Jean Prévost le multiple
| ,Jean Prévost, essayiste et romancier : une poétique de la force
Texte intégral
- 1 Prévost J., Plaisirs des sports. Essais sur le corps humain, Paris, La Table Ronde, coll. « La pet (...)
- 2 Prévost J., Essai sur l’introspection, Paris, Au Sans Pareil, 1927.
- 3 Prévost J., La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivai (...)
- 4 Prévost J., Baudelaire. Essai sur l’inspiration et la création poétiques, Cadeilhan, Zulma, 1997 [ (...)
- 5 Mireille Brangé, dans un article consacré à La Vie de Montaigne, a montré l’importance de la prati (...)
- 6 Prévost J., Les Caractères, Paris, Albin Michel, 1948, p. 41.
1Jean Prévost utilise très souvent le terme d’essai pour désigner un certain nombre de textes : Plaisirs des sports est sous-titré « Essais sur le corps humain1 » ; quelques années plus tard, il écrit un Essai sur l’introspection2 ; son livre sur Stendhal s’intitule La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain3 ; ou encore son dernier ouvrage, qui l’accompagne dans le Vercors, a pour titre Baudelaire, essai sur l’inspiration poétique4. Bien sûr la référence à ce genre s’explique par un contexte de renouvellement de l’approche des objets intellectuels et littéraires5. Quel que soit le terme employé, « propos » chez Alain ou « essai » chez Ramon Fernandez et Jean Prévost, on y repère une pensée singulière qui se confronte à un objet et, dans cette confrontation, se joue la double élucidation de l’objet et du penseur. Si la pratique de l’essai chez Prévost offre un espace où il se libère de la rhétorique pour mieux se saisir et se dire, elle lui ouvre aussi les chemins du roman parce qu’à ce moment-là l’écriture serait capable de restituer une sensation qui pousse à écrire : « Il faut avoir franchi les lieux communs et la rhétorique pour atteindre l’expression personnelle, et il faut avoir décanté la perception commune pour goûter la sensation6. »
2Dans la préface à Plaisirs des sports, intitulée « Du projet au livre », Jean Prévost explique l’origine de son ouvrage. Il a développé une attention extrême à son corps au moyen d’exercices physiques qui lui ont découvert une intériorité spécifique :
- 7 Prévost J., Plaisirs des sports, op. cit., p. 9.
Depuis trois ans j’avais cru remarquer des sensations corporelles, surtout des sensations de mouvement, que personne n’avait encore notées. Des sentiments en naissaient qui eux aussi me paraissaient neufs. Quelques idées aussi […]. L’ampleur et la nouveauté de mon sujet m’effrayaient, et m’effraient encore7.
- 8 Ibid., p. 10.
- 9 Ibid., p. 10-11.
3Pour les comprendre et les maîtriser, Prévost conçoit une méthode : il dirige « l’attention tour à tour sur le souffle, sur la circulation, sur les fonctions digestives, sur les données ou les souvenirs des muscles, des nerfs, des articulations8 ». Le mot « essai » qualifie ici une expérience corporelle, qui est celle de la maîtrise du corps. Les effets produits par ces exercices doivent à leur tour être maîtrisés car « toute pensée qui se tourne vers elle-même tend insensiblement à échapper aux règles et aux coutumes de l’expérience, et [il] voulai[t] avant tout éviter le rêve ou la fantaisie9 ». La pratique de ces exercices le conduit à maîtriser une force initiale – et cette discipline lui donne un supplément de puissance :
- 10 Ibid., p. 20.
J’avais fini par en trouver l’exécution [des exercices] la plus profitable : après m’être empli de la description ou de l’image d’un mouvement, je le préfigurais dans ma pensée ; je l’accomplissais en le méditant encore, avec une perfection géométrique et dure, et dans une sorte d’extase violente. Cette gymnastique me musclait10…
- 11 Ibid., p. 10.
4La répétition patiente de ces exercices, les pratiques sportives auxquelles ils sont attachés développent chez Jean Prévost un « monde intérieur » : « Quand ces sensations furent assez riches, elles firent en moi comme un monde intérieur, que j’évoquais, non par les mots, mais par le commencement du geste qui les faisait renaître11. »
- 12 Ibid., p. 11. Dans Les Caractères, Prévost revient sur ces expériences pour affirmer cette importan (...)
- 13 Ibid.
- 14 Ibid.
