La culture de l'engagement au cinéma
| ,Deuxième partie. L'engagement dans l'Histoire
Occulter pour mieux révéler l’invisible : Carne de Perro (Fernando Guzzoni, 2012) et le passé dictatorial chilien
Texte intégral
- 1 Pour les documentaires portant sur les victimes, on peut retenir en tout premier lieu l’œuvre de P (...)
1Filmer pour ne pas oublier ce qui a eu lieu au Chili, entre 1973 et 1989, et l’inscrire dans le présent, c’est aller contre le pacte d’oubli négocié avec la dictature à l’heure du retour de la démocratie. C’est la voie dans laquelle se sont engagés beaucoup de cinéastes chiliens, donnant lieu à une œuvre documentaire abondante qui se centre presque exclusivement, dans un premier temps, sur les victimes du coup d’État et la répression qui s’en est suivie, puis à présent également sur le camp adverse1. La fiction qui porte sur la dictature – moins nombreuse, dont l’essor pour la plupart est récent – se centre plus particulièrement ces dernières années sur des figures sinistres, des figures du mal.
- 2 Guzzoni F., Carne de Perro, Ceneca Producciones, Parafina Film, 2012, non distribué en France à ce (...)
- 3 Notamment le modèle socio-économique néo-libéral et juridique forgé sous la dictature. En outre, t (...)
2Travailler sur la représentation de l’Histoire tragique chilienne au cinéma amène à se demander comment représenter ce qui par définition n’est plus, et de surcroît relève de la barbarie, défi pour la pensée autant que pour la représentation. Un défi que se propose de relever Carne de Perro de Fernando Guzzoni (2012)2, premier long-métrage de fiction du cinéaste qui porte sur un ancien tortionnaire de la dictature pinochétiste devenu chauffeur de taxi en démocratie. Carne de Perro, en s’inscrivant dans la période contemporaine, va s’attacher à évoquer la barbarie de la période antérieure tout en montrant comment le Chili post-dictatorial n’a pas rompu, sur bien des aspects, avec son passé3.
Carne de Perro dans le paysage filmique chilien
- 4 C’est le cas des polémiques soulevées par la représentation de la shoa.
3Pour mieux saisir la spécificité du film de Guzzoni et son apport à la représentation de la dictature et de la post-dictature au Chili, il convient de le resituer dans la filmographie chilienne où prévalent deux approches concernant la représentation de la barbarie pinochétiste – deux types d’approche que l’on retrouve du reste sur d’autres continents lorsqu’il s’agit de traiter d’époques dramatiques de l’Histoire4.
- 5 On pense notamment au film de Miguel Littín, Dawson, Isla 10, 2009.
- 6 Larraín L., Tony Manero, Network, 2008, Fábula; Santiago 1973, post mortem, Memento film, Fábula, (...)
4La première approche s’attache à livrer une reconstitution historique. L’Histoire est au centre du film, les personnages principaux ont bien souvent existé, le parti pris esthétique tend vers le réalisme5. Une deuxième approche propose un langage filmique innovant et éloquent, qui ne passe pas par une reconstitution vériste de l’Histoire. Cette seconde approche qui n’est pas dans la monstration s’incarne tout particulièrement dans les deux avant-derniers films de Pablo Larraín6 : Tony Manero (2008) et Santiago 1973 post mortem (2010). À ces deux films il faut ajouter celui de Fernando Guzonni, Carne de perro (2012), avec lesquels il forme, à mon sens, une trilogie.
- 7 Le protagoniste de Tony Manero qui veut devenir le double du personnage incarné par John Travolta (...)
5Bien que les deux films de Larraín se déroulent pendant la dictature (le deuxième commence quelques jours avant le coup d’État), l’Histoire n’est pas donnée comme thème central explicite ; elle est appréhendée à travers l’histoire de personnages qui semblent ne pas s’en soucier, ne pas même la voir, mus qu’ils sont par des obsessions personnelles qui les transformeront en assassins7, et ce dans un cadre national où le crime est devenu la norme. Dans Tony Manero, le référent historique se donne dans des signes discrets, dans des arrière-plans bien souvent flous, ou encore en hors-champ ; l’éclairage d’ensemble donne une large part aux zones d’ombre où évoluent les personnages ; le protagoniste, très présent au premier plan, est filmé bien souvent de dos. Dans Santiago 1973, post mortem, l’utilisation du hors-champ est plus systématique encore ; ce que l’on voit, c’est le résultat d’une violence militaire qui s’est déchaînée hors cadre et dont seules les traces apparaissent à l’écran. Cette utilisation du hors-champ est associée à un autre procédé, celui de la réduction du champ, c’est-à-dire de ce qui est vu à l’écran, par un sur encadrement constant. Un champ qui en vient même à disparaître dans le long plan séquence final, saturé qu’il est par les objets accumulés devant une porte, par un homme jaloux en train d’emmurer vivante une femme. Réduction ou occultation du champ, hors-champ fonctionnent alors de pair pour donner à « voir » les temps de dictature.
