Les échanges culturels entre la Normandie et la Bretagne entre le xiiie et le xve siècle : l’exemple de l’architecture religieuse
p. 315-335
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Texte intégral
1Les échanges culturels entre la Normandie et la Bretagne sont clairement attestés dans le domaine de l’architecture religieuse, et plus particulièrement dans les édifices réalisés à partir du milieu du xiiie siècle environ. Cette parenté formelle n’est pas passée inaperçue et plusieurs auteurs l’ont évoquée, comme Henri Waquet dans son ouvrage général sur l’art breton1, ou comme André Mussat dans certains de ses articles ; dans son travail sur Notre-Dame de Guingamp2, par exemple, il précise qu’on pourrait presque parler pour cette période d’un style normanno-breton. Cette affirmation pourrait paraître outrée si l’auteur ne l’avait sensiblement nuancée en évoquant, d’une part, le rôle important joué en Bretagne par les formes gothiques développées en Angleterre, et, d’autre part, le fait que les architectes bretons connaissaient visiblement bien l’architecture rayonnante d’Ile-de-France. Pierre Héliot a, lui aussi, souligné les liens de parenté existant entre les formes normandes et bretonnes3. Mais il a également montré dans son travail sur le chœur de l’abbatiale de Redon4 à quel point d’autres sources d’inspiration se sont mêlées à celles de la Normandie voisine. Dans son article sur les triforiums et coursières en Bretagne et en Normandie, il indique qu’« il est souvent bien difficile de déterminer ce qui, dans le gothique breton, provenait de l’une ou l’autre de ses sources principales, c’est-à-dire de distinguer les apports britanniques des emprunts à la Normandie5 ». En effet, il est rare qu’une forme architecturale normande se soit développée sans traverser la Manche et en règle générale, tous les partis rencontrés dans le duché possèdent leur écho en Angleterre.
2Les ressemblances qui peuvent exister entre les édifices normands et bretons à partir du xiiie siècle ne proviennent pas d’un passé commun, puisque le roman breton était profondément marqué par les partis architecturaux issus de l’Anjou et des grandes abbayes ligériennes. C’est plutôt une orientation nouvelle qui est prise à cette époque par les architectes bretons, ce qui leur a permis une grande liberté dans le choix des formes et des partis. Ce phénomène explique à la fois la diversité des emprunts faits aux types architecturaux voisins, et la difficulté que l’on éprouve aujourd’hui à définir le gothique breton, qui semble en rupture avec son propre passé architectural.
3On remarquera que ce ne sont pas forcément les formes normandes d’avant-garde qui ont intéressé les architectes bretons, et le plus souvent, les partis choisis et adaptés à l’utilisation du granite local ont déjà quelques décennies, sinon davantage. En effet, on constate que les églises réalisées entre le milieu du xiiie siècle et la fin du siècle suivant en Bretagne présentent beaucoup d’affinités avec l’architecture normande, et surtout bas normande, de la première moitié du xiiie siècle. Les architectes bretons donnent donc un nouvel essor à des formes déjà anciennes et souvent dépassées en Normandie, où l’art rayonnant a rapidement prédominé.
4Malgré l’utilisation d’un matériau moins tendre, et le décalage chronologique que l’on vient d’évoquer, il est toutefois possible de recenser un certain nombre d’éléments fortement représentés en Bretagne et dont l’origine est, sans aucun doute, normande.
5L’un des emprunts les plus typiques faits à la Normandie, tant romane que gothique, est la galerie de circulation située au sommet des murs gouttereaux. Elle dédouble le mur et passe au-devant des fenêtres hautes selon un parti tout à fait étranger aux bâtiments romans bretons, où le mur mince de tradition angevine était de mise jusque-là. L’adoption de cette structure murale entraîne une élévation bien particulière, très différente de celle qui s’épanouit dans les églises gothiques d’Île-de-France, où la maçonnerie se trouve peu à peu remplacée par des surfaces vitrées, les vides l’emportant sur les pleins.
