Les finances royales dans la monarchie espagnole
|Première partie. Gouverner les finances royales
Chapitre VI. Financiers et politiques. Francisco Montes et François Cabarrus (1770-1790)
Texte intégral
- 1 N. d. T. : Vales Reales, des billets royaux portant un revenu annuel. Contrairement aux juros *, i (...)
1En octobre 1782, François Cabarrus, l’homme qui a introduit les plus grandes nouveautés dans les finances espagnoles du xviiie siècle, écrit au ministre des Finances, Miguel Múzquiz (1766-1785), pour protester contre les entraves que le trésorier général des finances d’Espagne, Francisco Montes, met à ses affaires avec la Couronne espagnole. Le moment est des plus critiques. La guerre avec la Grande Bretagne (1779-1783) dure depuis déjà trois ans, les fonds sont épuisés, les dépenses continuent de s’accumuler, on commence à douter du crédit de la Couronne et, pour comble, vient d’être lancée la troisième émission de bons du trésor ou billets royaux 1, la plus volumineuse et la plus risquée dans ce climat d’incertitude.
- 2 Cabarrus à Múzquiz, Madrid, 10 octobre 1782, AGS, SSH, leg. 997.
2Mais ce qui rend Cabarrus nerveux est aussi l’opposition systématique de Francisco Montes, le premier responsable de la distribution et du contrôle des ressources économiques de la monarchie espagnole. Il résume cette tension par une seule phrase, priant instamment Múzquiz de l’aider à « [se] débarrasser du plus grand enquiquineur qu[’il ait] connu de [sa] vie 2 ».
- 3 Tedde de Lorca : 1996, p. 116. Sur la banque Saint-Charles : Tedde de Lorca : 1998.
- 4 Tedde de Lorca : 2000, p. 488.
- 5 Castro : 1996, p. 479.
3Cabarrus a introduit dans les finances espagnoles des nouveautés décisives : la création du papier-monnaie comme instrument de la dette publique, la fondation de la banque Saint-Charles et l’ouverture du marché de capitaux à l’extérieur. Pour Pedro Tedde, le personnage illustre une « position intermédiaire entre le monde financier ancien et le capitalisme moderne naissant 3 ». Cabarrus obtient en effet en Espagne ce que John Law n’a pu obtenir en France dans des circonstances semblables. Son succès ne tient pas tant à l’originalité de ses idées – il n’était pas un théoricien – qu’à son analyse pertinente de la réalité, unie à l’extraordinaire volonté avec laquelle il soutient les projets et au talent remarquable avec lequel il gagne l’appui enthousiaste de politiques de haut vol, comme le Comte de Floridablanca, Pedro Rodríguez de Campomanes ou Manuel Ventura Figueroa, ou de penseurs influents, tels Gaspar Melchor de Jovellanos et Valentín de Foronda 4. Pourtant, en 1790, Cabarrus est envoyé en prison. Son jugement a été interprété comme la conséquence logique de ses idées réformatrices – choquantes pour une société rétive au changement –, des craintes que ses projets avaient inspirées à des responsables politiques espagnols – notamment Pedro de Lerena –, et des conflits qui s’en étaient ensuivis 5.
- 6 Torres Sánchez : 2003.
4C’est sur ce point que portera notre analyse : l’affrontement entre Cabarrus et Montes nous permet de comprendre ces craintes. À notre avis, les projets et les affaires entrepris par Cabarrus altèrent quelques-uns des rouages essentiels des finances espagnoles et provoquent la réaction, plus ou moins orchestrée, de quelques secteurs du monde financier et politique espagnol hostiles au Français. Il s’était déjà produit quelque-chose de semblable lors de l’entrée des frères d’Hugues, des Français, dans les fournitures militaires, l’opposition massive des munitionnaires espagnols les ayant conduits à la ruine et à l’expulsion 6. Les rapports de Montes sur diverses questions économiques et sur les activités de Cabarrus nous permettront ici de mieux comprendre l’opposition financière et politique à Cabarrus et, ce faisant, les caractéristiques des finances espagnoles.
Francisco Montes, commerçant, financier et trésorier général
- 7 AGS, DGT, Inv. 16, Guión 24, leg. 49.
- 8 Un département de la trésorerie générale chargé depuis 1752 de tous les paiements de la monarchie (...)
- 9 AGS, SSH, leg. 276. Comptabilité du Real Giro de 1783.
5Francisco Montes est trésorier général des finances de l’Espagne de façon ininterrompue de 1770 à 1796 7. Il exerce l’office un an sur deux en alternance avec la direction du Real Giro 8 entre 1770 et 1783, année où ce bureau passe sous le contrôle de la banque Saint-Charles 9. Sa présence inhabituellement longue à la tête des deux départements les plus importants des finances espagnoles donne la mesure de l’importance de Montes, de ses idées, de son professionnalisme et du respect dont il a pu jouir à une époque ou les ministres, les secrétaires aux Finances et même les rois avaient changé.
6Francisco Montes n’est pas un simple fonctionnaire parvenu à un poste élevé. Il est issu du monde du commerce et de la finance gaditains, il connaît bien les méandres des opérations financières et, pendant toute sa carrière à la tête de la trésorerie générale et du Real Giro, il fait étalage de ses connaissances et, avec orgueil, de son passé commercial. Cela transparaît dans la lettre qu’il adresse en 1780 à Manuel Ventura Figueroa, gouverneur du Conseil de Castille. Il y décrit l’importance et le crédit de sa signature :
- 10 Montes à Ventura Figueroa, Madrid 4 août 1780, AGS, SSH, leg. 358.
« La mienne a été connue, bien vue et admise en Espagne, en Amérique et en Europe pendant les nombreuses années où j’ai eu pour profession de faire du commerce à grande échelle, et elle a encore gagné en crédit depuis que je sers l’emploi de trésorier général 10. »
- 11 AHN, FCMH, leg. 530, exp. 26.
- 12 Stein : 2003, p. 179.
- 13 Stein : 2003, p. 109.
- 14 Bernal : 1992, p. 668 ; Kuethe : 1999, p. 42 ; AHN, FCMH, leg. 530, exp. 26.
