Avant les Normands, les Vikings en Bretagne
p. 97-107
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Index géographique : France
Texte intégral
1Concernant l’Armorique péninsulaire, les Vikings bénéficient aux ixe et xe siècles de conditions plutôt plus favorables par rapport à celles qu’ils rencontrent en général dans l’empire carolingien. En effet, cette région est sujette à des mutations rapides dont les Scandinaves sont aussi les acteurs, au point qu’ils ont manqué de peu d’en devenir les bénéficiaires ultimes : l’agitation permanente entretenue par les Bretons — c’est-à-dire à cette époque encore les populations chrétiennes de langue celtique, provenant de la Grande-Bretagne et installées depuis la période charnière entre l’Antiquité et le très haut Moyen Âge dans les contrées les plus occidentales de la péninsule — contre l’autorité des rois francs aggrave la carence des pouvoirs politiques et leur ouvre un boulevard.
Les événements : un rappel succinct des faits
Les Vikings de la Loire
2Les festivités de la saint Jean de 843 demeurèrent longtemps inscrites dans les mémoires nantaises tant elles furent marquées par de tragiques événements : une flotte de guerre viking réussit à remonter le fleuve sans donner l’alarme (des voiles hostiles avaient été signalées dès 799 aux abords de l’île de Noirmoutier) si bien que ses équipages surprennent la cité encore endormie sans méfiance. Une partie de la population est massacrée (certains sont tués à l’intérieur même de la cathédrale où ils avaient trouvé refuge autour de leur évêque Gunhard, devenu saint Gohard dans la tradition de l’Église de Nantes), d’autres sont emmenés captifs, la ville est pillée de fond en comble, ses lieux saints souillés. Satisfaits de leur coup, les pirates ne s’attardent même pas à piller le monastère Saint-Martin de Vertou sur l’autre rive du fleuve.
3Il faut dire que Nantes était mal défendue : ses remparts venaient d’être ébréchés par le chef breton Nominoë allié à Lambert, un comte franc entré en dissidence contre Charles le Chauve. La garnison était absente ou réduite à sa plus simple expression, la veille relâchée (plus tard on prétendra que les Vikings ont franchi les portes déguisés en pèlerins)... Quoi qu’il en soit, l’annonce du saccage du grand port de la Loire maritime eut un très grand retentissement à travers tout l’empire — l’ensemble des chroniques et annales contemporaines mentionnent cette catastrophe, la première à venir toucher une ville de cette importance.
4Les Vikings reviennent à Nantes dès 853 et ils n’en repartiront ensuite jamais complètement durant plus de trois quarts de siècle. Établis sur l’île de Betia en face de la cité, ils organisent là un camp fortifié doublé d’un marché permanent, un portus, où ils écoulent le produit de leurs pillages : des dragages dans le lit du fleuve au cours des années 1930 ont permis de retrouver des épées, désormais conservées au Musée Dobrée, et, plus récemment, une étude palynologique suggère que la basse vallée de l’Erdre — une petite rivière qui débouche à Nantes — était totalement désertée à cette époque, ce qui renforce les assertions des auteurs contemporains affirmant que la ville fut, au moins par intermittences, vidée de tous ses habitants chrétiens. L’évêque Actard préféra l’évacuer, ce dont Hincmar de Reims lui fit le reproche en 872, lui préférant la meilleure conduite du comte qui avait pris le risque de demeurer à son poste...