6Pablo Larraín filme ainsi, par ces personnages qui la traversent sans lui prêter attention, le déni de l’histoire, et par ce cadre réduit de l’écran, il nous « montre », à la limite de la représentation, ce qui échappe à la vision, à savoir la disparition, celle des détenus disparus, et, ce faisant, l’occultation du crime ainsi perpétré, en d’autres termes l’effacement de l’histoire. Nous allons voir comment Fernando Guzonni, tout en élaborant un langage filmique qui lui est propre, va reprendre certains des procédés filmiques évoqués précédemment en les radicalisant plus encore, afin de rendre compte de la survivance d’éléments dictatoriaux en période post pinochétiste et leur donner une forme particulière de visibilité.
Un film qui tourne le dos au spectateur
- 8 Le thème de l’eau, très présent tout au long du film, qui renvoie au baptème évangélique de l’adul (...)
- 9 Gravure de Francisco de Goya : « El sueño de la razón produce monstruos », Los Caprichos, no 43, 1 (...)
7Ce qui frappe d’emblée chez Fernando Guzzoni, c’est que Carne de Perro semble ne rien montrer, aussi bien de par sa trame très succincte (on suit pendant une semaine un chauffeur de taxi, alors que son véhicule est en réparation, dans la banalité de sa vie quotidienne), que par les procédés filmiques utilisés par le réalisateur. Dans ce film, on ne saura rien, on ne verra rien, ou peu de chose : tel semble être le pacte de représentation délivré dès le plan inaugural du film qui fait apparaître un écran noir durant près d’une minute. On entend, à l’apparition du nom de l’acteur, la respiration de quelqu’un en proie à une crise d ´ angoisse, puis l’eau qui coule, un bruit de porte et de pas, l’aboiement d’un chien. Sont donnés, d’entrée de jeu, les thèmes et enjeux principaux du film : crises d’angoisse comme retour du refoulé, présence de l’eau qui évoque le baptême synonyme de vie nouvelle8, cris du chien (à la fois aboiements provenant des enfers et plaintes des victimes), le domaine de la nuit, règne de l’invisible, mais aussi domaine des morts, lieu où se manifestent les cauchemars. Ainsi, « si le sommeil de la raison produit des monstres », nous dit Goya9, le sommeil de ces derniers ne semble pas, pour autant, paisible. Le songe des monstres réveille-t-il ses victimes ? On ne le saura pas. La bande-son qui accompagne l’écran noir instaure un espace de représentation qui relève tout autant de l’invisible que de l’indicible ; un espace sensoriel constitué de signes qui laissent une large part à la suggestion et à l’interprétation.
- 10 Fernando Guzzoni le présente dans ses interviews comme un ancien agent de la police politique (CNI (...)
8Dans le film de Fernando Guzzoni, il n’est pratiquement pas de plan où le personnage d’Alejandro – ancien tortionnaire10 – n’apparaît pas, et peu de plans de lui qui ne soient un plan très rapproché, un gros plan ou un très gros plan ; et pourtant, le spectateur le verra à peine, ne saura que peu de chose de lui. En effet, ce que l’on voit du protagoniste tout au long du film c’est principalement son dos ; un dos omniprésent à l’écran (fig. 1). Avec parfois des variations lorsque le personnage apparaît de trois-quarts dos par exemple. De même, lorsqu’il est de profil, on ne sait jamais ce qu’il regarde, tant son regard est blanc et vide, comme tourné vers lui-même. Le personnage semble abîmé dans un monde intérieur insondable. Lorsqu’il apparaît de face, bien souvent il est à contre-jour, et si le visage est éclairé, le regard, lui, de par un éclairage subtil, reste la plupart du temps dans l’ombre, ou encore suit le trajet de la tête généralement baissée (fig. 2). Ce regard qui se dérobe, tourne le dos au nôtre. À plusieurs reprises la caméra filme le protagoniste en train de dormir, de face, certes, mais – sommeil oblige – les yeux clos. Ces plans sont pour la plupart extrêmement longs, ce qui renforce la sensation de vacuité de la vie du personnage, et va de pair avec la dimension volontairement minimaliste du scénario.