- 15 Ibid.
- 16 Ibid.
- 17 Prévost J., Baudelaire, op. cit., p. I.
5Cette expérience de la force et de sa maîtrise conduit alors Prévost à rechercher la forme qui serait la plus à même de restituer ces sensations. En effet, l’écriture de ces plaisirs des sports ne peut se réduire à une analyse froide et objective ; il souhaite « une description complète et juste, une analyse dont Proust, [son] enthousiasme de ces années-là, [lui] donnait le modèle12 ». Mais la justesse de l’écriture ne réside pas dans la seule qualité de l’analyse, encore faut-il y ajouter celle du mouvement : « je croyais la justesse du mouvement plus importante que celle de l’analyse, et nécessaire à l’analyse même, qui sans cela n’est plus que l’étiquetage, que l’épitaphe des choses13 ». L’essai, compris cette fois comme mode d’écriture, transcrit l’expérience personnelle, qui est ici, l’expérience corporelle. Il doit rendre le rythme et le mouvement du corps. À cette restitution dynamique s’ajoute le travail des images. Toujours à propos de cette expérience corporelle, Prévost écrit : « J’ai cherché surtout l’image juste plutôt que l’image neuve ou éclatante. J’ai attendu ou sollicité mon vocabulaire longuement14 … » Les mots et la phrase ne sont plus, alors, des lettres mortes parce qu’ils sont hantés par l’énergie et la force initiale. Or, nous dit Prévost, Plaisirs des sports est raté : « […] beaucoup des sensations que je crois neuves n’ont encore en moi d’autre correspondance que le geste qui les retrouve, et qui est incommunicable15 », et, un peu plus loin : « J’ai échoué souvent aussi dans le mouvement, […] il faut choisir dans les détails, j’ai quelquefois sans doute gâté l’analyse elle-même16. » Même s’il convient de prendre avec mesure cette affirmation, ce livre précise deux principes importants pour comprendre les enjeux de l’écriture chez Prévost. Tout d’abord il affirme que la prose rate son objet lorsqu’elle n’arrive pas à transmettre le rythme et l’image de l’objet qu’elle veut représenter, c’est-à-dire que la force et la puissance de la sensation intérieure échappent à sa restitution stylistique (le rythme de la phrase et les images) : le corps provoque un effet qui reste irreprésentable. Comme il l’écrit quelques années plus tard dans son Essai sur l’introspection, il « existe une fissure, un abîme entre l’expérience elle-même et sa mise en forme verbale ». Mais, surtout, il situe l’origine de l’écriture dans une force, une puissance corporelle et spirituelle qui doit être canalisée pour trouver sa forme – ce qu’il nomme, dans son essai sur Baudelaire, l’inspiration : « Je n’appelle pas inspiration une puissance inconnue ou un élan inconscient qui dicterait les vers aux poètes, mais les causes qui les [les écrivains] poussent à écrire, à choisir leurs sujets, leurs rythmes et leurs images17. »
6Si on examine les essais consacrés à la littérature, on découvre que Prévost repère bien souvent cette force initiale qui va irriguer l’œuvre jusqu’à ce qu’elle trouve son accomplissement, comme le geste sportif. L’œuvre résulte de cette domestication d’une force et d’une puissance premières. Prévost décèle dans ses « essais littéraires » la mécanique qui conduit une énergie à trouver une forme, à construire une poétique.
- 18 Prévost J., « De Mauriac à son œuvre », La Nouvelle Revue française, 1er mars 1930, p. 349.
- 19 Loc. cit.
7L’essai sur Mauriac est, de ce point de vue, extrêmement intéressant. Jean Prévost note immédiatement cette tension créatrice qui demande à l’auteur un effort de maîtrise pour trouver son épanouissement dans certains romans. Pour Prévost, Mauriac part de son expérience personnelle du péché, et quelquefois d’une sorte de « lyrisme du péché18 ». Ce péché revêt alors deux sensations intérieures, « [d] eux aspects intimes19 » :
- 20 Loc. cit.
tantôt une vie sourde, toute voisine d’un rêve pesant, fleuve lent de passions couchées, de délectations et d’inquiétudes ; voilà de quoi il tirera son lyrisme et la substance des personnages qu’il a tirés de lui-même. Tantôt la critique mordante, médisante et méprisante qui est celle des mondains et des enfants : voilà ce qu’il emploie et transfigure pour créer les personnages qui lui sont étrangers, les comparses, la société20.
