Le temps, les espaces de la fraude et les fraudeurs dans les villes portuaires en Bretagne sous l’Ancien Régime
p. 217-234
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Mots-clés : marginalité
Index géographique : France
Texte intégral
1Les villes portuaires sont de véritables fourmilières et de fantastiques lieux de passage. Le littoral breton est parsemé de ports dont l’importance est très variable. Nantes et Saint-Malo sont des exceptions au milieu d’une multitude de petits havres et de ports assez médiocres dont la décadence est certaine, faute d’avoir pu se lancer dans le grand commerce international. S’ils ne dépérissent pas trop vite c’est parce qu’ils doivent leur salut à la pérennité du cabotage. Les seigneurs taxent une partie de ce petit commerce de proximité en exigeant des droits qu’ils afferment. Le roi, à partir de la seconde moitié du xviie siècle, contrôle le commerce maritime international grâce aux droits d’amirautés qu’il fait affermer.
2Or, ces droits sont mal vécus par les usagers des ports et le petit monde des négociants, des petits brasseurs d’affaires et des mariniers. Dès lors, la tentation est trop forte d’essayer de contourner ces règles. Lorsque l’on pense à la clandestinité, on s’imagine des individus travaillant dans l’ombre, profitant de la pénombre ou de la nuit pour braver les interdits. Tout ce qui entoure ce phénomène relève souvent du fantasme. L’inconscient collectif brode fort bien souvent un monde souterrain où se trament des complots. Tout ce qui est obscur, caché, inquiète. Ici, il s’agira davantage d’appréhender une clandestinité occasionnelle, volontaire, assumée et choisie, où finalement tout le monde se connaît. C’est donc une interrogation sur les limites de la clandestinité que nous vous proposons. En effet, ces clandestins ont pignon sur rue et ce n’est qu’une partie de leur activité qui peut être qualifiée de clandestine car frauduleuse. Le clandestin n’est alors pas forcément invisible.
3Les celliers et les magasins des marchands bordent les quais. Les quais, les magasins et parfois même des avant-ports servent à des déchargements illicites. Cette géographie de la clandestinité portuaire n’a rien d’original. Toutefois, elle se déroule parfois dans des lieux où il n’existe aucune infrastructure pour faire accoster des bateaux. Les frontières de cette clandestinité sont donc mouvantes et sa géographie parfois incertaine. Ce monde des clandestins a ceci d’original qu’il ne vit pas caché. Cette clandestinité portuaire n’est pas subie mais véritablement offensive. Elle n’est pas non plus systématique, mais seulement intermittente.
Les espaces de la fraude : des magasins aux quais, des quais aux frontières de la ville
4Les quais des villes portuaires sont les épicentres des activités commerciales portuaires. Les marchandises y sont chargées, déchargées et entreposées dans les magasins des négociants sous le regard des fermiers seigneuriaux et royaux et de quelques individus avides de rapines. Pour échapper à la perception des taxes seigneuriales et au zèle des fermiers, mariniers et négociants sont prêts à tout.
5Les droits qui sont perçus sur les quais sont nombreux et vécus comme une contrainte, une injustice. Ces droits n’étaient pas typiquement bretons. Bien au contraire, on en trouve sur une grande partie des côtes du royaume. A l’île d’Yeu sous le règne de Louis XIV, les seigneurs avaient des droits sur les sécheries et pêcheries de poissons mais aussi sur les marchandises qui arrivaient par mer1. L’abbaye de Grestain en Normandie jouissait, elle aussi, de droits sur les navires venant accoster près de son monastère2. Dans la presqu’île du Cotentin, les droits de péage, pontage ou pontonnage étaient répartis à l’embouchure des trois plus grandes rivières de l’Avranchin, la Sée, la Sélune et le Couesnon3. Ces cours d’eau étant d’un faible débit, peu nombreux étaient les bateaux qui les remontaient. Aussi ces droits étaient finalement assez rares ce qui n’était pas le cas en Bretagne à la même époque où les navires et leurs cargaisons étaient continuellement taxés et cela depuis le Moyen Âge4. « Plus de quatre cents seigneurs avaient des droits » sur les marchandises dans les havres de Bretagne5. Cette remarque est sans aucun doute très exagérée, mais elle démontre que certains seigneurs étaient tellement attachés à ces droits qu’ils ne souhaitaient pas les abandonner. Quelle était la nature de ces droits de péage ? Quelles étaient les marchandises qui étaient les plus taxées ? Les droits sur les marchandises étaient assez mal répartis, puisque 65.8 % d’entre eux étaient concentrés dans les évêchés de Nantes et de Cornouaille6. L’importance de la Loire et le grand nombre des estuaires, des anses, des grèves er des ports dans l’évêché de Cornouaille ne sont sans doute pas étrangers à cette inflation de droits maritimes taxant les marchandises lors de leur chargement ou de leur déchargement. Par ailleurs, l’importance du domaine royal était sans aucun doute moins prégnante que dans les autres évêchés, dont celui de Vannes. Le nord de la province est beaucoup moins bien représenté. Les cinq évêchés du nord de la Bretagne possédant une ouverture maritime ne rassemblent que 25.3 % de ces droits, ce qui est peu. S’ils sont rares, ils ne demeurent pas moins importants, ce qui n’est pas toujours le cas dans les évêchés du sud. C’est en effet dans le nord que sont localisés les droits les plus importants et pour ainsi dire les plus contraignants. Ils sont entre les mains de grands seigneurs et rares sont les petits droits purement honorifiques qui s’immiscent dans ce tissu de puissants.
6Au port de Landerneau, le duc de Rohan possédait des droits importants de péage et de minage sur les marchandises7. Un minu fourni en 1571 fixe la perception de ce droit sur les bleds qui se vendent au marché de Landerneau le samedi. Ce droit a été étendu à tous les blés qui se vendent dans cette ville et particulièrement sur les bateaux, gabarres, barques et vaisseaux abordant au quai ou étant dans cette rivière. Ce droit consiste en la 100e partie de tous les bleds et 3 deniers par boisseau d’avoine8. Étaient exemptées de ces taxes, les toiles qui sortaient de la ville de Landerneau. Il ne fallait pas que ces droits nuisent à la prospérité du commerce local et encore moins à la spécificité toilière de cette région qui faisait vivre un grand nombre de familles9. L’évêque de Tréguier jouissait d’un grand nombre de coutumes sur les marchandises qui étaient déchargées dans ce havre :
« 12 deniers monnoye par chacun tonneau que les bourgeois et manants et habitants de Tréguier et à tous autres marchands font décharger au havre de Lantréguier. Droit de percevoir sur chaque tonneau de froment que l’on décharge audit havre pour les transporter, 2 sols 8 de monnoie et 16 deniers monnoie pour chaque tonneau gros bled en fournissant les mesmes, fors et excepté les bleds des gens d’Église qui est franc et quitte. Devoir de prendre et percevoir sur chacun marchand de sel, soit de la ville ou d’autres lieux qui fait descharger sel au havre, un minot de sel sur chacun vaisseau fournissant le dit évêque la mesure pour mesurer le dit sel10 ».
