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Ermitages et monastères bretons dans la province de Rouen au haut Moyen Âge (vie-ixe siècle)

p. 65-95

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Index géographique : France


Texte intégral

1Nous n’avons pas la prétention d’apporter beaucoup d’éléments nouveaux à un dossier qui a déjà suscité un très grand nombre de travaux, quoique ceux-ci soient presque tous consacrés au monastère de Pental sur la rive sud de l’estuaire de la Seine, fondation que diverses traditions associent à un épisode de la vie de saint Samson (milieu du vie s.). Si le débat sur les « enclaves doloises » hors de Bretagne a également fait beaucoup progresser nos connaissances sur l’arrière-plan politique et institutionnel de cette question1, il nous est cependant apparu qu’une relecture critique des sources relatives aux origines de Pental, un retour sur les données de la topographie et un regard un peu plus approfondi sur le contexte local n’étaient pas inutiles, dans la mesure où ils nous permettent de mieux comprendre la place de cette fondation dans l’histoire des débuts du monachisme sur les côtes de la Manche.

2Parmi les nombreux problèmes documentaires auxquels se trouve confronté l’historien des établissements religieux du haut Moyen Âge en Normandie, un des plus difficiles à résoudre réside dans les bouleversements toponymiques qui eurent lieu dans cette province à la suite de la vague de colonisation scandinave du xe siècle. Pour peu que l’établissement n’ait pas été relevé au cours de l’époque ducale et n’ait pas laissé d’archives, son souvenir a pu s’effacer à jamais, au point que nul n’est plus en mesure aujourd’hui de le situer sur une carte. C’est le cas des deux seules fondations bretonnes, en dehors de Pental, qui soient attestées en terre normande. L’une, appelée Rotmou, ne nous est connue que par une version de la Vita Samsonis datée du milieu du ixe siècle (ancienne « Vita secunda »). Selon cette source, il s’agirait d’un monastère fondé par Samson en personne, alors que celui-ci se rendait de Dol à Paris. L’autre, portant le nom breton de Pennante, n’est attestée que par deux brèves mentions du viiie et du début du ixe siècle. Sans prétendre, là non plus, apporter une solution définitive au problème, il nous a cependant semblé que le moment était venu de livrer les premiers résultats de nos recherches en vue de l’identification de ces deux sites monastiques.

3Précisons enfin que notre but n’est pas de dresser une carte de la présence monastique bretonne dans la province de Rouen. Les lacunes de la documentation sont si considérables pour la période du haut Moyen Âge qu’un tel objectif demeure, de toute façon, hors de portée.

Les problèmes de Pental

4Telles qu’elles nous sont connues à travers une légende fondatrice racontée dans les différentes Vies de saint Samson, les origines de Pental ne paraissent pas, à première vue, soulever de problème particulier : alors qu’il est de passage dans le pays de Rouen, saint Samson fonde un monastère au confluent de la vallée de la Risle et de la Seine, sur un terrain d’où il a chassé un serpent terré dans une grotte — allégorie classique de la lutte victorieuse de l’ermite contre les puissances infernales du paganisme —, ce qui lui a valu d’obtenir d’un roi Childebert le don du domaine ; d’emblée, précise l’auteur de la Vita secunda du milieu du ixe siècle, le monastère est réuni au patrimoine de la cathédrale de Dol2.

5À y regarder d’un peu plus près, toutefois, cette tradition s’avère sujette à caution sur plus d’un point. Il est depuis longtemps démontré que l’objectif principal de la Vita secunda était de soutenir les prétentions de la cathédrale de Dol au statut de métropole, d’où l’insistance de l’auteur à signaler, pour chaque acte de fondation de saint Samson, le rattachement immédiat du domaine aux biens de cette église. Les versions antérieures de la Vita ne sont pas, elles non plus, à l’abri de tout soupçon. Si elle a longtemps été considérée comme une œuvre du viie siècle et donc encore relativement proche des événements3, les études philologiques consacrées à cette Vita par Joseph-Claude Poulin ont montré non seulement qu’elle appartient probablement, sous sa forme actuelle, à une narration du viiie siècle réécrite au début du siècle suivant, mais aussi qu’elle est loin de constituer une œuvre originale, ses emprunts étant nombreux à d’autres sources narratives4. Dans ces conditions, une grande prudence s’impose dès lors que l’on entreprend d’utiliser la Vita prima à des fins historiographiques. Relativement digne de foi pour la situation au début du ixe siècle, son témoignage devient beaucoup plus incertain pour la période des origines, au point que l’on peut même s’interroger sur l’historicité de la rencontre de saint Samson avec nombre de personnages censés avoir croisé son parcours. Pour Joseph-Claude Poulin, il est ainsi un peu vain de s’interroger sur le fait de savoir si le donateur du domaine de Pental était Childebert I (511-558) ou Childebert II (575-595). Avec la Vie de saint Germer, dont un passage fournit un témoignage précieux sur la situation de Pental au début de l’épiscopat de saint Ouen à Rouen (milieu du viie siècle), nous disposons d’une autre source d’intérêt majeur, mais qui appelle, elle aussi, un minimum de lecture critique, cette narration n’étant pas antérieure à l’époque carolingienne5.

6Une autre difficulté réside dans le fait que les données archéologiques ne sont pas toujours venues confirmer celles de la tradition écrite. Si les nombreuses découvertes faites depuis le xixe siècle au hameau de Saint-Samson, siège de l’ancienne paroisse de Saint-Samson-sur-Risle (auj. comm. de Saint-Samson-de-Roque), ne laissent plus guère de doute au sujet de la localisation du monastère de Pental6, et si l’absence de traces d’influence celte ou bretonne dans les décors architecturaux comme dans le mobilier funéraire ne nous paraît pas gênante en soi, le fait étant explicable pour un établissement situé au cœur d’une zone de peuplement franc7, en revanche aucun de ces éléments n’est susceptible de remonter à une date antérieure au viie siècle. À ce jour, il n’existe donc pas de preuve matérielle de la présence d’un monastère en ce lieu au temps de saint Samson.

7Sur ce dernier point, il nous semble toutefois que le problème n’a pas toujours été bien posé. En prenant comme telle la tradition narrative évoquant l’installation par saint Samson d’une communauté monastique sur le lieu même d’où il avait chassé le serpent8, on est nécessairement amené à considérer qu’il s’agit là de la légende fondatrice d’un seul et même établissement monastique ; comme dans beaucoup d’abbayes du haut Moyen Âge, il y aurait eu un ermitage à proximité des bâtiments conventuels. Or, dans le cas de Pental, les deux fondations se trouvent en fait à une assez grande distance l’une de l’autre : pas moins de cinq kilomètres. Dès lors, on est en droit de se demander si elles n’ont pas pu avoir des origines différentes. Plutôt que de les traiter ensemble comme cela a toujours été fait jusqu’à présent, essayons donc d’aborder séparément les deux dossiers.

L’ermitage

8L’ermitage occupe une place centrale dans la légende fondatrice de Pental. La Vita prima de saint Samson rapporte qu’un roi Childebert, ayant appris de précédents exploits de Samson, lui demanda de le débarrasser d’un serpent qui faisait beaucoup de ravages sur son territoire. Accompagné de deux de ses moines et d’un guide, Samson parvint à la caverne où sévissait le dragon. Samson alla seul affronter la bête. Lui ayant passé son étole autour du cou, il l’entraîna au dehors et lui ordonna de passer de l’autre côté du fleuve, appelé la Seine (ultra quoddam flumen, que vocatur Sigona9). Dans la version un peu plus circonstanciée de la Vita secunda, il est précisé que la grotte se trouvait sur une hauteur (super verticem... montis), que le roi remercia Samson en lui faisant don du site et que le saint donna à ce dernier le nom de Pental10. Le même épisode est encore évoqué dans la Vie de saint Germer. D’après cette narration, Germer aurait été nommé abbé de Pental en 649 ; à la suite d’un conflit avec un groupe de moines rebelles, il aurait quitté le monastère situé au bord de la Risle (super fluvium Lizirinus) et se serait retiré, avec quelques religieux, dans la grotte voisine de la Seine d’où jadis saint Samson avait chassé le serpent (illa cripta, que est in vasto ac in solitudine super fluvium Sequane, unde Samson serpentem eiecit11)

9Bien que le lieu-dit n’ait pas survécu, le site rupestre de Pental se laisse aisément reconnaître dans l’éperon d’interfluve de la Roque, à l’entrée de la vallée de la Risle (fig. 1). Comme les historiens celtisants ont été nombreux à le remarquer, les caractéristiques de cette pointe rocheuse, limitée par de hautes falaises de craie se dressant au bord de la plaine alluviale, correspondent exactement au sens du composé toponymique Penn-tal, celui-ci désignant l’extrémité d’un promontoire12. Les hommes du haut Moyen Âge ne furent pas les premiers à être attirés par ce site de hauteur : à la racine de l’éperon, les restes d’un rempart de terre marquent le tracé d’un vaste retranchement protohistorique s’étendant sur près de 140 hectares, avec une enceinte réduite à la pointe de la Roque13. Sur la paroi nord, face à la Seine, se voient plusieurs cavités creusées dans le roc. L’une d’entre elles est appelée la « grotte de saint Béranger ». Issu d’une corruption de l’anthroponyme Germer, ce vocable se retrouve dans le nom d’une « église Saint-Bérenger » mentionnée dans plusieurs chartes de l’abbaye de Préaux comme chapelle d’un ermitage de la Roque. Situé sur le rebord de la falaise, l’oratoire était encore desservi par un ermite au début du xiie siècle14. Loin d’être négligeables, ces données topographiques constituent un bon argument en faveur de l’historicité de la fondation de saint Samson. C’est dans un site comparable, une grotte de la rive nord de la baie du Mont-Saint-Michel, aux confins des pays d’Avranches et de Coutances, qu’un contemporain de Samson, saint Pair, fonda l’ermitage qui allait être à l’origine du monastère de Sessiacum, aujourd’hui Saint-Pair-sur-Mer (Manche). Les faits sont solidement établis grâce à la Vita Paterni écrite par Fortunat (f vers 600), auteur principalement connu pour son œuvre poétique et littéraire, mais qui, à travers cet ouvrage, nous livre un précieux témoignage sur la quête érémitique d’un de ses contemporains sur les rivages de l’« Océan15 ».

Fig. 1 : Le promontoire de la Roque, site présumé de l’ermitage de Pental (commune de Saint-Samson-de-la-Roque, Eure).

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10Aucune autre fondation n’étant attestée dans la basse vallée de la Seine avant celle de Fontenelle (Saint-Wandrille) en 649, il serait tentant d’en conclure que Pental demeura longtemps un point isolé sur la carte monastique de cette région. Cependant, pour dom Jean Laporte, auteur en 1941 d’une synthèse non encore remplacée sur les origines du monachisme dans la province de Rouen, il n’en est rien : selon lui, ce vide entre le milieu du vie siècle et le milieu du siècle suivant n’est qu’apparent16.