9Ce regard invisible ou insaisissable, fait d’ombres, contraste parfois, dans des circonstances particulières et rares, avec un regard concentré. Regard concentré sur la construction de deux étendards, puis hypnotisé quand il balance le drapeau national devant lui, ou quand il le contemple dans la nuit, installé par ses soins sur le toit de sa demeure (un regard que l’on imagine dans ce dernier cas car le personnage est une fois de plus filmé de dos) ; ou encore regard fasciné devant une émission de télévision portant sur les nazis chiliens. Regard concentré également dans des situations de guet lorsque, par trois fois dans le film, il épie son ex-femme près de son lieu de travail, ou encore sa fille à la sortie du lycée. Dans cette dernière occurrence, on le voit tout d’abord de dos, son épaule en amorce, puis, lorsqu’il s’aperçoit que sa fille fume, il est filmé en pleine lumière et de face – moment rare dans le film – et montre alors un visage où se lit l’indignation. Regard habité, enfin, lorsqu’il découvre que son chien a jeté bas le linge qu’il avait mis à sécher et qu’il préparera ensuite ce qui sera son châtiment. Ces deux derniers exemples représentent, à n’en pas douter, une violation du système de règles de conduite du protagoniste.
10L’éclairage contribue à ce que le spectateur ne puisse voir avec aisance. Alejandro, bien souvent traverse des espaces plongés dans la pénombre. L’image peut aussi devenir totalement floue, comme c’est le cas, lorsqu’après un coup de fil dont on ignore le contenu, le personnage d’Alejandro se met à cogner violemment les murs de sa maison, puis apparaît dans l’encadrement d’une porte en ombre chinoise floue et de dos. L’éclairage, la mise au point contribuent ainsi, tout comme le choix de filmer le personnage de dos, en donnant très peu d’éléments d’élucidation au spectateur, à masquer, à occulter une intériorité que l’on veut impénétrable.
11Ainsi, bien plus que montrer, le film semble occulter comme en témoignent également les exemples suivants. Le premier plan, on l’a vu, qui nous plongeait dans l’obscurité, nous mettait face à un écran noir. Plus tard, le protagoniste disparaîtra derrière le drapeau national qu’il est en train de déplier ; drapeau qui viendra occuper, un instant, au premier plan, la plus grande partie du cadre. Par la suite, lorsque le personnage se plonge tout habillé dans la mer, la caméra le suit. Elle filme, à moitié dans l’eau et hors de l’eau, jusqu’à ce que l’eau envahisse l’intégralité de l’espace de l’écran un très bref moment. De même, l’eau de la piscine où il se rend fréquemment cache, lorsqu’il s’y immerge, une partie du corps du personnage. Selon les variations de la lumière, le corps d’Alejandro alternativement apparaît et disparaît. Enfin, pour citer un dernier exemple, le film se clôt sur un plan dans l’obscurité, nous laissant face à une porte que le personnage a refermée derrière lui en sortant.
- 11 Vasse D., « Le dos et le sol. De quelques dos dans le cinéma de Daniel Huillet et Jean-Marie Strau (...)
- 12 Roger P., « Faire l’écran », ibid., p. 43-44.
12Le dos omniprésent du protagoniste peut être considéré comme un dos écran – de même que ses différentes variantes qui obstruent le regard –, chape d’oubli qui signifie l’occultation voulue par le pacte d’oubli et de silence organisé par les instances dirigeantes du pays, à la fin du régime militaire. Ce dos écran constitue aussi une image écran pour cacher ce qui est insoutenable pour notre pensée et notre regard : « Il n’est pas rare que les cinéastes aient recours à la dorsalité pour incarner la position insoutenable de ceux qui ne peuvent, physiquement ou inconsciemment, soutenir l’épreuve du visible mais qui parviennent à l’élucider par la force de l’esprit » écrit David Vasse11. Ainsi, ce point aveugle peut en venir également à servir la représentation de la barbarie. Un dos écran sur lequel vient buter notre regard, mais également écran sur lequel projeter notre imagination ; support où viennent se fixer les fantasmes et les spectres de l’Histoire : « Voir de dos c’est imaginer voir, […] dans faire écran il y a la promesse de faire l’écran », peut-on lire sous la plume de Philippe Roger12.