Carte des droits sur le commerce maritime en Bretagne sous l’Ancien Régime.

7L’abbé de Saint-Sauveur de Redon possédait un droit de coutume sur chaque bateau qui passait à Brain11. La totalité de ces droits figure dans l’aveu que rend Paul Scotti le 8 juin 158012. Les abbés de Saint-Sauveur avaient les droits ordinaires de coutumes sur les marchandises qui venaient par eau au port de Redon. Au sujet de ces dernières, il faut remarquer que les marchands de Redon étaient exemptés de ces coutumes et ne payaient rien pour les vins, pour les sels et les fers. Les marchands de sel, habitant Redon, étaient aussi privilégiés : « ledit sieur abbé a droit de lever et prendre de chacune barque chargée de sel venant au port de Redon et déchargée par marchands forains, pour le maistre et le garçon de la barque, une mine de sel et par chacun compagnon deux mines, mesure de Redon, pour le salage dudit sieur abbé. Et quand le sel appartient aux marchands de Redon n’est deub qu’une mine de sel pour le maître et le garçon de la barque et les compagnons ne doibvent rien. Lequel salage les mesureurs et porteurs de sel dudit Redon sont tenus de mesurer et porter de chaque barque, comme il est dit cy-devant, en la salorge dudit abbé, sise au port de Redon »[...]« et mesme sont tenus porter de ladite salorge13 jusqu’au charnier de l’abbaye de Redon tel nombre de sels qu’il est nécessaire pour le salage et provision du dit sieur abbé et des religieux de ladite abbaye, sans aucun salaire dudit portage ».
8Mais le droit qui était sans doute le plus important était celui d’entrée entre le Couesnon et l’Arguenon. Ce droit était perçu dans tous les ports et tous les havres de la baie du Mont-Saint-Michel, côté évêché de Dol bien entendu, jusqu’à l’estuaire de la Rance. De Cancale à Dinan en passant par Saint-Malo et Dinard, tous les navires de commerce étaient assujettis à ce devoir. Il concernait presque toutes les marchandises qui transitaient par ces ports, y compris les morues salées de Terre-Neuve, ce qui n’était pas sans provoquer quelque mécontentement chez les armateurs malouins et cancalais. Ces taxes relevaient du domaine de Penthièvre14. Hormis ces quelques grands droits à l’exception de ceux relevant de la monarchie, les autres devoirs sur le commerce existant dans les évêchés du nord de la province sont peu nombreux et de faible importance.
9En Cornouaille, les estuaires étaient nombreux et les grandes seigneuries abondantes. Les communautés urbaines ne demeuraient pas en reste pendant que monastères et laïcs se partageaient l’essentiel de cette recette. A Quimperlé, ils étaient plusieurs à taxer les marchandises qui étaient chargées ou déchargées sur les quais de la ville. Les habitants de Quimperlé avaient le droit de percevoir 42 sols par tonneau de vin sortant du port de cette ville et 6 sols pour chaque tonneau qui y était déchargé15. Les moines de Sainte-Croix de Quimperlé percevaient des péages sur les fers et autres dentées entrant dans le port de Quimperlé16 et jouissaient des « devoirs et des coutumes sur le havre au dit Quimperlé appelés la coutume ancienne sur les barques qui y déchargent sels et vins, les bleds et porcs qui se chargent au dit havre17 ». À cela il faut ajouter les droits de poids et balances, d’aulnage et de mesurage sur le vin, le miel, les breuvages, le sel qui se vendent dans la ville et les faubourgs, sans oublier les droits de coutume ancienne18. René Madec, seigneur de Pratanras et Coatfao, jouissait d’un droit de bouteillage au port de Quimper qui consistait en 5 pintes de vin à prendre sur « chacun bâtiment qui débarque cette marchandise sur les quais de Quimper19 ».
10Les estuaires de fleuves de moindre importance étaient aussi sous le contrôle de quelques seigneurs. La marquise de Pont-Croix avait un droit d’entrée et de sortie, qu’elle percevait dans le Goyen à Pont-Croix et Audierne, sur les navires chargés de vin, de froment et de sel qui y entrent et en sortent20. Ce droit consistait entre autre à percevoir 8 sous par tonneau de vin qui descendait ou qui remontait le Goyen21.
11La Vilaine et la multitude de havres qui bordaient les rivages de l’évêché de Vannes n’étaient pas libres de droits. Mais en définitive c’est bien dans l’évêché de Nantes et plus particulièrement sur la Loire que ces droits étaient les plus nombreux. Jean-Claude Hocquet fait remarquer que les droits de péage sur le sel et les autres marchandises se sont multipliés sur la Loire, ce qui provoquait nécessairement une gêne régulière et un accroissement des coûts de transports22. À Nantes, il fallait acquitter les droits de la prévôté qui était de 4 muids. Mais en amont de Nantes, 13 particuliers taxaient aussi cette marchandise. Entre la mer et Nantes, dans l’estuaire, le sel acquittait, selon son origine, de 35 à 88 sous, le plus souvent par bateau et non par muid et de Nantes à l’Anjou, il payait de nouveau de 29 à 35 sous. En vertu de lettres royales de 1572, la communauté de Nantes ne percevait pas moins de 48 devoirs sur les navires et marchandises entrant dans la ville de Nantes. La pipe de vin supportait une douzaine d’impositions23. Les droits sur les marchandises, qui se percevaient en Loire, représentaient à eux seuls plus de 40 % de la totalité des droits de péages maritimes en Bretagne. Sur les 21 droits de coutumes existants dans l’évêché de Nantes, 19 étaient perçus en Loire, ce qui est considérable. Les religieux de Géneston prétendaient avoir la jouissance, sur la Loire et au-dessous des ponts de Nantes, de droits de péage et de coutume24. L’abbaye de Villeneuve, qui avait été fondée en 1155, déclarait en 1566 jouir d’un devoir de prévôté consistant en une taxe de 2 sous 2 deniers à prendre à Nantes sur chaque chaland chargé de 6 muids de sel25. Le marquis de Tinténiac jouissait de droits de ports et havres : 1 livre X sols par tonneau de vin de Loire, 1 livre par tonneau de vin de Nantes, un minot de sel sur chaque tonneau débarqué, 5 pintes de vin sur chaque bâtiment ou bateau, une pièce de poterie sur chaque bateau qui en apporte26.