6La présence d’une galerie dédoublant le mur à son sommet entraîne une élévation très particulière, car la paroi, modérément élancée, conserve sur toute sa hauteur une épaisseur considérable. Les recherches des architectes normands se sont concentrées sur la mise en valeur de ce mur où les pleins et les vides alternent avec un grand sens de l’équilibre. Les fenêtres sont restées longtemps assez réduites pour l’époque gothique, et on a délibérément tardé à ajourer les triforiums. Ainsi, les jeux d’ombres et de lumière sont subtils et surtout destinés à jouer sur les volumes de la masse murale et sur les moulures en relief ou en creux. Par ailleurs, les piles, destinées à porter des murs épais, présentent des formes souvent originales et variées, de manière à masquer leur véritable épaisseur.
7L’allure générale d’un bâtiment est donc largement conditionnée par la présence d’une galerie au dernier niveau de l’élévation et de ce fait, l’architecture bretonne est fortement « normanisée », comme aurait pu le dire A. Mussat. Cependant, loin de plagier les modèles normands, les architectes bretons ont picoré ici et là différentes formules, et ont donné une couleur très particulière à leurs édifices6.
8Par exemple, les fenêtres hautes d’un certain nombre de cathédrales bretonnes, comme celles de Saint-Pol de Léon (voir fig. 7) ou de Tréguier, présentent de part et d’autre de la baie principale de minuscules ouvertures latérales, percées dans la paroi interne du mur dédoublé ; elles ne sont pas sans évoquer les fenêtres complexes qui ont tant marqué l’architecture anglo-normande de la période romane. Placées dans un contexte très différent, agrémentées de remplages rayonnants, et dotées d’ouvertures latérales atrophiées, elles présentent un parti tout à fait original et propre à ces édifices bretons.
9Par ailleurs, bien qu’aveugles, les triforiums bretons sont beaucoup moins élancés que ceux des églises normandes, et leur allure évoque davantage celle des garde-corps si fréquents en Normandie. Aveugles et courts, souvent à têtes trilobées, ces triforiums prennent place dans la plupart des édifices bretons, même les plus modestes. Cette formule a connu un tel succès qu’on la retrouve parfois sur deux niveaux superposés, comme dans l’élévation nord du chœur de Lamballe. Elle apparaît également à l’extérieur des bâtiments, comme à la façade de Saint-Pol (fig. 1).
10Les galeries d’origine normande ont donc trouvé leur place dans les élévations gothiques bretonnes ; avec elles ont été importés les garde-corps, si typiques de l’architecture gothique du duché voisin. Très rapidement, cet élément du décor a fait partie du vocabulaire décoratif gothique breton. En Normandie, les garde-corps ont été introduits à l’intérieur des édifices à deux et à trois niveaux, afin de border les coursières des murs gouttereaux ; ils étaient évidés, dans un premier temps, par des arcatures trilobées. On les retrouve ainsi dans la nef de Bayeux, dans le chœur de Bernières (fig. 2), dans celui de Longues, ou dans la nef d’Ardenne, entre autres exemples. Enfin, dans la nef de la cathédrale de Sées, le garde-corps prend place entre les colonnettes de l’arcature du triforium. Dans le courant de la deuxième moitié du xiiie siècle, d’autres formes apparaissent. Ainsi, dans le chœur de la cathédrale de Sées, la balustrade du triforium est ajourée de quadrilobes. Dans le transept de ce même édifice, ce sont des trilobes qui ajourent le garde-corps du triforium, alors que celui des fenêtres hautes est rythmé par une série de quadrilobes.
Fig. 1 : façade occidentale de Saint-Pol de Léon.