- 21 Ibid., p. 350.
- 22 Ibid., p. 352-353.
- 23 Loc. cit.
- 24 Ibid., p. 354.
8Il repère alors dans le premier livre de Mauriac, Orages, une image dominante qui donne une forme à cette sensation : « A-t-on remarqué que l’enfant et l’homme qui en sont les héros y restent presque toujours couchés ? […] [I]ls gisent sur le flanc. Autour d’eux une chaleur accablante aggrave et alourdit leurs désirs, mais les éloigne de l’assouvissement21. » De la même manière, dans « [c]ertains passages de ses Plus anciens souvenirs [sic] », il repère là aussi la présence des « caricatures lointaines, réprimées, souvent combattues par l’attendrissement [qui] prouvent que cet esprit de parodie et de dénigrement griffait ou bousculait toutes les apparences sociales22 ». Mais ces deux seuls éléments destinaient Mauriac à accomplir une œuvre médiocre. Or Prévost montre qu’il a su – et les termes employés sont importants – « dépass[er] en lui-même et surmont[er] sans les abolir ses premières tendances ; il a réussi à les dominer, à les relever au niveau des plus grandes choses humaines23 ». En outre, ces « deux tendances risquaient de donner deux séries d’œuvre différentes, également courtes de souffle – ou bien des œuvres disparates. Mais le jour où il a su fondre ces deux tendances dans une même histoire, il a trouvé sa nouvelle forme du roman dramatique, ce qui le fait si particulier et si grand24 ».
9Prévost scrute les œuvres de Mauriac pour déceler la séparation entre cette force originelle et son accomplissement dans le roman :
- 25 Ibid., p. 357.
son art de concevoir et de bâtir une œuvre n’est pas encore adapté à cette puissance. […] L’auteur se laissait entraîner hors de son plan. […] [A]ussi a-t-il dû s’efforcer de dépasser les limites de la longue nouvelle qui semblait la mesure naturelle de son art : Le Baiser aux Lépreux était une œuvre fort courte ; l’auteur s’est efforcé ensuite de faire des « romans »25.
10Tout le travail de création littéraire que Prévost dévoile réside dans cet effort de maîtrise de soi, d’une force initiale, une tendance de l’esprit, qui se réalise dans le chef-d’œuvre. Les termes sont bien évidemment proches de ceux qu’il emploie dans Plaisirs des sports : domination, maîtrise, le bon usage même du souffle pour désigner le rythme romanesque.
- 26 Ibid., p. 362.
11La maîtrise de soi, de cette force productrice d’un désir d’écrire, est, comme pour le corps, une maîtrise technique, qui conduit à une poétique : Destins est réussi parce que, par exemple, les conversations cruelles « sont tenues par des inconnus et pourtant vivent aussi fortement que les scènes les plus savamment amenées […]. [L]’instinct de caricature est dominé […]26 ». Toute l’œuvre est donc accomplissement de cette force initiale et l’œuvre atteint un point de perfection parce que l’auteur travaille sur lui-même :
- 27 Ibid., p. 366-367.
nous avons tenté de montrer qu’il y avait, dès le début, un élément d’observation à côté de l’élément lyrique : il y a eu union, harmonie finale des deux dons naturels, et non subordination du lyrisme à un talent objectif acquis et surajouté. Surtout le progrès est venu bien plus d’un affinement du cœur et de la foi que de la technique27.
- 28 Prévost J., La Création chez Stendhal, op. cit., p. 523.
12Comment ne pas entendre déjà la phrase de conclusion de son essai sur Stendhal : « Art d’écrire, art de vivre, art de penser, se fondent en une seule création28 » ?
- 29 Prévost J., « La Conscience créatrice chez Jules Romains », La Nouvelle Revue française, avril 192 (...)
- 30 Loc. cit.
- 31 Ibid., p. 479.
13Les pages qu’il consacre à Jules Romains sont tout aussi étonnantes et je me contenterai de relever les points essentiels de l’essai. Il repère chez Romains son instinct, « le goût de la force29 », et il fait de cette passion instinctive pour la force la source de son unanimisme : « Aimer la force pour y participer, cela implique déjà son choix entre la nature et l’homme : Romains choisit les hommes, et devant les hommes il choisit de les contempler dans leur présent, dans leur action et dans leurs œuvres30. » La création poétique manifeste alors cette volonté de participer à l’humanité : « […] il ne suffit pas de sentir ; il faut que l’esprit devine et reconstruise ; il faut que le corps, le cœur, la force du poète y participent sourdement et clairement31 ».