12Des pancartes avaient été installées dans un but informatif mais aussi pour faire régresser la fraude. Elément majeur d’une réglementation de plus en plus draconienne, les pancartes étaient insuffisantes pour prévenir les fraudes ou du moins pour essayer de les endiguer. Afin de lutter contre la fraude ou dans le meilleur des cas de la réduire, il était interdit de décharger ou d’embarquer des marchandises sur les bateaux la nuit27. Les marchands de Saint-Malo qui souhaitaient transporter des marchandises en dehors de la Bretagne étaient tenus d’avertir les commis ou les fermiers des droits de ports et havres d’entre Couesnon et Arguenon. Ces derniers vérifiaient le contenu des sacs de marchandises et assistaient aussi à la fermeture des ballots. Suite à cette opération, ils apposaient une marque sous la forme d’un tampon ou d’un cachet de cire portant les armes de la duchesse de Mercœur28. Il faut préciser que les marchands et les mariniers avaient tout intérêt à ne pas essayer de tromper les fermiers du domaine de Penthièvre, car par une déclaration du 26 janvier 1577, le roi avait déclaré que toute marchandise entrant en fraude entre le Couesnon et l’Arguenon serait confisquée29. Les peines pour fraude pouvaient donc être très lourdes et auraient dû être dissuasives. Les méthodes utilisées pour lutter contre la fraude allaient encore plus loin. En effet, le 15 juillet 1639, un arrêt du Parlement de Bretagne ordonna aux marchands de venir prendre un brevet et déclarer au fermier des droits de ports et havres s’ils entendaient vendre leurs marchandises en dehors de la Bretagne ou dans cette province30. Cet arrêt avait sa raison d’être puisque les marchandises qui étaient destinées à la Bretagne étaient moins fortement taxées que celles qui étaient exportées. Afin de renforcer ce contrôle, les marchands étaient obligés, dans un délai de trois mois, de rapporter un certificat au fermier prouvant que la vente avait bien eu lieu en Bretagne. D’ailleurs les fermiers tenaient un registre afin d’y enregistrer toutes ces transactions.
13Les fraudes n’ayant pas diminué, on estima qu’il était temps de multiplier les bureaux de contrôle entre le Couesnon et l’Arguenon. Celui de Saint-Malo était insuffisant pour traiter l’ensemble des arrivées et des sorties. En 1722, on avança l’idée d’en créer à Cancale, à Dinan, à Dinard, au Guildo et dans d’autres petits ports où certains avaient pris l’habitude de venir débarquer leurs marchandises pour échapper au contrôle des fermiers et de leurs commis31. Lourdeurs et tracasseries administratives étaient donc de rigueur. Il était bien difficile de passer au travers des mailles du filet. Aussi, pour échapper à cette mainmise, il fallut trouver des havres clandestins dans lesquels on pourrait charger ou décharger des marchandises sans attirer l’attention.
14Les côtes de Bretagne sont découpées et de nombreuses petites anses deviennent les lieux privilégiés de cette contrebande. Les déchargements « à la sauvette » se généralisent là où la rivière forme un coude, ou dans de petites anses à l’abri des regards indiscrets. À cela, il convient d’ajouter que les magasins et les entrepôts des marchands jouxtent généralement les quais. Dès lors, le chemin est court pour acheminer des marchandises dans son arrière-cour. Les celliers deviennent alors des lieux de transit pour des marchandises ayant passé les bureaux de contrôle frauduleusement.
15À Quimperlé, les religieux de l’abbaye de Sainte-Croix et leurs fermiers ont engagé de nombreux procès contre des fraudeurs et des marchands récalcitrants qui refusaient de se soumettre à la coutume ancienne et au droit sur le mesurage du sel. Ces droits de quai taxaient les marchandises que les caboteurs déchargeaient au port de Quimperlé. Ils concernaient surtout les vins, en provenance du Bordelais et du Pays nantais, mais aussi le sel. La coutume perçue sur le vin s’élevait à 1/40e. Cette contribution, une fois ajoutée aux autres devoirs, ne pouvait qu’attiser et susciter des tentatives de fraude. Certains, pour contourner ce droit, usaient de nombreux stratagèmes.
16En 1476, Henry Cosnoal est accusé d’avoir fait « descherger du vin par plusieurs batelées » en aval du port de Quimperlé ce qui « tendoit à priver et frauder les dicts abbé et couvent du dict debvoir32 ». Pour ne pas payer ce droit de coutume, qui ne se levait qu’à partir d’une cargaison évaluée à neuf pippes de vin, il a, d’une part, fait débarquer son vin par petites quantités et, d’autre part, faisant preuve d’une grande malice, il a ancré son navire en aval des limites de ce devoir. Ainsi, il pensait pouvoir échapper aux fermiers des moines. Finalement, il finit par admettre la fraude, craignant sans doute le verdict d’un procès incertain et il se résolut à payer ce droit. En 1477, Jehan Jolou, fermier de ce devoir, surprend un maître de barque du Pays de Retz en pleine fraude. Jehan Chaussin, tente en vain de faire décharger son vin à la sauvette sous les yeux ébahis du fermier33. Lui menant la chasse et le menaçant de procès, l’homme refuse de se résigner. C’est la mise en accusation devant le tribunal des moines qui finit par avoir raison de son entêtement. Les marchands de Quimperlé, qui avaient une meilleure connaissance du terrain, ne demeuraient pas en reste. Eux aussi usent de toutes les ruses pour tromper la vigilance des fermiers.
17Le 17 février 1524, les fermiers de Sainte-Croix intentent un procès à des marchands de Quimperlé qui, après avoir fait décharger frauduleusement du vin sur les quais de la ville, refusent de payer le droit de coutume34. Ces exemples sont pléthoriques et on imagine fort bien l’énervement et le climat de tension qui devaient régner sur les quais de cette ville35.