11Un premier élément susceptible de confirmer l’intuition de dom Laporte nous est apporté par la Vie de saint Vigor, évêque de Bayeux, mort avant 538. Cette vie, que John Howe et, à sa suite, Samantha Kahn Herrick, datent du xie siècle et attribuent à un moine de Saint-Vigor-de-Cerisy (Calvados17), se présente actuellement sous deux versions qui n’offrent que de légères variantes de l’une à l’autre. Celles-ci désignent la version a de l’édition des Acta Sanctorum (BHL 8608-8611) comme un texte resté fidèle à la nomenclature toponymique prénormande, d’où l’hypothèse, souvent avancée, d’une vie plus ancienne aujourd’hui perdue18. Selon Lucien Musset, cette Vita deperdita remonterait au viiie ou à la première moitié du ixe siècle. C’est d’elle que viendraient certains éléments du chapitre consacré aux origines de la propriété de Cerisy, où est évoqué le rôle d’un descendant du lignage gallo-romain des Volusiani, attesté au ve siècle19. Quoi qu’il en soit, chaque épisode de la Vita se déroulant dans un lieu différent et trouvant son épilogue dans le don du domaine à saint Vigor, on peut supposer que l’auteur avait connaissance d’une liste des propriétés de l’Église de Bayeux ; c’est sur cette base qu’il aurait construit son récit. Quant à la version b (BHL 8612-8613), il s’agit d’une réécriture essentiellement inspirée par le souci de faire le lien entre les légendes fondatrices du haut Moyen Âge et la situation du xie siècle, cette volonté étant manifeste lorsque l’auteur propose sa propre interprétation d’un toponyme disparu, cité dans la version a20.

12La plus grande partie de la Vita est consacrée au récit des différentes fondations de saint Vigor. Après avoir détruit une idole païenne à Reviers (Calvados), sur la côte du Bessin, le futur évêque de Bayeux chasse un serpent d’une ruine antique dans la forêt de Cerisy, il expulse un autre serpent d’un lieu du nom de Cella, puis il parvient, « par-delà le bras de mer » (trans fretum maris), jusqu’à un endroit appelé Cameron dans la version a. Là, il se trouve de nouveau aux prises avec un serpent, qu’il force à sortir de son antre et à disparaître dans la mer. À chaque fois, saint Vigor est récompensé par les propriétaires des lieux, qui lui font don de leur domaine. C’est ensuite qu’interviennent la nomination de Vigor au siège épiscopal de Bayeux, puis la fondation de la basilique du Mons Chrismat dans le suburbium de la cité, sur un terrain du fisc donné par le « roi Childebert » : il s’agit du futur monastère de Saint-Vigor-le-Grand, établissement qui restera toujours étroitement lié au siège épiscopal.

13Comme plusieurs auteurs l’ont déjà remarqué, les mots « trans fretum maris » ne peuvent correspondre, du point de vue d’un hagiographe écrivant dans le Bessin, qu’au bras de mer formé par l’estuaire de la Seine au haut Moyen Âge21. Ceci mène tout naturellement à envisager l’équivalence de Cameron à Saint-Vigor-d’Ymonville, sur la rive droite de la Seine, en face de la pointe de la Roque. Outre la dédicace de l’église du lieu à saint Vigor — c’est la seule au nord de l’estuaire —, un élément important en faveur de cette identification réside dans l’existence de plusieurs grottes au sommet du coteau formant la limite sud du finage de Saint-Vigor (fig. 2). Le site, correspondant sans doute au lieu-dit Chelidri Fraus de la Vita b — toponyme dont il est difficile de donner une traduction littérale, mais qui doit être en rapport avec une légende mettant en scène un dragon22 —, présente tous les caractères d’un ermitage rupestre. Il semble également que cet endroit soit le même dont nous parle l’auteur de la Vita prima de saint Samson lorsqu’il rapporte que Samson intima l’ordre au serpent de traverser la Seine et d’y disparaître « dans un rocher23 ». En effet, outre le fait que le site de Saint-Vigor se trouve juste en face de la Roque, ses caractéristiques correspondent assez bien au récit de la Vita secunda Samsonis, où il est question d’une colline (mons) et de l’antre où s’est réfugiée la bête. De surcroît, il est précisé qu’après être retourné à cet endroit, Samson en chasse le serpent et le repousse vers la mer, épilogue identique à celui du récit de la Vita Vigoris. D’autres indices suggèrent des liens anciens entre Saint-Vigor d’Ymonville et l’Église de Bayeux, comme la dédicace des autels secondaires de l’église à Notre Dame et saint Etienne, patrons de la cathédrale de Bayeux24. Ainsi que nous l’avons suggéré, la présence assez insolite d’une crypte sous la petite église de Saint-Jean-d’Abbetot, voisine de Saint-Vigor-d’Ymonville, pourrait s’expliquer par le séjour en ce lieu des reliques d’un saint abbé Jean, transférées vers 889/890 du monastère de Deux-Jumeaux, au diocèse de Bayeux25. Sans doute abandonné lors des premières incursions vikings dans la vallée de la Seine, le domaine fut probablement de ceux que l’Église de Bayeux réussit à recouvrer à l’époque ducale et qu’elle conserva jusqu’au moment où l’évêque Hugues de Bayeux (c. 1011-1049) entreprit de liquider la plus grande partie des biens de son évêché en Haute-Normandie. Au toponyme prénormand de Cameron, le clerc du xie siècle auquel nous devons la version b de la Vie de saint Vigor substitue en effet celui de Camelitum. Cette interprétation est probablement erronée, mais elle montre au moins que l’auteur, bien qu’étranger à la région, disposait d’informations précises sur ce coin du pays de Caux, Camelitum étant la traduction latine de « Campemeille », obscur lieu-dit de la paroisse de Rogerville, à l’ouest de Saint-Vigor-d’Ymonville. Ceci tendrait à indiquer que la Vita b fut écrite par un clerc de l’Église de Bayeux et non, comme John Howe en avait fait l’hypothèse, par un moine de l’abbaye de Cerisy, établissement n’ayant aucune possession connue dans ce secteur de la basse Seine. Si tel avait été le cas, l’auteur n’aurait d’ailleurs pas manqué d’attribuer à saint Vigor la fondation du monastère de Cerisy : or, dans son récit des origines de la propriété, il ne parle pas une seule fois de moines ni de monastère.

Fig. 2 : Les grottes de Saint-Vigor-d’Ymonville (Seine-Maritime).

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14Bien qu’il n’apparaisse pas dans la Vita Vigoris, il est probable que l’Église de Bayeux a compté très tôt parmi ses dépendances un second ermitage sur la rive droite de l’estuaire. Le site n’est autre que celui de Graville-Sainte-Honorine (comm. Le Havre), bien connu pour son prieuré de chanoines augustins, lui-même héritier d’une collégiale séculière fondée au xie siècle par une famille de l’aristocratie normande, les Malet. Ce lignage avait son château en contrebas de la falaise morte de la Seine, au fond d’une vaste plaine alluviale parcourue de chenaux ; à l’autre extrémité de cette étendue de marécages, au bord du lit majeur de la Seine, le village de Leure pourrait avoir été le port du domaine. Les origines de Graville sont assez obscures. Toutefois, comme nous l’avons montré dans une précédente étude26, la situation insolite de l’église à mi-pente, sur un versant très escarpé, est sans doute à mettre en rapport avec la présence d’un ancien abri-sous-roche derrière le chevet. Le nom de « Côte du dragon » sous lequel était connue, il y a peu de temps encore, cette partie du coteau, suggère qu’à ce site rupestre resta longtemps attachée une légende fondatrice analogue à celle de l’ermitage de Saint-Vigor-d’Ymonville. Un autre point commun avec ce dernier lieu réside dans la dédicace des deux autels secondaires de l’église de Graville à Notre Dame et à saint Étienne. Comme à Saint-Vigor, il est possible que les deux vocables, dont le second passe pour avoir été originellement le titre principal de l’église, aient été empruntés à la cathédrale de Bayeux27. De surcroît, on sait par un récit de translation du xiie siècle qu’avant d’être amené à Conflans, sur l’Oise, au temps de Charles le Simple (898-923), le corps de sainte Honorine avait été conservé pendant quelque temps à Graville28. Or, si cette sainte demeure un personnage fort obscur, on sait du moins qu’elle appartenait au diocèse de Bayeux. C’est ce qu’atteste un martyrologe bayeusain du début du xe siècle signalant son inhumation à Colonica, « dans le Bessin29 ». Vraisemblablement pris en charge par le clergé de la cathédrale de Bayeux, le transfert des reliques à Graville dut avoir lieu en 889-890, en même temps que celui de nombreux autres corps saints des diocèses de Coutances et de Bayeux, évacués vers la basse Seine à la suite d’une attaque normande sur la ville de Saint-Lô. Quant à l’absence de mention susceptible de correspondre à Graville dans la Vita Vigoris, elle peut aisément s’expliquer si l’on admet que, sous sa forme actuelle, le texte n’est pas antérieur au début du xie siècle : à cette date, le domaine ne devait déjà plus appartenir à l’Église de Bayeux30.

15Ainsi, Pental ne fut sans doute pas, au début de la période mérovingienne, le seul ermitage rupestre en baie de Seine. Au moins deux autres fondations du même type, attribuables non plus cette fois-ci à un Breton, mais à un ou plusieurs Francs de pure souche — saint Vigor aurait été originaire de l’Artois — semblent avoir très tôt existé sur la rive droite de l’estuaire (fig. 3). On est même en droit de supposer que ces deux fondations sont antérieures à Pental : saint Vigor, rappelons-le, mourut avant 538, alors que la fondation de saint Samson est généralement datée des alentours de 550. Le lien que nous pensons pouvoir établir entre la Vita prima de saint Samson et la légende de saint Vigor à travers l’épisode de la lutte des deux ermites contre un même dragon renvoyé d’une rive à l’autre de la Seine, soulève un problème particulièrement intéressant. John Howe avait déjà noté entre les deux Vitae d’assez nombreuses correspondances, qu’il explique par des emprunts de la Vita Vigoris à des traditions hagiographiques bretonnes, ces dernières étant censées remonter à une époque plus ancienne31. L’hypothèse est tout à fait plausible. Cependant, rien n’interdit d’imaginer une option inverse, qui accorderait la primauté à la légende de saint Vigor. Lorsque l’auteur de la Vie de saint Samson rapporte qu’après avoir chassé le serpent de la grotte de Pental en le repoussant de l’autre côté du fleuve, Samson fut contraint de retourner sur place pour se débarrasser définitivement du monstre en le jetant à la mer, il y a quelque chose de gratuit. En effet, contrairement aux épisodes précédents, les faits ne se déroulent pas sur un site appelé à devenir une propriété bretonne. L’auteur ne fait qu’une vague allusion au lieu où Samson aurait accompli ce nouvel exploit, alors que dans la Vita Vigoris, le même fait, attribué à saint Vigor, est explicitement présenté comme la légende fondatrice de l’ermitage de Cameron, entré par la suite dans le patrimoine de l’Église de Bayeux.

Fig. 3 : L’estuaire de la Seine au haut Moyen-Âge : carte de situation des principaux lieux mentionnés.