Fig. 2 : fenêtre sud du chœur de Bernières.

11Les premières balustrades normandes, évidées par des arcatures trilobées, semblent avoir inspiré la forme des triforiums bretons. Mais ce sont les garde-corps aux formes polylobées étroitement enserrées dans des quadrillages d’origine rayonnante qui ont été massivement adoptés par les architectes bretons dès le xive siècle. Dans le chœur de Quimper (fig. 3), la galerie des fenêtres hautes se trouve garnie d’une balustrade à quadrilobes. Ce modèle se retrouve dans le chœur de Saint-Brieuc, au niveau du triforium ; celui-ci est si court que la balustrade y occupe une place très importante. Au niveau supérieur de cette élévation, ce sont des trilobes inscrits qui ajourent le garde-corps. Dans les églises de moindre ampleur, comme celles de Guingamp ou de Lamballe, les triforiums aveugles à balustrades sont très proches de celui du chœur de Saint-Brieuc. À la fin du Moyen Âge, ces garde-corps se retrouvent dans le chœur de Tréguier, bordant les deux niveaux des murs gouttereaux, ainsi qu’au niveau supérieur de l’élévation du chœur de Saint-Pol-de-Léon (fig. 4). Ils sont également très présents à l’extérieur, comme aux façades des vaisseaux (fig. 1), au sommet des porches, des murs gouttereaux et des tours (fig. 19). Ainsi, ces éléments tant décoratifs que fonctionnels d’origine normande ont connu un succès bien plus grand en Bretagne, jusqu’à devenir un motif typiquement régional.
Fig. 3 : mur gouttereau du chœur de quimper.

12Un certain nombre d’autres motifs décoratifs bretons sont en réalité d’origine normande. C’est le cas, par exemple, de la forme trilobée, que l’on trouve d’ailleurs fréquemment dans les balustrades. Les architectes bretons en ont fait un usage immodéré, mais cette forme d’arcature était des plus courantes en Normandie, mais aussi en Angleterre, dès les premières décennies du xiiie siècle. Ainsi, les entrées de portails et de porches étaient souvent trilobées, comme à Bayeux (fig. 5), à Sées ou à Bernières.
13Cette forme a rapidement séduit les architectes bretons et les exemples en sont très nombreux à partir de la deuxième moitié du xiiie siècle. Ainsi, les entrées du portail du transept de Dol (fig. 6), ou celles des différents porches et portails de la cathédrale de Tréguier, reprennent toutes cette forme particulière. Celle-ci se retrouve par ailleurs dans les triforiums de Tréguier, de Quimper, de Saint-Brieuc et de Lamballe, mais aussi à Guingamp ou au Kreisker de Saint-Pol-de-Léon. Par ailleurs, les petites ouvertures latérales qui flanquent les baies de la nef de la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon sont dessinées selon ce modèle, avec un lobe supérieur très développé. Enfin, on retrouve fréquemment des balustrades ajourées par des arcs de ce type à l’extérieur, sur les grandes tours des églises par exemple, comme à Pont-Croix ou à Quimper (fig. 19).
14Les architectes bretons ont également emprunté à leurs voisins Normands les remplages bifurqués, qu’ils ont utilisés tel quels ou enrichis de motifs rayonnants. En Normandie, les remplages de ce type sont innombrables, et l’abbatiale d’Ardenne, la nef de Sées, l’église de Longues ou de Bernières (fig. 2) ne sont que quelques exemples parmi un très grand nombre. En Bretagne, les cas sont évidemment moins nombreux, mais très proches de leurs modèles. La façade de l’abbatiale de Beauport présente, au nord, une fenêtre à remplages bifurqués simples, alors que dans la travée centrale, les motifs bifurqués ont été enrichis de roses et d’arcatures à polylobes inscrits. Le déambulatoire oriental du chœur de Saint-Malo est éclairé par des baies aux remplages bifurqués, de même que les travées droites du chœur de Redon. Enfin, cette forme est fréquente dans la nef de Saint-Pol-de-Léon par exemple (fig. 7), où elle alterne avec des remplages plus classiques.
Fig. 4 : mur gouttereau du chœur de Saint-Pol-de-Léon.

Fig. 5 : portail sud du transept de Bayeux.

Fig. 6 : portail sud du transept de Dol.