13Quant au corps omniprésent du protagoniste – corps filmique – c’est l’Histoire du Chili qu’il semble contenir ; un corps secoué par de fréquentes crises d’angoisse, en proie au retour d’une Histoire refoulée. Le personnage d’Alejandro porte dans ce regard et ce corps opaques qui à chaque fois se dérobent à notre vue, l’horreur à laquelle il a participé. Un in-figurable qui requiert la participation du spectateur. Aussi, se distinguant des films engagés traditionnels, Fernando Guzzoni produit une œuvre filmique qui requiert un spectateur actif, engagé dans le dessein de saisir l’invisible.
Un film qui engage le spectateur
14En dépit de la présence constante d’Alejandro à l’écran et de sa proximité – si l’on s’en tient à l’échelle des plans –, en dépit du fait que la caméra l’observe, le suit, ne le quitte jamais de l’œil, le spectateur le voit à peine et n’entre jamais, comme on a pu le voir, dans son monde intérieur. Ainsi, dans ce film qui semble tourner le dos au spectateur, ne rien vouloir lui montrer, ne rien vouloir lui dire, il incombe à ce dernier de repérer et savoir lire les indices qui vont lui être présentés. Pour le spectateur qui n’a pas lu auparavant le synopsis du film, il lui faudra patience et concentration : les éléments lui permettant d’élucider – en partie – la situation ne lui sont pas donnés d’entrée de jeu mais de façon tardive et disséminée. On peut se demander quelle est la fonction de ce dévoilement progressif. Souligner le caractère ordinaire de cet ancien tortionnaire qui erre en liberté, comme tant d’autres, dans les rues de Santiago, dans un pays qui n’a pas fait justice et que l’on pourrait croiser sans nous en rendre compte et à tout moment ? Engager plus avant le spectateur en éduquant son regard ? On peut faire l’hypothèse que tout ceci à la fois.
Signes insignes, signes discrets
15Il faut attendre près de cinq minutes pour apercevoir, et ce de façon extrêmement rapide, extraites d’une valise placée sous un lit recouvert d’un dessous de lit, les insignes que l’on coud sur les uniformes militaires, elles-mêmes protégées par un sac en plastique (fig. 3). Ce que le personnage cherche alors, ce sont deux drapeaux nationaux qu’il fixera ensuite avec le plus grand soin sur des montants en bois qui viendront couronner le toit de sa maison. Cette valise, boîte de Pandore, double du corps filmique d’Alejandro, contient la vie militaire de ce dernier et, partant, le passé obscur, dissimulé du Chili.
- 13 «Ex uniformados.»
- 14 «Nunca he hablado de los otros.»
16Puis, il faut attendre un peu plus d’un quart d’heure pour que soit dit de façon claire, dans le discours du Président de l’assemblée à laquelle le protagoniste participe en tant que membre, qu’il s’agit d’une réunion d’« anciens militaires13 », tous filmés de dos tandis qu’ils sont assis dans la salle. On comprendra également, alors, que le coup de fil laconique qu’Alejandro avait reçu au tout début du film lui annonçait le suicide d’un ancien compagnon d’arme. De plus, il convient de souligner que la bande sonore réduite à peu d’éléments dans l’ensemble du film s’accorde au caractère taciturne du personnage, peu disert, respectueux de la loi du silence appliquée par les militaires : « Je n’ai jamais parlé de quiconque14 » dira-t-il au président de l’assemblée que l’on peut imaginer être l’un de ses anciens supérieurs.
- 15 «Lo mejor en esos casos está en la familia y concentrarse en el trabajo.»
- 16 «Lo que necesitamos son abogados, no doctores. Algunos acá están con problemas penales.»
- 17 «Heil Hitler […] Gloria eterna a nuestros mártires nazistas chilenos.»
- 18 «El ex SS alemán vivió quince años en Santiago […] Participación en la dictadura […] Extradición.»
- 19 «La huella nazi.»
17Enfin, on peut reconnaître le discours idéologique d’extrême-droite dans la bouche de ce même président : « Dans ces cas-là, le mieux c’est la famille et se concentrer sur son travail15. » Ce dernier ajoute de surcroît : « On a besoin d’avocats, pas des docteurs. Certains ici sont poursuivis au pénal16 », faisant alors allusion aux rares poursuites judiciaires intentées à leur endroit. Et plus tard, dans un principe de résonance et de mise en abyme, dans le programme de télévision sur le centenaire de la naissance d’un nazi (qui captive – on s’en souvient – Alejandro), on peut voir la croix gammée apparaître à l’écran et entendre par la bande-son : « Heil Hitler […] Gloire éternelle à nos martyrs nazis17. » Dans un autre programme de télévision, il sera fait état d’un ancien nazi réfugié au Chili. L’écran de télévision apparaît dans la partie droite du plan, tandis que l’on voit dans sa partie gauche Alejandro, un peu en arrière-plan. On entend, de façon discontinue, émanant de la télévision – que cette fois Alejandro ne regarde pas –, des fragments de phrases tels que : « L’ancien SS allemand a vécu 15 ans à Santiago […] Participation à la dictature […] Extradition18. » En bandeau, au bas de l’image, on peut lire : « l’empreinte nazie19 ». Les mots, les sons – eux aussi – nous parviennent par bribes. Puis l’on voit Alejandro porter un radiateur, tandis qu’au même instant, on voit sur l’écran de la télévision le cercueil de l’ancien nazi en train d’être porté, lui aussi. Ces mouvements parallèles, dans le même plan, nous amènent à associer Alejandro et l’ancien nazi encore actif durant la dictature chilienne.