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16La fondation de saint Samson en baie de Seine n’apparaissant plus comme isolée, nous sommes peut-être ainsi en mesure de mieux déterminer sa place dans l’histoire des premières installations érémitiques sur les côtes de la future Normandie. À cette fin, il peut être utile de comparer la situation de la basse Seine à celle d’un autre grand estuaire neustrien, celui de la Loire ; le rapprochement est assez éclairant32. Sous l’épiscopat de Félix, évêque de Nantes (vers 580), on sait qu’un certain nombre d’ermites, les uns d’origine franque, les autres d’origine bretonne, vinrent s’installer sur le pourtour de la baie ainsi que dans les marais de la Brière. Il y a déjà là un parallélisme remarquable avec le cas de l’estuaire de la Seine, mais le rapprochement devient encore plus intéressant lorsqu’on y joint le témoignage d’un auteur déjà cité de la fin du vie siècle, Venance Fortunat. Dans son hommage à Félix, Fortunat loue cet évêque pour avoir apporté la parole chrétienne aux Saxons qui vivent sur le littoral, ces populations étant restées jusque-là fidèles au paganisme. Selon toute vraisemblance, Fortunat fait ici allusion au patronage et au soutien que, comme l’attestent plusieurs autres sources, Félix accorda aux ermites désireux de s’installer autour de l’embouchure de la Loire (fig. 4). Cette vision d’une frange côtière perçue non pas seulement comme un « désert », avec tout ce que son environnement pouvait avoir de sauvage et donc d’attractif pour des candidats à l’aventure érémitique, mais également comme une terre d’évangélisation, où l’ermite se révélait un précieux auxiliaire de l’évêque local dans sa mission d’apostolat, est tout à fait transposable au cas du littoral neustrien de la Manche.

Fig. 4 : Ermitages et monastères de la baie de la Loire, vie-ixe s.

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17À l’ouest, Fortunat dit explicitement que la fondation de saint Pair est destinée à l’évangélisation des habitants de la région côtière ; en relation étroite avec l’évêché d’Avranches, saint Pair finira par être nommé lui-même à ce siège. Plus à l’est, sur la côte du Bessin, nous retrouvons saint Vigor, futur évêque lui aussi, et dont son biographe nous dit qu’encore ermite, il consacra tous ses efforts à la christianisation de la population locale composée d’homines bruti. L’auteur ne nous en dit pas davantage à ce sujet, mais son témoignage est sans doute à mettre en relation avec un passage de Grégoire de Tours mentionnant la présence dans cette région des Saxones bajocassini33. Après bien des discussions sur l’origine de ces « Saxons du Bessin », une étape importante dans ce débat a été franchie voici une trentaine d’années grâce à la découverte, dans plusieurs cimetières mérovingiens des régions côtières du Calvados, de poteries non tournées de type anglo-saxon : mieux que des objets de parure vestimentaire, qui peuvent avoir facilement circulé loin de leurs lieux de production, elles apportent la preuve que des groupes d’origine insulaire, ou du moins sous influence anglo-saxonne, ont bien habité ces régions34. Il resterait à savoir, et nous rejoignons ici la question de Pental, si l’hypothèse de fondations missionnaires est également applicable au cas des ermitages de la baie de Seine. Malheureusement, la documentation archéologique est très pauvre dans ce secteur pour le début de l’époque mérovingienne et les données de la toponymie y restent difficiles à interpréter, certains noms de lieu comme « Sanvic » pouvant aussi bien être attribués à une implantation saxonne de haute époque qu’à la phase de colonisation anglo-scandinave de la fin du ixe ou du début du xe siècle. Là encore, on peut cependant espérer que l’archéologie livrera, à plus ou moins long terme, des éléments nouveaux pour ce débat. Bien qu’il soit encore trop tôt pour en tirer les conclusions, signalons la découverte récente de fragments de poteries modelées de type saxon sur un site d’habitat du haut Moyen Âge à Saint-Vigor-d’Ymonville, non loin du site présumé de l’ermitage de Cameron évoqué dans la Vita Vigoris35.

18De prime abord, il serait tentant de voir dans la floraison des ermitages sur les côtes neustriennes au vie siècle le signe d’un intérêt nouveau du pouvoir mérovingien pour les choses de la mer, ainsi que les prémices d’une politique de réappropriation de ces espaces littoraux. Cette vue s’accorderait avec l’insistance des hagiographes à présenter les ermites comme évoluant dans l’entourage des souverains ; si, comme nous l’avons vu, les liens d’amitié entre saint Samson et « le roi Childebert » ne sont peut-être qu’une invention du narrateur, il semble néanmoins que Samson ait bien fait partie, à un moment donné, du cercle des familiers de Chilpéric Ier, roi de Neustrie (561-584) et, à ce titre, maître de la ville de Rouen et des fiscs de la basse Seine36. On se gardera cependant d’attribuer a posteriori, aux pouvoirs laïques de ce temps, une vision claire des grands enjeux économiques qui allaient être liés plus tard au contrôle des régions littorales. Au demeurant, ce n’est pas seulement dans ces secteurs que les rois apportèrent leur soutien au mouvement érémitique : rappelons, parmi beaucoup d’autres exemples, le rôle que les hagiographes prêtent aux souverains du vie siècle dans la fondation des ermitages de la forêt du Passais, aux confins du Maine et la Normandie37. Il faut donc rechercher une explication plus générale. Pour notre part, nous aurions tendance à penser qu’elle réside dans le statut particulier des loca déserta, ces lieux relevant par définition du domaine public : aucune fondation religieuse, fût-ce celle d’un simple ermitage, ne pouvait s’y faire sans l’autorisation royale, à plus forte raison lorsqu’elle s’accompagnait de la donation du terrain, celle-ci signifiant l’aliénation d’un bien du fisc. On peut donc supposer que le rôle des agents de l’administration royale fut souvent déterminant dans le choix des sites susceptibles de donner lieu à la création d’ermitages. Lorsque Fortunat nous montre saint Pair multipliant les fondations dans les diocèses de Coutances et de Bayeux, ou lorsqu’on voit Vigor et Samson étendre leurs réseaux jusqu’à l’embouchure de la Seine, on a peine à croire, en tout cas, que cet essaimage se soit fait simplement au hasard de leurs pérégrinations personnelles.

19Nombre d’interrogations demeurent sur la structure des établissements érémitiques du début de l’époque mérovingienne. Le cas du reclus vivant tout seul dans sa grotte, selon le cliché popularisé par les récits carolingiens d’origine monastique, ne devait cependant pas être le plus fréquent. Il est probable que les ermitages du type de Pental se présentaient plutôt à cette époque comme de petits groupements d’anachorètes, dans le prolongement de la tradition paléochrétienne de Marmoutier et de Lérins. Pour autant qu’on puisse en juger par le récit parfois obscur de Fortunat, la fondation de saint Pair à Sessiacum était, au départ, des plus modestes ; c’est seulement dans un second temps, à une date d’ailleurs difficile à préciser, qu’elle prit les dimensions d’un établissement conventuel. Quant aux ermitages de Saint-Vigor d’Ymonville et de Graville, rien n’indique qu’ils aient été l’un ou l’autre à l’origine d’un monastère ou d’une cella. Saint Vigor n’est crédité par ses hagiographes d’aucune fondation de communauté monastique. Cameron y apparaît comme un simple domaine de l’Église de Bayeux, ce qui signifie probablement que l’ermitage primitif a été assez tôt abandonné au profit d’un nouvel établissement situé sur le plateau, à l’emplacement des villages actuels de Saint-Vigor d’Ymonville et de Saint-Jean d’Abbetot. Bref, on constate un certain hiatus entre la phase érémitique des premiers temps et la situation que nous font connaître les sources carolingiennes. Ceci doit être gardé en mémoire lorsque l’on aborde le problème des origines de l’établissement conventuel de Pental.

Le monastère

20Selon la Vita prima de saint Samson, le monastère aurait été fondé en même temps que l’ermitage. C’est aussitôt après avoir chassé le serpent de la grotte que Samson aurait reçu du roi Childebert le terrain et les aides nécessaires à la construction d’un « magnifique monastère », établissement qu’il aurait confié à des frères avant de regagner les îles anglo-normandes38. L’ancienneté de la fondation semble à première vue confirmée par un épisode de la même Vita, concernant la guérison miraculeuse par saint Samson, alors que celui-ci se trouvait en Irlande à Dun Etair, près de Dublin, de l’abbé d’un monastère de cette région. En témoignage de reconnaissance, cet homme aurait fait don de son établissement à Samson et se serait retiré dans le monastère de Penetale, où il aurait fini ses jours et reçu sa sépulture39. À l’instar de Bernard Merdrignac, qui n’y voit qu’un exemple parmi tant d’autres des contacts étroits entre Irlandais et Bretons au haut Moyen Âge, il convient cependant de relativiser la portée de ce récit40. Si l’on suit Joseph-Claude Poulin, il est au demeurant fort probable que le passage se rapportant à la retraite de l’abbé irlandais à Pental corresponde à une interpolation du ixe siècle41.

21Les sources relativement tardives que sont la Vita secunda Samsonis et la Vie de saint Germer ne sont pas non plus d’un grand secours pour situer l’époque de la fondation du monastère. La première ne fait que reprendre, en les amplifiant, les éléments des Vitae primitives. Quant à la seconde, elle nous livre certes deux indications à priori intéressantes lorsqu’elle signale que le monastère abritait une communauté fort nombreuse (multitudo maxima monachorum) et que cet établissement ne se trouvait pas au même endroit que l’ermitage de saint Samson42. Mais ces renseignements ne valent que pour l’époque carolingienne, la rédaction de la Vita n’étant probablement pas plus ancienne. L’épisode de la retraite de saint Germer dans l’ermitage de la Roque soulève également beaucoup de questions. Il est précisé que ce schisme fit suite à une tentative d’assassinat de l’abbé par un groupe de moines insoumis, ce que l’on a coutume d’interpréter comme un acte de résistance des religieux bretons contre le nouvel ordre imposé par Germer, membre d’une grande famille de l’aristocratie du Vexin, nommé par saint Ouen à Pental dans le but, suppose-t-on, de soumettre cette maison aux usages francs43. On peut cependant s’étonner que l’hagiographe ne fasse aucune allusion à de tels enjeux, pas plus qu’aux liens du monastère avec l’Église bretonne. Il est également curieux qu’après s’être retiré dans la grotte de saint Samson, avec, nous dit-on, quelques moines, saint Germer ait pu continuer à administrer l’établissement pendant plus de cinq ans encore, tout en poursuivant ses missions d’accueil auprès des pèlerins et d’assistance auprès des populations démunies. Les doutes sur l’exactitude du témoignage de l’hagiographe sont loin d’être dissipés lorsqu’on rapproche son récit de la Vita secunda de saint Wandrille, rédigée au cours des premières décennies du ixe siècle, et donc contemporaine de la Vie de Germer. Évoquant les ermitages de Saint-Saturnin et de Saint-Amand, fondés par saint Wandrille près de Fontenelle en souvenir de ses débuts dans la vie érémitique, l’auteur semble persuadé qu’ils avaient été aménagés pour remédier à un important accroissement des effectifs du monastère ; deux siècles après, les moines eux-mêmes n’avaient donc déjà plus une notion très claire de ce que représentaient ces anciennes cellules érémitiques44. Il n’y a pas loin de là à penser qu’à travers son récit de la retraite de l’abbé de Pental à la Roque, le principal souci de l’hagiographe est d’expliquer pourquoi le souvenir de saint Germer est attaché au site de l’ermitage, alors que le monastère se trouve à plus d’une lieue de là. Quoiqu’il en soit, il faudrait davantage d’éléments pour être sûr que le monastère de la vallée existait bien à l’arrivée de Germer, c’est-à-dire, si l’on accorde foi à cette narration, en l’an 64945.

