnées d’Úbeda 44.

  • 45 Carretero Zamora : 2001, 2003-2004.

21La présence du monde financier dans les finances royales est une réalité quotidienne. Les services des Cortès et les contributions du clergé au roi participent de la même dynamique 45. La conclusion s’impose : la fiscalité royale n’a pas pour seul objectif le maintien de l’appareil royal et courtisan. La fiscalité est aussi un instrument de dynamisation économique pour les groupes capables d’approvisionner le royaume en capitaux et marchandises. C’est sans aucun doute une des caractéristiques essentielles des finances castillanes pendant les vingt premières années du xvie siècle.

Fiscalité et crise financière entre 1520 et 1525

22Cependant, un tel système de financement se distingue aussi par son instabilité. L’intervention des capitaux privés fait que tout ce qui peut altérer la dynamique commerciale ou financière affecte aussi les finances royales. N’oublions pas que le système économique dépend alors étroitement du climat, des épidémies ou encore des pressions sociales et religieuses. Ces facteurs ont une incidence sur le trafic marchand, ce qui a deux effets néfastes sur les finances. D’abord, la réduction du trafic entraîne la chute des recettes des impôts indirects. Ensuite, une mauvaise conjoncture contribue à réduire les revenus que ceux qui assurent le crédit du roi tirent du commerce. La conséquence va de soi : la capacité des financiers à récupérer leurs capitaux et se faire payer leurs assignations dépend non seulement de l’évolution financière de la monarchie, mais aussi de la situation économique du moment.

Les raisons de la crise

  • 46 Abed Al-Hussein : 1986, p. 228-234.
  • 47 AGS, EMR, leg. 186-2.
  • 48 AGS, EH, leg. 728, exp. 20.
  • 49 Carlos Morales : 2000, p. 46.
  • 50 AGS, CMC, 1ª ép.,leg. 142. Sur ce qui précède, Alonso García : 2004, p. 498-548.

23Au début des années 1520, les finances castillanes entrent dans une phase de crise et de transformation 46. Nombre de fermiers et d’entrepreneurs des gardes * castillans essuient des pertes importantes, certains connaissant même la prison pour dettes. C’est le cas de Pedro de Santa Cruz, financier d’Aranda de Duero 47. Fernández Coronel en fournit aussi une illustration éclatante, qui finit ses jours en fuite, réfugié dans le monastère de La Trinité à Valladolid 48. Or, que l’héritier de la puissante compagnie de Rabi Meir connaisse un tel sort, poursuivi par ses banquiers, impressionne, mais on peut aussi y voir le signe de la fin d’une époque. Le trésorier Vargas est lui aussi contraint de reconnaître son absence de fonds en juillet 1521. L’affaire préoccupe d’autant plus que l’argent était destiné à solder une partie des dettes suscitées par l’élection impériale 49. Les plaintes des financiers se multiplient devant la crise générale des mécanismes de crédit qui avaient régi le financement de la monarchie pendant plus de vingt ans. Un élément confirme pleinement qu’il s’agit alors d’une véritable crise financière. Si l’intérêt des entrepreneurs des gardes * est resté stable au début du siècle, de 3 %, à partir de 1522 le prix du crédit atteint 14 % 50.

  • 51 Danvila : 1897-1899, vol. II, p. 25.
  • 52 Pérez : 1999, p. 229.

24La faillite est généralisée. C’est un faisceau de facteurs qui, à partir de 1521, y a conduit. Il faut notamment prendre en compte l’héritage d’un système marqué par les retards de recouvrement des impôts, comme le montre le gros volume d’arriérés d’impôts accumulé depuis le règne des rois catholiques. S’y ajoute l’effort financier exigé par Charles Quint dès son avènement : cela commence par les crédits réclamés pour l’élection impériale, la hausse du prix des fermes à Barcelone, le service voté par les Cortès de Castille et l’autorisation d’imposer le clergé donnée par Léon X. Cependant, jusque-là, et non sans mal, le monde financier répond aux nouvelles exigences. C’est alors que survient l’événement décisif, la guerre des Comunidadesde Castille. La période de conflits sociaux et politiques qui s’ouvre paralyse en grande partie les mécanismes financiers castillans. Les gens de finances se heurtent en effet à des obstacles qui réduisent considérablement leur capacité de gestion : ainsi, du jour au lendemain, telle ville refuse de payer, ce qui vide de leur contenu les documents que la grand chambre des comptes délivre pour le recouvrement des impôts. Les nombreuses confiscations de recettes fiscales auxquelles procèdent les comunerosn’arrangent rien. En même temps, les témoignages sur l’insécurité des chemins se multiplient à une époque où tout apport aux caisses impériales est bien en deçà de ce que réclame la lutte contre les rebelles. En 1520, Vargas résume la difficulté en attribuant le manque de numéraire à l’impossibilité de percevoir les recettes fiscales et au peu de liberté dont jouit le trésorier dans l’exercice de son office 51. Les emprunts se multiplient inévitablement pendant cette période, au point que les cinquante mille ducats prêtés par Manuel Ier de Portugal contribuent largement à sauver l’empereur 52.