18Par ailleurs, des signes plus discrets peuvent être repérés, ou plutôt reconnus. En son hors-champ, on entend un couple qui se dispute dans un appartement voisin. Alejandro va alors tenter de mettre la radio – défectueuse – pour ne pas entendre le bruit de cette violence conjugale, ce qui n’est pas sans rappeler la pratique des tortionnaires qui mettaient fréquemment de la musique pour couvrir les cris de ceux qu’ils torturaient dans les centres de détention. Et lorsque l’on voit Alejandro brûler la photo de sa fille qu’il avait regardée peu de temps auparavant et la cassette où il s’adressait à elle, en imbibant l’ensemble d’essence, on peut reconnaître les autodafés que pratiquaient les militaires dans les rues de Santiago, les premiers jours du coup d’État. On peut se souvenir également, lorsqu’à plusieurs reprises il épie son ex-femme et sa fille, d’anciennes pratiques de guet des agents de la police politique.
19Autre exemple, lors d’un plan fugace, tandis qu’Alejandro s’essuie les mains, apparaît à l’arrière-plan un rideau de douche avec pour motif un arc-en-ciel qui ressemble étrangement au logo qui accompagnait la compagne pour le « non » qui permit lors d’un référendum, en 1988, que Pinochet quitte le pouvoir l’année suivante.
Les mains sales
20Pour ce qui est des indices sur lesquels la caméra s’attarde plus longuement, se trouvent les mains du protagoniste qui occupent une place importante. Après avoir appris le suicide d’un ancien camarade de l’armée au tout début du film, Alejandro, on l’a vu, cogne les murs de sa maison. Quelques minutes plus tard, il les passe sous l’eau. Une de ses mains apparaît alors, en très gros plan, déformée par une énorme bosse qui la surplombe ; une main hideuse, monstrueuse (fig. 4). Des mains de tortionnaire qui recherchent l’eau, comme celles de Lady Macbeth, afin de tenter d’effacer les traces de la violence. On retrouve cette main, pansée cette fois, quand Alejandro cherche le drapeau dans la valise qui est – on s’en souvient – sous son lit (cf. fig. supra), et pendant tout le temps qu’il passe à fabriquer l’étendard, la main recouverte d’un pansement – qu’on associe à la douleur – est présente à l’écran tandis qu’il lisse lentement le tissu du drapeau, puis, notamment, lorsqu’elle manie l’aiguille qui traverse la densité du bois pour réapparaître dans sa pointe, sa partie la plus acérée, quand il s’agit d’y fixer le tissu. Les mains du protagoniste filmées en très gros plans sont ainsi associées au drapeau – emblème de la nation –, à l’aiguille pointue qui transperce le portant et nous évoque une souffrance aigue (fig. 5). Autrement dit des mains de bourreau au service de la patrie sous Pinochet.
21Plus tard, lors de ce qui s’apparente à un autodafé, on retrouvera ces mains dans plusieurs plans. Elles apparaissent en haut du cadre, filmées en plongée – le reste du corps en grande partie hors-champ –, des doigts, ou encore des poings serrés, éclairés sur fond de nuit par la lueur – infernale – des flammes qui brûlent les photos de sa fille dans le bas du cadre transformé en bûcher (fig. 6). Par ailleurs, à chaque fois qu’Alejandro essaie de communiquer avec son ex-femme et sa fille – non pas directement mais à travers des enregistrements – on verra ses mains sur le magnétophone, ses mains en train d’écrire leur nom sur l’étiquette des cassettes qu’il a enregistrées, ses mains sur les enveloppes destinées à leur envoi, et qui, on l’a vu, finiront détruites par le feu déclenché par ces mêmes mains qui rendent, de par leur nature, tout rapprochement serein impossible.