22Le sujet ayant déjà été abondamment traité, il ne nous paraît pas utile de refaire l’historique des recherches archéologiques effectuées au hameau de Saint-Samson-sur-Risle, ni de revenir sur la description du matériel, essentiellement constitué de débris architecturaux et de sarcophages, qui provient de ce site (fig. 5). Rappelons seulement qu’outre leur intérêt chronologique — aucun élément ne s’avère pour l’instant antérieur au viie siècle —, ces découvertes livrent de précieuses indications sur la topographie du complexe monastique. Tout donne à penser qu’un édifice important et richement orné, peut-être la basilique principale, s’élevait dans la vallée, à l’emplacement qu’allait occuper plus tard la collégiale de Saint-Samson, dépendance du chapitre cathédral de Dol ; affectée dans ses derniers temps au culte paroissial, cette église fut démolie vers 1828. À environ 300 m vers l’est, non loin de la base du coteau et auprès d’un carrefour situé au milieu du hameau de Saint-Samson, les fouilles de Léon Coutil ont révélé en 1922 les fondations d’une seconde église avec des claveaux sculptés du début du xiie siècle46. Ces restes sont vraisemblablement ceux de la première église paroissiale de Saint-Samson, dont un acte de Saint-Pierre de Préaux, daté des environs de 1130, précise qu’elle vient d’être construite par un moine de l’abbaye47. Dédiée à Notre Dame, elle fut consacrée le 6 décembre 1129 par Baudri, évêque de Dol, ainsi que le rappelait une inscription jadis visible dans l’église48. Dans les niveaux sous-jacents se trouvait un cimetière constitué de sarcophages monolithes, en relation, semble-t-il, avec un édifice antérieur contenant des matériaux gallo-romains en réemploi49. Selon toute vraisemblance, ce dernier appartenait, lui aussi, au groupe ecclésial du monastère du haut Moyen Âge50.

Fig. 5 : Saint-Samson-de-la-Roque (Eure), site présumé du monastère : le groupe ecclésial.

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23L’existence de deux églises paraissant donc bien établie, il n’est pas sans intérêt de noter qu’à la suite du vocable de Notre-Dame, l’inscription précédemment évoquée mentionnait le titre de Saint-Pierre51. En effet, l’association des vocables de Saint-Pierre et Notre-Dame est très fréquente dans les monastères du haut Moyen Âge. En Haute-Normandie, ils correspondent aux titulatures des deux églises principales de Jumièges (fondée en 654), de Pavilly (fondée vers 660), mais aussi de l’abbaye féminine de Logium à Caudebec-en-Caux (avant 700), du Monasterolium de saint Wandrille sur la Vintlana, identifié à Bacqueville-en-Caux (avant 668), du monastère de Longueil (Seine-Maritime, cant. Offranville) mentionné vers 830, ou encore, plus près de Saint-Samson, de l’abbaye prénormande de Préaux (cant. Pont-Audemer52). À cette liste, non limitative, pourraient être ajoutées un très grand nombre de fondations hors de Normandie, le phénomène concernant une large partie de la Gaule mérovingienne. Sachant qu’à Pental, le titre marial était celui de l’église orientale, on peut donc supposer que l’église ouest était sous le patronage de saint Pierre ; la même configuration, avec une église principale sous le vocable de Saint-Pierre en fond de vallée et une église secondaire, sous celui de Notre-Dame, à la naissance du coteau, se retrouve à Préaux. Sans entrer dans une discussion sur la signification religieuse de ces dédicaces, soulignons également, outre le fait qu’elles semblent montrer un alignement du monastère de Pental sur le modèle franc, leur intérêt pour la chronologie, aucun des exemples recensés dans la province de Rouen ne remontant plus haut que le milieu du viie siècle. Ceci tendrait à conforter l’hypothèse d’une fondation plus récente que l’ermitage, cette idée étant déjà induite par le fait que l’établissement conventuel empruntait son nom, Pental, à celui du site historique de la Roque.

24Il resterait à expliquer pourquoi le monastère fut installé si loin de l’ermitage. La réponse à cette question se trouve peut-être en partie dans le fait que son emplacement était le plus propice, dans cette partie de la vallée de la Risle, à l’établissement d’un port et d’un passage d’eau. À ce niveau, deux petits vallons débouchent dans la vallée principale, le vallon de Foulbec sur la rive gauche, celui de Saint-Samson sur la rive opposée. Les liaisons de l’un à l’autre étaient naguère assurées par un bac, et cela depuis une époque vraisemblablement très ancienne : à l’église de Saint-Samson et à son cimetière du viie siècle répond sur l’autre rive l’église Saint-Martin de Foulbec, associée, elle aussi, à un cimetière à sarcophages d’époque mérovingienne53. Comme toutes les abbayes prénormandes du secteur de la basse Seine, le monastère devait posséder son propre port. C’est probablement par la voie fluviale que furent acheminés jusqu’à Pental les éléments architecturaux en pierre de l’Oise ainsi que le plâtre des sarcophages, sans compter les célèbres briques moulées, peut-être d’origine nantaise, aujourd’hui conservées au musée d’Evreux54.

25L’importance économique de ce secteur de la vallée de la Risle, au point de jonction du trafic fluvial et maritime avec les routes terrestres — la principale étant la grande voie antique de Rouen à Lisieux, dans la traversée de Pont-Audemer —, ne se traduit pas par la seule présence du monastère de Pental (fig. 6). Au sud de Pont-Audemer s’élevait l’abbaye déjà citée de Saint-Pierre de Préaux, probable fondation d’époque mérovingienne, identifiée au monastère de Pratelli mentionné dans le testament de l’abbé de Fontenelle Anségise (f 833)55. Un peu plus au sud, nous pensons être en mesure d’identifier Selles (cant. Pont-Audemer), sur la lisière de l’ancienne forêt du Vièvre, au domaine de Cella évoqué dans la Vie de saint Vigor56. Doté de plusieurs dépendances du côté de Saint-Siméon (cant. Cormeilles, Eure) et d’Epaignes (id.) au sud et au sud-ouest de Selles, ce domaine fut une possession prénormande de l’évêché de Bayeux, qui le conserva jusqu’au début du xie siècle57. C’est sans doute aussi dans ce secteur de la vallée de la Risle qu’il convient de situer le grand domaine carolingien de Villa supra mare, propriété du monastère de Saint-Germain-des-Prés. En dépit d’une hypothèse récente proposant son équivalence à Villers-sur-Mer (Calvados, cant. Trouville-sur-Mer58), il nous semble en effet que la mention de corvées de charrois dans la forêt du Vièvre va plutôt dans le sens des thèses de Dietrich Lohrmann et de Lucien Musset, pour qui le site est à rechercher dans le secteur de Pont-Audemer59. Certaines indications topographiques du polyptique d’Irminon, notamment la mention d’une église Notre-Dame, d’un groupe de moulins et d’une zone de marais toute proche, nous incitent à penser que l’établissement domanial était peut-être situé dans la vallée, au milieu des prairies qui allaient devenir plus tard le siège d’une des paroisses de Pont-Audemer, Notre-Dame-du-Pré60. Ceci justifierait l’appellation de Villa supra mare, l’église Notre-Dame étant voisine du « quai » de Pont-Audemer, point d’aboutissement d’un important trafic maritime au Moyen Âge : c’est là, en aval du pont, qu’un chroniqueur du début du xiie siècle, Orderic Vital, situe le portus maris61. La présence d’un port est également suggérée par l’article du polyptique concernant les chargements de bois de la forêt du Vièvre à acheminer par eau jusqu’à Saint-Germain-des-Prés62. Tout cela confère un intérêt particulier au passage de la Vita secunda de saint Samson évoquant un accord commercial entre le monastère de Pental et la grande abbaye parisienne : en échange du vin que lui fournissait le second, le premier lui livrait les quantités de cire dont il avait besoin pour son éclairage63. Si rien ne prouve que cette convention remontait au temps de saint Samson comme le soutient l’hagiographe, il est en revanche assez logique de penser qu’elle était liée aux relations de voisinage entretenues par les deux établissements dans la vallée de la Risle. De même, il serait tentant de faire la relation entre l’épisode où l’on voit saint Samson aux prises avec un dux du nom de Frogerius, résidant avec sa femme et ses serviteurs non loin du monastère de Pental64, et certaines particularités du site occupé au xie siècle par le château de Pont-Audemer, au-dessus de la ville. À l’instar de la fortification de Radicatel sur la rive nord de la Seine, siège présumé d’un château comtal du viiie siècle, cette colline aménagée présente en effet toutes les caractéristiques d’un castellum du haut Moyen-Âge65.

Fig. 6 : La basse vallée de la Risle au haut Moyen-Âge.

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26De tout cela se dégagent principalement deux constatations. D’une part, le monastère de Pental n’était qu’un élément au sein d’un assez vaste complexe de fond d’estuaire, comme il en a sans doute existé en maints endroits du littoral de la Neustrie à partir du viie siècle : la fondation bretonne s’était parfaitement intégrée au système économique franc66. D’autre part, l’abbaye-mère de Dol se trouvait là en concurrence avec la cathédrale de Bayeux et Saint-Germain-des-Prés, deux établissements qui étaient, eux aussi, étrangers à la région. Que le grand monastère breton ait disposé d’une cella dans la basse vallée de la Risle au viie siècle, cela n’a donc rien d’exceptionnel : à cette époque, tout établissement religieux d’une certaine importance se devait d’avoir des dépendances dispersées à travers un grand nombre de pagi67. On voit ainsi qu’il serait sans doute un peu réducteur d’axer l’histoire de Pental sur la question des « enclaves doloises », celle-ci relevant exclusivement du domaine du droit canonique. De toute façon, le problème des origines de l’exemption de Pental ne peut véritablement se poser qu’à partir du ixe siècle, la constitution de l’Église de Dol en évêché territorial n’étant probablement pas antérieure à cette date68.

La question de Pennante

27Le monastère breton de Pennante n’est connu que par deux brèves occurrences dans des sources d’époque carolingienne : le martyrologe de Fontenelle dit de Wissembourg, de la seconde moitié du viiie siècle, signalant au 21 décembre l’obit d’un saint Saiwold, abbé de Pennante69, et les Gesta Abbatum du même monastère de Fontenelle, où Pennante est cité parmi les abbayes bénéficiant d’un legs de l’abbé Anségise (f 8 3 3)70. Les invasions normandes ayant probablement été fatales à cette maison, celle-ci n’ayant laissé aucune trace toponymique et le culte de saint Saiwold étant complètement tombé dans l’oubli, nul n’est aujourd’hui en mesure de dire où elle se trouvait exactement. Sachant que les établissements religieux cités dans le testament d’Anségise sont généralement classés suivant un ordre géographique, il est toutefois probable que le site est à rechercher en Normandie et de préférence au sud de l’estuaire de la Seine, car Pennante est mentionné entre Pental et Pratellos, ce dernier établissement étant identifié, rappelons-le, à Saint-Pierre de Préaux, près de Pont-Audemer. C’est sur cette base et en partant du postulat que Pental et Pennante devaient être deux monastères jumeaux, l’un situé en fond de vallée, l’autre sur la hauteur, que dom Jean Laporte avait un moment proposé d’identifier Pennante au site de la Roque71. Pour toutes les raisons précédemment exposées, mais aussi parce que rien n’indique, en fait, que Pennante ait un lien quelconque avec Pental, cette interprétation ne saurait être retenue. L’hypothèse méritait cependant d’être rappelée, dom Laporte étant un des rares auteurs à avoir tenté avant nous de localiser le monastère.

