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Les intermittences du sujet

 | 
Sylvie Jouanny
, 
Élisabeth Le Corre

Conclusion

Fissures, hiatus, points de friction

Claude Burgelin

Texte intégral

1Conclure ? Nouer dans un même filet rhétorique ces propos plus ou moins éparpillés sur un sujet qui faisait la part belle à l’esprit de divergence ? La tâche me paraît hors de portée et partirait sans doute vers de fausses directions. Je me bornerai donc à quelques notations de la marge nées de la lecture de cet ensemble si varié dans ses approches et ses parcours.

2« L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène […] On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne. » Georges Perec nous fait parcourir ainsi, de « laps » en « laps », les lieux et non lieux de nos existences (Espèces d’espaces). Avec les temps de notre vie, il n’en va guère autrement. Ou avec cette boutique obscure qu’on nomme psychè, conscience, âme, esprit, cœur – ou qu’on se garde bien de désigner.

3Que l’individu soit divisé, le christianisme, saint Paul notamment, l’avait inlassablement formulé. Mais désormais, il se sent de plus en plus intermittent, discontinu, tout en alternances ou en contradictions dans ses rythmes comme dans ses fidélités. Les mille et une configurations de l’écriture de soi cherchent à faire tenir ensemble, comprendre, déployer, justifier si faire se peut, ces incohérences et ces moments dissemblables. Rousseau, l’un des premiers, s’est imposé ce défi : laisser venir en une même continuité narrative ces instants contraires, ces échappées qu’on dit « hors de soi », révélatrices de pulsions et d’impulsions à soi-même opaques.

4Ces intermittences ne pouvaient être dites que dans une langue comme neuve, fluide, expression directe de l’intime. « Comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? » se demande Stendhal entamant la rédaction de la Vie de Henry Brulard. La question reste toujours aussi incisive. Tracer le sismogramme de ses élans contraires, de ses humeurs, de ses variations d’intensité, de ses syncopes et ruptures suppose des formes d’écriture à même de traduire cette anarchie toujours singulière. Rousseau a eu aussi l’intuition que ces fluctuations appelaient des formes d’écriture de soi différentes dans leurs visées et dans leur musique propre, faisant succéder aux Confessions les Dialogues, puis les Rêveries. Inaugurant ainsi ces parcours en intermittences génériques et en disparates qui vont caractériser ces trajectoires si malaisées à nommer tant elles peuvent osciller entre autobiographie, autoportrait, autoanalyse, autofiction et autres autographies : Gide, Leiris, Sartre, Beauvoir, Duras, bien d’autres hier, davantage encore aujourd’hui.

5Donner à l’intermittence une place fondatrice dans l’écriture autobiographique, c’est sinon ruiner, du moins lézarder tout projet de construction achevée (d’un texte comme de soi). Le projet de se dire et de se conter (et se conter ou se dire, c’est souvent partir dans des voies divergentes) trouve tôt ou tard ses limites et ses contradictions. D’où la nécessité de le relancer, d’essayer des biais nouveaux, d’ouvrir d’autres portes ou fenêtres, pour affronter d’autres difficultés, changer la pose, tenter d’autres moyens poétiques ou narratifs.

6D’où quelques-uns des traits les plus stimulants de l’écriture du « je » quand elle affronte le paysage nécessairement troublé, mal aisé à dessiner, de ses propres intermittences. L’esprit qui toujours nie trouve là matière à se déployer. Souvent avec ironie ou humour. L’aiguillon critique ou autocritique vient défaire les illusions, détruire les mythologies autour desquelles on s’est construit. Sartre se déchaînant dans Les Mots contre les impostures qui l’auraient fabriqué, Sarraute décortiquant les quelques phrases ou gestes qui ont déchiré les mensonges des adultes en ses premières années (Enfance), Perec s’interrogeant sur la vérité problématique de sa mémoire d’enfance (W ou le souvenir d’enfance), autant de façons de cisailler, de manière narquoise ou plus blessée, le tissu des fables et des faux-semblants dont on a été enveloppé. Les va-et-vient entre consentement à ces légendes et approches par à-coups d’une lucidité elle-même intermittente constituent la trame mobile, toujours quelque peu trouée, de ces quêtes et enquêtes de mémoire.