Chaire de chien
- 20 «Soldados… defender la patria… vamos al frente… la gloria… victoria…»
22Le point d’acmé du film, et qui lui donne son titre, est atteint au milieu du film, à la quarante-quatrième minute, lorsque le personnage pour punir son chien d’avoir fait tomber le linge qui séchait, et ainsi avoir rompu l’ordre établi par lui, fait bouillir dans une séquence très longue une énorme casserole d’eau destinée a être renversée sur le chien. Ce qu’il fera, non sans avoir mis au préalable, à nouveau, une cassette de musique – militaire cette fois – et tapé violemment sur sa chaîne hifi pour la faire fonctionner. Le son se fait entendre très fort, amplifié. Un hymne militaire dont les paroles, qu’on entend à nouveau par bribes, (« Soldats… défendre la patrie… montons au front… la gloire… victoire20… ») ont pour fonction habituelle de galvaniser les troupes et les pousser au combat contre l’ennemi ; ici, il s’agit d’une expédition punitive contre… son chien. Notons que l’on ne verra rien. L’ébauche d’un geste uniquement. À l’écran, l’image oscille et devient floue, comme déstabilisée par la rapidité et la violence du geste, tandis que l’on entend le cri du chien ébouillanté en son hors-champ. Il convient de remarquer également que ce geste est commis dans le plan qui suit celui où l’on voit le protagoniste qui regarde l’émission de télévision à la gloire des nazis chiliens.
23À partir de ce moment, et à plusieurs reprises, les blessures du chien apparaîtront à l’écran en très gros plans ; on les verra ainsi, progressivement, virer au noir tandis que les mains de son bourreau les soignent (fig. 7). On assiste à la lente agonie du chien soigné par son maître ; chien qui vient à représenter les victimes de la torture, leur souffrance, lorsque ces dernières n’étaient plus précisément considérées comme des êtres humains. On peut également voir dans ces blessures celles d’un pays dont les plaies peinent à se refermer.
24Ainsi, Fernando Guzzoni oscille entre occultation et monstration. D’une part, en montrant les blessures du chien sous une forme qui se veut « réaliste », le cinéaste cherche à provoquer un état de choc, un impact émotionnel chez le spectateur qu’il ne peut parvenir à obtenir uniquement par l’occultation du monde intérieur de l’ancien tortionnaire. De plus, ces images viennent alimenter les images mentales que le spectateur élabore au cours du film, l’aident à imaginer, deviner, voir ce qui ne lui est pas montré. En somme, on peut dire que la monstration, ici, va venir nourrir et amplifier la suggestion, et non pallier un manque de représentation. En d’autres termes, la monstration est au service de l’occultation. Une monstration, cependant, aucunement vériste, car en dépit de son caractère « réaliste », elle procède par métonymie et métaphore. La métonymie pour ce qui est des mains qui ont partie liée avec la torture ; un chien à l’image d’un pays blessé, métaphore des victimes torturées.
- 21 Rollet S., Théo Angelopoulos : Au fil du temps, Théorème 9, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2007 (...)
25Dans le film de Fernando Guzzoni, l’Histoire est saisie en provoquant chez le spectateur un processus d’anamnèse, une remontée du souvenir ou une reconnaissance qui peuvent prendre leur source dans une mémoire collective déjà constituée ou en cours de constitution ; ou encore en sollicitant notre imagination pour représenter une horreur qui, suggérée, pousse à puiser dans le registre imaginaire de chacun, dans nos terreurs les plus profondes, et partant, acquiert une puissance bien plus forte que si elle était représentée dans un principe qui se voudrait réaliste. Ainsi, ce cinéma qui porte sur la barbarie passée, met le spectateur au cœur du processus filmique comme le souligne Sylvie Rollet : « Le surgissement de la présence spectrale du passé relève […] d’un “voir” qui incombe au spectateur, à la fois sujet à l’apparition du passé et sujet de la construction de l’image21. »
La non-altérité
26Cette dorsalité, ou sa déclinaison dans ce regard qui constamment se dérobe, ce film qui semble tourner le dos au spectateur, interroge également la question de l’altérité. Le personnage d’Alejandro évolue dans un monde qui ne communique pas avec les êtres qu’il approche : le docteur qu’il consulte pour ses crises d’angoisse, le mécanicien qui lui répare son taxi, une prostituée et son souteneur, Gabriela - une jeune adulte rencontrée sur un pont, Laura son ex-femme, les employés de deux magasins, sans oublier son chien. Guzzoni déploie tout un langage pour filmer cette impossibilité à entrer en relation. Alejandro et les autres personnages du film ne se regardent jamais directement, ne se touchent pas ou très peu et apparaissent rarement ensemble dans le même plan, et lorsque c’est le cas, ils sont chacun à un bord extrême du cadre. Ou encore ils sont cadrés de façon à ce qu’une partie de leur visage soit coupée et donc hors cadre, ou cachée par un objet (une feuille, une mèche de cheveux, etc.). Lors des rares dialogues, l’interlocuteur bien souvent répond hors-champ. Ou encore, la caméra, délaissant le champ – contre-champ, dans un lent panoramique décrit le chemin qui va d’un visage à l’autre, accentuant ainsi la distance qui les sépare. Les visages des personnages ne se rapprochent dans le même plan que lorsqu’ils se disputent (lorsque le protagoniste est avec le président de l’association des anciens militaires ou avec son ex-femme). La seule relation à l’autre, pour Alejandro, n’existe que sous la forme du conflit.