14Il existe donc à l’origine de l’œuvre ce que nous nommerons une énergie, mais une énergie consciente – Prévost refuse ce que l’on nomme la puissance de l’inconscient – qui doit être travaillée pour faire œuvre. La poétique de l’œuvre résulte de cette domestication de la force initiale qui pousse l’écrivain au travail.
- 32 Prévost J., La Création chez Stendhal, op. cit., p. 27.
- 33 . Loc. cit.
- 34 Ibid., p. 28-29. Cette démarche s’apparente à une volonté de renouvellement de l’approche critique (...)
15Son travail sur Stendhal précise encore sa pensée. Sous-titrer ce qui est un travail de thèse Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain a une valeur programmatique. La première phrase de ce livre indique de façon évidente quel est l’objet véritable, depuis toujours, de Prévost : « Voici une étude sur le travail littéraire, sur le métier d’écrire, Stendhal m’a servi d’exemple. » Dans les premières pages, il distingue deux grandes classes de romanciers, ceux qui travaillent l’œuvre et ceux qui travaillent sur eux-mêmes, qui « raturent le vif, s’affinent par la culture et par l’expérience, s’exercent à tout propos, fût-ce par badinages ou par des œuvres inégales, et deviennent enfin capables d’improviser32 ». Ce travail est bien une technique, au sens où Plaisirs des sports déjà l’évoquait dans la partie intitulée « Éducation », car cette technique est « plus incorporée à eux-mêmes [ces romanciers], plus liée à leur vie intime et par là plus délicate peut-être, mais moins mystérieuse. Leur talent est une habitude qu’ils prennent d’eux-mêmes33 ». Prévost se réfère à Montaigne pour expliquer son analyse : « Montaigne disait que s’il avait fait son livre, ce livre, en retour, l’avait fait. Cette action réciproque est plus vraie encore de Stendhal […]. La psychologie de l’auteur reste inséparable de l’étude de sa technique – surtout dans la création des personnages stendhaliens34. »
16L’essai sur Stendhal se développe en montrant comment il travaille son esprit, comment il constitue cette force qui lui permettra de réaliser ses chefs-d’œuvre. Dans l’analyse qu’il fait du roman Le Rouge et le Noir, Prévost justifie l’émotion stendhalienne devant l’affaire Berthet par une image :
- 35 Prévost J., La Création chez Stendhal, op. cit., p. 304.
Très jeune, en lisant le Tasse, Beyle avait trouvé que le plus beau tableau possible serait « Tancrède baptisant Clorinde, sa maîtresse qu’il vient de tuer ». Dix ans plus tard, écrivant l’Histoire de la peinture, il proposait encore ce sujet aux jeunes peintres. Il songeait d’abord à le proposer à Guérin ; et c’est justement un tableau de Guérin, sa Didon « esquisse charmante », qu’évoque à propos de Mme de Rênal une épigraphe du Rouge. Sans doute à l’insu de l’auteur, ce souvenir du Tasse à nouveau rêvé par lui comme une scène plastique, l’aide à transfigurer un meurtre en une scène héroïque et touchante35.
17Cette violence initiale, ou du moins cette émotion, trouve sa forme dans une scène autour de laquelle le roman se construit. Cette image fondatrice agrège alors les expériences anciennes et conserve la trace de l’émotion initiale. Une telle dynamique créatrice exclut toute transposition autobiographique parce qu’il existe un processus créateur, un « effort » :
- 36 Ibid., p. 311.
Le danger de la recherche des sources personnelles […] c’est de faire supposer un roman à clef. Il est rare, au contraire, que l’élément autobiographique soit voulu, amené délibérément. Pour Stendhal, pour bien d’autres, le roman se construit sur une donnée extérieure, objective. Il est nourri et animé, presque impromptu, de souvenirs et d’émotions personnels36.
- 37 Ibid., p. 521. Je renvoie à l’article de François Ouellet dans le présent volume, où il montre parf (...)
- 38 Ibid., p. 183.