- 15 AGS, Marina, leg. 150.
- 16 Kuethe : 1999, p. 42.
7L’homme a acquis son expérience dans les relations commerciales avec l’Amérique. Né à San Mames de Maruelo, sur la côte cantabrique 11, il a suivi la voie d’autres habitants de la région de Santander émigrés à Cadix et a travaillé pendant les années 1740 comme secrétaire et prête-nom de maisons françaises établies dans ce port 12. Pendant la décennie suivante, c’est un exportateur actif vers l’Amérique et on le voit travailler dans la foire stratégique de Jalapa, où il fait montre de ses excellentes relations avec le monde marchand de Cadix, étant alors nommé « délégué du commerce de l’Espagne 13 ». Dans sa trajectoire, son mariage en 1756 à Cadix avec la fille de José Duque est décisif. Son beau-père est un gros commerçant gaditain qui a participé activement aux relations du Consulat de Cadix avec la Couronne et est entré dans l’administration des finances royales comme secrétaire du Conseil de Sa Majesté dans la grand chambre des comptes 14. Cette union lui permet de s’impliquer davantage dans le commerce avec la Nouvelle-Espagne et de commencer une carrière de services à la Couronne. Ainsi, en 1760, il s’associe à son beau-père dans un contrat de construction d’un navire à La Havane pour le compte du roi 15. En même temps, Montes tire parti de sa relation avec Duque en renforçant sa position dans le Consulat de Cadix, dont il est nommé prieur 16.
- 17 Secrétaire des dépêches des Finances entre décembre 1759 et avril 1766.
- 18 Stein : 2003, p. 110.
8Cette triple voie d’ascension – le commerce gaditain avec la Nouvelle- Espagne, les services à la monarchie et sa position au Consulat – fait de Montes le candidat idéal pour représenter le Consulat à Madrid. À la fin des années 1760, il est à la cour, où il défend les intérêts du Consulat et en particulier les revendications des « prêteurs anciens ». Ces influents créanciers gaditains et sévillans ont constitué une association au début des années 1760 pour faire face aux tentatives du ministre Esquilache 17 d’annuler leurs vieilles créances sur le roi et à son projet de réforme du système commercial colonial 18. La chute d’Esquilache, tout en renforçant la position du Consulat dans l’affaire épineuse du Règlement du Commerce libre (1765), favorise la carrière de Montes dans les cercles politiques madrilènes. De la même façon, la nomination comme secrétaire aux Finances de Miguel Múzquiz y Goyeneche, étroitement lié aux commerçants gaditains et protecteur de Montes, inaugure une étape de changements et d’innovations qui ouvre à Montes les portes de la trésorerie générale.
- 19 Madrid, 27 décembre 1769, AHN, Cons., lib. 738 ; AGS, DGT, Inv. 16, Guión 24, leg. 35.
- 20 Madrid, 27 décembre 1769, AHN, Cons., lib. 738.
9En 1769, le roi accepte la démission du trésorier général Pedro Francisco Goosens, officiellement en raison de sa « mauvaise santé », mais en réalité suite à des accusations de malversations 19. Le remplaçant choisi par la Couronne est Francisco Montes. Ses affaires antérieures sont alors connues de tous et dans l’acte même de nomination du trésorier général, le roi indique expressément l’avoir choisi « en raison de l’intelligence et de la rigueur avec laquelle [il a] mené les affaires du Consulat du Commerce de Cadix 20 ».
- 21 Il s’appelle Francisco Antonio de Ibarrola y Gorvea. AHM, OO.MM., Caballeros Calatrava, exp. 1279 (...)
- 22 Múzquiz à Montes, Madrid, 26 mai 1782. AGS, SSH, leg. 998.
10Le climat de révision des réformes entreprises par Esquilache a facilité les choses, permettant à Montes d’accéder au poste de contrôle économique le plus important de la Couronne. Le règlement veut alors que l’office de trésorier général soit alternatif, chaque trésorier occupant l’année sans exercice à établir son compte et à excercer la charge de directeur du Real Giro, une institution créée pour effectuer les paiements à l’extérieur de la Couronne. Le trésorier général qui alterne avec Montes est le Marquis de Zambrano, dont le profil de bureaucrate est plus accusé (il est secrétaire, commissaire des guerres, trésorier extraordinaire à Naples, trésorier du canal de Castille) 21. Contrairement au dynamique Montes, il n’a pas de liens directs avec les cercles financiers et commerciaux. Même si tous deux s’entendent fort bien, les différences qui séparent leurs trajectoires et leurs personnalités se traduisent dans la façon dont ils abordent les principales questions financières. Or, lors de l’émission la plus importante de billets royaux, la troisième, en 1782, Cabarrus pose comme condition que l’émission soit gérée par la direction nationale du Giro. La raison officielle en est la volonté d’alléger le travail de la trésorerie générale. En réalité, il se trouve que cette année-là, c’est Montes qui tient la trésorerie, et Zambrano le Giro 22.
La pensée économique et l’action politique de Francisco Montes
- 23 Tedde de Lorca : 2000, p. 488 et suiv.
11Tedde, analysant la pensée économique de Cabarrus, l’articule autour de quatre grandes préoccupations qui furent aussi ses quatre terrains d’action : la liberté de commerce et le commerce colonial, l’exportation d’argent, les billets royaux et les fournitures militaires 23. De façon significative, ces quatre préoccupations sont aussi celles de Francisco Montes et c’est à elles qu’il a consacré le plus d’énergie dans son action politique et l’essentiel de ses réflexions dans ses écrits. Nous respecterons donc cette structure pour examiner sa pensée et son action politique.
La libéralisation du commerce américain et les finances publiques
- 24 Tedde de Lorca : 2000, p. 497.