7Les autobiographies ou les écritures intimes d’hier visaient une connaissance de soi plus exigeante au travers de leurs manières d’aller intus et in cute. Peut-être aujourd’hui l’écriture de soi cherche-t-elle autant à construire des continuités, à tisser des fils entrelacés qu’à les défaire, à quitter les anciens parapets. Elle viserait moins à s’apprendre qu’à se déprendre (« rompre avec soi », pour reprendre la formule de Guillaume Artous-Bouvet). Pour lancer des lueurs obliques sur ses propres intermittences ou défaites, Pierre Michon conte ces existences de gens de peu dont il a gardé une forme ou une autre de mémoire (Vies minuscules). En multipliant l’autoportrait à travers ces figures lointaines de doubles, c’est en quelque sorte lui-même qu’il désassemble ou rassemble autrement. Une des belles réussites littéraires récentes a été la collection « L’Un et l’autre » qu’a dirigée J.-B. Pontalis. En risquant des allers-et-retours entre des moments de la vie d’un autre et la sienne, Narcisse sort de son miroir pour se laisser altérer par une figure d’altérité.

  • 1 Faire de l’intermittence le propulseur de la narration, c’est encourir le reproche d’hermétisme. Le (...)

8Au-dedans de soi, en dehors de soi… Les formes les plus accomplies d’écriture du « je » viennent mettre à mal ces fausses frontières. Quand « je » fait de la page le lieu où recueillir la diversité hétéroclite des instants et des rencontres, ce sont les intermittences mêmes de la vie qui créent les lignes de continuité ou de discontinuité du propos : comment les êtres, les moments, les lieux se bousculent, s’agrègent, se recomposent dans notre saisie de l’instant ou dans notre mémoire ? On peut songer à l’œuvre de Claude Simon. Ou à celle d’Hubert Lucot, au fil notamment de la (presque) vingtaine d’ouvrages publiés chez P.O.L. Cette écriture de soi est une exploration inattendue et acharnée de l’intermittence. Une sensation soudaine fait naître une réminiscence qui en appelle une autre que vient détruire une autre sensation, une autre épiphanie ou un autre zigzag de la mémoire. Le lecteur mal habitué à ce jeu imprévisible de ruptures peut trouver déconcertante cette partition où le staccato et l’incidence semblent avoir le premier et le dernier mot. Une sensation, un geste, un mot attrapé au vol, une image mentale qui s’obstine, une rencontre viennent aimanter la boussole de la mémoire quitte à la faire tout aussitôt dériver vers un autre pôle1. Lucot semble se livrer à une expérimentation continuelle de ce que provoque la rencontre chimique des temps et des lieux dans la cornue de la sensation telle qu’elle est reliée à l’alambic de la mémoire : précipités, cristaux, vapeurs… Le moi dont les autobiographes d’hier cherchaient la consistance ou la résistance n’est plus que le théâtre de ces opérations. Il n’est pas le château à investir, mais un monde ouvert en perpétuelle métamorphose.

9Faire de l’intermittence l’organisatrice de l’ordre ou du désordre narratif, c’est rendre chargées de sens comme de défaite du sens les plages qu’elle fait apparaître. Le silence (la pause, la coupe, le retrait, l’interruption…) devient un acteur rarement muet de la narration de soi. On s’approche peut-être par là des territoires de la poésie – d’une poésie qui a pu donner au blanc, aux fêlures du sens, aux courts-circuits de l’imaginaire tant d’intensité. Bien des écrits de l’intime accueillent ainsi des débris, des traces ou des réminiscences de la poésie. D’une poésie qui peinerait à apparaître autrement que sporadique, intermittente. On en trouverait ainsi bien des rappels (citations explicites ou implicites) chez Patrick Modiano, laissant surgir çà et là ces voix venues d’ailleurs tapies dans son propos narratif (qui lui-même n’avance si souvent que par échappées et discontinuités).

10On fera peut-être grief à l’ensemble des analyses proposées dans ce livre d’accueillir et de réunir de façon trop lâche, trop indéfinie, des intermittences vitales de toute sorte. Cerner ses intermittences intimes, ses dissociations (façon Rousseau : « on dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu ») ou ses refoulements et résurgences de mémoire (à la manière de Proust) n’aurait pas grand-chose à voir avec ces cassures qu’a imposées l’Histoire, avec tant de brutalité au long du siècle passé. Une bonne part des textes de ce Colloque évoquent des histoires récentes ou actuelles où c’est d’abord l’Histoire qui a créé des temporalités disparates, des éclatements des lieux et des expériences.

11Mais il est justement passionnant de voir comment s’emboîtent ou se déboîtent temps historique et temps intime. Comment les séismes venus de l’extérieur viennent reconfigurer ou défigurer un espace psychique ou mémoriel déjà lui-même en proie à son propre désordre. La force de l’œuvre de Serge Doubrovsky (on songe en premier lieu à Fils) est d’avoir noué l’histoire d’une névrose (l’ex-enfant trop proche de sa mère passant par bien des détours pour advenir à l’âge d’homme) et ce qu’ont détruit ou brisé les années où l’adolescent subit les temps de traque, de planque, d’angoisse. La diversité (éblouissante…) des moyens narratifs mis en œuvre dans la variété des syncopes, des propos en spirale, des discontinuités, des associations verbales qui se perdent et se retrouvent, servent à rendre dans leur urgence et leur confusion les effets de tant de fissures ou de discontinuités.