5On reconnaîtra dans cet état de déshérence la situation partagée par les villes situées sur les estuaires des principaux fleuves européens, de Bordeaux aux bouches du Rhin, en passant par Rouen où la présence normande se maintint seule en définitive : l’installation des pirates en ces places stratégiques leur permet de multiplier les incursions vers l’intérieur des terres en remontant d’abord fleuve et rivières sur leurs barques, puis en utilisant le cheval pour étendre sans cesse le rayon de leurs pillages, bien attestés par ailleurs grâce aux chroniques locales de toutes les cités ligériennes. Ils semblent aussi avoir établi un camp de base à Saint-Florent-le-Vieil, face au Mont-Glonne, en complément ou en concurrence avec celui de Nantes, sur la limite actuelle entre Anjou et Bretagne. Le moine Adrevald, de Saint-Benoît-sur-Loire, le décrit ainsi : « Ils établirent un lieu de stationnement pour les navires dans une certaine île placée sous le monastère de saint Florent. Ils y établirent leurs tentes et firent comme un bourg afin d’y conserver leurs troupeaux de captifs, qu’ils enchaînaient et, selon les circonstances afin d’y reposer le corps de ses fatigues pour recommencer ensuite une autre expédition. De là, lançant des courses à l’improviste, empruntant tantôt leurs bateaux tantôt leurs chevaux, ils anéantirent toute la province. »
6Profitant des incertitudes nées des crises politiques qui se multiplient à la fin du ixe siècle (en 882 déjà Louis III avait acheté son départ à un dénommé Hasting après un simulacre de siège de Nantes), les Vikings de la Loire posent les premiers jalons d’une principauté incrustée en Gaule, dont l’antique capitale des Namnètes constituerait le cœur. Son chef fédère en effet, plus ou moins, les aventuriers scandinaves établis sur le pourtour de la péninsule : encore fin xiie siècle, une chanson de geste, le Roman d’Aiquin, garde le souvenir de cette prépondérance nantaise puisque Aiquin (Hakon ?) — le roi d’étranges « Sarrasins » que l’auteur s’oublie plusieurs fois à nommer « Norrois » — avait reçu sa couronne dans la future capitale des ducs. Trente ans plus tard, mis en fuite par les chrétiens, il abandonne son repaire de Quidalet — en fait Saint-Servan, aujourd’hui dans l’agglomération de Saint-Malo —, gagne Brest par la mer, se laisse rejoindre par ses poursuivants et battre à Carhaix, tente en désespoir de cause de regagner Nantes... mais la fin du roman est perdue.
7Car tout a une fin : nous verrons que Guillaume Longue-Épée, le successeur de Rollon devenu comte de Rouen par le traité de Saint-Clair-sur-Epte de 911, sacrifie sans états d’âme ses congénères établis sur la Loire. Si Nantes est enfin reprise par les Bretons en 939 — la tradition veut que leur prince, Alain Barbetorte, ait dû à grands coups d’épée s’ouvrir un chemin jusqu’à la cathédrale tombée en ruines, au parvis envahi par les ronces —, des partis vikings y font encore souvent retour jusqu’à la fin du xe siècle, renouant ainsi avec la route qui menait au repaire favori de leurs prédécesseurs : les Miracles de l’Église de Nantes évoquent ces retours inopinés. Sur des critères stylistiques, un archéologue allemand vient de proposer de dater des alentours de l’an mil la tombe de l’île de Groix, ce qui rallongerait d’un demi-siècle environ la présence permanente des intrus en Atlantique et rendrait d’autant plus plausibles leurs retours sporadiques sur Nantes.
Pirates et mercenaires
8Mais revenons aux commencements. On rapporte que Nominoë — un aristocrate breton qui avait d’abord servi loyalement Louis le Pieux comme son représentant (missus) en Bretagne —, révolté contre Charles le Chauve après 841, dut abandonner précipitamment le siège du Mans à l’annonce que des Scandinaves étaient en train de ravager ses terres. Pire, il aurait été vaincu par eux à trois reprises. Son fils et successeur, Erispoë, au pouvoir à sa mort en 851, les contient difficilement : ayant fait alliance avec Sidric (Sigtryggr ?) qui lui demandait son aide, après un bref engagement « naval » il ne peut lui interdire de se réconcilier avec le chef d’un autre parti viking qui venait en 853 de piller Nantes et sa région. Si Sidric, après avoir soulagé de leur butin les premiers arrivés, remonte la Loire pour continuer en amont son raid, les spoliés hivernent sur place puis, au printemps suivant, ils remettent à flot leurs embarcations et mettent le cap sur le monastère Saint-Sauveur de Redon. L’épisode mérite qu’on s’y attarde quelque peu.