28Après d’assez longues recherches, nous avons fini par découvrir un endroit répondant à plusieurs caractéristiques intéressantes. Il s’agit de Saint-Pierre-du-Val, une petite commune du département de l’Eure située aux sources de la Vilaine, ruisseau qui coule parallèlement à la Risle et se jette dans l’estuaire de la Seine à la hauteur de l’ancienne abbaye de Grestain (fig. 3). Cette commune résulte de la fusion au xixe siècle de deux paroisses qui présentaient la particularité d’avoir leurs églises respectives situées à moins de 200 m l’une de l’autre, de part et d’autre de la rivière (fig. 7). Celle de la rive droite, bâtie au pied du coteau, portait le titre de Saint-Pierre et desservait la paroisse de Saint-Pierre-du-Châtel, ainsi nommée en raison de la présence d’un château au sommet de la colline, entre les mains des comtes de Meulan au début du xiie siècle ; seule encore debout, elle est aujourd’hui le siège de la paroisse de Saint-Pierre-du-Val. La seconde église, dont il n’existe plus que quelques soubassements au milieu d’un cimetière, était dédiée à Notre-Dame ; elle desservait une paroisse mentionnée à partir du xie siècle sous le nom de Sainte-Mère-Église (Sancte-Marie-Ecclesia72). Ce couple de sanctuaires présente toutes les apparences d’un ancien groupe monastique : comme nous l’avons vu, l’association d’une église Saint-Pierre et d’une église Notre-Dame est très fréquente dans les monastères masculins et féminins de l’époque mérovingienne, au point de constituer un des meilleurs critères d’identification des abbayes prénormandes. Le fait que les églises jumelles aient donné naissance à deux paroisses distinctes ne correspond pas au cas de figure le plus répandu, mais il n’est pas unique en Haute-Normandie ; cette singularité se retrouve notamment à Bacqueville-en-Caux (Seine-Maritime) et à Caudebec-en-Caux (id.).

29Si le caractère monastique du lieu ne fait guère de doute, il resterait néanmoins à prouver qu’il a un lien avec Pennante. En l’état actuel de la recherche, nous ne disposons d’aucun élément décisif, mais deux faits nous paraissent quand même devoir être relevés. Le premier consiste en la présence d’une petite falaise derrière l’église Saint-Pierre, vers le nord-est. Dans la vallée de la Vilaine, c’est le seul endroit où le calcaire affleure à flanc de coteau. L’emplacement était donc propice à l’installation d’une cellule érémitique. De fait, si le petit local troglodytique qui se voit derrière le chevet de l’église est sans doute d’origine relativement récente, en revanche le profil en corniche de la paroi suggère, comme à Graville, l’existence d’un très ancien abri-sous-roche. Or, dans le martyrologe de Wissembourg, saint Saiwold porte le double titre d’abbas et presbyter, le second terme ayant ici, comme souvent à l’époque carolingienne, le sens d’« ermite73 ». Il en résulte que le site de Pennante devait présenter à la fois les caractéristiques d’une abbaye et celles d’un ermitage, ce qui est précisément le cas à Saint-Pierre-du-Val. Au demeurant, une telle configuration n’est pas exceptionnelle. À Jumièges, on sait que saint Philibert, fervent admirateur des Pères du désert, s’était fait aménager une cellule près de l’église Saint-Pierre ; cette retraite pourrait correspondre à une cave creusée dans la paroi rocheuse qui s’élève derrière le chevet de l’église74. Le second indice en faveur de la localisation du monastère à Saint-Pierre-du-Val réside dans le nom de Pen-nante. En langue bretonne, ce composé toponymique signifie le « Bout-de-la-vallée », ce qui conviendrait parfaitement à la situation de Saint-Pierre-du-Val aux sources de la Vilaine (fig. 3). De même que le nom de Pental s’effaça au profit de l’appellatif « Saint-Samson » dans le courant du xe siècle, la substitution des hagiotoponymes « Saint-Pierre » et « Sainte-Mère-Église » au nom de Pennante correspondrait à une évolution très courante sur les sites d’habitat désertés, l’église étant souvent, dans ce cas, le seul bâtiment resté debout.

Fig. 7 : Saint-Pierre-du-Val (Eure), site présumé du monastère prénormand : en haut l’église Saint-Pierre, en bas l’église Notre-Dame (plan géométrique du domaine non fieffé de la seigneurie de Saint-Pierre, xviiie s., Archives Nationales, N, Eure 34/2, cliché Inventaire régional de Haute-Normandie).

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30Certains points demeurés obscurs de l’histoire de la vallée de la Vilaine à l’époque ducale pourraient trouver leur explication dans le passé monastique du lieu. Sainte-Mère-Église était au xie siècle le chef-lieu d’un « honneur » important, aux mains des sires de Conteville75. Le cas n’est pas sans rappeler ceux de Saint-Pair (Manche), de Bacqueville-en-Caux (Seine-Maritime), de Bellencombre (id.) et de tant d’autres sites monastiques prénormands où le domaine foncier survécut à la disparition de l’abbaye, en conservant assez d’importance jusqu’au xie siècle pour constituer l’assise d’une baronnie76. Le souvenir du monastère de Pennante est également susceptible d’avoir joué un rôle dans les origines de l’abbaye de Grestain. Situé à l’embouchure de la vallée de la Vilaine (fig. 3), ce monastère d’hommes fut fondé vers 1066 par Herluin de Conteville77. À priori, rien ne justifie le choix du site de Grestain pour cette fondation qui aurait dû normalement trouver sa place à Conteville (Eure, cant. Beuzeville), siège historique du lignage. Ce choix peut néanmoins se comprendre si l’on considère qu’en tant que détenteur de l’honneur de Sainte-Mère-Église, dont dépendait Grestain, Herluin se sentait investi du devoir de rétablir la vie monastique sur cette terre où jadis s’était élevée une abbaye ; en cela, il n’aurait fait que suivre l’exemple d’Hon-froi de Vieilles, restaurateur en 1034 de l’ancienne abbaye de Saint-Pierre de Préaux, à l’abandon depuis l’époque des invasions normandes78.

31En admettant que Grestain ait bien été une dépendance de Pennante au haut Moyen Âge, on y situerait volontiers le port du monastère. Les ruines d’un oratoire Notre-Dame, équivalent des chapelles Saint-Vaast et Saint-Wulfran des ports de Jumièges et de Fontenelle, y étaient encore visibles vers 1050, près d’une fontaine79. D’origine scandinave ou anglo-scandinave, le toponyme de Grestain est à ranger dans le groupe des vocables nordiques qui, le long des rives de la Seine, se substituèrent aux dénominations carolingiennes lors de la première phase de la colonisation normande ; or, et ceci s’explique par le déplacement préalable des habitants des vici vers les places fortes, les localités portuaires furent pratiquement les seules concernées par cette mutation toponymique80. Tout cela suggère une certaine implication de Pennante dans le grand commerce. Cependant, et ceci tendrait à confirmer son appartenance à une famille monastique différente de celle du réseau de Dol, le monastère ne semble pas avoir été tourné, comme on aurait pu s’y attendre, vers les routes maritimes de l’ouest. En effet, non seulement le nom de saint Saiwold ne figure nulle part, à notre connaissance, dans le sanctoral breton, mais de plus, la dernière trace de ses reliques est celle de leur passage à Saint-Valéry-sur-Somme lors de l’exode consécutif aux raids normands81. À l’instar de leurs confrères et de leurs consoeurs de Fontenelle, de Jumièges et de Pavilly, les moines de Pennante évacuèrent donc leurs corps saints vers les rivages du Ponthieu et du Boulonnais : sans doute ceux-ci étaient-ils depuis longtemps familiers à leurs navires. Ajoutons qu’aucune des paroisses liées à l’ancienne abbaye de Pennante n’a fait partie de l’« exemption de Dol » constituée autour du site de Saint-Samson-sur-Risle82.

Le monastère de Rotmou

32Cette fondation apparaît sous des dénominations différentes selon les traditions manuscrites : certains textes lui donnent le nom de Rotinon, d’autres celui de Rotmau, d’autres encore l’appellent Rotmou. À la suite de Joseph-Claude Poulin, nous avons adopté la troisième version, le vocable de Rotmou étant celui qui se rapproche le plus de l’étymologie proposée par l’hagiographe lui-même83. Rappelons également que la Vita Samsonis du milieu du ixe siècle (ancienne Vita secunda), constitue l’unique source sur Rotmou.

33Au dire de l’hagiographe, le monastère aurait été fondé par saint Samson en personne, au cours d’un voyage de Dol à Paris. Le saint se déplaçait par la route, avec sa suite. Dans la traversée du Bessin, un incident força le convoi à s’arrêter : une roue du chariot de Samson s’était brisée sur la chaussée84. La roue ayant pu être miraculeusement réparée, Samson se remit en route, mais il fit vœu de fonder un monastère à cet endroit pour y porter assistance aux pauvres et aux voyageurs. C’est ce qui fut réalisé dès le retour de saint Samson : le terrain nécessaire à la fondation ayant été donné par le roi Childebert et rattaché à l’église de Dol, saint Samson laissa sur place un groupe de moines pour s’en occuper ; à cette fondation, il donna le nom de Rotmou, appellation censée rappeler, à travers un jeu de mots, l’épisode fondateur de la roue miraculeusement remise en mouvement (Rota-move85).

34Nous avons vu que la Vita Samsonis contenant ce récit est une source riche en informations sur le patrimoine de l’Église de Dol à l’époque carolingienne, mais qui doit être utilisée avec beaucoup de prudence, notamment pour tout ce qui concerne les origines de ce patrimoine, le rôle personnel de Samson et la nature de ses fondations. Cela étant, il n’y a aucune raison de récuser le témoignage de l’hagiographe lorsqu’il nous dit que l’Église de Dol compte parmi ses dépendances un établissement du nom de Rotmou, que cette maison se trouve dans le Bessin et qu’elle est desservie par des moines. Le fait qu’elle ait survécu jusqu’au milieu du ixe siècle, avant de s’évanouir sans laisser de trace textuelle ou toponymique, laisse supposer qu’elle disparut dans la tourmente des incursions scandinaves. Comme dans le cas précédent, nous disposons donc de peu d’éléments pour localiser le site.

35En signalant que Rotmou se trouve dans le Bessin, loin de toute forêt, juge-t-il bon d’ajouter pour les besoins de son récit, le narrateur nous indique cependant dans quel secteur il faut porter les recherches. Cette précision suffit pour écarter les hypothèses que l’on avance encore quelquefois en faveur de sites de Bretagne, comme Rimou (cant. Antrain, Ille-et-Vilaine), ou de telle ou telle localité du Vexin. Dans ce dernier cas, la confusion vient d’une mauvaise lecture du mot Begesim par Baudry de Dol lors de réécriture de la Vie de saint Samson au début du xiie siècle ; manifestement, on avait alors perdu tout souvenir de la localisation du monastère86. Nul ne saurait dire, en revanche, s’il existe un lien entre le récit de la fondation de Rotmou et la donation par Guillaume le Bâtard, à un archevêque de Dol, de la terre de Rots (Calvados, cant. Tilly-sur-Seulles), dans le Bessin87. À supposer que le prélat breton se soit servi de la Vita Samsonis et de la vague ressemblance des toponymes pour obtenir la « restitution » de ce bien, il est clair, de toute façon, que Rots n’a aucun rapport avec Rotmou88.