Géographie de la fraude dans le port de Quimperlé sous l’Ancien régime

18Les autres droits de quai n’échappaient pas à cette règle. Le 22 mai 1676, c’est le droit sur le débarquement du sel qui fait la une des rumeurs à Quimperlé. René Geoffroy, fermier du devoir qui se lève sur le sel, sort de ses gonds36. Il vient de prendre sur le fait deux individus, Charles Le Moreau et Guillaume Gillouet, tous deux marchands de cette ville. Ces derniers rechignent à payer la somme d’argent qu’il leur réclame. Le port de Quimperlé n’est pas une exception. Ailleurs, beaucoup tentent aussi de contourner la loi et de faire l’économie de ces taxes.
19En 1582, les habitants et marchands de Dinan refusent de payer le devoir de coutume et d’entrée au fermier des droits d’entre Couesnon et Arguenon37. Il s’agit ni plus ni moins d’une rébellion larvée contre l’ordre établi. En 1603, un marchand de Saint-Malo, le sieur Bonhours, fait passer frauduleusement du vin sur le quai de Dinan. Les fermiers de ces devoirs, soutenus par Marie de Luxembourg, lui intentent un procès38. D’autres fois, c’est l’absence de pancarte et sa non-visibilité qui sert de prétexte pour essayer de contourner la loi. En 1615, Jehan Boulain, receveur de ces mêmes devoirs, surprend des marchands en train de décharger la nuit39. Finalement, la cour ira dans le sens des marchands de vin. En 1697, c’est Jan Le Brun qui est surpris en train de décharger son chanvre sur les quais de Saint-Malo alors qu’il s’était bien gardé de prévenir le fermier des devoirs40. Les affaires de ce genre sont nombreuses et certains négociants ne se soucient même pas de l’existence de ces droits ou s’en moquent éperdument comme le sieur de La Largère, directeur des États, impôts et billots de Saint-Malo, qui avait acheté plusieurs tonneaux de cidre et de bière qu’un armateur malouin avait pris en course sur un navire anglais41. Ce dernier, se croyant peut-être exempté de droit, avait volontairement omis de mandater le fermier des droits d’entrée. Le sieur Hocquart, fermier des droits de péages en 1707, se plaint des mariniers de Saint-Malo qui ne font pas leurs déclarations au bureau des droits et des « abus qui se font de nuit dans les ports et autres lieux et les descharges clandestins42 ». Les mariniers sont souvent montrés du doigt, il faut bien convenir qu’ils font partie d’une catégorie naturellement portée à la fraude43.
20Des marchands, souvent bien installés dans la ville, abusent de la crédulité de certains fermiers. Ils font mine de ne pas connaître l’existence d’une taxe et font preuve d’une surprenante malice en se désignant comme étant les victimes d’un droit dont ils n’ont même pas connaissance. L’attraction de l’illégalité est grande pour ces notables locaux qui s’incrustent dans les réseaux du trafic44. Le 26 novembre 1781, Claude Boutibonne, négociant en vins et brasseur de bière à Quimper, intente un procès au fermier du droit de bouteillage de Coatfao Pratanras, consistant en cinq pintes de vin « à prendre sur chaque bâtiment qui débarque de cette marchandise sur les quais de Quimper45 ». Boutibonne refuse de payer cette taxe et est condamné à payer 20 livres 16 sous et 6 deniers d’amende au suppliant. Il convient de préciser que Boutibonne, domicilié à Quimper, avait connaissance de ce droit. Le commis du seigneur de Coatfao, jugé ivre par ce dernier, refusa de lui expliquer les usages de ce droit, si bien que Boutibonne s’énerva et jeta dans la rivière les ustensiles de mesure du fermier après l’avoir menacé avec sa canne. Ici, on ne dispose malheureusement que de la version du plaignant, qui avait de solides appuis à Quimper. Ce dernier exemple montre qu’il existait sur les quais une tension particulièrement forte entre ceux qui devaient prélever un droit et ceux qui devaient le payer. Excédés par les uns ou par les autres, agacés par la multiplication des taxes et des contrevenants, fermiers et marchands coexistaient en se méfiant mutuellement les uns des autres.
21Des réseaux de complicités se créent et certains individus surveillent les rives pendant que d’autres s’activent à charger leurs barques sans se faire remarquer. Des fermiers scrupuleux n’hésitent pas à visiter quelques magasins. Le marchand, ne pouvant justifier la provenance de sa marchandise, est bien obligé de se soumettre au bon vouloir du fermier s’il ne veut pas être esté en justice. Certains marchands, dont la malhonnêteté est connue de tous, font régulièrement les frais de ces perquisitions qui se révèlent parfois très fructueuses.
22Ces fraudes obéissent-elles à un rythme saisonnier ? Des heures sont-elles plus propices que d’autres ?
Le temps et les rythmes de la fraude : le règne de l’obscurité
23Les quais sont surveillés de jour comme de nuit mais dès le coucher du soleil, des ombres s’agitent furtivement. C’est le moment que beaucoup choisissent pour embarquer ou décharger frauduleusement des marchandises sur les navires. Ainsi, ils espèrent échapper aux contrôles de plus en plus draconiens. Les fermiers, pour rembourser leurs fermes, doivent pourchasser les fraudeurs. Eux aussi s’organisent. Ils font appel à l’aide de leur seigneur ou au roi. Ils estent parfois en justice mais il arrive aussi qu’ils soient contraints de faire le guet et de s’organiser en milice.
24Les fraudeurs sont connus des agents royaux et seigneuriaux, car bien souvent ils appartiennent à l’élite locale. C’est pour ne pas se faire prendre qu’ils opèrent ou font agir des complices la nuit. La clandestinité est ici bien artificielle. Dans ce jeu du chat et de la souris bien ordinaire, il ne faut pas se faire prendre. Cette délinquance n’a rien à voir avec le trafic sur le sel qui lui relève de la contrebande organisée. L’analyse statistique est certes d’un grand secours mais une grande partie des petites affaires nous échappe. En effet, nombre d’entre-elles se règlent à l’amiable et le fraudeur occasionnel, vite terrorisé par les menaces, finit par avouer sa faute.
La fraude des droits de ports et havres entre le Couesnon et l’Arguenon et des droits de coutume à Quimperlé de 1480 à 1760.