18Comme le corps dans Plaisirs des sports, le roman stendhalien est à la recherche de son rythme ; sa technique doit ainsi être comprise comme une manifestation de cette force, son organisation. Cette technique, Prévost la définit aussi bien par la structure narrative que par le travail sur la phrase, mais conclut que « chaque fois que l’on cherche un procédé, une caractéristique du style, on doit rester insatisfait, chercher plus loin, au fond même, si toutefois ce mot de fond a un sens. Il faut chercher plus près de l’esprit37 ». La force, la puissance se canalisent et se condensent dans une image, des images et un rythme, dont le style est actualisation. Tout son travail vise à déceler cet effort qu’il caractérise à plusieurs endroits dans son essai : « Si pour l’écrivain qui se corrige le grand effort vient après le premier jet, pour celui qui improvise, l’effort se place avant l’instant d’écrire. Cet effort, qui peut être bref, mais qui au début surtout d’une œuvre est très intense, ressemble à la tension de l’acteur ou du musicien qui va entrer en scène38… » Ou encore :
- 39 Ibid., p. 204.
Les difficultés de détail sont surmontées par un exercice continuel ; les idées viennent quand on s’est voué à elles. Mais la composition d’un ensemble, lorsqu’elle s’affranchit des règles mécaniques pour suivre le rythme d’un esprit vivant, offre devant chaque œuvre de nouveaux obstacles. C’est le risque ou la chance de l’originalité39.
- 40 Ibid., p. 224.
19L’expression surgit au terme de cette discipline : la sincérité « n’exige pas seulement la force du sentiment et la volonté d’être soi-même : elle exige des années de critique sur soi et les autres, des années d’exercice. Là encore cette spontanéité est une puissance conquise par de longs et patients efforts40 ». On perçoit ici les traces de la lecture de Valéry.
- 41 Prévost J., Baudelaire, op. cit., p. 295.
- 42 Ibid., p. 302.
- 43 Loc. cit.
- 44 Ibid., p. 314.
20Son dernier travail sur Baudelaire systématise cette représentation de l’écriture. Ainsi, par exemple, l’écriture de Baudelaire a du souffle parce que « [n] ous sentons le souffle d’un poème quand nous croyons recevoir de lui le souffle nécessaire pour le dire avec plénitude. Le poète qui pour nous a du souffle, c’est celui qui nous en donne41 ». La lettre est vivante et transmet cette puissance et cette énergie à son lecteur : « […] qu’on dise à voix basse, en prenant bien soin d’articuler et de ponctuer comme il faut : en même temps que notre souffle, c’est notre cœur qui obéit mieux aux suggestions du poète42 » – et cette anima du texte est « puissamment aidé [e] par le sens et les images43 ». Le texte suit alors son rythme, le déploie parce que « [l]e souffle est un élément du rythme », « le retour régulier des sons et des images répond aux mouvements réguliers, aux rythmes spontanés de notre être44 ». Le texte, quel que soit son genre, est réussi parce qu’il recueille et conserve cette expérience initiale de la force et de la puissance et, ici, il accomplit son effort de transmission et de communication.
- 45 On comprend ici que Prévost s’oppose à une philosophie et une conception de l’écriture bergsonienn (...)
21Le travail critique de Jean Prévost dévoile donc la dialectique créatrice d’un auteur, la construction et la formation d’une œuvre singulière et il le fait en des termes et des principes qui sont récurrents. Il repère l’énergie, l’émotion, la force présente qui est à la source de l’œuvre et il suit les transformations de cette origine, ses métamorphoses, dans un va-et-vient entre l’œuvre, ce qu’elle actualise, et l’auteur – les modifications et évolutions perceptibles. L’œuvre est, en ce sens, inspirée puisqu’elle résulte de la force intérieure modifiée, du moi modifié. L’œuvre, enfin, est réussie parce qu’elle est vivante : elle porte encore le souffle de l’expérience intérieure initiale. L’écriture n’est donc pas le lieu d’une expérience en soi mais le lieu où se matérialise et se réalise le travail fait sur soi45 ; la poétique de l’œuvre restitue alors l’effort de discipline corporelle.
- 46 Serça I., « Roman/Essai : le cas Proust », Glaudes P., L’Essai : métamorphoses d’un genre (textes (...)
- 47 On notera que dans l’analyse de François Ouellet, ce récit s’achève fort logiquement sur une revan (...)
- 48 Prévost J., Les Frères Bouquinquant, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1999 [1930], p. 66. (...)
- 49 Prévost J., Plaisirs des sports, op. cit., p. 83.
- 50 Prévost J., Les Frères Bouquinquant, op. cit., p. 31.