25La situation est aggravée par la guerre contre la France en Italie et au nord de la Péninsule Ibérique. La précarité financière est telle qu’on en vient à utiliser l’argent des églises pour secourir le prince. On procède aussi à la première confiscation des remises des Indes. Le monde financier traditionnel n’est plus en mesure de servirle roi, de la même façon que les finances royales ne peuvent rétablir les conditions du crédit privé en vigueur depuis des décennies. Le grand paradoxe, cependant, est que finances royales et crédit privé continuent d’avoir besoin l’un de l’autre, les premières reposant toujours sur le second. Aussi, est-ce un processus de renégociation générale qui s’ouvre entre les différents groupes de financiers et l’administration castillane. Il débouche sur plusieurs contrats d’affermage qui ont en commun une réduction du prix à payer pour les recettes et fixent les conditions de remboursement du crédit fait au roi. En contrepartie, les financiers payent une somme qui, si elle est inférieure à celle de la majorité de leurs contrats antérieurs, leur demande un effort important, vu leurs difficultés. À cela s’ajoute une réduction significative des remises sur les fermes de Barcelone.

26Cette dernière mesure doit être mise en relation avec la nouvelle donne politique, qui modifie les relations entre le roi et ses financiers et a des conséquences sur le niveau des taux de change au cours des années suivantes. Charles Quint commence à satisfaire quelques-unes des demandes des comuneros, et l’une d’elle concerne les abonnements : les comunerosexigent des montants modérés et une réduction des remises de 1519. La contradiction est évidente, l’accord signé avec les financiers pour les fermes de Barcelone ne respectant pas les règles politiques instaurées au lendemain des comunidadesde Castille. C’est pourquoi Charles Quint ne peut appliquer tel quel le nouvel accord financier de Barcelone. Mais en même temps, l’argent manque et les financiers sont en mesure d’en fournir. On ne saurait donc se passer deux. Le dilemne est ainsi exposé :

  • 53 AGS, EMR, leg. 169-1.

« Et pour leur épargner les peines et difficultés que Nous leur causons par nos demandes d’impôts et les libérer des fermiers, comme nos recettes et notre patrimoine royal ont été augmentés de grandes quantités de maravédis, que les grandes dépenses qui s’imposent chaque jour rendaient nécessaires, mais que Nous désirons le bien public de nos royaumes, Nous voulons leur accorder gracieusement la possibilité de s’abonner pour des prix justes et modérés […] 53. »

Les réactions face à la crise

27C’est dans ce contexte qu’est mise en place une politique fiscale qui vise à concilier ces exigences contradictoires. D’une part, il s’agit de sauver ce qu’on pourra du crédit sur lequel ont reposé les finances castillanes depuis le début du siècle. De l’autre, de contenter les villes en redéfinissant les relations entre roi et royaume, ce qui passe par une extension des abonnements négociés directement entre les villes et l’administration, en ôtant aux financiers l’exclusivité de ces affaires.

  • 54 Martínez Ruiz et Pazzis Pi Corrales : 1999.
  • 55 Alonso García : 2004, p. 134-135.

28De façon significative, une nouvelle ordonnance pour les gardes est émise en 1525, qui réduit considérablement le nombre des gardes 54. Les assignations des gardes (l’argent récupéré par les entrepreneurs des gardes *) passent de 157 millions de maravédis en 1519 à 35 millions en 1526 55. Cette ordonnance a été longuement étudiée du point de vue militaire. Mais à notre sens, elle a aussi une portée financière : il s’agit non seulement d’assainir les finances mais aussi de les adapter à un contexte politique dans lequel le rôle des entrepreneurs des gardes * sera réduit. Toutes les réformes financières, de même que la visite * dont Vargas fait l’objet (entreprise en 1522), vont dans ce sens. Les conflits entre les puissants, à la cour et dans les villes, n’y sont pas étrangers.