Fig. 7 : élévation de la nef de Saint-Pol de Léon.

Fig. 8 : piles du bas-côté du chœur de Saint-Etienne de Caen.

Fig. 9 : pile orientale du chœur de Saint-Malo.

15Les piles des églises bretonnes ont généralement beaucoup en commun avec celles de Normandie, bien que les formes anglaises soient également très présentes. Elles sont d’une grande variété, comme c’était le cas en Normandie au xiiie siècle, et certains agencements sont directement issus de cette région voisine. Ainsi, les piles habillées de colonnettes que l’on trouve dans le chœur de Saint-Matthieu, dans celui de Saint-Brieuc, dans certaines travées de celui de Quimper ou à Guingamp, ne peuvent manquer d’évoquer les piles des espaces latéraux de Saint-Etienne de Caen (fig. 8), dont le parti a été repris à Lisieux comme à Bayeux. D’ailleurs, le socle unique et parfaitement circulaire, présent dans ces édifices normands, a été repris à l’est du chœur de Saint-Malo (fig. 9), ainsi qu’à Guingamp. Les piles cantonnées furent couramment employées dans les édifices gothiques normands, comme à Ardenne ou à Bernières, et on les retrouve par la suite dans le chœur de Quimper. Enfin, les supports aux surfaces ondulées des piles de Norrey, marquées par de minces moulures en creux et en relief, se retrouvent tant à Lamballe qu’à Saint-Pol-de-Léon.
16Ce n’est pas par son décor sculpté que se distingue l’architecture gothique bretonne. Cependant, lorsque la pierre est sculptée, que ce soit le granite ou le calcaire, le résultat évoque bien souvent la Normandie. Les architectes bretons ont en particulier emprunté aux œuvres normandes les frises sculptées si typiques de la région, qui soulignent les différents niveaux de l’élévation, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les frises normandes sont poinçonnées ou sculptées, et décorent la plupart des églises gothiques de Normandie, comme les chœurs de Saint-Etienne de Caen, de Lisieux, de Bayeux, les églises de Coutances, ou de Sées, parmi d’autres exemples innombrables. En Bretagne, ce parti décoratif apparaît dans certaines grandes églises, comme dans les chœurs de Quimper et de Saint-Malo, et dans la nef de Saint-Pol-de-Léon. D’ailleurs, les ressemblances sont souvent frappantes, comme le montrent les détails de la frise de la nef de Saint-Pol-de-Léon (fig. 10) et celle du chœur de Norrey-en-Bessin, pratiquement identiques.
17Les motifs sculptés ou poinçonnés destinés à décorer les écoinçons d’arcatures sont également propres à la Normandie gothique, et les architectes bretons les ont volontiers intégrés à leurs édifices. Ils se retrouvent très tôt dans les chœurs de Saint-Etienne de Caen, de Lisieux et de Bayeux, ainsi qui dans les nefs de Coutances et de Sées. Des compositions particulièrement riches et recherchées ornent les arcatures du cloître du Mont-Saint-Michel (fig. 11) ainsi que celles du triforium présent dans le déambulatoire « normand » du Mans, et ces deux œuvres se situent dans le même courant artistique que celles du chœur de Bayeux7.
Fig. 10 : détail de la frise du triforium de Saint-Pol de Léon.

Fig. 11 : Sculptures du cloître du Mont-Saint-Michel.