9D’après notre source unique, les Gestes des Saints de Redon, pressés de se refaire après les avanies subies l’an d’avant, nos pirates auraient été assaillis dès leur arrivée dans l’estuaire de la Vilaine par une tempête épouvantable, soulevée à l’appel des prières des moines. Pris de panique, craignant pour leurs vies, les agresseurs auraient promis de déposer de riches offrandes sur l’autel de Saint-Sauveur afin de calmer les éléments déchaînés et sauver ainsi leurs vies et leurs bateaux — au nombre de 103 précise l’hagiographe, ce qui en fait à cette date une escadre un peu surprenante par sa taille. Mais, à regarder le texte de plus près, cette version du miracle ne tient pas : il semble qu’au contraire ce soit les moines qui aient dû verser un tribut — l’un des fameux danegelds — pour éviter le pillage de leur maison et acheter la sécurité de ses membres comme celle de leurs serviteurs et dépendants laïcs qui, peu rassurés, s’y réfugient dès la tombée de la nuit. Plusieurs invraisemblances le suggèrent. Au chapitre précédent il était affirmé que ces Vikings quittèrent Nantes dépouillés de leur butin par Sidric, sans qu’ils aient pu envisager de se refaire entre-temps. La colère de Dieu se manifeste par une tempête très virgilienne dans les termes qui servent à la mettre en scène. Ces marins expérimentés sont terrorisés par des flots en furie alors qu’ils ont déjà pris terre à deux lieues du monastère, qui plus est au fond d’un estuaire relativement abrité, alors que leurs barques sont tirées au sec... Dans ces conditions, on ne saisit pas vraiment comment ni pourquoi ces pirates efflanqués auraient pu faire des offrandes au Sauveur pour obtenir grâce... Il faut donc renverser les données du problème !
10La Vie de saint Malo par Bili mentionne un miracle de protection similaire, survenu dans le village de Cherrueix : les païens y brûlent les maisons et tuent le bétail appartenant à un certain Judicaël, tandis qu’ils épargnent celles et ceux qui sont placés sous la protection de saint Malo. « Que dire de plus ? Les Normands trièrent tout le bétail, comme le font les voisins entre eux, laissèrent la moitié qui appartenait au saint et emmenèrent l’autre. Et il en fut de même pour tous les autres dans tout le pays. » On connaît même le coût du rachat exigé par les intrus : quatre deniers par foyer. Là encore les moines auront acheté leur sauvegarde, ce que Bili ne peut avouer décemment, quitte à travestir la triste réalité en miracle ! À Redon un incident émaillera la coexistence forcée, limitée au périmètre strictement balisé du monastère et de ses annexes (normalement, des piquets de garde interdisent toute intrusion intempestive) : seize païens forcent la porte de la sacristie, découvrent la réserve de vin de messe des moines, en ingurgitent une énorme quantité avant de s’écrouler frappés de démence, tous promis à une mort affreuse. Ici encore, derrière ce récit en forme de miracle de châtiment, on peut sans trop de risques diagnostiquer une cause plus prosaïque : un coma éthylique foudroyant... Quoi qu’il en soit de ces événements redonais de 854, l’insécurité règne sans partage dans le pays vannetais : Courantgen, l’évêque de Vannes, et le comte Pascweten, le propre gendre d’Erispoë, sont capturés par des pirates en maraude puis libérés contre une belle rançon, dont Pascweten doit emprunter le montant aux moines de Redon, qu’il leur remboursera en 857 en leur cédant un beau domaine.