12En février 1778, Cabarrus expose sa vision des répercussions du premier Règlement de 1765, défendant la libéralisation du système commercial américain 24. Il y attaque avec virulence le monopole commercial exercé par Cadix et ses commerçants, soulignant la nécessité d’en finir avec un privilège anachronique et de permettre à d’autres régions d’Espagne de participer au commerce colonial. Il suit ici de près les Réflexions sur le commerce de l’Espagne avec l’Amérique (Reflexiones sobre el comercio español a Indias) rédigées en 1762 par le procureur du Conseil de Castille, Campomanes, qui assiste à la lecture publique du discours de Cabarrus à la Société royale des amis du pays de Madrid. Cabarrus apparaît ainsi à la société des Lumières comme un fervent partisan de la liberté du marché, de l’arrêt des interventions gouvernementales abusives dans le commerce et de la suppression des monopoles : la « loi du marchand ».
- 25 Montes à Múzquiz, 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
13En janvier 1784, Múzquiz prie Montes d’élaborer un plan pour obtenir des moyens extraordinaires de payer les dépenses et dettes accumulées pendant la guerre. Sa réponse, habituelle chez lui, est un épais rapport, dans lequel il profite de l’occasion pour passer en revue les questions qui le préoccupent. Son affirmation principale est alors qu’il ne peut proposer de moyens efficaces, car le système commercial a été perturbé : il est devenu impossible de mobiliser les fonds et l’aide de la communauté marchande de Cadix 25.
- 26 Bernal : 1992, p. 309.
- 27 Stein : 2003, p. 177.
14Montes rappelle à Múzquiz, non sans reproche, que ce dernier lui avait fait la même demande en 1771, alors que la guerre avec l’Angleterre était imminente. Il avait alors exposé une série d’idées, enrichies par son beau-père, que le secrétaire aux Finances avait approuvées. Le retour à la normalité avait rendu inutile l’application de ces mesures mais, à l’époque, insiste Montes, on avait les moyens de l’entreprendre. Cet échange de demandes et d’idées s’inscrit dans une tradition bien ancrée chez la Couronne de demandes d’aide au Consulat et aux commerçants de Cadix pour financer les urgences de l’État 26. Mais en 1784, la nouveauté, selon Montes, est que le Règlement de 1778 et les conséquences de la guerre ont réduit les possibilités de fournir cet effort de financement. Comme l’a montré Stein, la Couronne elle-même a rejeté cette solution pendant la guerre pour éviter de satisfaire aux exigences du consulat, ayant obtenu par ailleurs des ressources grâce aux services financiers de Cabarrus 27.
15D’après Montes, les prises de guerre supposent des pertes supérieures à 300 millions, mais le pire vient du nouveau système commercial. En effet, le Règlement de 1778 a causé « le préjudice d’une concurrence qui va bien au-delà des bornes nécessaires ». Les marchandises exportées se sont entassées dans les ports des colonies américaines, les prix ont chuté et beaucoup de maisons de commerce ont dû se déclarer en faillite. Cette « abondance excessive » de produits doit être attribuée, pour Montes, à la concurrence de commerçants d’autres ports espagnols autorisés à trafiquer avec l’Amérique, dont les « arrière-pays sont pauvres en produits et manufactures. La conséquence inévitable en est que les cargaisons des navires qui quittent ces ports sont constituées de marchandises étrangères. Aussi le bénéfice est-il fait pour le compte d’étrangers et non de l’Espagnol ». D’après Montes on a tenté d’en finir avec le monopole de Cadix pour stimuler la production nationale, mais on a obtenu le contraire, une importation accrue de marchandises étrangères qui nuit à la production nationale. Seul un centre commercial puissant pourrait organiser un commerce ordonné, permettant l’entrée de marchandises nationales de toute l’Espagne et évitant l’excès de demande des Indes. Il ajoute que le commerce est essentiel aux finances de l’État. « Sa prospérité est source de richesses et il a toujours été la plus sûre ressource face à l’urgence. »
16Montes défend ici le Consulat de Cadix, mais aussi une conception des relations entre finances et commerce, altérée par la guerre. Le principal coupable est Cabarrus. Cependant, quand on observe les activités postérieures de Montes comme de Cabarrus, il paraît trop simple d’en conclure que tous deux représentent des pensées économiques opposées. Au contraire, face aux questions qui surgissent au cours des années suivantes, les rôles vont jusqu’à s’intervertir. En revanche, l’inimitié, sans doute personnelle, est déjà là.
L’exportation d’argent et le négoce des Français
- 28 Cabarrus à Múzquiz, Madrid, 30 juillet 1778, AHN, Diversos, leg. 31.
17La première affaire proposée par Cabarrus à la Couronne que nous connaissions est un contrat d’exportation d’une certaine quantité d’argent, en juillet 1778 28. L’argument de Cabarrus est alors que l’exportation d’argent est indispensable pour solder le déficit de la balance commerciale de l’Espagne avec l’Europe, conséquence de l’immensité de ses domaines, qui consomment plus qu’ils ne produisent. Il faut donc payer la différence avec de l’ » argent physique ». L’impôt de 4 % établi sur l’exportation d’argent en barres, l’indult, a provoqué le développement de la contrebande, qu’il est impossible d’éradiquer, insiste le Français : « Les sorties clandestines ont triomphé et triompheront toujours. » Pour y mettre un frein il propose une affaire dans laquelle sa maison, avec l’aval de trois maisons de Madrid, Cadix et Bilbao, s’engage à offrir des lettres aux importateurs, payables sur les places d’Europe choisies par ces derniers, et à exporter l’argent nécessaire pour payer le solde dû aux exportateurs européens. La clef du système est qu’il demande à la Couronne de ramener l’impôt sur l’exportation à 2 %. Ainsi, le bénéfice des contrebandiers serait réduit et Cabarrus serait en mesure de payer une quantité fixe à la Couronne. Il offre en effet d’exporter chaque année cinq millions de pesos courants, dont il paiera 2 %, que l’argent sorte du pays ou pas.
- 29 Cabarrus à Múzquiz, Madrid, 30 juillet 1778, AHN, Diversos, leg. 31.