18Il ne fait aucun doute que les auteurs du porche méridional de la nef de Dol-de-Bretagne (fig. 12), vers le milieu du xiiie siècle, connaissaient ces œuvres normandes tant les ressemblances sont nombreuses et frappantes. Mais la plupart du temps, les architectes bretons ont réalisé des interprétations libres des modèles normands. C’est le cas des petits médaillons sculptés qui décorent les écoinçons des arcatures du triforium de Saint-Malo, et ceux des arcatures du porche nord de Guingamp. À Saint-Pol-de-Léon (fig. 7), des trilobes poinçonnés, eux aussi typiquement normands, ont été préférés aux sculptures, et dans le cloître de Beauport, de tels trilobes sont surmontés de petites roses sculptées dans le granite (fig. 13). Cette habitude décorative persiste jusqu’à la fin du Moyen Âge, comme le montre le décor du triforium du transept et de la nef de Quimper, ou celui du triforium du chœur de Saint-Pol-de-Léon (fig. 4).
19On ne peut parler du décor des édifices religieux bretons des xiiie et xive siècles sans évoquer celui de leurs chapiteaux. Tous les chapiteaux de ces églises ne sont pas sculptés, et les corbeilles lisses y sont fréquentes. Plusieurs auteurs ont souligné, non sans raison, l’origine probablement anglaise de ces chapiteaux simplement moulurés ; en effet, les exemples Outre-Manche sont très nombreux, et leurs différentes interprétations sont très proches de celles que l’on trouve en Bretagne. Ce serait le cas des chapiteaux du chœur de l’abbatiale de Redon, de la nef de Tréguier, du transept de Guingamp ou du chœur de Saint-Brieuc. Cependant, l’origine normande de ces chapiteaux n’est pas à exclure, puisque des exemples précoces de chapiteaux moulurés sont présents à la porte de la Bretagne, tant au Mont-Saint-Michel (fig. 11) qu’à l’église de Lonlay. Le cas de Beauport (fig. 13) est édifiant à ce sujet, puisque cette abbaye, qui dépendait de celle de la Lucerne et entretenait donc des contacts très étroits avec la Normandie, présente un grand nombre de ces chapiteaux moulurés.
20Quant aux chapiteaux sculptés des églises gothiques de Bretagne, ils présentent une parenté certaine avec ceux des églises normandes de la première moitié du xiiie siècle. Les feuillages découpés, aux motifs amples et aux volumes généreux des chapiteaux des églises d’Ardenne, de Longues ou de Bernières par exemple se retrouvent dans le chœur de Dol, dans la nef de Saint-Pol-de-Léon, ou au porche nord de Guingamp.
21Ce sont parfois de petits détails qui témoignent d’échanges incessants entre ces deux régions. Ainsi, le culot coudé, qu’on appelle également culot à tige pénétrante, est un parti traditionnel dans la Normandie gothique et constitue en quelque sorte la signature des architectes de la région. Qu’ils soient lisses ou sculptés, détachés du mur ou fortement engagés dans la maçonnerie, ils représentent un motif récurrent et quasiment tous les édifices de cette région en possèdent : ceux de la chapelle du bras sud du transept de Saint-Etienne de Caen sont les plus connus, mais on peut également citer ceux de Norrey-en-Bessin, de la Merveille du Mont-Saint-Michel, du chœur de Bernières (fig. 2) ou de la cathédrale de Coutances.
Fig. 12 : Sculptures du petit portail de la nef de Dol.

Fig. 13 : détail du cloître de l’abbaye de Beauport.