12Les violences exterminatrices de l’Histoire ont été radicales dans leurs destructions. Pour tant et tant, l’intermittence impossible à colmater est celle de la transmission. « L’œuvre d’Alain Fleischer », écrit Maxime Decout, « repose sur l’inlassable mise en scène d’un sujet exproprié d’un passé qu’il n’a pas connu. » L’affirmation vaudrait pour bien d’autres auteurs étudiés ici, de Sebald à Perec, jusqu’à de plus jeunes comme Arno Bertina ou Camille de Toledo. Tout en laissant à la mémoire consciente ou inconsciente son paysage de ruines ou de tabula rasa, trouver des substituts aux filiations perdues, aux langues égarées, aux paroles jamais entendues : la fiction, le mythe, la métaphore servent là à énoncer des vérités subjectives impossibles à faire advenir autrement. Restent des questions lancinantes autour de ce que produit de vrai et de faux la fiction, autour des déguisements de la mémoire – comme celles que pose l’œuvre de Semprún, abordée dans ce Colloque, avec ses oscillations troublantes entre témoignage et invention narrative. Les configurations de la vérité, dès qu’elles touchent à un individu, sont vouées à garder une part d’énigme et de lumière intermittente.

13Ces cheminements erratiques entre cassures de l’Histoire et élaborations imaginaires font naître des identités polymorphes avec leur cartographie singulière d’intermittences et de dissociations. Pour compenser un arrimage mémoriel défaillant, la quête des traces, objets ou fragments d’écrits, peut devenir un enjeu essentiel. Une des interventions (Marianne Berissi) étudie ces collections de l’intime. L’appropriation erratique ou méthodique de ces reliquats transcende la simple fantaisie de la collection. Là encore, une identité se cherche, se bricole par le choix de ces objets ou les combinatoires inventées. Mais des additions de traces singulières, de pièces de puzzle sans attaches, ne font que désigner le lien absent qui manque. Laissant ouverte, ironique ou angoissée, la question des valeurs testimoniales, sentimentales, esthétiques, testamentaires qui s’entremêlent là. Des démarches comme celle de Sophie Calle, Christian Boltanski ou Valérie Mréjen s’inscrivent, de façon toute libertaire, dans ce sillage ou dans ces marges.

14Parmi les références qui étoilent la suite des réflexions, il convient de faire un sort particulier à l’entreprise de Michel Foucault, souvent invoquée et précisément étudiée ici par Daniele Lorenzini. Renversant la problématique usuelle de la subjectivité, Foucault, en quelque sorte, la remet droite. Il entend refuser le piège qu’elle représente pour mieux rechercher et affirmer la valeur de l’expérience. Écrire revient alors à une tentative de se « désubjectiver », de s’arracher à soi-même (« nous ne sommes pas figés dans notre subjectivité »). Ainsi comprendre ce qu’a été au fil des temps la mouvante et intermittente cartographie des exclusions (folie, maladie, criminalité, etc.) contraint à s’interroger sur ses propres frontières et démarcations. Et, par-delà, à chercher à les faire bouger, à transformer les schèmes de nos représentations. Il s’agit ainsi d’élaborer une vérité (du moment, des circonstances) où notre réalité et notre savoir de l’histoire passée interfèrent et se modifient l’un l’autre.

  • 2 Jablonka I., L’Histoire est une littérature contemporaine, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du(...)

15Une identité se construit ainsi par la démarche même au travers de laquelle on la recherche. Ainsi se dessinent de nouvelles approches des sciences sociales. Cette leçon me semble avoir été entendue par certains historiens contemporains. Ivan Jablonka, écrivant L’Histoire est une littérature contemporaine2, souligne que l’historien fait œuvre « en conjuguant une production de connaissances, une poétique du savoir et une esthétique », en essayant des formes hybrides (« texte-recherche ou creative history ») pour être à même « de dire vrai sur le monde » (p. 23), en creusant la différence qu’il peut y avoir entre dire vrai et dire le vrai. Il s’agit moins d’affirmer une subjectivité (vite tyrannique dans ses prétentions) que de fonder à partir de soi et de son expérience historique, des intermittences et fractures qu’elle a fait subir, une recherche qui bâtisse une relation au vrai neuve. Elle suppose exigence personnelle, réflexion sur ce qui meut la passion chercheuse de l’historien, conscience de soi comme médiation entre des temps et des savoirs. Et cette mise en travail des mots qu’on appelle « littérature ».