11Ces faits intéressent des personnes appartenant aux classes dominantes, mais d’autres exactions ont dû s’exercer sur les humbles... sur lesquelles on ne dispose que de généralités. Et les Vikings savent cultiver leur réputation de férocité : depuis son île de Noirmoutier, le moine Ermentaire a entendu parler des reliques d’un certain saint de Bretagne que les païens auraient jetées à la mer. Ce forfait lui sert à justifier la décision prise par sa communauté de porter les reliques de son fondateur, saint Philibert, sur le continent à Déas, aujourd’hui Saint-Philbert-de-Grandlieu, mais le périple de ses frères ne s’arrêtera pas là puisqu’ils finiront par échouer à Tournus en Bourgogne !
12Ces méfaits ne dissuadent toutefois pas les Bretons de rechercher l’alliance des Vikings contre les Francs en certaines occasions : un parti mixte de Bretons et de Scandinaves parvient ainsi à tuer le comte Robert le Fort, l’ancêtre des Capétiens, à Brissarthe en 866. Salomon, cousin et successeur d’Erispoë, met fin à ces alliances dangereuses dès qu’elles ne lui sont plus utiles, c’est-à-dire quand il est reconnu comme roi des Bretons par Charles le Chauve, avec un territoire agrandi bien au-delà des limites de ce qui deviendra la Bretagne historique, englobant le Cotentin et une partie de l’Anjou : volant au secours de son suzerain, il contraint même les pirates enfermés dans Angers en 873 à négocier leur départ, après avoir détourné grâce à ses Bretons le cours de la Maine, mettant ainsi leurs barques au sec. D’autres victoires lui sont attribuées par la légende : il aurait notamment tranché la tête de cinq chefs normands sur les rives de la Loire si c’est bien lui que recouvre le personnage du roi Gradlon dans l’éloge dithyrambique de la Cornouaille que fait l’abbé Gourdisten, l’auteur d’une Vie de saint Guénolé dans les années 860. Mais sa mort en 874 vient bouleverser radicalement les données du problème.
13Salomon meurt assassiné suite à un complot ourdi par trois hommes, dont Gurwant et Pascweten, respectivement son gendre et celui d’Erispoë. Très vite ses meurtriers se disputent sa succession et Pascweten commet l’irréparable : bien qu’apparemment soutenu par la majorité des chefs bretons et disposant d’effectifs très supérieurs à ceux de son adversaire, il ne se juge pourtant pas assez assuré de sa puissance. Pascweten fait donc appel à des mercenaires vikings : si ces derniers ne lui amènent pas la victoire escomptée — il est vaincu à plusieurs reprises et tué à la fin de 876 dans un combat près de Rennes —, les Scandinaves en profitent pour mettre à feu et à sang la contrée, d’autant que la guerre civile se perpétue entre les fils des compétiteurs primitifs (Gurwant, déjà malade et grabataire, porté au combat sur une civière, succombe peu après Pascweten alors que les siens l’emportent mourant mais victorieux !).
14Finalement Judicaël et Alain se réconcilient en 889, et la « chance » veut que Judicaël trouve la mort au combat l’an d’après lors d’une bataille où il écrase une armée viking (c’est Pierre Le Baud, à la fin du xve siècle seulement, qui affirme que ce combat eut lieu à Questembert). Alain, qui a de son côté mis en déroute une autre bande, se retrouve par la force des choses seul détenteur du pouvoir sur les Bretons : Alain le Grand devient leur dernier roi reconnu par l’autorité carolingienne, et son règne, fort mal documenté au demeurant, voit l’effacement apparent de la menace viking. Mais Alain disparaît à son tour vers 907 sans véritable relève.
La Bretagne, une seconde Normandie ?
15Sitôt avertis de cette nouvelle vacance du pouvoir parmi les Bretons, les Vikings se jettent sur la péninsule : aucune résistance coordonnée ne les y attend plus, pour des raisons mal éclairées par les sources. Le site, pourtant fortifié, de l’abbaye Saint-Guénolé de Landévennec est emporté en 913 : les païens exhument le corps des moines défunts et font brûler leurs ossements, sans doute dans le but d’écarter leurs esprits car le lieu est dorénavant utilisé comme base navale par les pirates surgis du Nord. Cette volonté d’occuper des sites côtiers se repère ailleurs grâce aux fouilles récentes, mieux et plus sûrement qu’à travers les allusions contenues dans des textes toujours suspects de confondre histoire et mémoire.