27Dans le seul moment de tendresse où Alejandro caresse son chien au début du film, on ne les voit jamais complètement ensemble sur le même plan : tantôt on ne voit que la main du protagoniste sur le corps du chien, tantôt, alors qu’un feuillage devant le chien empêche de le voir distinctement, le haut du visage de son maître est dans le même plan coupé par le cadrage, et de ce fait laissé hors-champ. Cette expérience de l’altérité impossible pour cet ancien tortionnaire, l’est également avec nous autres, spectateurs, et va plus loin qu’une non-identification classique du spectateur au personnage. Ce regard d’ombre qui se refuse à notre vue, ce dos omniprésent, semble nier jusqu’à la possibilité même de l’existence du spectateur.
Entre l’armée et le temple évangélique
- 22 Une résurrection par le baptême comme on l’a vu précédemment.
- 23 «Que haya olvido en toda esta nación […] Una vida nueva […] Nuestro señor es bello, y sus palabras (...)
28Saisi dans un moment d’oisiveté forcée car son taxi est en panne, le personnage est livré à lui-même, en l’occurrence à ses angoisses. Abandonné par son camp qui préfère laisser dans l’ombre des subalternes devenus gênants, le protagoniste, va substituer à l’ancien cadre militaire, celui de l’église évangélique. On le retrouve à la fin du film lors d’un prêche, dans un état proche de la transe ; ses cheveux ont été rasés selon la norme militaire. L’église évangélique lui apporte, outre un cadre et une fonction – le pasteur l’a remarqué et va lui octroyer des responsabilités –, la possibilité – pour qui adhère à ces crédos – d’un nouveau départ dans une vie nouvelle, une résurrection22. Elle lui offre également un discours idéologique : « Qu’il y ait oubli dans toute la nation. […] Une vie nouvelle. […] Notre seigneur est grand et ses paroles sont l’oubli des péchés. Oui au pardon. Oui à l’oubli23 », dira dans son prêche le pasteur.
29Remarquons également que, suite à son prêche, le pasteur appelle Alejandro pour lui parler. Le film nous livre, alors, peu de temps avant sa fin, son premier plan d’ensemble. L’espace du plan s’est élargi : Alejandro est sorti de son isolement, il a retrouvé une place dans une nouvelle structure. La main du pasteur vient alors, peu après, se poser sur son épaule.
30Quant au plan qu’on peut qualifier à double titre de plan de clôture du film, il mérite qu’on s’y attarde. Au dos d’Alejandro se substitue la porte du temple qu’il vient de fermer à double tour, non sans avoir pris soin de fermer toutes les lumières avant de sortir. Tandis qu’Alejandro disparaît de l’écran – on l’entend qui s’éloigne derrière la porte –, la caméra se recadre légèrement sur la serrure. Nous restons, ainsi, dans la pénombre, seuls, face à cette porte obscure et close. Nul doute que le monde intérieur et secret d’Alejandro est bien gardé. À Fernando Guzzoni revient la tâche de lui donner un mode de visibilité. À nous de nous en emparer. Car Guzzoni nous rappelle, par son film, qu’au Chili, pays où l’Histoire a été mise sous clef dans un temple de silence, ses sinistres bourreaux continuent de se promener librement dans les rues du présent.
Conclusion
- 24 Roger P., op. cit., p. 50.