16Comment d’autres formes que l’écriture viennent-elles renouveler les modes d’expression ou d’invention de soi ? L’essentiel de la dernière partie de cet ensemble tourne autour d’une confrontation avec le théâtre, le cinéma, les arts plastiques. La diversité des procédés de greffe, de collage, de diffraction, de déplacement qu’offrent le montage, les installations, le multimédia permet d’étonnantes métamorphoses de la représentation de soi. En particulier dans les effets de décentrement, de démultiplication, de pulvérisation. Jeux avec le virtuel et la falsification, intermittence devenue pratique esthétique et art de vivre : les tendances qui configurèrent l’art baroque semblent retrouver là une nouvelle jeunesse. Ces bricolages interactifs, ces arts multiples de la déformation et de la combinatoire, peuvent se révéler inventifs, prestes, sarcastiques.

17Jadis ou naguère la conscience de ses intermittences et de ses dissociations induisait perplexité, trouble, honte parfois. Par le biais de l’écriture, elle menait à une quête intérieure sans cesse relancée. Ce travail de centration, la psychanalyse l’a relayé tout au long du siècle passé. Aujourd’hui, de telles interrogations se laissent souvent solliciter par d’autres scènes où l’art du spectacle tient une place majeure. L’intermittence change de rôle et de portée. Hier énigmatique, parfois douloureuse, matériau à introspection, la voici devenue la reine du spectacle. L’identité explose, s’émiette et se réassemble fugacement comme dans un kaléidoscope. L’image du puzzle dont on ne peut réunir que des morceaux épars hante l’imaginaire de ce temps. Les jeux avec l’anamorphose ou les transpositions, la multiplication des images déformées ou fuyantes, des effets citationnels, tous les usages ludiques du maquillage et du masquage donnent le premier rôle aux arts de l’effet, de la gestuelle, de la jonglerie avec les images. Aujourd’hui, la multiplicité des objets, l’environnement technologique, le flux des images semblent envahir et saturer la scène intérieure. Le régime généralisé de l’intermittence tendrait à devenir mode de vie et de lecture du monde.

18S’imposent ainsi l’inconstance, peut-être l’inconsistance, les scénarios de l’éphémère. L’angoisse à peine voilée. La fugue et la fuite devenues beaux-arts. La quête de soi semble obéir à on ne sait quel ordre de dispersion. L’époque aime les tatouages : chercher l’ancrage par l’encrage sur la peau ? À l’intérieur et sous la peau, l’exigence de Rousseau, peut-elle s’adapter au multimédia et à l’empire des images ? Les nuages, les merveilleux nuages, n’offrant que la dissolution constante de leurs formes, deviendraient la métaphore la plus évidente de ce triomphe de l’intermittence.

19Rousseau ou Proust (et Freud ?) demeurent des écrivains d’avenir. Il reste toujours à tenter de s’approcher de son volcan ou de sa source. Ou faille, déchirure, part nocturne… : peu importent les images pourvu qu’elles aiguillonnent une quête autour de la vérité intime d’une histoire unique. Et où les intermittences – du cœur, du désir, des convictions, des conduites – servent de révélateurs. Instants où le miroir commence vraiment à réfléchir, où les images protectrices se déchirent. Pour faire se joindre les temps alors même qu’ils discordent, les espaces alors même qu’ils se disjoignent, la conscience de soi alors même qu’elle se défait, ce sont quand même bien les mots (et leur durable, leur scrupuleuse précision), la langue ou les langues toutes défaillantes qu’elles puissent être (elles ont toutes leurs régimes d’intermittence) qui permettent de mener ce trajet intranquille.

Notes

1 Faire de l’intermittence le propulseur de la narration, c’est encourir le reproche d’hermétisme. Le lecteur se perdrait dans cette pulvérisation des lieux et des temps. C’est ce dont on a pu faire grief à la remarquable et, à sa façon, très avant-gardiste écrivaine suisse Catherine Colomb (1892-1965) étonnamment méconnue en France qui, dans sa façon de bousculer et d’interpoler les temps, a su être si novatrice.

2 Jablonka I., L’Histoire est une littérature contemporaine, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2014.

Auteur

Professeur émérite de littérature (université Lyon 2), il est spécialiste de l’œuvre de Georges Perec et plus généralement des écritures autobiographiques contemporaines. Dernier ouvrage publié : Les Mal Nommés, Duras, Leiris, Calet, Bove, Perec, Gary et quelques autres, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2012.

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