- 51 Loc. cit.
- 52 Ibid., p. 51.
- 53 Ibid., p. 52.
22L’écriture de l’essai plus personnel et du roman mettent aussi en jeu, de façon différente, cette quête poétique. Si nous reprenons Plaisirs des sports, la partie consacrée à la boxe revêt une forme particulière puisqu’elle s’apparente parfois à une fiction. Le premier récit intitulé « Journée du pugiliste » nous présente la journée d’un boxeur qui se nomme Pierre, alors que le second, « Le boxeur méchant », est écrit sous la forme d’un récit autobiographique, de sorte que l’on se demande s’il s’agit d’un fait véritable ou d’une création. Les autres chapitres jouent aussi des variations énonciatives : emploi de l’impersonnel, de la première personne du pluriel… Les chapitres brouillent les déterminations génériques, et l’on pénètre parfois dans la pensée du personnage avant de prendre la distance de l’analyste. Ces variations énonciatives ne sont pas sans rappeler Montaigne ou Proust, dont on sait bien que la genèse du roman se situe dans ses essais46. Ces pages consacrées à la boxe entretiennent un écho particulier avec le récit de la domestication de la force et de la violence qu’est Les Frères Bouquinquant, dont le personnage principal s’appelle, lui aussi, Pierre. Il représente cet effort de discipline d’une force qui confine à la violence47. Peut-être s’explique ainsi un malentendu à propos de ce roman qui n’a pas pour fonction d’être un roman prolétarien ; le choix des deux mariniers peut en effet s’expliquer par le fait que leur milieu et leur condition les rendent exemplaires d’un certain rapport à la force : « Pierre reconnaissait la nature de son frère, violente, comme la sienne48 ». Toute la première moitié du récit insiste sur cette violence, jusqu’à la scène fratricide où Pierre tue Léon dans un chapitre qui pourrait s’intituler, comme dans Plaisirs des sports, « Le combat sans arme49 ». Dans ce roman, la violence de Léon s’exerce de façon récurrente contre sa femme, et celle de Pierre est souvent évoquée : « Il était devenu à quatorze ans, un habile électricien, mais il se querellait violemment, pendant qu’il installait, avec les clients qui le prenaient pour un apprenti50. » Dans la même page on nous dit qu’il a arrêté la boxe parce qu’au cours d’une querelle, « il avait brisé le nez d’un homme, et [qu’] on lui avait retiré sa licence51 ». Lorsqu’il prend sa veste et sa chemise, il a « un geste impatient et lutteur » qui « inquièt[e] » Julie, ou encore, plus loin, on nous dit que son frère, Léon, craint « ce que pouvaient être ses colères52 ». On découvre alors son surnom : « Le Roi des animaux53 ». Or, tout le roman met en scène l’effort de discipline et de maîtrise de Pierre, de canalisation de cette force, pour reprendre l’expression de Dix-huitième année. Le langage apparaît dans le roman comme le moyen essentiel de discipliner cette force pour qu’elle ne devienne pas violence. Lorsque l’émotion initiale extrême est canalisée, lorsqu’elle trouve sa forme, la parole est alors habitée et détourne l’être de la violence. Lors d’une promenade avec Julie, Prévost note que Pierre
- 54 Ibid., p. 30.
commençait les phrases avec une passion étranglée où se mêlaient l’emballement pour ce qu’il disait, et l’inquiétude d’arriver au bout de la période. Dès qu’il y arrivait, il était soulagé des sentiments qu’il avait exprimés et de la difficulté de les exprimer. Ainsi dans les meetings, où c’était encore plus redoutable de parler, il commençait (n’importe la question) presque par la fureur, et terminait dans une allégresse indiscrète qu’il avait du mal à cacher54.
- 55 Ibid., p. 106.
- 56 Ibid., p. 211.
- 57 Ibid., p. 212.