16Des camps vikings ont été étudiés sur toute la côte nord de la Bretagne, notamment à Saint-Malo (où les assises de la tour Solidor révèlent leur présence) et dans son voisinage, à Saint-Servan comme à Saint-Suliac, un réduit insulaire de l’estuaire de la Rance — ces découvertes confirment de façon remarquable les dires du Roman d’Aiquin qui appelle Gardaine ce dernier site —, à Trans dans la région de Dol-de-Bretagne (le camp du Vieux M’na) ou à proximité de Saint-Brieuc, le camp de Péran sur la commune de Plédran (un denier viking frappé à York entre 905 et 925 y a été ramassé). D’autres sites sont simplement soupçonnés d’une présence scandinave, la tour de Cesson près de Saint-Brieuc, Tréguier, l’île de Batz face à Roscoff (que la Vie de saint Paul Aurélien, rédigée en 884 par l’abbé Gourmonoc de Landévennec, mentionnait déjà ravagée par des Marcomans), un îlot de l’estuaire de l’Odet en aval de Quimper, Guérande, etc. Mais la découverte la plus sensationnelle demeure celle faite sur l’île de Groix au début du xxe siècle : les archéologues avaient dégagé d’un tertre artificiel les restes d’une grande barque norroise renfermant les armes d’apparat et la dépouille d’un chef viking. La plupart des objets récupérés sont déposés au musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye — il reste à déplorer que l’excavation n’ait pas été conduite en 1906 selon des principes réellement scientifiques car il s’agit de la seule tombe navale scandinave découverte intacte en France à ce jour !
17Incapables de réagir à l’établissement de ces camps permanents, les élites bretonnes fuient le pays : on a surtout gardé le souvenir du grand exode des évêques et des moines qui vers 919 emportent livres et reliques lorsqu’ils se réfugient, pour la plupart, dans la région parisienne, au point que l’on ne conserve plus aujourd’hui en Bretagne aucun des nombreux manuscrits qui y avaient été composés ou recopiés dans les actifs scriptoria monastiques au temps des rois ! Les moines de Landévennec s’établissent pour deux décennies à Boulogne-sur-Mer, d’autres en Berry, en Poitou, à Angers. Grâce à la Translation de saint Magloire on garde le récit de cet exode misérable des clercs bretons (auxquels se joignent des Neustriens) vers Paris, où deux inventaires médiévaux du trésor de l’église Saint-Magloire confirment la diversité des reliques (plusieurs dizaines !) ainsi mises à l’abri de la fureur des païens, au risque de désarmer au pays, sur le plan spirituel, toute velléité de résistance faute des saints protecteurs habituels !
18Les élites laïques ne réagissent pas mieux que les serviteurs de Dieu et se replient en désordre sur des terres qu’elles jugent moins exposées, en Francie mais aussi dans le royaume anglo-saxon à l’image de Mathuédoï, le gendre d’Alain le Grand, comte du Poher (la région centrale, dont Carhaix est la capitale) qui trouve refuge à la cour d’Æthelstan. Les humbles se retrouvent abandonnés à leur triste sort, comme le déplorera un peu plus tard la Chronique de Nantes : « Seuls les pauvres Bretons cultivant la terre restèrent sous la domination des barbares, sans guides et sans soutiens. » Au dire de Flodoard, la situation empire sans cesse : « Les Normands ravagent, écrasent et ruinent toute la Bretagne située à l’extrémité de la Gaule — celle qui est en bordure de mer — les Bretons étant enlevés, vendus et autrement chassés en masse. » Preuve matérielle des ondes de panique qui ont saisi les puissants, on a découvert à Rennes en 1964 un très intéressant trésor monétaire enfoui dans les années 918-923.