25L’échantillon que nous vous proposons est finalement assez maigre. La rareté de ces affaires n’est pas sans rappeler la difficulté de frauder lorsque l’on vient à quai pour décharger son bateau. Ce trafic échappe aussi en grande partie à la vigilance des fermiers. Les embarcations qui venaient décharger leurs marchandises ne pouvaient pas passer inaperçues. Les fermiers et leurs commis s’affairaient avec leurs mesures. Même de nuit, les allers et venues des manutentionnaires ne pouvaient que manquer de discrétion. Cependant, les sources témoignent de plaintes fort nombreuses ce qui tend à démontrer qu’une grande partie des marchandises débarquées échappa aux taxes. Les fermiers obligeaient souvent les mariniers à déclarer ce qu’ils avaient dans leurs cales, si bien que cette prévoyance permettait parfois de dissuader des fraudeurs potentiels.
26Le 25 février 1707, le sieur de La Motte Hocquart, fermier des ports et havres entre le Couesnon et l’Arguenon, demandait à son commis installé à Saint-Malo de forcer les « mariniers à faire leurs déclarations » pour lutter contre « les abus qui se font de nuit dans le port et autres et les déscharges clandestins46 ». Les mariniers devaient s’enregistrer sur des registres sur lesquels ils s’engageaient à payer les devoirs aux fermiers. Un de ces registres a été conservé pour l’année 1757. Plus précisément, il concerne les mois d’avril et de mai47. Les remarques sont assez succinctes mais correspondent à des promesses. Par exemple Nicolas Couillard, maître de la barque le Benjamin, déclare venir de Granville avec six cents livres de suif pour M. Merlin48.
27Toutefois, la rareté des affaires de fraude doit être nuancée. La Bretagne a des côtes très découpées le long desquelles il y a un nombre impressionnant de petits havres qui pouvaient être des ports de relâche, mais également des endroits privilégiés pour débarquer des marchandises en catimini. Par conséquent, il semble évident qu’un très grand nombre d’affaires nous échappe. D’ailleurs, les fermiers sont les premiers à se plaindre qu’il se passe beaucoup de choses la nuit. S’il y a une diminution remarquable des affaires au xviiie siècle, cela s’explique certainement par la mise en place de moyens de surveillance beaucoup plus efficaces. Les procès qui constituent la principale source ne sont pas toujours d’une très grande précision. Souvent, les faits remontent à un certain temps et si la date est régulièrement mentionnée il n’en est rien de l’heure à laquelle a eu lieu le délit. Ce manque de précision est assez ennuyeux car il est, dès lors complexe, de comprendre s’il existe des temps forts ou si au contraire ils dépendent du tempérament imprévisible de certains hommes.
28Les fraudes sur les quais ont plutôt lieu la nuit. La raison est assez simple. Le jour, les fermiers et les commis viennent contrôler les navires qui accostent et leur réclament quelque argent ou une partie de leur marchandise. La nuit est donc le moment opportun pour débarquer dans la clandestinité. A Quimperlé, les manigances des mariniers se déroulent la nuit. Profitant de l’obscurité, des petites barques déchargent discrètement des marchandises en aval des quais et se dissimulent dans les roselières. Les marchands vont chercher leur commande avec des charrettes et les dissimulent dans leurs celliers49. D’autres tentent le tout pour le tout en déchargeant leur barque en plein jour. Feignant l’ignorance, ils espèrent profiter de l’activité du port pour se fondre dans la foule et tromper la vigilance des fermiers50. Cette clandestinité n’est donc pas toujours cachée. Ils savent aussi qu’en cas d’incident, une grande partie de la population adhérera à leur cause et viendra leur prêter main-forte. Le fermier ou le commis est en effet un individu qui est haï. La solidarité entre les fraudeurs et le reste de la population est alors naturelle. Les mariniers et marchands locaux connaissent aussi les habitudes des fermiers et savent à quel moment ils peuvent opérer. À Saint-Servan, le 5 novembre 1709, c’est 142 quintaux de fer qui sont déchargés frauduleusement en plein après-midi. En 1758, 30 tonneaux de vin sont saisis par le sieur Jean-Robert Granville, régisseur des droits d’entrée entre Couesnon et Arguenon. Le sieur Hébert, marchand malouin, voulait les transporter dans ses magasins à Cholet sans avertir le fermier des devoirs51.
29Les contrevenants démontrent, par leur savoir-faire, qu’ils ont une connaissance approfondie des lieux dans lesquels ils opèrent. Deux cas de figure sont à étudier, d’une part ceux qui sont de la région et qui tirent leur expérience d’une longue pratique du terrain et d’autre part ceux qui sont étrangers et tentent leur chance un peu au hasard de la fortune, voire de l’infortune. Les plus avertis évitent d’accoster et se font décharger par une noria de petits bateaux qui font des allers-retours incessants entre le navire et le rivage. Les novices et les étrangers tentent leur chance en essayant d’aller accoster dans d’autres ports. Lorsqu’ils connaissent les lieux, leur manège peut durer un certain temps avant qu’ils se fassent prendre, mais bien souvent, leur connaissance est trop limitée si bien que lors de la première tentative, ils sont stoppés par les fermiers. En 1477, c’est un marin étranger à la province qui tente de doubler les fermiers des religieux de Sainte-Croix de Quimperlé. Jehan Chaussin, maître de barque de la Sainte-Marie de Retz, tente en vain de décharger son vin en cachette52. Surpris, il se résout à acquitter sa dette.
30Marins et marchands profitent de la nuit ou de l’attroupement sur les quais pour tenter de faire passer de la marchandise sans que les fermiers s’en rendent compte. D’autres opèrent au grand jour et ne manquent pas d’audace. Certains évitent de remonter le fleuve jusqu’aux quais pour livrer leurs clients.
Des fraudeurs « en dentelles »
31Ce monde des fraudeurs est celui des négociants, des gros brasseurs d’affaires mais aussi des petits marchands, des armateurs et des mariniers. L’analyse prosopographique permet d’isoler quelques individus et de dresser une typologie de ce monde des fraudeurs. Jouissant souvent d’une bonne position sociale, du moins à l’échelle locale, ils ne résistent pas longtemps à l’envie de duper et de tromper. Cette clandestinité occasionnelle ou des occasions est volontaire. Si certains, faute de complicités, s’essayent à la fraude sans grand succès, d’autres en font une habitude et acquièrent une solide expérience.
32On sent d’ailleurs chez quelques-uns un véritable goût du risque, même s’il s’agit d’un risque mesuré. Connus de tous mais cultivant une invisibilité relative, ils dépêchent parfois à leur place des complices qui leur servent d’écran. Plus qu’une déviance, la fraude constitue ici une sorte de réaction face à une fiscalité royale et seigneuriale qui constitue une entrave à la liberté de commerce.