18Une des originalités de la proposition est la suggestion de réduire l’impôt pour en finir avec la contrebande et élever les recettes : « Il s’agit de savoir ce qui convient le plus à Sa Majesté, percevoir 4 % sur un million de pesos ou 2 % sur quatre millions 29 ? » Cabarrus expose ici une conception différente de la fiscalité, liée à une capacité d’innover en modifiant la structure des finances espagnoles. Ainsi, il inaugure assurément ses relations avec la Couronne comme un authentique réformateur.
- 30 Anonyme. « Observations sur la méthode employée dans l’exportation d’or et d’argent en barres et l (...)
19Or, un an auparavant, Montes a examiné pour Múzquiz un projet anonyme soumis au secrétaire aux Finances pour résoudre le problème de l’exportation de l’argent 30. Le texte proposait que le Real Giro, pouvant obtenir des lettres à l’étranger, les échange contre du métal précieux avec les importateurs en Espagne. Afin de s’assurer que les commerçants préfèrent apporter leur métal dans les coffres du Real Giro et non dans d’autres maisons de commerçants étrangers, l’auteur proposait d’élever le change, en élevant le prix payé « jusqu’à arracher aux étrangers cette branche du commerce ».
20Ce projet n’était qu’un des nombreux textes adressés au secrétariat aux Finances pour résoudre un problème qui sautait aux yeux de tout observateur de la réalité économique espagnole. Mais ce qui nous intéresse est la réflexion que le texte a suscitée alors chez Francisco Montes, alors directeur du Real Giro. D’après lui, la proposition doit être rejetée car elle est impraticable et aurait de graves conséquences pour l’économie et les finances espagnoles. Pour faire concurrence aux maisons de commerce étrangères qui dominent le marché des lettres et l’exportation d’argent, il ne suffit pas d’une hausse ponctuelle des taux de change. Il faudrait les élever « d’une semaine sur l’autre » jusqu’à ce que les prix absorbent non seulement le gain des lettres mais aussi de la vente d’argent, soit le « gold point of Exchange ». Une hausse artificielle des taux de change, faite pour permettre aux Espagnols de rivaliser avec les maisons de commerce étrangères dans la course au métal précieux, aurait aussi de graves conséquences économiques. D’après Montes, les produits vendus à l’extérieur seraient plus chers, les producteurs espagnols perdraient donc des marchés, étant forcés d’ » abandonner leurs cultures et fabriques par manque de débouchés ».
- 31 « Le commerçant espagnol étant obligé d’acheter cher, il doit vendre cher pour compenser sa dépens (...)
21Montes critique aussi l’idée d’augmenter la teneur des monnaies en métal, une « erreur populaire ». Suivant en cela l’auteur des Éléments du commerce, il souligne l’inutilité de toute altération de la monnaie ou des taux de change, puisque le commerce corrige tout déséquilibre artificiel. « Les Princes peuvent lui donner une plus grande estime extrinsèque mais pas obliger le commerce à l’accepter comme juste valeur des marchandises et productions dans les ventes et échanges. La Loi du Commerce est ici supérieure à celle des Souverains. » En outre, Montes dénonce les répercussions de telles altérations sur l’économie nationale et le commerce. L’Espagne, juge-t-il, a une longue tradition de mesures similaires et elle en connaît les perverses conséquences, que les finances royales payent parfois encore en termes de dette et de discrédit public. Pourtant, la séquelle la plus grave à court terme est, à son sens, la hausse des prix nationaux et la perte de compétitivité et d’emploi 31.
22Francisco Montes n’est pas seulement bien informé sur les mécanismes économiques. Il a aussi une idée claire des solutions au problème posé par l’exportation de l’argent. À son avis, le seul moyen efficace de l’empêcher est « un commerce actif, dont la balance serait égale ou supérieure au passif [de la balance des paiements] ». À ce stade, les lois contre la contrebande deviendraient inutiles. La clef est donc dans la production nationale et dans « les efforts que tant de zélés patriotes font pour l’encourager ». Cet idéal ne l’empêche toutefois pas d’être pragmatique. Sachant que cet excédent ne saurait être atteint à court terme, il glisse dans son rapport au Secrétaire aux Finances une solution à la contrebande d’argent : « Il s’agit de réduire la taxe, et au lieu des 4 % actuels de la ramener à la moitié. » Soit la même proposition que celle faite plus tard par Cabarrus. La nouveauté de sa proposition oblige Montes à l’expliciter à Múzquiz car « à première vue elle peut sembler étrange ». Il argumente donc que tout impôt excessif est une incitation à la fraude. Il s’agit de réduire au minimum cette incitation pour commerçants et contrebandiers. Il montre, calculs à l’appui, que les finances royales gagneraient 175 000 pesos de plus qu’aujourd’hui, avec une taxe de 2 % et une exportation hypothétique de 15 millions de pesos par an. Son fondement théorique est cohérent : « C’est un principe établi en bonne économie qu’un droit modéré rend la contribution plus facile et plus sûre. »
- 32 Je remercie le prof. Jean-Pierre Dedieu pour cette information (base Fichoz).
23En somme, la pensée économique de Francisco Montes, contrairement à ce que l’on pourrait déduire de son opposition à la libéralisation du commerce colonial, est tout à fait en accord avec celle exposée plus tard par Cabarrus, dont il devance même la mesure la plus radicale, la réduction de l’impôt sur l’argent. Il est probable que les deux hommes partagent une expérience, et même des lectures et une ambiance intellectuelle identiques. Le hasard a ainsi voulu que tous deux soient devenus membres de la Société économique royale de Madrid le même jour, le 30 mars 1776 32. En tous les cas, sur le terrain des idées, on observe entre eux plus de similitudes que de différences.
L’ascension de Cabarrus et l’opposition de Montes
- 33 Múzquiz à Montes, Madrid 20 août 1782, Múzquiz à Zambrano, 16 mai 1783, AGS, SSH, leg. 997.
- 34 Tedde de Lorca : 1987, 527 et suiv.