19La tradition veut que Æthelstan ait levé sur les fonts baptismaux Alain, le fils de Mathuédoï, qui se signalera une première fois en 931 lorsqu’il rejoint les Bretons révoltés en Cornouaille. Ensemble ils tuent un chef viking nommé Félécan le jour de la saint Michel, mais ils sont finalement vaincus par l’alliance des Normands de la Loire avec ceux de la Seine accourus à leur rescousse. En conséquence de quoi « Incon, qui résidait sur la Loire, pille la Bretagne avec les siens » (Flodoard). Pour un temps, Alain regagne l’Angleterre, tout en maintenant le contact par l’intermédiaire de l’abbé Jean de Landévennec qui traverse la Manche sans relâche en ces années. D’intenses tractations se déroulent alors — elles dépassent, et de loin, le cas breton, visant d’abord à permettre le retour en Francie d’un autre exilé de rang illustre, le dernier des Carolingiens, Louis IV d’Outremer, en échange de nouveaux avantages concédés à Guillaume Longue Épée. En 936, enfin, Alain Barbetorte débarque dans la région de Dol et reprend, face à des Vikings affaiblis par plusieurs échecs sur la Loire, dorénavant abandonnés à leur sort par Guillaume, le contrôle effectif de la péninsule. En 939, comme nous l’avons vu plus haut, Alain pénètre dans Nantes libérée, clôturant ainsi un long interrègne scandinave. Passé l’an Mil, il n’y a plus trace que de quelques Vikings gagés comme mercenaires au service du duc des Normands, tel Olaf Haraldson (le futur saint Olaf de Norvège) que sa saga signale engagé contre d’autres mercenaires retranchés sur la motte de Dol en 1014.
20Il demeure malaisé de retracer le destin des derniers « hommes du Nord » présents en Bretagne. Certains ont dû reconnaître le nouveau cours : des indices suggèrent ainsi que plusieurs familles féodales du duché plongeraient leurs racines dans ce milieu, notamment les seigneurs de La Roche-Bernard. Pour sa part, un certain Gourki (soit « homme-chien » en breton), résident de l’île de Locoal dans le Morbihan affirme la Vie de saint Cado, pourrait aussi trahir des origines nordiques de par son comportement fort peu sociable... Mais la plupart sont sans doute morts ou auront fui. Ce qui paraît le mieux assuré, c’est que la colonisation viking, quoique toujours numériquement très faible et limitée aux littoraux, fut peut-être plus importante en Bretagne qu’en Neustrie au début : de décennie en décennie l’archéologie vient alimenter cet étrange paradoxe qui veut que la Bretagne manqua de peu de devancer sa voisine en devenant mieux et plus qu’elle une Normandie !
La rencontre : une mise en perspective séculaire
Le canal pirate
21La Manche se présente comme un étroit canal maritime mettant en communication l’Europe du Nord et les eaux de l’Atlantique. Une situation favorable aux échanges, toutefois non exempte de dangers. À au moins une reprise avant le ixe siècle la survenue de pirates avait jeté le trouble sur les littoraux de ce qui était encore l’Empire romain : dans les années 250-275 l’Armorique est le théâtre d’une vague de panique qui pousse ses habitants un peu fortunés à enfouir leurs avoirs avant de disparaître. Ces « trésors monétaires » sont tous retrouvés le long des littoraux ou dans l’axe des vallées côtières : les historiens imputent en général la responsabilité du phénomène aux peuples germaniques de la mer, proches cousins des Scandinaves, qui opéraient depuis les rivages des actuels Pays-Bas — quoiqu’une participation de maraudeurs irlandais ne soit pas non plus impossible. Toujours est-il que ces attaques erratiques furent, dans le courant du ive siècle, à l’origine de l’appel à des contingents insulaires afin de protéger une péninsule jusque-là demeurée ouverte à tous les vents, amorçant ainsi la mue de l’Armorique en Bretagne.