33Si l’analyse des techniques de fraude comporte quelques écueils, l’approche sociologique des fraudeurs n’en est pas moins complexe. Les sources ne sont pas toujours suffisamment bavardes pour approcher cette dimension. Aussi, afin d’appréhender ce groupe d’individus, il est parfois de rigueur de croiser les sources et de mener une enquête plus approfondie. Il faut alors traquer ces individus au-delà des sources judiciaires pour tenter de reconstituer leur véritable dimension. Le plus souvent, nous ne disposons que d’extraits de vie qui n’en restent pas moins éclairants mais laissent planer quelques doutes.
34Le milieu des petits fraudeurs de quais concerne le monde du négoce, de la petite bourgeoisie marchande, des armateurs et des mariniers. La quasi-totalité des gens de mer forme donc une catégorie suspecte aux yeux des agents seigneuriaux et royaux. Un exemple peut tout à fait illustrer ce propos.
35Le sieur Boutibonne est né à Besançon en 1744 et meurt à Quimper en 180353. C’était un ancien officier d’infanterie du régiment de Neustrie54. Installé à Quimper, il est marchand de vin et d’épicerie en gros ainsi que brasseur de bière. Sa notoriété est grande et il a de solides appuis. Cette aura, à laquelle il tient beaucoup ne l’empêche pas de se comporter comme un véritable fraudeur et de faire de nombreux écarts de conduite. Le 26 novembre 1781, il intente un procès à René de Madec au sujet du droit de bouteillage de Coatfao Pratanras, consistant en cinq pintes de vin « à prendre sur chaque bâtiment qui débarque de cette marchandise sur les quais de Quimper55 ». Notre homme refuse de payer ce droit et est condamné à payer 20 livres 16 sols et 6 deniers pour dommages et intérêts. On pourrait croire en sa bonne foi, car il était installé depuis peu de temps à Quimper. La même année, lorsque le navire le Saint-Esprit du Croisic perd sa cargaison de vin lors d’une avarie, Boutibonne demande à être remboursé de ses 11 tonneaux et 3 barriques qu’il vient de perdre et réclame une indemnité de 234 livres56.
36Boutibonne a connu de nombreuses tracasseries avec les fermiers des devoirs du roi de 1785 à 1786. Aux Archives départementales du Finistère est conservé un mémoire qui fut rédigé par l’avocat Royou et imprimé à Quimper en 178857. C’est avec la plus grande malice et surtout avec un acharnement sans égal qu’il a sans cesse tenté de contourner ces taxes. Ce mémoire commence de la façon suivante :
« Après avoir passé la moitié de sa vie sous les drapeaux du roi, après avoir obtenu le grade honorable auquel sa naissance lui eût permis d’aspirer, mais qu’il est plus flatteur d’avoir conquis par des services, le sieur Boutibonne destina le reste de ses jours à un état plus sédentaire dont il commençoit à sentir le besoin. Cependant comme il voulait du repos sans inaction, comme il avoit à remplir les devoirs d’un père de famille, il tacha d’accroître ses ressources par l’utile emploi de son tems. Il entreprît à la fois un commerce de vin et une manufacture de bière, double titre pour s’assurer la haine du fermier ou du moins celle de ses ardens préposés. Ils lui ont suscité devant les tribunaux une foule de tracasseries58. »
37Ce monde de la fraude dispose de soutien y compris auprès des magistrats. Cette union contre les fermes bénéficie donc d’un entrelacs de solidarités59. Le 11 octobre 1785, le sieur Boutibonne vendit et livra une barrique de vin à un cabaretiet nommé Bourin. Le 13 octobre 1785, les commis des devoirs dus au roi « entrevoient de la fraude dans cette vente ». Ils supposent que le sieur Boutibonne l’a faite au sieur Barbe et non à Bourin « parce que disent-ils c’est communément le sieur Barbe qui approvisionne ce cabaretier ». Ils prétendent que l’objet de cette fraude « étoit de soustraire au payement d’un double droit de courtage ». Aux dires des commis, le sieur Boutibonne se serait révolté assez violemment contre eux. Ces derniers lui dressent un procès-verbal pour rébellion. Sept témoins jutent que ni le sieur Boutibonne ni son épouse ont fait preuve de violence. Doit-on pour autant croire ces témoins ? La loi du silence et le poids des réseaux fonctionnent à merveille.
38Même s’il est vrai que certains fermiers ont pu faire preuve d’un certain zèle, le cas de Boutibonne souligne aussi le fait qu’il s’agissait d’un homme influent et apprécié. Un autre incident est relaté par les témoins. Ils affirment en bloc que le sieur Dayot, commis de ce devoir, eut « l’insolente atrocité de lever la canne sur la femme de Boutibonne ». Toujours est-il que les commis reviennent dans sa boutique le 14 novembre 1785. Ils profitent de l’absence momentanée du maître de maison pour menacer sa femme et l’obligent à les laisser ouvrir « toutes les armoires et les fermetures ». La fouille se transforme en une véritable perquisition « exacte et rigoureuse de toute la maison, des armoires, des lits, même à l’intérieur et au-dessous [...] des tapisseries et de tous les meubles qui ont des clefs ». Cette fouille est sans succès. Entre-temps, le sieur Boutibonne était revenu et s’était vivement opposé à cette incursion jugée par lui trop indiscrète. Il fut condamné à 200 livres d’amende pour s’être opposé à cette décision de justice. Le négociant ne se laisse pas abattre et demande, par l’intermédiaire de son avocat, d’être déchargé des amendes et d’être indemnisé pour toutes ces vexations. Il fait également défense aux fermiers d’ouvrir ses armoires dans l’avenir60. Il est fréquent que les perquisitions menées par les fermiers soient sans succès. En effet, les marchandises ne restent que fort peu de temps chez les fraudeurs. Leurs habitations ne servent que de lieux de transit.