23Plus loin, après qu’il a parlé au juge, nous trouvons cette phrase : « Il se tut, avala sa salive : presque un triomphe pour lui, d’avoir si bien parlé, et tout doucement, et “sur des choses ordinaires”, pensait-il (par opposition aux phrases de meeting)55. » La parole, lorsqu’elle contient cette force, trouve alors son sujet et son interlocuteur – l’adresse est réussie et elle n’est pas un coup physique (on peut alors opposer ces scènes au combat silencieux et mortel entre les deux frères). La force originelle si aisément transformable en violence (et Pierre peut aussi la retourner contre lui, comme le montre la scène où il s’arrache à vif une dent) se discipline devant la faiblesse de l’innocence représentée par la femme, Julie, et l’enfant. Elle trouve une forme qui, dans ce livre, n’est pas l’action militante. De façon symbolique, cette force s’accomplit dans le toit qu’il bâtit pour son fils. L’amour achève sa transformation : « […] il ne savait pourquoi, l’amour qu’il portait et porterait toujours à ces cheveux blancs réconciliait sa tendresse et son courage. […] La douceur avec laquelle il frôlait la tête de Julie, il y reconnaissait maintenant toute sa force56 ». Le récit est alors l’accomplissement de la citation des Évangiles contenue à la fin du roman : « Quand le fort armé possède son bien, ce qu’il possède est en paix57. »
24Cette force, qui se transforme parfois en violence, ouvre aussi Le Sel sur la plaie. Mais dans ce roman, elle marque la rupture entre les deux amis :
- 58 Prévost J., Le Sel sur la plaie, Cadeilhan, Zulma, 1993 [1934], p. 20.
Il [Dousset] prit Crouzon par le collet, le tira ; au lieu de résister, Crouzon se lança en avant, la tête dans la figure de Dousset. Le gros géant mou s’écroula. Son maigre adversaire le regarda, se rassit en haussant les épaules, et se sentit les yeux pleins de larmes. Cette grande brute sur le tapis, c’était un camarade de dix ans58…
25Dans les premières pages de La Chasse du matin, la force est plus cosmique, comme s’il s’agissait cette fois de souligner l’impuissance de la jeunesse face à un ordre inéluctable, à un mouvement de la mer impitoyable. Il serait aisé de suivre les linéaments de cette représentation de la force et de la violence, de son usage et de sa fonction dans ces œuvres, lorsqu’elle arrive à produire et engendrer quelque chose.
26L’essai explique donc la mécanique imaginaire à l’œuvre dans l’écriture, presque comme en miroir de la création romanesque. Le livre peut vivre lorsqu’une image, une scène, l’ensemble de l’organisation du livre, sa poétique, donne sa forme parfaite à une force perceptible, elle-même disséminée dans d’autres œuvres, peut-être encore imparfaites, parce que l’auteur n’a pas trouvé le point d’inspiration, ou d’improvisation, qui est le moment où la puissance intérieure ne reste pas pure violence et se coule dans l’écriture, où le rythme et l’image lui donnent un corps vivant.
Notes
1 Prévost J., Plaisirs des sports. Essais sur le corps humain, Paris, La Table Ronde, coll. « La petite vermillon », 2003 [1925].
2 Prévost J., Essai sur l’introspection, Paris, Au Sans Pareil, 1927.
3 Prévost J., La Création chez Stendhal. Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996 [1942].
4 Prévost J., Baudelaire. Essai sur l’inspiration et la création poétiques, Cadeilhan, Zulma, 1997 [1953].
5 Mireille Brangé, dans un article consacré à La Vie de Montaigne, a montré l’importance de la pratique de cette forme et l’utilité de la référence à Montaigne dans les années 1920-1930 : Brangé M., « Le Montaigne de Jean Prévost ou de l’« utilité » des Essais », in Montaigne Studies, volume XXVI, mars 2014, no 1-2, p. 23-36. Sur la pratique de l’essai par Jean Prévost, je renvoie à Beaujour M., Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, coll. « Poétiques », 1980, et Macé M., Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, coll. « L’Extrême Contemporain », 2006.
6 Prévost J., Les Caractères, Paris, Albin Michel, 1948, p. 41.
7 Prévost J., Plaisirs des sports, op. cit., p. 9.
8 Ibid., p. 10.
9 Ibid., p. 10-11.
10 Ibid., p. 20.
11 Ibid., p. 10.
12 Ibid., p. 11. Dans Les Caractères, Prévost revient sur ces expériences pour affirmer cette importance du corps pour la pensée et l’écriture. Cette attention portée aux « sensations intérieures » pouvait « aider à déceler certaines illusions ou confusions philosophiques » (op. cit., p. 25).
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Prévost J., Baudelaire, op. cit., p. I.