36En dépit de son caractère légendaire, pour ne pas dire folklorique, le récit des circonstances qui auraient présidé à la fondation de Rotmou nous fournit peut-être une indication intéressante. Cette histoire de roue miraculeusement réparée, alors que Samson voyage sur une voie publique, relève en effet d’un genre bien connu de miracula. C’est celui qui est à l’origine des légendes fondatrices des xenodochia, ces établissements hospitaliers qui jalonnaient les voies publiques à l’époque mérovingienne, servant à la fois d’auberges, de relais pour les voyageurs et d’hospices pour les pauvres. Citons juste trois exemples. Dans la Vie de saint Ouen († 684), on raconte qu’au cours d’une tournée pastorale, l’évêque s’était arrêté au bord d’une route et qu’il avait eu une vision, à la suite de laquelle il avait décidé de fonder en cet endroit un xenodochium ; le site est identifiable au lieu-dit Barre-y-va (anc. Barrival), près de Caudebec-en-Caux, sur le tracé d’une ancienne voie longeant la rive droite de la Seine. Alors qu’il se rendait par la route au palais de Clichy, un incident contraignit un jour le même saint Ouen à faire halte à La Croix-Saint-Leufroy (Eure), où il eut la vision d’une croix lumineuse dans le ciel ; en mémoire de ce miracle, on planta une croix au bord du chemin, puis l’on construisit un xenodochium, qui allait être plus tard devenir l’abbaye de la Croix-Saint-Ouen. De retour dans sa terre familiale du Vexin après avoir quitté Pental, saint Germer (f v. 664) dut faire une halte au gué de Baniacus, son chariot étant devenu trop lourd pour avancer ; c’est seulement après avoir fait le vœu de fonder un hospice à cet endroit qu’il put repartir89. Les ingrédients sont donc toujours à peu près les mêmes : le grand voyage, la route, l’incident qui force le convoi à s’arrêter, le miracle qui permet de repartir, le vœu de fonder un établissement pour porter assistance aux voyageurs. La mention de moines donne certes un caractère particulier à l’épisode de la fondation de Rotmou, mais elle ne va nullement à l’encontre de l’hypothèse d’un xenodochium : en Neustrie, la plupart des établissements de ce type furent rattachés tôt où tard à un monastère, quand ils ne furent pas eux-mêmes, à l’instar de la Croix-Saint-Leufroy ou de l’hospice de Fleury-sur-Andelle (Eure, ch. l. de cant.), érigés en abbayes90. La possession d’un ou de plusieurs xenodochia représentait en effet un enjeu économique important pour les établissements monastiques : si leur emplacement était bien choisi, sur des axes de grande fréquentation, ils pouvaient constituer une source de dividendes non négligeables.

37Sachant que Rotmou devait par conséquent se trouver au bord d’un chemin public et, si l’on accorde foi à cette précision donnée par le narrateur, sur un des itinéraires menant de Dol à Paris par le Bessin, le champ de recherches se trouve sensiblement réduit. Certes, il demeure plus d’un site répondant à ces conditions dans le département du Calvados. Parmi eux, la commune de Saint-Samson-en-Auge (cant. Dozulé), près de Troarn, sur la rive orientale du marais de la Dive, mérite cependant une attention particulière (fig. 8). D’abord pour sa dénomination : attestée dès le xie siècle sous sa forme actuelle de « Saint-Samson », elle évoque d’emblée le cas du monastère de Pental, rebaptisé, comme on l’a vu, sous le nom de Saint-Samson [-sur-Risle] après les invasions normandes91. En deuxième lieu, Saint-Samson-en-Auge se trouve au fond de l’estuaire de la Dive, ce qui se rapproche également de la situation de Pental, dans la basse vallée de la Risle. Autre fait remarquable, cette localité se situe près de la limite entre le Bessin et le pays de Lisieux, limite primitivement constituée, à ce qu’il semble, par la rive est du marais ; on retrouve là une caractéristique habituelle des xenodochia, ceux-ci étant souvent établis à la limite de deux pagi, près d’un site de péage. Enfin et surtout, Saint-Samson-en-Auge se trouve sur le tracé d’un vieux chemin public, correspondant à la route est-ouest qu’empruntaient habituellement, au Moyen Âge, les voyageurs allant de Rouen à Bayeux (fig. 8) ; c’était aussi un des grands chemins de pèlerinage au Mont-Saint-Michel92.

38Le village de Saint-Samson se situe à un endroit où la vallée de la Dive se resserre et offre donc les meilleures conditions de franchissement avant l’estuaire, mais le marécage y était encore large de près d’un kilomètre (fig. 8). Selon toute vraisemblance, des hospices furent très tôt créés de part et d’autre de ce passage pour porter assistance aux voyageurs : les gués et les bacs figurent parmi les sites de prédilection des xenodochia. Sur la rive gauche, en face de Saint-Samson, l’abbaye de Troarn fut peut-être l’héritière d’un établissement de ce type. Sa fondation n’est pas antérieure au xie siècle, mais compte tenu de sa situation au bord de la voie, à l’endroit même où celle-ci descend vers le marais, on verrait assez bien en ce lieu un gîte d’étape du haut Moyen Âge, dont le rôle aurait été de desservir la rive ouest du passage d’eau. Selon certaines traditions, l’abbatiale était sous le patronage de saint Martin de Vertou, ce qui pourrait indiquer l’appartenance de l’établissement primitif à l’abbaye prénormande de Deux-Jumeaux, à l’autre extrémité du diocèse de Bayeux, près de la baie des Veys93. En admettant que Saint-Samson-en-Auge soit bien identifiable au xenodochium évoqué dans la Vita Samsonis, nous aurions donc affaire, une fois encore, à une antenne doloise installée sur un site d’intérêt économique majeur, au cœur du réseau monastique franc94.

Fig. 8 : Le site de Saint-Samson-en-Auge (Calvados).

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Notes de bas de page

1 Guillotel H., « Les origines du ressort de l’évêché de Dol », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. 54, 1977, p. 31-68 ; Poulin J.-C., « À propos du diocèse de Dol : saint Samson et la question des enclaves », Francia, t. 6, 1978, p. 610-615.

2 Dom Plaine Fr., Vita antiqua sancti Samsonis dolensis episcopi, Analecta Bollandiana, t. VI, 1887, p. 77-150 ; pour la clarté de l’exposé, nous avons maintenu la dénomination traditionnelle de « Vita secunda » en dépit des importantes révisions résultant des analyses philologiques de Poulin J.-C., « Les réécritures dans l’hagiographie bretonne (viiie-xiie siècles) », La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval, Goullet M. et Heinzelmann M. (dir.), Beihefte der Francia, 58, 2003, p. 183-194.

3 Flobert P. (éd.), « La vie ancienne de saint Samson de Dol », Sources d’histoire médiévale publiées par l’Institut de recherche et d’Histoire des textes, Paris, CNRS Éd., 1997.

4 Poulin J.-Cl., « Hagiographie et politique. La première Vie de saint Samson de Dol », Francia, 5 (1977), p. 1-26 ; Id., « La Vie ancienne » de saint Samson de Dol comme réécriture (BHL 7478-7479) », Analecta Bollandiana, t. 119, II - décembre 2001, p. 261-312.

5 Vita Geremari abbatis flaviacensis, éd. B. Krusch, M.G.H., Script. Rer. Mer., t. IV, p. 626-633.

6 Baylé M., « Le monastère mérovingien de Pental à Saint-Samson-sur-Risle », La Neustrie, Les pays au nord de la Loire, de Dagobert à Charles le Chauve (viie-ixe siècle), P. Périn et L.-C. Feffer (dir.), [catalogue d’exposition], Rouen, 1985, p. 214-217 ; Id., « La sculpture préromane en Normandie et ses prolongements jusqu’au début du xie siècle », Cahiers archéologiques, 38, 1990, p. 41-44 ; Sapin Ch. et B. Young B., « Un dessin animalier du haut Moyen Âge à Saint-Léger-Triey (Côte-d’Or) », Actes des Xe journées internationales d’archéologie mérovingienne, Metz 20-23 octobre 1988, Association Française d’Archéologie Mérovingienne, 1989, p. 53 ; Le Maho J., « Saint-Samson-de-la-Roque, monastère de Pental », Les premiers monuments chrétiens de la France, 3. Ouest, Nord et Est, Paris, Picard, 1998, p. 316-319.

7 Notre analyse diffère sur ce point de celle de Musset L., « La question de Pental », Annuaires des cinq départements de la Normandie, 119e congrès, 1961, p. 18.

8 «...et monasterium ei magnificum in loco unde serpentem ejecerat, regis opitulatione, construere disponente, fratresque inibi cum regis hortatu ad opus exercendum dimittente... » (I, 59, éd. Flobert, p. 232-233).

9 Vita prima Samsonis, I, 59, éd. Flobert, p. 230-231.

10 Dom Plaine, Vita antiqua sancti Samsonis, Analecta Bollandiana, t. VI, 1887, p. 128-130.

11 Vita Geremari abbatis flaviacensis, éd. B. Krusch, M.G.H., Script. Rer. Mer., t. IV, p. 630-631.

12 Flobert P., La Vie ancienne de saint Samson de Dol, Paris, 1997, p. 13, note 10 ; Fleuriot L., Les origines de la Bretagne, Paris, 1980, p. 65 et 150.

13 Wheeler M., Hill-Forts of Northern France, Reports of the Research Committe of the Society of Antiquaries of London, XIX, Oxford, 1957, p. 120 ; Cliquet D., Carte archéologique de la Gaule. L’Eure 27, Paris, 1993, p. 229.

14 Quelques vestiges de la chapelle et de son cimetière étaient encore visibles vers 1830 (Canel A., Essai sur l’arrondissement de Pont-Andemer, Paris, 1834, t. 2, p. 72) ; mentions de la chapelle Saint-Béranger et de l’ermite de la Roque : Rouet D. (éd.), Le cartulaire de l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Préaux (1034-1227), Paris, Éditions du CTHS, 2005, n°A31, B52 et B 118.

15 Vita s. Paterni, éd. B. Krusch, M.G.H., Auct. Antiq., t. IV, IIa pars, p. 34 et suiv.

16 Laporte J., « Les origines du monachisme dans la province de Rouen », Revue Mabillon, 1941, n° 122, p. 25.

17 Howe J., « The Date of the « Life » of St Vigor of Bayeux », Analecta Bollandiana, 102 (1984), p. 303-312. Kahn Herrick S., « Reshaping the Past on the Early Norman Frontier : The Vita Vigoris », The Haskins Society Journal, 12, 2002, p. 133-149.