39Comme nous l’avons déjà constaté auparavant, Boutibonne n’en est pas à son premier procès avec les fermiers et les commis des devoirs du roi à Quimper. Il est d’un caractère irascible et se montre particulièrement retors. Claude Boutibonne n’est pas le genre d’homme à se laisser faire. Il est très procédurier. Il semble qu’il ait été un gros négociant en vin sur la place de Quimper, comme en témoignent les nombreuses obligations et dettes que certains cabaretiers lui ont consenties. Le 20 février 1789, Guillaume Le Gentil signe une reconnaissance de dette de 1 200 livres à ce dernier pour une livraison de vin, de cidre et de bière. Il lui a acheté trois barriques de cidre pour 880 livres 1 sol et 8 deniers, une pipe de vin pour 288 livres plus les 41, 10 livres sols et 8 deniers que Boutibonne a payés pour les devoirs. En bon prince, il réduit la somme à 1 200 livres61 ! Le 6 août 1788, lui et ses associés entament une longue procédure contre les représentants de l’amirauté de Cornouaille au sujet de l’échouage d’un navire dans lequel ils possèdent des marchandises. Le 6 août 1788, Jean-Baptiste Noël, capitaine du navire la Chaste Suzanne, vient de subir une avarie en drossant son embarcation sur des écueils en face du couvent des carmes à Pont-l’Abbé62. La quasi-totalité des marchandises lui appartient. En plus des spiritueux, y sont recensés des fers, des planches, de la résine, du goudron, des plumes et de la laine. Mais, il sort rapidement de la clandestinité pour devenir le porte-parole d’une émotion populaire.
40A la fin de l’année 1789, il est mis en accusation pour une affaire de révolte des débitants de vin quimpérois63. Au cours du dernier trimestre de 1789, la fraude des droits perçus sur la vente au détail des boissons s’était généralisée. Les débitants se concertaient pour ne plus payer les devoirs. Cette association antifiscale n’avait donc plus rien de clandestine. Elle s’affichait au grand jour. Le 8 octobre 1789, le Comité Permanent déclara « mauvais citoyen, fauteur de fainéantise et de tous les désordres publics et domestiques quiconque s’adonnera au commerce, débit et achat de boissons, tabacs et autres denrées, sans payer les impositions auxquelles elles sont soumises ». Cette instance « invita à tous les honnêtes citoyens à surveiller, dénoncer lesdits commerces, débits et achats clandestins ». À la fin de décembre, les débitants se soulevèrent. L’instigateur de cette sédition n’était autre que Boutibonne. Il avait, par une circulaire, invité les débitants de la Cornouaille et de Léon à faire la grève de ces taxes. Malgré de puissants liens de parenté et d’affaires, Boutibonne, aide major de la milice, est arrêté à son domicile le 26 décembre 1789. Porquier, négociant, Mougeat, pharmacien, Kervélégan, député de la Constituante, sollicitèrent sa mise en liberté. Sans cloute avaient-ils eux aussi quelques liens dans cette affaire. Le 22 janvier 1790, à la majorité de 27 voix comte 1, le Comité décida « qu’il n’y avait pas lieu de délibérer à ce sujet ». Le 29 janvier 1790, le Comité Permanent ordonna la mise en liberté de Boutibonne, sous la caution de son beau-frère Mougeat64.
41Même si son cas n’est en rien généralisable, on peut voir en lui un individu particulièrement tracassier, qui tenta de tromper les fermiers du roi et ceux des seigneurs locaux en usant de toutes les supercheries et de tous les stratagèmes possibles. Une seule chose lui importait, faire du bénéfice. Il était prêt à tout pour éviter de payer les taxes dues à l’amirauté et aux fermiers, y compris à user de la menace ou encore à se faire passer pour leur souffre-douleur. Suivi par une bonne partie de la population, qui voyait en lui une sorte de porte-drapeau de leur cause, il était sûr de ses arrières et de ses alliances. Il faisait partie des milieux les plus influents de cette ville de Quimper et savait qu’il pouvait jouir d’une certaine impunité. Cet homme est tout à fait représentatif du milieu de la fraude portuaire en Basse Bretagne au xviiie siècle.
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42Le commerce maritime souffre de l’abondance des impôts et des droits maritimes qui taxent une partie de ses fruits. Cette emprise seigneuriale et royale est une entrave à la liberté du commerce. Elle est mal ressentie pat la communauté des gens de mer et des petits brasseurs d’affaires, du marchand au cabaretier.
43Dès lors, pour échapper à cette emprise et protéger une partie de leurs ressources, la fraude et la tentation de contrebande s’organisent. Les quais, les magasins, les celliers, les arrière-boutiques et havres discrets deviennent les théâtres de chargements et de déchargements clandestins. La foule, l’obscurité ou les endroits difficiles d’accès sont favorables au développement de fraudes qui pour certains ne sont qu’occasionnelles. Des réseaux impliquant un grand nombre de complices se tissent et mêlent les marchands aux gens de mer et aux élites locales. Ces actions clandestines font bientôt émerger une véritable union contre les fermes, une sorte de pacte antifiscal, stigmate d’une opposition généralisée contre l’étau seigneurial et royal.
44Connus de tous, car appartenant parfois à la senior pars des petites villes littorales, ces fraudeurs occasionnels font des escapades dans la clandestinité, celles-ci demeurant passagères et intermittentes. Il s’agit donc d’une clandestinité relative et contestataire pour ne pas dire offensive. Ici, la clandestinité n’est pas subie, elle est tout simplement choisie.
Notes de bas de page
1 Jean-François Henry, L’île d’Yeu sous le règne de Louis XIV, 1661-1715. Un demi-siècle d’histoire locale, thèse de doctorat, 2 vol., université de Nantes, 1981, t. 1, p. 71-80.
2 Joachim Darsel, « La Franche table de l’abbaye de Grestain », Annales de Normandie, t. 12, 1962, p. 297-301.
3 Maxime Fauchon, « Les droits de péage, pontage ou pontonnage dans l’Avranchin », Revue de l’Avranchin et du pays de Granville, t. 44, n° 252, 1967, p. 194-202.
4 S. de La Nicollière-Teijeiro, « La marine bretonne aux xve et xvie siècles », Revue historique de l’Ouest, t. 2, 1886, p. 15-36, p. 403-420.
5 Archives départementales du Finistère, 5 H 37. 24 avril 1676. Procédure pour le mesurage du sel.
6 Pierre Martin, Les fermiers du rivage : droits maritimes, seigneurs, fermiers et fraudeurs en Bretagne sous l’Ancien régime, thèse de doctorat nouveau régime, dir. Gérard Le Bouëdec, université de Bretagne Sud, 2004, t. 1, p. 165.
7 Archives nationales. H 4/3078. 14 octobre 1549. Minu et déclaration fournis au roi par René vicomte de Rohan, prince de Léon.