22Une certaine forme d’insécurité persista en mer par la suite. Les Miracles de saint Magloire le donnent à penser : on sait que ce moine breton trouva refuge sur l’île de Serck, la plus petite de l’archipel anglo-normand. Un jour les laïcs de l’endroit viennent le trouver, terrorisés : ils ont aperçu des pirates se dirigeant vers leurs rivages ! Faute d’armes de guerre, aucun moyen de les repousser par la force ! Le saint brise alors de son bâton un gros rocher, en distribue les fragments aux habitants qui mettent en fuite les indésirables en les lapidant. L’hagiographe du ixe siècle leur attache une identité normande complètement anachronique pour une date du très haut Moyen Âge (comme quoi l’on ne prête jamais qu’aux riches !). À l’inverse, bien après la mort de Magloire, des païens débarquent, se mettent à fouiller l’île : sept d’entre eux s’en prennent au sarcophage qui renferme ses saints restes, veulent le forcer. Ils deviennent aussitôt aveugles à cause de leur geste impie, tandis que leurs 900 compagnons, comme frappés de folie, se mettent à s’affronter les armes à la main. Toutefois, ces misérables ne sont pas dits Normands, alors que ce serait beaucoup plus vraisemblable dans leur cas...
23Quelques siècles plus tard, l’une des premières tâches du pouvoir normand établi en Angleterre après 1066 fut d’assurer la sécurité des liaisons trans-Manche. La tapisserie de Bayeux donne à voir le matériel naval mis à contribution au temps où la reine Mathilde et ses dames la brodaient, dans la continuité des esnèques vikings. Mais chaque période d’affaissement du pouvoir politique se traduit par une recrudescence de la piraterie : au tout début du xiie siècle, lors de son séjour en ermite sur Chausey, Bernard de Tiron en est témoin. « En ces temps-là des pirates bretons sortirent de l’Armorique sur trois navires et abordèrent en Manche deux bateaux chargés de marchandises diverses. On se battit avec vaillance de chaque côté, mais la troupe furieuse des pirates eut finalement le dessus. » Le poète Wace, natif de Jersey, évoque lui aussi dans son Roman de Brut vers 1155 les écumeurs de mer ou « ullages » (de l’anglais outlaws) qui sèment la terreur parmi les populations côtières. Plus tard encore, et jusqu’à la fin du Moyen Âge, Normands et Bretons s’affronteront en Manche, ou y affronteront les Anglais, voire, à défaut, n’importe quelle voile présumée hostile aventurée dans ces parages.
24Les Vikings n’ont donc rien inventé, et ils auront des successeurs dignes d’eux ! Cependant, il est une conséquence, trop souvent inaperçue, de leur longue présence en Armorique : à cause d’eux, les Bretons perdent l’habitude de gagner couramment la patrie originelle de leurs pères, le pays de Galles et ses marges, comme les Gallois ne passent plus de ce côté-ci de la Manche. Dorénavant, avant même la rupture définitive occasionnée par la Réforme, Bretons et Gallois s’ignorent : devenue dangereuse sinon hostile durant un siècle environ, l’ancienne « mer de Bretagne » ne permet plus aux deux fragments du peuple brittonique de se joindre, d’autant que le littoral gallois sera bientôt étroitement contrôlé par la Couronne britannique, tandis que les Armoricains se détournent de l’aventure maritime pour un temps.
Prolégomènes à des ententes cordiales
25Dans la tradition bretonne postérieure, comme partout en Occident, les Vikings représentent un fléau envoyé par Dieu afin de châtier les pécheurs, menacer le genre humain, lui apporter le deuil et la désolation. Cette perception catastrophiste entraîne que les barbares constituent une masse compacte, anonyme, désignée comme « les païens » ou « les hommes du Nord » ; parfois seulement ces Normands deviennent des Danois, en référence à la seule de leurs contrées ayant eu une frontière terrestre avec l’empire franc — presque par accident, ceux ayant emporté Nantes en 843 sont dits Westfaldingi, originaires du Westfold (soit le fjord de la rive occidentale d’Oslo) mais par les Annales d’Angoulême puisqu’ils poursuivirent leurs exploits en Saintonge. Pourtant, au fil des années et des décennies, les contacts ont été multiples avec eux : ces descriptions vagues sont le résultat d’un choix délibéré, les clercs ne rapportent pas tout ce qu’ils savaient, préférant conforter un portrait type banal, idéologiquement plus confortable.