18 Acta Sanctorum, Novembre I, p. 297-305, col. 1.

19 Musset L., « Notes de lecture sur la Vita Vigoris et les lettres de Sidoine Apollinaire : Volusianus, grand propriétaire gallo-romain du Bessin », Bulletin de la Société des antiquaires de Normandie, LVI, 1961-1962, p. 821-824.

20 Acta Sanctorum, Novembre I, p. 297-305, col. 2

21 C’est aussi la signification du terme scandinave kill, présent dans le nom de Quillebeuf (comm. Quillebeuf-sur-Seine, Eure, chef-lieu de cant.), au fond de l’estuaire de la Seine (Lepelley R., Dictionnaire étymologique des noms de communes de Normandie, 3e édition, Éditions Corlet - Presses universitaires de Caen, 2003, p. 204-205).

22 Le mot « Chelidrus » est souvent employé par les hagiographes pour désigner le Diable ou un dragon ; quant au mot « fraus », il semble être ici un essai de traduction du vocable « froc », ce dernier signifiant généralement, en Haute-Normandie, une place ou un chemin. À titre d’exemple, mention d’un lieu-dit Fros-Comitis dans un acte des années 1050-1060 (Fauroux M., Recueil des actes des ducs de Normandie, Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, n° 208) ; il est identifié au « Froc-du-Roi » à Douvrend (De Beaurepaire Ch., Dictionnaire topographique de la Seine-Maritime, t. 1, Paris, 1982, p. 417).

23 « ultra quoddam flumen, que vocatur Sigona, ire eum jussit, mandans ut sub quodam lapide maneret « (Vita Ia Samsonis, I, 59, éd. Flobert P., p. 230-231).

24 De Beaurepaire Ch., Dictionnaire topographique de la Seine-Maritime, t. 2, Paris, 1984, p. 940.

25 J. Le Maho J., « Un exode de reliques dans les pays de la Basse Seine à la fin du ixe siècle », Bulletin de la Commission départementale des antiquités de la Seine-Maritime, t. XLVI, 1998, p. 163-164.

26 Le Maho J., « Un exode de reliques... », p. 165-169.

27 Le Maho J., « Un exode de reliques... », p. 167.

28 De S. Honorina, Acta Sanctorum, Février III, 27 février, p. 682 ; voir également la Translatio sanctae Honorinae virginis et martyris, Analecta Bollandiana, t. 9, 1890, p. 135-146.

29 « VI Kal. Aprilis. In Baiocassino, Colonica Vico, depositio Honorinae Virginis » (AA. SS., Nov. II, p. XV) ; sur le martyrologe de Bayeux, dit « normanno-sénonnais », voir Grosjean P., « Une source insulaire d’additions à un manuscrit du martyrologe hiéronymien », Analecta Bollandiana, LXV, 1947, p. 139-156 ; sur les différentes identifications possibles pour Colonica, voir Fournée J., « Sainte Honorine », Recueil de l’Association des Amis du Vieux Havre, n° 50, 1991, p. 51-78.

30 Il n’est pas impossible que le Gérard à l’origine du nom de Graville (Gerarvilla, 1148) s’identifie au Girardus qui souscrivit une charte de 990 pour Fécamp (Fauroux M., Recueil des actes des ducs de Normandie..., t. 36, Caen, 1961, n° 4, p. 74).

31 Howe J., « The Date of the « Life » of St Vigor of Bayeux », p. 311.

32 Sur ce qui suit, nous nous permettons de renvoyer, pour plus de détails et pour les principales références, à notre essai sur « Les destins comparés de deux cités de fond d’estuaire : Rouen et Nantes du vie au xe siècle », Des villes, des ports, la mer et les hommes, actes du 124e congrès des sociétés historiques et scientifiques, Nantes, 19-26 avril 1999, Manneville Ph. (dir.), Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2001, p. 13-25.

33 Deniaux E., Lorren Cl., Bauduin P. et Jarry T., La Normandie avant les Normands, de la conquête romaine à l’arrivée des Vikings, Éditions Ouest-France, Rennes, 2002, p. 261-269.

34 Deniaux E. et al., op. cit., p. 268.

35 Carpentier V. et Adrian Y.-M., « Saint-Vigor-d’Ymonville (Seine-Maritime) : un habitat sous « influences » dans l’estuaire de la Seine (viie-viiie siècle) ? », Association française d’archéologie mérovingienne, Bulletin de liaison n° 30, 2006, [résumés des communications des xxviie Journées internationales d’archéologie mérovingienne, Caen, 29 septembre-1er octobre 2006], p. 77-78.

36 C’est vraisemblablement en mémoire de saint Samson que Chilpéric et Frédégonde donnèrent son nom à un de leurs fils, né à Tournai en 575 (Le Jan Régine, Famille et pouvoir dans le monde franc (viie-xe siècle), Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 189, n. 36).

37 Le Maître P., « Évêques et moines dans le Maine, ive-viiie s. », La christianisation des pays entre Loire et Rhin (ive-viie siècle), rééd. sous la direction de P. Riché, Histoire religieuse de la France, 2, Éditions du Cerf, Paris, 1993, p. 91-102.

38 «...et monasterium ei magnificum in loco unde serpentem ejecerat, regis opitulatione, construere disponente, fratresque inibi cum regis hortatu ad opus exercendum dimittente » (Vita prima s. Samsonis, I, 59, éd. Frobert, p. 232-233).

39 Vita prima s. Samsonis, I, 38, éd. Frobert, p. 203.

40 Merdrignac B., « Bretons et Irlandais en France du Nord, vie-viiie siècles », Ireland and Northern France, A.D. 600-850, Picard J.-M. (dir.), Dublin, 1991, p. 132 ; voir également Picard J.-M. « L’Irlande et la Normandie avant les Normands (viie-ixe siècles) », Annales de Normandie, 47, 1997, 1, p. 13.

41 Poulin J.-C., « La ‘Vie ancienne’de saint Samson de Dol comme réécriture (BHL 7478-7479) », Analecta Bollandiana, p. 270.

42 Vita s. Geremari, M.G.H., Script. rer. merov., t. IV, p. 630.

43 Voir, entre autres, l’analyse de Lemarignier J.-F., « Jumièges et le monachisme occidental au haut Moyen Âge (VIIe-XIe s.), quelques observations », Jumièges. Congrès scientifique du XIIIe centenaire, t. 2, Rouen, Lecerf, 1955, p. 757-758.

44 « quia unius coenobii septa tantam conversantium cohortem continere non facile fuerat » (Vita IIa S. Wandregisili, Acta Sanctorum, 22 juillet, p. 277).

45 C’est également en 649 que saint Wandrille, après avoir vécu lui aussi à la cour de Dagobert, fut reçu par saint Ouen, qui le prit sous sa protection et le nomma abbé. Ces parallélismes avec la biographie de Germer ne sont peut-être que de pures coïncidences. L’éventualité d’emprunts de la Vita de saint Germer à celle de saint Wandrille n’est cependant pas à exclure : on sait que les monastères de Fontenelle et de Fly (fondation de saint Germer) furent pendant quelque temps sous la direction d’un même abbé, Anségise (f 833). Quand le biographe de saint Germer nous parle d’une « grande multitude de moines » à Pental, on peut donc se demander s’il ne s’agit pas simplement, là aussi, d’un emprunt à la Vita Wandregisili (cf. note précédente).

46 Coutil L., Le monastère mérovingien et carolingien de Pental à Saint-Samson-de-la-Roque (Eure), Beaugency, Duguet, 1925.

47 « Robertus, noster monachus, ecclesiam parrochie totam a fundamento construxit » (Rouet D., Le cartulaire de l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Préaux, n° A31, p. 37-38). Le décor des claveaux recueillis par Léon Coutil correspond bien au style du premier tiers du xiie siècle, et la découverte de vases à encens confirme la présence d’un cimetière du Moyen Âge.

48 Cette inscription a été publiée par le chanoine Porée, « Le monastère de Pental et l’église de Saint-Samson », Revue catholique de Normandie, octobre 1923, p. 190, n. 4.

49 Les plans de Léon Coutil sont à compléter et à corriger par les derniers relevés de B. Penna et E. Gonnot (Le Maho J., « Saint-Samson-de-la-Roque, monastère de Pental », p. 317). Ces relevés confirment en revanche un important désaxement de l’église et des sarcophages vers le sud-est. Il n’est pas exclu que cette anomalie soit due à la présence d’un bâtiment antique. Sur la transformation des édifices gallo-romains en églises, cf. J. Le Maho, « Aux origines du paysage ecclésial de la Haute-Normandie : la réutilisation funéraire des édifices antiques à l’époque mérovingienne », De l’Âge du fer au haut Moyen Age. Archéologie funéraire, princes et élites guerrières, Actes des tables rondes Longroy I (Ier et 2 septembre 1998) et Longroy II (24 et 25 août 1999), textes réunis par X. Delestre, M. Kazanski et P. Périn, Mémoires publiés par l’Association française d’Archéologie mérovingienne, t. XV, DRAC Haute-Normandie - APAHN - AFAM, 2006, p. 148-157.

50 Hubert Guillotel et, à sa suite, Philippe Guigon, associent également au monastère de Pental la petite chapelle du xive siècle située dans une cour voisine du site fouillé par Léon Coutil (Philippe Guigon, t. 2, p. 102). Cependant, il est possible que cet oratoire ne soit autre que la chapelle du manoir des archevêques de Dol.

51 Cette double titulature avait déjà attiré l’attention de L. Musset, « La question de Pental », p. 15.

52 Le Maho J., « Autour d’une fondation monastique de saint Wandrille (668) au diocèse de Rouen : la question de Vintlana », Bulletin de la Commission départementale des Antiquités de la Seine-Maritime, t. XLV, 1997, p. 181, n. 150.

53 Cliquet D., Carte archéologique de la Gaule, L’Eure 27, Paris, 1993, p. 86.

54 Baylé M., « Le monastère mérovingien de Pental à Saint-Samson-sur-Risle », p. 216-217, n° 72 d-h ; Le Maho J., « Saint-Samson-de-la-Roque, monastère de Pental », Les premiers monuments chrétiens de la France, 3. Ouest, Nord et Est, Paris, Picard, 1998, p. 319.

55 Legs, par l’abbé Anségise, d’une somme de quinze sous « ad Pratellos » (Gesta sanctorum patrum Fontanellensis coenobii, éd. Lohier F. et Laporte J.-, Paris-Rouen, 1936, p. 112). Sur l’identification de ce monastère à Saint-Pierre de Préaux, voir Laporte J., « Une variété de rouleaux des morts monastiques. Le testament d’Anségise (833) », Revue Mabillon, 1952, p. 45-55.

56 « Alter vero serpens exiit iterum in locum qui dicitur Cella ; undeper eundem virum eicitur » (Vita Vigoris, version a, ch. 6, Acta Sanctorum, op. cit., p. 301). Jusqu’à présent, le site a été traditionnellement identifié à Cheux (Calvados, cant. Tilly-sur-Seulles), dans le Bessin. La mention de cette dernière localité sous les appellations de Ceus, Ceusium ou Ceusum dans divers actes du xie siècle s’oppose toutefois à une telle identification (Adigard des Gautries J., « Les noms de lieux du Calvados attestés entre 911 et 1066 », Annales de Normandie, 1952, n° 3, août, p. 224). D’après le contexte, il semble qu’il s’agisse du souvenir légendaire de l’installation d’une église dans une ruine de bâtiment antique. L’épisode fait suite à celui de la fondation du domaine du Cerisy, où saint Vigor se trouve confronté à un dragon tapi dans la forêt, à l’abri d’une ruine antique (intra antiquam maceriem) : Vita b, Acta Sanctorum, op. cit., p. 300. La situation de l’église de Selles, au sommet d’un coteau, entre deux vallons profondément encaissés, conviendrait bien à un sanctuaire antique. Si aucun vestige gallo-romain n’a été signalé jusqu’à présent à Selles, nous avons cependant constaté la présence de plusieurs réemplois de matériaux antiques dans le mur nord de l’église ; comme à Notre-Dame-de-Préaux, on note également la présence de morceaux de sarcophages de plâtre, probablement mérovingiens.