24La rivalité entre Montes et Cabarrus devient ouverte quand le Français commence à jouer un rôle sur la scène politique espagnole. En effet, les choses changent du tout au tout quand il se met à faire des affaires avec la Couronne, altérant quelques-unes des bases des finances espagnoles. Les urgences financières, pendant la guerre avec l’Angleterre (1779-1783), favorisent l’ascension de Cabarrus et le succès de ses propositions. Le succès de la première émission des billets royaux, dont il a eu l’initiative, le projette dans la sphère politique. Protégé par Floridablanca et Ventura Figueroa, gouverneur du Conseil de Castille, il devient un acteur incontournable pour les finances espagnoles pendant la guerre, et souvent le recours habituel : « Il convient que Votre Seigneurie signifie à Cabarrus la somme absolument nécessaire pour répondre aux plus grandes urgences de la trésorerie générale », « il faut que Votre Seigneurie appelle M. François Cabarrus pour examiner avec lui les moyens qu’on pourrait mettre en œuvre 33. » Cette position lui permet d’inaugurer une série d’offres d’affaires à la Couronne 34, où la réponse à l’urgence financière masque les intérêts croissants de l’auteur et du groupe de financiers et commerçants français qui le soutiennent, visant le contrôle de l’exportation d’argent. On a trop peu souligné, à notre avis, que dans toutes les affaires proposées ou mises en œuvre par Cabarrus, la principale récompense avait toujours été l’autorisation d’exporter de l’argent. La dernière étape de cette participation croissante au commerce légal d’argent est franchie quand Cabarrus incorpore le Real Giro à la banque Saint-Charles, qu’il contrôle, et obtient pour cette dernière en 1784 le monopole de l’exportation de l’argent. Ainsi, la guerre et les besoins urgents de la Couronne lui ont permis d’obtenir en 1784 ce qu’il avait tenté d’obtenir par d’autres voies en 1778.
25La concentration de l’exportation légale d’argent entre les mains de Cabarrus et d’un groupe de maisons françaises modifie radicalement le système économique espagnol et affecte sans doute les relations entre les différents groupes économiques qui opèrent en Espagne. Toutes les répercussions n’en sont pas connues, mais le sommet visible de l’iceberg est l’hostilité virulente du trésorier général Francisco Montes à la concession du Real Giro à la banque, aux licences d’exportation d’argent données à Cabarrus et ses « amis » et, finalement, à l’autorisation que lui accorde le roi d’établir un monopole sur l’exportation légale de ce métal.
- 35 AGS, DGT, Inv. 25, leg. 13.
26Montes, en tant que directeur du Real Giro, connaît parfaitement les comptes, le fonctionnement et les possibilités de ce service depuis 1770. En 1794 on lui demande un rapport sur l’activité de ce département depuis 1784, et il en profite pour comparer la situation actuelle à l’étape antérieure à l’intégration du Real giro à la banque Saint-Charles, réitérant une plainte constante dans ses écrits. Pour lui, il ne fait aucun doute que le roi a fait une mauvaise affaire. De 1770 à 1783, le Real Giro a été une source régulière de recettes (d’un million et demi à deux millions de réaux par an). Cette rentabilité lui a permis d’entretenir un fonds de réserve de plus de 55 millions de réaux, qui a joué un rôle décisif, fournissant certaines années des liquidités à la trésorerie générale. Tout cela pendant des années difficiles, où il a fallu affronter le problème du coûteux paiement des pensions des jésuites espagnols expulsés résidant dans différentes villes italiennes, sans compter d’autres missions extraordinaires avant et pendant la guerre, liées surtout aux fournitures militaires et à la construction navale 35.
- 36 Rapport de Montes à Múzquiz, 5 juin 1779, AGS, SSH, leg. 276.
- 37 AGS, SSH, leg. 269.
27Pour décrire cette étape préalable à la cession du Real Giro, Montes fait montre d’une information actualisée sur les prix de l’argent dans les principales places européennes et d’un souci constant de calculer les bénéfices réalisés en fonction des taux de change, ce qu’il appelle une « complexe combinaison de prix et de changes ». C’est à cette époque qu’est apparu le plus son profil de commerçant. Avec toute cette information, le directeur du Real Giro a pu imaginer un système privilégiant l’envoi direct et régulier d’argent sur les places européennes, dans des bateaux marchands ou militaires, étrangers ou espagnols, toujours par petites quantités garanties. L’objectif était que chacun des bureaux correspondants (les plus importants étant à Paris, Rome, Amsterdam et Londres) ait un fonds en argent suffi- sant, déposé dans des banques, que l’on vendait quand la marge de bénéfice montait. Les bénéfices dépassaient souvent 4,5 % dans ces ventes directes 36. Le système était complété par des contrats privés. Le plus important, réalisé avec François Nogué, de Paris, était l’affaire dite « des mensualités Il s’agissait de remettre chaque mois 150 000 pesos lourds à Bayonne, à la disposition de Nogué. Celui-ci remboursait sous forme de lettres de change sur les places espagnoles, « à des délais réguliers d’une usance ou une et demie, à un taux de 5,5 % ». La bonne opinion que Montes et Zambrano avaient de Nogué lui avait valu des commentaires élogieux et l’extension de ces contrats au « Traité de Turin » et à l’ » Accord de Gênes », qui augmentaient les envois pour fournir les places italiennes 37.
- 38 AHN, Diversos, leg. 31.
28Or, tout le système a été supprimé quand Cabarrus a obtenu des licences pour exporter de l’argent depuis l’Espagne et l’Amérique et, dans un second temps, fait transférer le Real Giro et le monopole à la banque Saint-Charles. D’après Montes, les bénéfices ont alors fait place aux pertes. Montes s’oppose au paiement par les finances royales à la banque de 4 % sur toutes les avances de la banque sur les places européennes, plus 1 % sur les sommes qui seraient payées à l’étranger, sans compter le paiement « au titre de changes, commissions et autres frais de la remise d’argent dans les pays étrangers pour les versements faits par le Giro, et après un calcul prudent j’estime cette dépense extraordinaire à deux millions de réaux 38 ». En somme, d’après Montes, le département du Real Giro est passé d’un bénéfice certain d’un million et demi à deux millions de réaux à une perte annuelle de trois et demi à quatre millions de réaux.
- 39 Gálvez à Múzquiz, 7 décembre 1782, AGS, SSH, leg. 997.