26Avant le collapsus du xe siècle les aristocrates bretons en ont recruté certains à leur service, se sont alliés avec d’autres. C’est donc que ces chefs de bandes étaient fiables, au moins dans une certaine mesure. Des tractations se sont aussi déroulées dans les postes de troc qu’ils avaient ouverts, des rançons leur ont été versées pour libérer les captifs, nécessitant au préalable négociations et intermédiaires. Même les gens d’église laissent parfois entrevoir un autre visage d’eux : lorsque Bili s’émerveille du miracle que constitue à ses yeux le tri minutieux qu’ils ont opéré entre les animaux, les dépendants et les immeubles placés sous la protection de saint Malo, cela veut dire que ces sauvages savent tenir leur parole, de gré ou de force. De même, le moine Ratuili, en charge de coucher sur le parchemin cette épopée collective des premières années du monastère Saint-Sauveur que chantent les Gestes des saints de redon, y insiste : les Vikings, aussi païens soient-ils, respectent leurs engagements mieux que le feraient beaucoup de chrétiens. Ils ont la simplicité de conduite d’êtres à peine extraits de l’état de nature ! Bien sûr, ils sont aussi la cause du trépas de l’abbé Conwoion, le fondateur de Redon, survenu loin de sa maison, dans le palais de Plélan que lui avait donné le roi Salomon comme monastère de repli, mais on ne saurait que se louer de leur comportement collectif dès lors que Dieu leur a montré la voie à suivre pour avoir effrayé ces rudes marins pris dans une tempête terrible aux bouches de Vilaine...
27Ainsi les clercs ne peuvent ni ne veulent se l’avouer : sur le long terme, il est des raisons d’espérer. Certains contemporains l’ont d’ailleurs assez vite compris et appliqué : il semble bien que les Bérenger, la famille d’origine franque des comtes de Rennes, ont pu rester en place au xe siècle grâce à d’opportunes alliances matrimoniales qui feront de leurs descendants des cousins de Guillaume le Bâtard. D’ailleurs toute la région littorale de part et d’autre du fameux Couesnon est demeurée longtemps d’obédience incertaine entre le comte des Bretons et le duc des Normands, et c’est précisément de là, du Penthièvre et du pays malouin, de celui de Dol que provient le gros des Armoricains rameutés par Guillaume pour les besoins de son expédition contre Harold l’usurpateur, puis installés par lui en Angleterre.
28En fait, l’on retrouve partout ailleurs des Bretons en compagnie des aventuriers normands. Un peu avant 1066 lors de la formation des principautés d’Italie du Sud et de Sicile, un peu après agrégés au contingent de Bohémond de Tarente et de Robert de Normandie lors de la marche des croisés vers Jérusalem. Toutes ces rencontres ne tiennent pas du seul hasard : elles suggèrent de puissants rapprochements entre les deux aristocraties, générant aussi bien des amitiés que ces rivalités de personnes ou de clans qui accompagnent trop souvent la familiarité des origines un peu mélangées, des alliances ou des tentatives de subordination qui aboutirent un temps à la prestation du serment de vassalité par un comte des Bretons esseulé, en quête d’un allié capable de l’aider à s’imposer chez lui en créant une diversion sur les marges de sa domination théorique.
29Dans une société longtemps en recherche d’un équilibre durable sur les ruines de la façade carolingienne effondrée, les choses demeurèrent sans doute plus emmêlées et subtiles qu’on ne saurait le supposer sur la foi des seules épaves documentaires subsistantes ! La notion de marche prendrait ainsi tout son sens sur les confins littoraux partagés entre Bretons et Normands.
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