18 Prévost J., « De Mauriac à son œuvre », La Nouvelle Revue française, 1er mars 1930, p. 349.
19 Loc. cit.
20 Loc. cit.
21 Ibid., p. 350.
22 Ibid., p. 352-353.
23 Loc. cit.
24 Ibid., p. 354.
25 Ibid., p. 357.
26 Ibid., p. 362.
27 Ibid., p. 366-367.
28 Prévost J., La Création chez Stendhal, op. cit., p. 523.
29 Prévost J., « La Conscience créatrice chez Jules Romains », La Nouvelle Revue française, avril 1929, p. 474.
30 Loc. cit.
31 Ibid., p. 479.
32 Prévost J., La Création chez Stendhal, op. cit., p. 27.
33 . Loc. cit.
34 Ibid., p. 28-29. Cette démarche s’apparente à une volonté de renouvellement de l’approche critique : ni une critique biographique qui est « surtout sensible aux ressemblances entre la vie et l’œuvre d’un auteur », ni une critique des sources qui « examine les analogies entre les lectures d’un auteur et ses écrits » (La Création chez Stendhal, op. cit., p. 29) mais une recherche de la technique littéraire, c’est-à-dire de la recherche des « différences » entre ces matériaux et l’œuvre. Prévost insiste donc ici sur la modification de soi dont l’œuvre, comme chez Montaigne, est à la fois le moyen et le résultat ; comme dans l’exercice physique une « nouvelle vie organique s’élèv [e] par la vigueur de l’exercice, jusqu’au niveau de [ses] pensées » (Plaisirs des sports, op. cit., p. 23). Quel que soit le genre, l’œuvre participe d’un travail de construction de soi.
35 Prévost J., La Création chez Stendhal, op. cit., p. 304.
36 Ibid., p. 311.
37 Ibid., p. 521. Je renvoie à l’article de François Ouellet dans le présent volume, où il montre parfaitement l’existence de « scènes » et « schèmes » qui se combinent de façon différente pour donner une forme à ses œuvres.
38 Ibid., p. 183.
39 Ibid., p. 204.
40 Ibid., p. 224.
41 Prévost J., Baudelaire, op. cit., p. 295.
42 Ibid., p. 302.
43 Loc. cit.
44 Ibid., p. 314.
45 On comprend ici que Prévost s’oppose à une philosophie et une conception de l’écriture bergsonienne, dont il fait un portrait ironique, révélateur de ces rapports entre le corps et l’œuvre : « Par manque de corps, il est dupe du corps. Il ne distingue pas en lui les impressions du souffle, du sang, de la vie digestive, et il les prend pour la durée pure, pour un signe de l’âme. Ses problèmes ne heurtent personne, sa pensée ne fait rien saigner, et il glisse sans peine dans les cadres sociaux, jusqu’aux sommets académiques. » (Prévost J., Les Caractères, op. cit., p. 93.)
46 Serça I., « Roman/Essai : le cas Proust », Glaudes P., L’Essai : métamorphoses d’un genre (textes réunis et présentés par), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Théorie de la littérature », 2002, p. 83-106.
47 On notera que dans l’analyse de François Ouellet, ce récit s’achève fort logiquement sur une revanche puisque Pierre rachète la misère de son père en réussissant à domestiquer sa force et sa violence.
48 Prévost J., Les Frères Bouquinquant, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1999 [1930], p. 66. Ne doit-on pas aller jusqu’à voir, comme il le fait lui-même, une transfiguration de certains éléments personnels ? Je pense par exemple aux remarques de Pierre sur son nom propre lorsqu’il lit un compte rendu du crime : « “Léon Bouquinquant, trente-deux ans”, le journal du soir notait “d’origine flamande”. Il fut choqué, très surpris ; pourquoi avait-on inventé ça ? Comme Bouquinquant était son nom à lui aussi, cette erreur parut un affront : ce journaliste avait-il écrit Flamand pour Normand, ou bien était-il trompé par la terminaison de leur nom ? » (p. 101). Il établirait ainsi un lien entre l’origine des deux frères et la sienne.
49 Prévost J., Plaisirs des sports, op. cit., p. 83.
50 Prévost J., Les Frères Bouquinquant, op. cit., p. 31.
51 Loc. cit.
52 Ibid., p. 51.
53 Ibid., p. 52.
54 Ibid., p. 30.
55 Ibid., p. 106.
56 Ibid., p. 211.
57 Ibid., p. 212.
58 Prévost J., Le Sel sur la plaie, Cadeilhan, Zulma, 1993 [1934], p. 20.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.