- 40 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
29Mais le changement va au-delà de la transformation des bénéfices en pertes. Pour Montes, il y a plus grave : les conséquences nocives pour l’économie de l’exportation abusive d’argent. Certes, il accepte que le système commercial espagnol, « dans une constitution de commerce passif avec presque toute l’Europe », doive exporter de l’argent, mais pas des quantités aussi élevées que celles observées ni de cette façon. Une des causes de la forte dépréciation des billets royaux, écrit-il, est précisément l’exportation excessive d’argent, qui a privé le pays d’espèces. Ces conséquences valent pour les Indes. Ainsi, les permis accordés à Cabarrus pour exporter de l’argent d’Amérique ont été critiqués vertement, même par le secrétaire chargé des Indes, José Gálvez, qui a signifié sans détour à Múzquiz son refus de nouvelles concessions : « Je prie instamment Votre Excellence de ne pas songer à me réclamer d’autres licences pour les Indes, il m’est impossible de les donner 39. » Montes souligne qu’un des effets de l’exportation faite « tout droit » de l’Amérique a été « la création de billets dans les îles du Vent, et la perte est de 40 % quand on les change pour des espèces 40 ».
- 41 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AGS, SSH, leg. 359.
- 42 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
30Le processus est similaire dans la métropole. Montes juge l’exportation faite par Cabarrus et ses amis, qu’il appelle toujours « prêteurs », « frauduleuse, continue et forcée ». Il évoque une « manœuvre occulte d’exportation » lorsqu’on a allégué que la guerre avait mis fin au commerce avec la France, alors que rien n’interrompait le commerce terrestre : « En un mot, le trafic réciproque entre royaumes était le même qu’avant la guerre avec l’Angleterre 41. » La raison principale de ce qu’il considère comme une sortie d’argent abusive est le bénéfice fait par les « prêteurs », qu’il estime à plus de 20 %. Mais le plus grave, selon lui, est qu’elle a provoqué une pénurie d’espèces inédite dans le pays, tout en « relevant encore davantage la prime des billets royaux 42 ».
31Il conviendrait de se demander si derrière ces avis de Montes, ceux d’un patriote zélé et d’un fonctionnaire loyal, ne se cache pas la défense des intérêts des commerçants et financiers espagnols et étrangers qui participent au fructueux négoce de l’exportation d’argent. Quoi qu’il en soit, Montes trouve ici de nouvelles raisons de s’opposer à tout ce que fera Cabarrus.
L’opposition à la création des billets royaux
- 43 Tedde de Lorca : 1988, p. 41.
- 44 Ventura Figueroa à Múzquiz, Madrid, 28 juillet 1780, AGS, SSH, leg. 358.
- 45 Múzquiz à Ventura Figueroa, Madrid 13 août 1780, AGS, SSH, leg. 358.
32D’après Tedde, les retards et difficultés de la maison Cabarrus y Aguirre à remettre à la Couronne l’argent qui garantissait la première émission de billets royaux, en août 1780, ont rendu le Français suspect aux yeux de Montes qui, « à partir de cette opération est devenu l’ennemi déclaré de Cabarrus 43 ». En réalité, l’opposition de Montes à Cabarrus obéit à des raisons plus profondes, et dans le cas concret des billets royaux elle se manifeste au moment même où Cabarrus propose leur création. Quand le Conseil de Castille prend la décision de créer ces billets, tous sont d’accords, « sauf Montes, en raison du secret [nécessaire à l’opération] et de son propre caractère ». Le gouverneur du Conseil en personne doit prier Múzquiz d’ordonner fermement à Montes de signer les billets royaux, lui rappelant « son obligation, en bon ministre et en bon sujet de Sa Majesté, de soutenir en secret et en public, oralement et à l’écrit, cette opération », car Montes refuse 44. Même si ce dernier finit par accepter que l’opération soit lancée, il essuie pendant plusieurs semaines les menaces de Ventura Figueroa, qui veut le faire « corriger ». Mais Múzquiz le maintient dans sa charge et prie le gouverneur du Conseil de Castille de faire preuve d’une « grande patience » avec le trésorier général 45.
- 46 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AGS, SSH, leg. 359.
33Le refus de Montes de signer les billets royaux, qui l’a amené à l’affrontement direct avec le gouverneur du Conseil de Castille lui-même, est un moyen presque infantile de faire obstacle à leur émission, mais il reflète une ferme opposition à Cabarrus qui explique que Montes soit apparu comme le principal adversaire de l’utilisation des billets. Or, cette opposition n’est pas due à l’ignorance de Montes. Au contraire, il connaît les moyens de paiements qui existent en Europe, leurs possibilités et leurs limites, et s’est même permis de les expliquer au secrétaire aux Finances 46. S’il juge positivement les « billets de banque », surtout parce qu’ils sont une « prodigieuse facilité pour les contrats, multipliant à l’infini les entreprises et affaires de commerce », ainsi que les « lettres de change et bons négociables », il est réticent devant les « effets de l’État » et le « papier-monnaie ».
34Son opposition au « papier-monnaie » que sont les billets royaux tient à ce qu’à son avis, il s’agit d’une dette « dont les termes du paiement sont incertains », tant pour ce qui concerne le délai d’amortissement qu’en raison du risque de voir les autorités modifier unilatéralement les conditions du principal ou des intérêts. La supériorité des autres moyens de paiements est fondée, selon lui, sur la solidité dont sont dépourvus les « effets de l’État ». Montes considère que les conséquences les plus graves de ce « papier » pour l’économie sont la hausse des prix et la baisse des taux de change. Pour Múzquiz, il illustre ces risques par des exemples européens. Il mentionne ainsi la violente opposition de l’Angleterre à sa « dette nationale » et la critique adressée par Necker en janvier 1781 au « papier monnaie » et aux abus de la caisse d’escompte, louant le conseil du Français d’empêcher que « se reproduise jamais un nouveau système de papier monnaie ».
- 47 Montes à Múzquiz, Madrid 26 janvier 1782, AGS, SSH, leg. 275.
- 48 Ventura Figueroa à Múzquiz, Madrid, 31 juillet 1780, AGS, SSH, leg. 358.