29Peu à peu commence une nouvelle étape de l’histoire des finances espagnoles. Outre la création du Conseil des finances, l’espace financier est marqué par une réduction des opportunités offertes aux financiers, notamment pour la perception des alcabalas* et des tercias*. Dès lors, le domaine de prédilection des financiers est l’affermage des droits sur les produits tels que la soie, les salines, etc., et des impôts d’origine ecclésiastique. En même temps, l’extension territoriale de la monarchie permet à la grande banque internationale de multiplier les prêts au roi, tirant parti de sa capacité à fournir des capitaux dans plusieurs places européennes. Ce qui était déjà perceptible dans les années qui ont précédé l’avènement de Charles Quint est devenu après 1525 un processus irréversible. À cette date, la participation des financiers de Castille est inférieure à celle du début du siècle, qu’il s’agisse des fermes ou du financement des gardes. Mais c’est au cours de ces décennies que se mettent en place des modèles de comportement qui associent recettes fiscales, crédit, bénéfice et grâces et que la participation des villes à ces affaires de finances s’accroît, à mesure que se réduit celle des gens de finance dans les finances ordinaires.

Notes

1 La bibliographie est abondante. Nous nous bornerons à citer deux travaux récents : Tracy : 2002 ; Pulido Bueno : 2002.

2 Pour une critique de cette vision : Hespanha : 1997b.

3 Guéry : 1986.

4 Munro : 2003.

5 Zabala Aguirre : 2000 ; Alonso García : 2003.

6 Sur l’affermage des recettes de Castille au début de l’époque moderne, Diago Hernando : 1991b ; Carretero Zamora : 1999 ; Ladero Quesada : 2002 ; Casado Alonso : 1999 ; Solinís Estallo : 2003, p. 103-139 ; Alonso García : 2005a ; Carretero Zamora et Alonso García : 2003.

7 Sources : Carretero Zamora : 1999, p. 159-163 ; Alonso García : 2004, p. 407.

8 Des enclaves douanières situées en différents points de la frontière entre Aragon et Castille.

9 Carretero Zamora : 1999, p. 167.

10 AGS, EMR, leg. 160.

11 Yun Casalilla : 2004.

12 AGS, EMR, leg. 151.

13 AGS, EMR, leg. 171-1.

14 Alonso García : 2004, vol. II.

15 Alonso García : sous presse.

16 Suivant le schéma de Vester : 2004.

17 Alonso García : 2005a.

18 Ensemble de droits d’origine musulmane qui grevaient le commerce de la soie du royaume de Grenade, reconquis en 1492 par les rois catholiques.

19 AGS, CJH, LH, nº 5, fol. 49r.

20 AGS, EMR, leg. 140.

21 AGS, EMR, legs. 168 et 169-2.

22 L’exploitation des mines, une régale, est affermée.

23 Impôt indirect sur la vente de cochenille, perçu dans le Marquisat de Villena.

24 Sur ce point, Garzón Pareja : 1972, p. 179.

25 AGS, EMR, leg. 148.

26 AGS, EMR, legs. 151 et 156.

27 Alonso García : 2005a.

28 AGS, CC, leg. 196, nº 86.

29 Alonso García : 2005a.

30 AGS, EMR, leg. 154.

31 Officier qui devait recevoir, garder et vendre la soie qui arrivait dans les magasins spécialisés de Grenade.

32 Alonso García : 2005a.

33 Jiménez Estrella : 2004, p. 29-116.

34 Meneses García : 1973, vol. II, p. 23.

35 Alonso García : 2004, p. 456-457.

36 Meneses García : 1973, vol. II, p. 23.

37 Alonso García : 1999, 2004.

38 Alonso García : 2005a.

39 Mathers (1973, p. 296) a attiré l’attention sur ce point.

40 Alonso García : 2005b.

41 Morales García : 1997, p. 87-95 ; Alonso García : 2005b.

42 AGS, EMR, leg. 174.

43 AGS, EMR, leg. 144-1.

44 AGS, EMR, leg. 174.

45 Carretero Zamora : 2001, 2003-2004.

46 Abed Al-Hussein : 1986, p. 228-234.

47 AGS, EMR, leg. 186-2.

48 AGS, EH, leg. 728, exp. 20.

49 Carlos Morales : 2000, p. 46.

50 AGS, CMC, 1ª ép.,leg. 142. Sur ce qui précède, Alonso García : 2004, p. 498-548.

51 Danvila : 1897-1899, vol. II, p. 25.

52 Pérez : 1999, p. 229.

53 AGS, EMR, leg. 169-1.

54 Martínez Ruiz et Pazzis Pi Corrales : 1999.

55 Alonso García : 2004, p. 134-135.

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Titre Tableau 1 : Répartition des recettes ordinaires (1511-1516) 7
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