22En Bretagne, ils apparaissent fréquemment, comme dans la nef de l’abbatiale de Beauport, ou dans la salle capitulaire de cette même abbaye. Dans le chœur de Dol, des culots à multiples tiges se rejoignent en un masque végétal soigneusement sculpté. Le portail occidental de Saint-Pol-de-Léon présente des culots coudés qui servaient de socles à des statues, alors qu’au portail méridional (fig. 14), de petits culots à tiges pénétrantes reçoivent les dais des statues. Dans le chœur de Redon comme dans la nef de Guingamp, les colonnes montant de fond sont reçues par des culots de ce type. Dans la nef de Tréguier, les culots des colonnes de fond sont également à tige, soit simples, soit regroupés par quatre, et ce sont de gros culots qui accueillent contre le mur de façade les rouleaux de la première grande arcade de la nef. Les mêmes culots apparaissent dans le transept très ample rajouté à la nef de Guingamp.
23D’autres emprunts à la Normandie sont plus ponctuels. Ainsi, on retrouve à l’entrée de l’abbatiale de Beauport en Bretagne le même motif d’ébrasement qu’à Ardenne ou à Lisieux. Il s’agit d’un décor constitué par deux arcatures qui se superposent, et dont le rythme comme la hauteur quelque peu décalés évoquent les dispositions en quinconce de certains cloîtres normands.
24Enfin, il semble utile de s’attarder sur les grands portails et porches bretons, situés en façade ou sur les flancs des édifices. Les tympans et les trumeaux des portails, ainsi que les murs latéraux des porches, se trouvent décorés de sculptures en ronde-bosse à une époque où les sculptures en hauts ou bas-reliefs sont encore en vogue dans le reste du royaume. On peut cependant s’interroger sur l’origine de cette formule qui a par la suite tant caractérisé les grands édifices comme les petites chapelles de la région, et il serait intéressant d’approfondir cette idée. En effet, certains édifices normands réalisés dans la première moitié du xiiie siècle présentent ce type de décor de manière assez précoce.
25Ainsi, à la façade d’Ardenne par exemple, le portail occidental, aujourd’hui très endommagé, était à l’origine surmonté par deux anges thuriféraires en bas-relief situés de part et d’autre d’une niche centrale, dans laquelle prenait place une statue en ronde-bosse. Par ailleurs, le portail du bras nord du transept de Norrey-en-Bessin (fig. 15) se trouve, lui, décoré uniquement de sculptures en ronde-bosse. Il a été fortement restauré, mais il est facile de retrouver l’organisation originelle de son décor. En avant du trumeau prenait place une statue, simplement posée sur une colonne qui a disparu, et abritée par un dais servant de socle à une autre statue posée en avant du tympan. De part et d’autre de cet axe central, deux petits culots sculptés supportaient deux autres statues en ronde-bosse, magnifiées par des dais sculptés. Ce portail est abrité par un porche profond dont les murs latéraux sont animés par des socles et des dais qui accueillaient une série de statues également en ronde-bosse. D’autres exemples de ce type existaient peut-être en Normandie avant que les décors de portails rayonnants ne s’imposent dans la deuxième moitié du xiiie siècle, avec des statues en ronde-bosse disposées dans les voussures des portails ou intégrées aux remplages plaqués contre les murs pleins.
Fig. 14 : culots des dais du porche sud de la nef de Saint-Pol-de-Léon.

Fig. 15 : tympan du portail de Norrey-en-Bessin (d’après Maylis Baylé, L’architecture Normande au Moyen Âge, tome II, 1997, p. 205).