57 Les églises d’Epaignes et de Saint-Siméon sont respectivement dédiées à saint Antonin et saint Siméon, dédicaces rares en Normandie, mais qui appartiennent au sanctoral de la cathédrale de Bayeux et sont presque toujours associées aux propriétés de cet établissement. Entre 1035 et 1047, Hugues, évêque de Bayeux, renonce, en faveur de l’abbaye de Préaux, à ses prétentions sur Selles, Bosc-Aubert (comm. Notre-Dame-de-Préaux), Merlimont (cant. Pont-Audemer) et Novus Boscus (comm. Saint-Siméon) (Rouet D. (éd.), Le cartulaire de l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Préaux (1034-1227), Paris, CTHS, 2005, A1, 7, p. 6). L’identification de Selles au domaine mentionné dans la Vita Vigoris amène à nuancer certaines hypothèses de Véronique Gazeau au sujet de l’origine des biens d’Hugues, évêque de Bayeux, dans le secteur de la forêt du Vièvre (« Le patrimoine d’Hugues de Bayeux (c. 1011-1049) », Bouet P. et Neveux F. (dir.), Les évêques normand du xie siècle [actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 30 septembre -3 octobre 1993], Caen, 1995, p. 141).

58 Maneuvrier C., Paysages et Sociétés rurales au Moyen Age : le pays d’Auge jusqu’à la fin du xiiie siècle, Thèse de doctorat, Université de Caen, 1999-2000, (dactyl.), t. 1, p. 370-371).

59 Lohrmann D., « Le moulin à eau dans le cadre de l’économie rurale de la Neustrie », La Neustrie : les pays au nord de la Loire de 680 à 850, Colloque historique international, Sigmaringen, 1989, t. 1, p. 380-381 ; Musset L., « Un domaine de l’époque carolingienne : « Villa supra mare », Documents de l’Histoire, De Boüard M. (dir.), Toulouse, p. 65-67.

60 L’église Notre-Dame de Pont-Audemer n’étant pas attestée avant la seconde moitié du xiie siècle (Rouet D., op. cit., B 52, p. 271), on a généralement considéré qu’elle était de fondation tardive. Rien n’interdit cependant d’envisager l’hypothèse inverse, celle d’une église antérieure à la création du bourg et « rattrapée » par l’urbanisation lors d’un agrandissement de la ville vers l’ouest. D. Lohrmann situerait volontiers le siège de la villa dans une autre paroisse de Pont-Audemer, Saint-Germain, aujourd’hui comm. de Saint-Germain-Village, Eure. Toutefois, cette hypothèse s’accorde mal avec la description du polyptique, dans la mesure où il est bien spécifié que l’église du domaine a la Vierge pour patronne principale.

61 Gauthiez B., « Pont-Audemer », Gauthiez B., Zadora-Rio E. et Galinié H. (dir.), Village et ville au Moyen Age : les dynamiques morphologiques, t. 1, Tours, 2003, p. 56-77, et notamment p. 60.

62 Musset L., « Un domaine de l’époque carolingienne... », p. 67.

63 Vita IIa Samsonis, éd. Plaine F., p. 132-133.

64 Ibidem, p. 135.

65 Sur la fortification de Radicatel, voir Le Maho J., Châteaux d’époque franque en Normandie », Archéologie Médiévale, X, 1980, P. 157-160 ; sur celle de Pont-Audemer, voir Id., « Jardins et vergers du haut Moyen Âge en Normandie orientale (viiie-xe siècles) », Les paysages ruraux en Normandie, Congrès des Sociétés historiques et archéologiques de Normandie, n° 8, Caen, Annales de Normandie, 2003, p. 140-141.

66 L’exemple du complexe de la Canche, autour du port de Quentovic, est devenu classique depuis l’étude de Lebecq S., « La Neustrie et la mer », La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, colloque scientifique international, Atsma H. (éd.), Beihefte der Francia, 16/1, Sigmaringen, 1989, p. 411-420.

67 Sur ce point, renvoyons à l’analyse de Musset L., « Signification et destinée des domaines excentriques pour les abbayes de la moitié septentrionale de la Gaule jusqu’au xie siècle », Sous la règle de saint Benoît. Structures monastiques et sociétés en France du Moyen Âge à l’époque moderne, Centre de recherches d’histoire et de philologie de la IVe section de École pratique des Hautes Études, V, Haute études médiévales et modernes 47, Droz, Genève, 1982, p. 167-184.

68 Guillotel H., « Les origines du ressort de l’évêché de Dol », op. cit., p. 63-66.

69 « In Pennante monasterio depositio S. Saiwoldi presbyteri atque abbatis » (Acta Sanctorum, Novembre, t. 2, p. 155).

70 Lohier F et Laporte J. (éd.), Gesta Sanctorum Patrum Fontanellensis coenobii, Société de l’Histoire de Normandie, Rouen-Paris, 1936, p. 112.

71 Laporte J., « Autour des Gesta... », op. cit., p. 108-109.

72 « Ecclesias Sancti Petri et Sancte-Marie-Ecclesia cum capella castri cum omnibus pertinentiis suis », don de Robert, comte de Meulan (1118), à l’abbaye de Grestain (Breard Ch., L’abbaye de Notre-Dame de Grestain, Rouen, 1904, p. 205).

73 Cf. par exemple Lohier F. et Laporte J. (éd.), Gesta Sanctorum Patrum..., p. 78 et 89.

74 Le Maho J., « Le monastère de Jumièges (France) aux temps mérovingiens (viie-viiie siècle) : les témoignages des textes et de l’archéologie », Hortus artium medievalium, t. 9, 2003, p. 315-316.

75 Bates D., Regesta Regum Anglo-Normannorum. The acta of William I (1066-1087), Oxford, 1998, n° 158, p. 520.

76 Le Maho J., « Autour d’une fondation monastique de saint Wandrille (668) au diocèse de Rouen. », p. 193-194.

77 Bréard Charles., L’abbaye Notre-Dame de Grestain, Rouen, 1904, p. 13 et suiv. ; Bates D., « Notes sur l’aristocratie normande. II. Herluin de Conteville et sa famille », Annales de Normandie, 23e année - n° 1, mars 1973, p. 21-38 ; Gazeau V. et Bates D., « L’abbaye de Grestain et la famille d’Herluin de Conteville », Annales de Normandie, 40e année — n° 1, mars 1990, p. 5-30.

78 «... ego Hunfridus... apud quandam mansionem meam nomine Pratellum abbatiam antique destructam in honore sancti Petri apostolorum principis restruo » (Rouet D., Le cartulaire de l’abbaye bénédictine., A1, p. 5).

79 Du Monstier A., Neustria pia, Rouen, 1663, p. 528.

80 Le Maho J., « Les Normands de la Seine à la fin du ixe siècle », Les fondations scandinaves en Occident et les débuts du duché de Normandie, Bauduin P. (dir.), colloque de Cerisy-la-Salle 2003, Caen, 2005, p. 173-178.

81 Abbé Legris, « Saint Ribert, abbé au diocèse de Rouen, viie siècle », Analecta Bollandiana, X, 1891, p. 441-452.

82 Lemarignier J.-F., Étude sur les privilèges d’exemption et de juridiction ecclésiastique des abbayes normandes, Paris, 1937, p. 15-26.

83 Poulin J.-C., « Le dossier de saint Samson de Dol », Francia, 15 (1987), p. 728.

84 « Contigit vero dum per quendam pagum iter ageret, qui Begesim vocatur, nulla silva apparente, sed plana terra, in circuitu longe lateque opifices non habente, rota currus fracta est, omnibus juncturis dissoluta » (dom Plaine Fr., Vita antiqua sancti Samsonis, p. 143).

85 «... Tunc ille signum crucis super rotam ponens, dixit : Rota, move te... et illud monasterium usque hodie Rotmou vocatur, quasi Rota move » (dom Plaine Fr., Vita antiqua sancti Samsonis, p. 144).

86 « Normanniam intraverat et pagum qui Vegesinus vocatur » (Dom Plaine Fr., Vita antiqua sancti Samsonis, p. 143, n. 2).

87 Texte édité par Pommeraye F., Histoire de l’abbaye de Saint-Ouen de Rouen, Rouen, 1662, p. 420-421. Commentaire de Musset L., « Actes inédits du xie siècle. VI. L’abbaye de Saint-Ouen de Rouen et la ville de Caen », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. LVIII, années 1965-1966, p. 121.

88 À l’époque carolingienne, Rots était une possession de Saint-Ouen de Rouen (Musset L., « Ce qu’enseigne l’histoire d’un patrimoine monastique : Saint-Ouen de Rouen du ixe au xie siècle », Aspects de la société et de l’économie dans la Normandie médiévale (xe-xiiie siècles), Cahier des Annales de Normandie n° 22, Caen 1988, p. 117 et 121. Nous avons montré que l’église du lieu, aujourd’hui sous le vocable de Saint-Ouen, était probablement dédiée à saint martin avant le xie siècle (Le Maho J., « Quelques jalons pour une étude des débuts de l’iconographie de saint Martin en Haute-Normandie », Haute-Normandie archéologique, n° 7, Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie, Rouen, 2003, p. 41).

89 Le Maho J., « Hospices et xenodochia du diocèse de Rouen à l’époque prénormande (vie-ixe siècles), Fondations et œuvres charitables au Moyen Âge, 121e Congrès des Sociétés historiques ets cientifiques, Nice, 1996, p. 54-57.

90 Lohier F. et Laporte J. (éd.), Gesta Sanctorum Patrum Fontanellensis coenobii, Société de l’Histoire de Normandie, Rouen-Paris, 1936, p. 14-17.

91 « ecclesiam sancti Sansonis cum burgo », 1068 (Bates David, Regesta Regum Anglo-Normannorum. The acta of William I (1066-1087), Clarendon Press, Oxford, 1998, n° 280, p. 841).

92 D’où, peut-être, le nom de Saint-Pair qu’a conservé une localité située sur la rive gauche du marais, au sud de Troarn. Le tracé de la route médiévale est perpétué par l’actuelle RN 175, que double, au nord, l’autoroute de Paris à Caen.

93 Sauvage R. N., L’abbaye de Saint-Martin de Troarn, Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, t. XXXIV, 1911, p. 105, n. 1.

94 Le lien des « enclaves doloises » avec les voies romaines a été bien mis en évidence par Hubert Guillotel (« Les origines... », p. 60) ; notre analyse diffère cependant de la sienne lorsqu’il conclut qu’« une telle implantation permettait de contrôler l’exploitation des domaines dolois et surtout d’évangéliser les campagnes » (ibid.).

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