35Fort de ces principes, Montes dénonce à plusieurs reprises les manœuvres supposées de Cabarrus dans les émissions successives de billets royaux, qui reviennent à payer avec des billets les lettres remises en Espagne, parfois même avec une prime, ou à acheter les nouveaux billets avec ceux des émissions précédentes. En tant que trésorier général, ayant découvert que l’on utilise les trésoreries des administrations des recettes de tout le pays pour changer des billets royaux pour des espèces tirées des impôts, il juge l’affaire des plus graves. Elle affecte presque toutes les recettes, étant plus visible pour les rentes provinciales * et celle du tabac, qu’il est presque impossible que les contribuables payent en billets. Montes dénonce l’opération devant Múzquiz en termes éloquents, car elle menace de priver les trésoreries de liquidités, mais aussi d’inonder l’économie de « papier-monnaie 47 ». Il est significatif que lors des premières émissions de billets royaux, Cabarrus ait demandé au Conseil de Castille de confier toute la comptabilité de l’opération à la grand chambre des comptes des Valeurs, et non à la trésorerie générale. On lui a répondu alors que c’était impossible, « parce qu’il ne s’agit pas de valeurs de recettes mais d’entrées et de sorties d’argent dans la trésorerie générale elle-même 48 ».
36En somme, Montes est convaincu que Cabarrus a créé toute une spirale d’affaires pour dissimuler son intérêt premier, le contrôle de l’exportation d’argent. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le jugement qu’il porte sur les billets royaux. L’affaire, selon lui, a mobilisé des capitaux espagnols, « virés plusieurs fois », les trésoreries des recettes ont été prises dans le tourbillon, les prix ont monté et les changes ont chuté.
La fin d’une spirale ascendante : les fournitures militaires
- 49 Tedde de Lorca : 1988, p. 65.
- 50 Torres Sánchez : 2002a, p. 487.
- 51 Torres Sánchez : 2002b.
37Le moment de la vengeance de Montes arrive alors que le labyrinthe des affaires de Cabarrus est le plus enchevêtré. Cabarrus voit dans les fournitures à l’armée et à la flotte le moyen de garantir aux actionnaires de la banque Saint-Charles de gros dividendes qui rendraient les actions plus intéressantes 49. À court terme, cela signifie que l’association des Cinq grands corps de métiers de Madrid, dans laquelle Cabarrus voit ici son principal adversaire, sera privée de ce fructueux négoce, devenu pour elle un quasi monopole. En outre, les fournitures militaires sont la couverture légale d’exportations d’argent, qui permettraient de faire des achats où ce serait nécessaire 50. La meilleure façon d’assurer le succès des fournitures est de les faire en régie directe, l’État payant le coût réel du service et, de surcroît, une commission de 10 %. Cette formule a été rarement utilisée au xviiie siècle, essentiellement lorsqu’il était difficile d’assurer le service autrement ou que les hommes d’affaires ne faisaient pas d’offres assez solides. La norme avait été le recours à des entrepreneurs privés, dont le prix était fixé par contrat 51.
- 52 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
38La fourniture militaire est beaucoup plus complexe que les opérations d’intermédiaire financier, si bien maîtrisées par Cabarrus jusque-là. Le réseau étendu d’agents nécessaires à l’exécution des nombreux contrats qu’il faut passer va bien au-delà de ce que maîtrise habituellement une maison de commerce. La coordination entre les achats et ventes, la logistique complexe de la distribution, la maîtrise des variations des prix et l’estimation de la qualité des produits représentent une tâche bien plus lourde que l’activité naturelle d’une banque ou de ses commis. Montes agit sans tarder. C’est lui qui en 1784 affirme que la banque Saint-Charles ne saurait contrôler l’affaire, en raison de la « foule d’agents qu’il faut avoir à la cour et en dehors ». En outre, il estime que le choix de la régie directe, préférée à l’entreprise privée, est une perte assurée pour les finances royales. Il calcule en effet que le coût réel des provisions se situera entre 15 et 16 % au-dessus du prix d’achat et que la perte sera inévitablement décuplée si la récolte est mauvaise ou s’il faut avancer des fonds pour importer des marchandises. La seule façon de garantir que la banque n’entraînera pas les finances royales dans sa perte est, d’après lui, de revenir à la régie indirecte, où « le caractère incertain des pertes et des gains rend le contrat moralement et politiquement licite 52 ».
- 53 Montes à Pedro Lerena, Madrid 25 mars 1786, AGS, SSH, leg. 649.
39Comme l’a prévu Montes, la banque Saint-Charles a dès le début des difficultés à rendre les comptes de cette opération, qui fait entrer en jeu de nombreux facteurs. Montes dénonce alors crûment cette irrégularité à Pedro Lerena, nouveau secrétaire aux Finances, qui a écouté ses plaintes contre Cabarrus avec plus de bienveillance que son prédécesseur. Fin août 1784, la banque doit présenter les comptes de la fourniture à la trésorerie générale, mais ne remet que des résumés généraux « difficiles à vérifier 53 ». Selon Montes, elle n’est pas exonérée de l’obligation de présenter ses comptes correctement et, tant qu’elle ne le fera pas, il n’autorisera pas le paiement de sa dette, « qui ne sera reconnue que quand elle présentera les justificatifs ». Tout le système de la fourniture est voué à l’échec, mais « que pouvait-on attendre d’une méthode dans laquelle l’intérêt des commissionnaires s’opposait à l’économie du Trésor ? » Montes saisit l’occasion pour remettre en cause un autre point tout aussi grave à son sens, le paiement des intérêts de 4 % pour les avances de la banque dans la fourniture. Pour lui, l’affaire n’est pas négociable, on ne paiera pas « car il n’y a pas d’exemple de tels paiements dans aucun des contrats antérieurs ».
- 54 AGS, DGT, Inv. 16, Guión 24, leg. 49.