26En Bretagne, ce sont les partis antérieurs à ce mouvement rayonnant qui ont été adoptés. L’un des premiers exemples bretons de ce type se trouve à Dol, dans le dernier tiers du xiiie siècle. Le portail du bras nord du transept de cette cathédrale (fig. 6) présentait le même type de parti, quoique simplifié, avec une colonne centrale et des culots latéraux portant en tout trois sculptures en ronde-bosse aujourd’hui disparues. Au xive siècle, à Tréguier (fig. 16), les portails et porches à l’ouest et au sud de la nef reprennent ce type de décor, mais les statues y sont disposées en quinconce et les dais sont richement sculptés. C’est aussi le cas de ceux, oriental et occidental, de la nef de Saint-Pol-de-Léon. Bien que le portail sud ait été repris à la fin du Moyen Âge (fig. 17), ses dispositions d’origine sont encore bien visibles, et son porche, dont les murs sont occupés par des statues et par des dais sculptés (fig. 14), est resté parfaitement intact. Au xve siècle, les exemples sont innombrables et les formules n’ont que peu évolué, comme à Quimperlé ou au Kreisker de Saint-Pol-de-Léon par exemple.
27Tous ces partis architecturaux ou décoratifs témoignent de la circulation des hommes et des idées entre la Normandie et la Bretagne. Les matériaux circulaient également, comme le montrent les nombreuses inclusions de calcaire de Caen présentes dans les églises de granite de Bretagne. Ce mode de décoration se retrouve un peu plus tôt dans les régions occidentales de basse Normandie, comme au portail de la collégiale de Mortain à la fin du xiie siècle, dans le chœur un peu plus tardif de l’église de Lonlay, ou encore dans le cloître du Mont-Saint-Michel (fig. 11) : les murs extérieurs du cloître sont en granite, les écoinçons des arcatures sont en calcaire et leurs colonnettes en délit sont en marbre venu d’Angleterre.
28De telles inclusions sont présentes dans la cathédrale voisine de Dol-de-Bretagne. Les fenêtres du bas-côté nord de la nef présentent des éléments de calcaire sculpté, et le petit portail méridional (fig. 12) ainsi que son porche, se trouvent tous deux décorés de motifs sculptés et coiffés de voûtes en calcaires. Dans la nef de la cathédrale de Tréguier, la frise sculptée soulignant le triforium est en calcaire, alors que le reste du bâtiment est en granite. Dans l’église de Beauport, les nervures des voûtes, dont il ne subsiste que les naissances, étaient entièrement en calcaire, de même qu’une série de chapiteaux lisses et de culots. Dans le chœur de la cathédrale de Saint-Malo, seul le triforium est en calcaire, alors que dans la nef de Saint-Pol-de-Léon (fig. 7) c’est le cas de l’ensemble de l’élévation interne, le parement extérieur étant en granite. Ce dernier exemple est intéressant puisqu’il nous permet de constater que l’utilisation du calcaire n’était pas destinée à réaliser une élévation particulièrement évidée, allégée ou sculptée. En effet, la nef de Saint-Pol-de-Léon est très proche de celle de Tréguier, qui est en granite, et dans les deux bâtiments, les éléments sculptés demeurent rares.
Fig. 16 : portail sud de la nef de Tréguier.

Fig. 17 : portail sud de la nef de Saint-Pol de Léon.

29L’auteur du portail sud de la nef de Saint-Pol et de son porche (fig. 17) a beaucoup joué sur les matériaux. Ce portail a été amplement repris au xve siècle, lors de la reconstruction du chœur. Cependant, un certain nombre d’éléments anciens est visible et montre l’utilisation de matériaux différents. Ainsi, le tympan et sa frise sont en calcaire, ainsi que le chapiteau qui reçoit une statue en ronde bosse, et la niche qui abrite celle-ci. En revanche, les colonnes qui soutiennent la voûte du porche. La reprise du xve siècle, réalisée dans un granite sombre au grain fin, renforce le jeu des couleurs induit par la présence de différents matériaux. À la même époque tardive, dans le chœur de cet édifice, des inclusions de calcaire sculpté ont été insérées aux écoinçons du triforium (fig. 4).
30Ces différents exemples tendent à montrer que l’utilisation du calcaire normand était très prisée en Bretagne. Dans de rares cas, il a permis de réaliser des sculptures soignées et plus recherchées que celles que l’on pouvait exécuter dans le granite, comme au portail de la nef de Dol. Mais d’une manière générale, les sculptures sobres et en nombre réduit montrent que le calcaire était utilisé simplement pour son caractère rare et donc coûteux, qui rehaussait le prestige d’un édifice.
31Il est intéressant, pour terminer, de s’arrêter quelques instants sur les clochers qui dominent la plupart des grandes églises comme des petites chapelles bretonnes. Ces tours se situent en réalité dans la lignée directe de celles qui apparaissent très tôt dans l’architecture de Normandie dès la période romane8. Au xiiie siècle, les grandes tours de Norrey-en-Bessin et de Bernières (fig. 18), celles un peu plus tardives de Saint-Pierre et de Saint-Jean de Caen sont des proches cousines des grandes tours de la façade occidentale de la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon (fig. 1), de la chapelle du Kreisker de la même ville, ou de la façade occidentale de la cathédrale de Quimper (fig. 19). On y retrouve les différents niveaux d’arcatures plaquées ou évidées, les moulures multipliées, les flèches immenses et les quatre clochetons d’angles, évidés par des arcatures souvent trilobées. A la fin du Moyen Âge, de tels clochers de conception très ambitieuse, se retrouvent dans des édifices modestes, comme à Ploaré, à Goulven, et dans de très nombreux autres exemples, où les formes sont parfois accusées et où, peu à peu, sont introduits les motifs de la Renaissance.
Fig. 18 : tour occidentale de Bernières.