8 Archives départementales du Finistère, A 79. Droit de minage du duc de Rohan à Landerneau en 1686. 1 Ε 738-740. Aveu de la principauté de Léon, xviiie siècle.
9 Louis Elégoët, Les Juloded. Grandeur et décadence d’une caste paysanne en Basse Bretagne, Rennes, PUR, 1996. Jean Tanguy, Quand la toile va. L’industrie toilière bretonne du xvie au xviiie siècle, Rennes, Apogée, 1994.
10 Archives départementales des Côtes-d’Armor, G 159, 7 octobre 1682, Extrait de l’aveu de l’évêque de Tréguier fourni au roi. Archives départementales de Loire-Atlantique, Β 1659, Papier terrier de la barre royale de Lannion contenant les déclarations et dénombrements d’héritages produits devant les Commissaires de la Réformation par Ignace de Baglion de Saillant, évêque et comte de Tréguier, 1678-1682.
11 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, C 2438, 1731-1756, États généraux et par subdélégations des droits de péages, bacs, passages, pontonnages et autres qui se lèvent par terre et par eau dans l’étendue de la province de Bretagne.
12 Archives nationales, H 4/3220/2, Droits de quai de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, Archives départementales de Loire-Atlantique, Β 802, Aveu produit par P. Hector Scotty.
13 Grenier à sel.
14 Archives départementales des Côtes-d’Armor, 1 Ε 54, Tables chronologiques des titres du duché employés dans l’inventaire, 1785.
15 Archives départementales du Finistère, 20 Β 4269, Amirauté de Quimper, 1754, Registre.
16 Archives nationales, H 4/2966/3, État 2164, 2 mai 1755.
17 Idem, H 4/3170, Copie collationnée de l’aveu rendu au roi par l’abbé Daniel le 4 mai 1550.
18 Id.
19 Id., 20 Β 4421, Amirauté de Quimper, 26 novembre 1781, Audiences, 1 Ε 282, 21 avril 1683. Sentence de la réformation du domaine du roi à Quimper sur l’aveu fourni par M. de Bienassis le 18 septembre 1681 pour la terre de Coatfao, de Pratanras et du Rible, Archives nationales, H 4/2966/3, État 2164, 2 mai 1755.
20 Idem, 20 Β 4421, Amirauté de Quimper, Enregistrement de l’arrêt du Conseil d’État du 11 novembre 1768.
21 ld, C 64, 28 octobre 1783, Lettte de M. de Robien.
22 Jean-Claude Hocquet, Le sel et le pouvoir..., Paris, Albin Michel, 1998, p. 204. Du même auteur, « Le sel et les Bretons, la France et l’Europe aux xve et xvie siècles », La Bretagne terre d’Europe, Colloque, Brest CRBC, Bulletin de la société archéologique du Finistère, Quimper, 1992, p. 23-33. Gilles, évêque de Nantes, « Droits et privilèges des évêques de Nantes ». Revue historique de l’Ouest, t. 1, 1885, p. 59-71. Léon Maître, « LA seigneurie des évêques de Nantes », Bulletin de la Société archéologique de Nantes, t. 21, 1882, p. 66-92.
23 Joachim Darsel, « La seigneurie maritime... », art. cit., p. 45, n. 2.
24 Idem, C 2441, 1718-1733, Vérification des titres de propriété des droits de péages et des bacs.
25 Archives départementales de Loire-Atlantique, Β 842, Aveu de l’abbé Martin Roger, 1566.
26 Archives départementales du Finistère, 20 Β 4537, Amirauté de Quimper, 13 septembre 1775, Droits maritimes de M. de Tinténiac.
27 Archives départementales des Côtes-d’Armor, 1 Ε 1479, 8 juin et 5 juillet 1619, Extrait des registres du Parlement entre les bourgeois et habitants de Saint-Malo appelants, et madame Marie de Luxembourg, duchesse de Mercœur et de Penthièvre.
28 Idem.
29 Id, 3 juin 1699, Inventaire des titres et archives du duché de Penthièvre pour servir dans une instance pendante au conseil entre le comte de Toulouse et les habitants de Saint-Malo.
30 Id, 1 Ε 1477, 15 juillet 1639.
31 Id, 1722, Mémoire sur les prétentions des fermiers généraux du domaine du roi sur les ports et havres d’entre Couesnon er Arguenon.
32 Archives départementales du Finistère, 5 H 38. 15 mars 1476.
33 Idem, 5 H 38, 16 octobre 1477.
34 Idem, 5 H 38, 17 février 1524, « Présentation de la communauté donnée à Salmon, procureur fiscal, pour agir au procez contre les marchans de Kemperellé, qui refusoient de payer le droict du port. » Ce procès avait commencé en 1523.
35 Pierre Martin, Les droits maritimes de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé sous l’Ancien régime, DEA, université de Rennes 2, dir. Gérard Le Bouëdec, 1999, 3 vol., 518 p.
36 Archives départementales du Finistère, 5 H 37, 16 novembre 1675.
37 Archives départementales des Côtes-d’Armor, 1 Ε 1480.
38 Idem, 19 septembre 1603.
39 Id, 11 janvier 1615.
40 Id, 5 décembre 1697.
41 Archives départementales des Côtes-d’Armor, 1 Ε 1480, 13 septembre 1706.
42 Idem, 25 février 1707.
43 Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Seuil, 2002, p. 88.
44 Idem, p. 102.
45 Archives départementales du Finistère, 20 Β 4441.
46 Archives départementales des Côtes-d’Armor, 1 Ε 1480.
47 Idem, 1 Ε 1480.
48 Id, 1 Ε 1480.
49 Archives départementales du Finistère, 5 H 38.
50 Idem, 5 H 38.
51 Archives départementales des Côtes-d’Armor, 1 Ε 1480.
52 Archives départementales du Finistère, 5 H 38.
53 Jean Savina, « La révolution municipale à Quimper. Le comité permanent, 8 août 1789-28 janvier 1790 », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 68, 1941, p. 42.
54 Archives départementales du Finistère, 4 Ε 219/24.
55 Idem, 20 Β 4421.
56 Id., 20 Β 4421.
57 Id., 100 J 1655.
58 Id
59 Jean Nicolas, La rébellion..., op. cit., p. 91.
60 Archives départementales du Finistère, 100 J 1655.
61 Idem, 4 Ε 219/31.
62 Id., 6 J 29.
63 Jean Savina, op. cit.. Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 68, 1941, p. 41-42.
64 Idem, p. 42.
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