40Ce dossier à charge permet à Lerena d’agir. Il ordonne une minutieuse enquête sur les irrégularités commises par la banque dans les fournitures militaires. Le résultat est un discours qu’il lit devant la Junte d’État en mars 1790. Les critiques de Montes y triomphent, la direction de la banque étant accusée d’avoir « accepté avec trop de condescendance les propositions flatteuses et trompeuses de quelques-uns de ses membres ». Le 9 juin, la Junte de la banque démissionne et le 25 Cabarrus est arrêté. Montes est nommé Vicomte de Casamontes et reste à la tête de la trésorerie générale jusqu’à sa mort en 1796. Il sera remplacé par le Marquis de Las Hormazas 54.
Notes
1 N. d. T. : Vales Reales, des billets royaux portant un revenu annuel. Contrairement aux juros *, ils sont assignés sur l’ensemble des recettes royales (et non sur une caisse et une recette déterminée) et circulent comme du papier-monnaie. Leurs émissions s’échelonnent entre 1780 et 1799 (Herr : 1978).
2 Cabarrus à Múzquiz, Madrid, 10 octobre 1782, AGS, SSH, leg. 997.
3 Tedde de Lorca : 1996, p. 116. Sur la banque Saint-Charles : Tedde de Lorca : 1998.
4 Tedde de Lorca : 2000, p. 488.
5 Castro : 1996, p. 479.
6 Torres Sánchez : 2003.
7 AGS, DGT, Inv. 16, Guión 24, leg. 49.
8 Un département de la trésorerie générale chargé depuis 1752 de tous les paiements de la monarchie espagnole à l’extérieur. Il s’agit essentiellement des frais diplomatiques et dépenses extraordinaires. On recourt pour cela aux lettres de change ou à l’envoi de métaux précieux.
9 AGS, SSH, leg. 276. Comptabilité du Real Giro de 1783.
10 Montes à Ventura Figueroa, Madrid 4 août 1780, AGS, SSH, leg. 358.
11 AHN, FCMH, leg. 530, exp. 26.
12 Stein : 2003, p. 179.
13 Stein : 2003, p. 109.
14 Bernal : 1992, p. 668 ; Kuethe : 1999, p. 42 ; AHN, FCMH, leg. 530, exp. 26.
15 AGS, Marina, leg. 150.
16 Kuethe : 1999, p. 42.
17 Secrétaire des dépêches des Finances entre décembre 1759 et avril 1766.
18 Stein : 2003, p. 110.
19 Madrid, 27 décembre 1769, AHN, Cons., lib. 738 ; AGS, DGT, Inv. 16, Guión 24, leg. 35.
20 Madrid, 27 décembre 1769, AHN, Cons., lib. 738.
21 Il s’appelle Francisco Antonio de Ibarrola y Gorvea. AHM, OO.MM., Caballeros Calatrava, exp. 1279 et AHN, E, Carlos III, exp. 2007.
22 Múzquiz à Montes, Madrid, 26 mai 1782. AGS, SSH, leg. 998.
23 Tedde de Lorca : 2000, p. 488 et suiv.
24 Tedde de Lorca : 2000, p. 497.
25 Montes à Múzquiz, 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
26 Bernal : 1992, p. 309.
27 Stein : 2003, p. 177.
28 Cabarrus à Múzquiz, Madrid, 30 juillet 1778, AHN, Diversos, leg. 31.
29 Cabarrus à Múzquiz, Madrid, 30 juillet 1778, AHN, Diversos, leg. 31.
30 Anonyme. « Observations sur la méthode employée dans l’exportation d’or et d’argent en barres et le virement de lettres vers les pays étrangers, et sur le moyen de mettre fin aux abus de cette branche du commerce, qui portent préjudice au Trésor royal et à la nation » et Rapport de Montes à Múzquiz sur ce projet, Madrid 19 février 1777, AGS, SSH, leg. 270.
31 « Le commerçant espagnol étant obligé d’acheter cher, il doit vendre cher pour compenser sa dépense et tirer bénéfice de son trafic. Les prix des marchandises étrangères s’élevant, ceux du pays montent en proportion directe et cette hausse s’étend progressivement aux produits de première nécessité, ce qui fait monter le prix de la main-d’œuvre et élève le coût des productions naturelles et industrielles, qui ne peuvent plus par conséquent faire concurrence aux productions étrangères. C’est ainsi que colon et artisan perdent courage. » Montes à Múzquiz, Madrid, 19 février 1777, AGS, SSH, leg. 270.
32 Je remercie le prof. Jean-Pierre Dedieu pour cette information (base Fichoz).
33 Múzquiz à Montes, Madrid 20 août 1782, Múzquiz à Zambrano, 16 mai 1783, AGS, SSH, leg. 997.
34 Tedde de Lorca : 1987, 527 et suiv.
35 AGS, DGT, Inv. 25, leg. 13.
36 Rapport de Montes à Múzquiz, 5 juin 1779, AGS, SSH, leg. 276.
37 AGS, SSH, leg. 269.
38 AHN, Diversos, leg. 31.
39 Gálvez à Múzquiz, 7 décembre 1782, AGS, SSH, leg. 997.
40 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
41 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AGS, SSH, leg. 359.
42 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
43 Tedde de Lorca : 1988, p. 41.
44 Ventura Figueroa à Múzquiz, Madrid, 28 juillet 1780, AGS, SSH, leg. 358.
45 Múzquiz à Ventura Figueroa, Madrid 13 août 1780, AGS, SSH, leg. 358.
46 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AGS, SSH, leg. 359.
47 Montes à Múzquiz, Madrid 26 janvier 1782, AGS, SSH, leg. 275.
48 Ventura Figueroa à Múzquiz, Madrid, 31 juillet 1780, AGS, SSH, leg. 358.
49 Tedde de Lorca : 1988, p. 65.
50 Torres Sánchez : 2002a, p. 487.
51 Torres Sánchez : 2002b.
52 Montes à Múzquiz, Madrid 2 mars 1784, AHN, Diversos, leg. 31.
53 Montes à Pedro Lerena, Madrid 25 mars 1786, AGS, SSH, leg. 649.
54 AGS, DGT, Inv. 16, Guión 24, leg. 49.
© Presses universitaires de Rennes, 2008