***
32Au terme de cette étude que j’ai voulu synthétique, qu’il me soit permis d’abord de résumer mon propos en soulignant combien les églises de Bretagne des xiiie et xive siècles présentent d’éléments inspirés de partis, de formes, voire de décor, qui avaient déjà été expérimentés et utilisés en Normandie dans la période précédente : parmi les emprunts les plus frappants, on trouve certains traits caractéristiques des élévations (comme la galerie au niveau supérieur, les formes des fenêtres hautes, l’adoption et l’adaptation de la balustrade ajourée), les grands clochers, certains éléments de décor (comme les frises décoratives, les motifs végétaux, les sculptures des chapiteaux, les culots coudés, l’arc trilobé, les remplages bifurqués, etc.), les grands portails et les inclusions de calcaire dans la maçonnerie de granite.
Fig. 19 : tour de la façade occidentale de Quimper.

33Toutes ces observations permettent d’affirmer que les architectes bretons ont puisé à volonté dans un vocabulaire architectural et décoratif normand. Et je crois avoir montré que, pris séparément, les partis architecturaux et les motifs décoratifs des églises de Bretagne évoquent fortement l’architecture normande. En revanche, aucun des édifices bretons pris ici comme exemple ne ressemble véritablement à une église normande. Si on passe, en effet, du niveau de l’étude de détail au niveau de l’étude générale, on ne peut que constater la spécificité de l’architecture gothique bretonne. À partir de formules importées de la région voisine, mais aussi d’Angleterre et d’Ile-de-France, les architectes bretons ont réussi à créer un style à part entière, bien différent de ce qui existait auparavant et qu’il reste encore à définir.
34Quoi qu’il en soit, et c’est par là que je terminerai en m’efforçant d’apporter ma contribution à la réflexion générale induite par la problématique de ce colloque, il est incontestable que l’étude de l’architecture gothique en Bretagne atteste de relations et d’échanges culturels actifs entre Bretons et Normands aux xiiie et xive siècles, et même au-delà. L’adoption et l’adaptation de formes, de partis, de décors sont le produit encore bien visible de la circulation des hommes, et singulièrement des bâtisseurs, des architectes et de leurs commanditaires, entre Normandie et Bretagne.
Notes de bas de page
1 Waquet H., L’art breton, Paris, 1960.
2 Mussat A., « Un Monument Clef : Notre-Dame de Guingamp », Bretagne, Architecture et identités, Rennes, 1997, p. 356.
3 En particulier tout au long de son article intitulé, « Triforiums et coursières dans les églises gothiques de Bretagne et de Normandie », Annales de Normandie, 1969, p. 115-154.
4 Héliot P., « Le chevet de Saint-Sauveur de Redon », Bulletin et Mémoires de la Société Archéologique d’Ille et Vilaine, LXXIX, 1976, p. 31-51.
5 Héliot P., op. cit., p. 137.
6 J’ai abordé plus en détail le problème de la structure murale et des fenêtres en Normandie et en Bretagne dans un article à paraître au Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie.
7 L. Grant a bien montré que les sculptures du chœur de Bayeux, du cloître du Mont-Saint-Michel et du déambulatoire du Mans appartiennent à un même courant artistique. Grant L., Architecture and Society in Normandy 1120-1170, New Haven et Londres, 2005, p. 191-192.
8 Voir en particulier Lefèvre-Pontalis, « Les clochers du Calvados », Congrès archéologique de France, 1908, Paris-Caen 1909, t. II, p. 652-684.
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Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008