31Ainsi, Carne de Perro relève d’un genre filmique qui interroge de l’intérieur du cinéma la question de la représentation de la dictature et de la post-dictature ; un genre filmique qui se propose de créer des dispositifs propres à filmer le déni, la disparition, l’occultation, l’invisibilité, non seulement pour dévoiler et dénoncer ce que ces procédés recouvrent, mais également pour les traiter en tant que tels, et les saisir dans l’action de ce qu’ils sont, Fernando Guzzoni dans Carne de Perro semble porter à son comble de façon talentueuse, prolonger tout en la renouvelant, la grammaire filmique de son prédécesseur. Si Pablo Larraín avait laissé l’Histoire hors-champ et réduit l’espace du visible à l’écran, chez Guzzoni, l’Histoire, quoiqu’invisible, est au centre du plan. Il est ainsi intéressant d’interroger Carne de perro à la lumière de ce qu’écrit Philippe Roger pour qui la dorsalité « nous amène à imaginer ce que serait un écran de l’invisible ; cet innommable terrible qui se tapit hors-champ, prêt à bondir pour anéantir le champ24 ». Chez Guzzoni, on peut parler d’un invisible présent dans un hors-champ intérieur : le corps du protagoniste et tout ce qu’il occulte. Pour Fernando Guzzoni, il s’agit de masquer pour mieux révéler une barbarie qui ne peut être saisie que par bribes, au cœur du plan, dans le creux d’un silence, dans un corps ou un regard qui se détournent, et ce grâce à la mémoire imaginative et au regard au présent du spectateur.
Bibliographie
Bibliographie
Angelopoulos T., Interviews, in D. Fainaru (dir.), Jackson, University press of Misssissippi, 2001.
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Notes
1 Pour les documentaires portant sur les victimes, on peut retenir en tout premier lieu l’œuvre de Patricio Guzmán ; pour ceux portant sur les bourreaux : le film de Marcela Said, El mocito, 2011.
2 Guzzoni F., Carne de Perro, Ceneca Producciones, Parafina Film, 2012, non distribué en France à ce jour.
3 Notamment le modèle socio-économique néo-libéral et juridique forgé sous la dictature. En outre, très peu de responsables des crimes alors perpétrés ont été à ce jour condamnés.
4 C’est le cas des polémiques soulevées par la représentation de la shoa.
5 On pense notamment au film de Miguel Littín, Dawson, Isla 10, 2009.
6 Larraín L., Tony Manero, Network, 2008, Fábula; Santiago 1973, post mortem, Memento film, Fábula, 2010. On ne retiendra pas le film de Mateo Iribarren, El tío, 2013 du fait de son appartenance à plusieurs codes.
7 Le protagoniste de Tony Manero qui veut devenir le double du personnage incarné par John Travolta (Dans la Fièvre du samedi soir) lors d’un concours télévisé tuera pour parvenir à ses fins quatre personnes ; le protagoniste de Santiago 1973, post mortem, quant à lui, est obsédé par sa voisine qu’il finira, par jalousie, par faire disparaître.
8 Le thème de l’eau, très présent tout au long du film, qui renvoie au baptème évangélique de l’adulte qui efface les fautes commises dans le passé, a été très commenté dans la presse, nous ne reviendrons pas dessus.
9 Gravure de Francisco de Goya : « El sueño de la razón produce monstruos », Los Caprichos, no 43, 1799.
10 Fernando Guzzoni le présente dans ses interviews comme un ancien agent de la police politique (CNI).
11 Vasse D., « Le dos et le sol. De quelques dos dans le cinéma de Daniel Huillet et Jean-Marie Straub », in Thomas B., Tourner le dos : sur l’envers du personnage au cinéma, Saint-Denis, PUV, 2012, p. 18.
12 Roger P., « Faire l’écran », ibid., p. 43-44.
13 «Ex uniformados.»
14 «Nunca he hablado de los otros.»
15 «Lo mejor en esos casos está en la familia y concentrarse en el trabajo.»
16 «Lo que necesitamos son abogados, no doctores. Algunos acá están con problemas penales.»
17 «Heil Hitler […] Gloria eterna a nuestros mártires nazistas chilenos.»
18 «El ex SS alemán vivió quince años en Santiago […] Participación en la dictadura […] Extradición.»
19 «La huella nazi.»
20 «Soldados… defender la patria… vamos al frente… la gloria… victoria…»
21 Rollet S., Théo Angelopoulos : Au fil du temps, Théorème 9, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2007, p. 8.
22 Une résurrection par le baptême comme on l’a vu précédemment.
23 «Que haya olvido en toda esta nación […] Una vida nueva […] Nuestro señor es bello, y sus palabras son el olvido de los pecados. Sí al perdón. Sí al olvido.»
24 Roger P., op. cit., p. 50.
Table des illustrations
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