Félicien Marbœuf, artiste silencieux et écrivain rêvé
p. 183-194
Texte intégral
Esquiver ce destin supposerait qu’il fût artiste, qui est bien d’autre chose qu’écrire des livres. Et cela semble bien la vérité la plus difficile à faire entendre1.
1Dans Artistes sans œuvre2, Jean-Yves Jouannais, écrivain, critique d’art et commissaire d’exposition, prend le contre-pied d’une longue tradition critique en rendant hommage aux écrivains ayant peu ou pas écrit. Il évoque le destin d’hommes méconnus et auxquels la postérité n’a pas donné la place qu’ils méritaient, soit parce qu’ils sont restés dans l’ombre d’auteurs célèbres, soit parce que leur création s’exprimait à travers d’autres voies que la publication, chacun d’eux pouvant reprendre à son compte la formule du terrifiant scribe Bartleby3 « I would prefer not to » qui sert de sous-titre à l’essai. Au milieu de cette galerie de figures bien réelles, l’apparition de Félicien Marbœuf (1852-1924) ne surprend pas de prime abord. Mais le lecteur s’étonne rapidement de n’avoir jamais entendu parler de ce personnage incontournable de l’histoire littéraire. Car Félicien Marbœuf n’a pas fréquenté n’importe qui. Gustave Flaubert en a fait le modèle de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale ; il est également l’auteur d’une correspondance fournie avec Marcel Proust – restée inédite jusqu’à ce jour – qui aurait inspiré presque toute La Recherche du temps perdu. Outre cette liaison privilégiée avec les plus grands écrivains de son temps, il a été un mythe pour toute une génération. Personnage de pure fiction évidemment, Félicien Marbœuf se démarque à plus d’un titre d’autres auteurs supposés : d’une part, la supercherie est si grosse qu’elle se laisse aisément deviner ; par ailleurs, son existence ne se limite pas à quelques pages d’un essai puisqu’il devient le sujet d’une exposition organisée par Jean-Yves Jouannais à la Fondation d’Entreprise Ricard4 à Paris. À cette occasion, une vingtaine d’artistes donnent corps et vie à cette personnalité légendaire, célébrant un homme qui n’a jamais existé, commémorant un écrivain qui n’a jamais écrit. Il s’agira ici de mettre en évidence le paradoxe d’un artiste sans œuvre qui inspire et féconde l’œuvre d’autres artistes, et de montrer que toute une vision de la littérature s’incarne dans ce personnage énigmatique.
Biographie d’un auteur supposé
2L’essai de Jean-Yves Jouannais remet en cause l’idée selon laquelle un écrivain occupe dans l’histoire littéraire une place proportionnelle au nombre de pages qu’il a publiées. Il rend justice à une myriade d’auteurs qui n’ont pas ou ont peu écrit, par choix, par idéologie plus que par incapacité ou refus, et qui sont devenus les champions d’une création retenue et continente.
3Cette démarche procède d’une volonté de corriger et de réparer l’histoire des mentalités. D’une part, celle-ci est lacunaire : elle ne tient compte que de la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire de la littérature publiée. Dès lors, elle est injuste puisqu’elle laisse de côté tous ceux dont l’importance s’est manifestée par d’autres voies. À la faveur de brefs portraits et d’anecdotes, Jean-Yves Jouannais fait revivre des figures oubliées afin de composer à sa manière « la chronique que rendraient lisible d’autres critères, à savoir une relation des phénomènes artistiques selon l’idée, selon le geste, selon l’énergie. Cette chronique discrète relaterait les Vies peu illustres d’artistes qui n’ont pas produit d’objets, mais n’en ont pas moins exercé une influence majeure sur leur époque » (p. 32). Ces auteurs, qui peuvent être, selon les cas, des silencieux, des copistes, des effaceurs…, ont fait de leur vie une œuvre d’art et n’ont pas été obsédés par la production : « L’idéal de l’Occidental, que la culture est une affaire de livres, de peintures et de monuments, est enfantine… » (p. 37). Jouannais évoque également des lieux, des institutions qui accueillent des œuvres restées embryonnaires ou à l’état de projet, comme la « bibliothèque Brautigan aux États-Unis » (p. 138) constituée de livres refusés par les éditeurs, ou encore la « Société Perpendiculaire5 » (p. 156) avec son « Bureau des projets non réalisés », « muscle cardiaque de l’organigramme » (p. 157). Il fait un réquisitoire contre la surproduction d’œuvres, esthétiquement calamiteuse et littérairement inutile : pourquoi recommencer ce qui existe déjà ? « Trop de créateurs, cependant, s’évertuent à maintenir la cadence, à usiner leurs œuvres comme autant de preuves de leur statut d’artiste. Tandis que bien des artistes véritables se passent de cette publicité souvent vulgaire, et passent leur génie sous silence. » (p. 66)
4Au milieu de cet inventaire, le chapitre iv, intitulé « L’ascétisme olympique », est en grande partie consacré au personnage de Félicien Marbœuf, dont le nom a déjà été évoqué à trois reprises6, au milieu d’écrivains ou d’artistes bien réels. Ce n’est qu’en lisant sa surprenante biographie que l’on prend conscience de son caractère supposé et donc de la supercherie dont il fait l’objet7. Plusieurs indices mettent sur la voie : les pages consacrées à Félicien Marbœuf sont plus nombreuses que celles sur Félix Fénéon, Jacques Vaché, André Cadere, Armand Robin et tous les autres artistes du silence mentionnés dans l’essai, et sa biographie est à la fois plus développée et plus détaillée. Jean-Yves Jouannais invente la vie de son personnage, avec ses temps forts, ses zones d’ombre et ses lacunes ; il cite des témoignages d’artistes, de critiques réels8 ou fictifs9 identifiés par une note en bas de page. Il dote son héros d’un prénom et d’un patronyme un peu désuets, caractéristiques d’une certaine époque mais familiers10, dans lesquels on peut entendre à la fois le nom du poète baroque Pierre de Marbeuf et un écho du préfixe bovin d’Emma Bovary. Ses dates de naissance et de décès (1852-1924) le placent dans un contexte historique précis. Le premier Félicien Marbœuf vivait pendant la guerre d’Espagne et était l’auteur d’un recueil de poèmes, Braseros11 ; il est finalement transporté dans la seconde moitié du XIXe siècle puisqu’il naît avec le début du Second Empire et devient contemporain de la perte des idéaux liés au romantisme.
5Sa biographie est ponctuée de dates importantes pour sa vie privée et sa carrière artistique. Un soir de 1869, Gustave Flaubert, ami de la famille, lui offre un exemplaire dédicacé de l’Éducation sentimentale portant l’indication suivante :
Si vous découvrez chez le héros de ce roman où il ne se passe rien, désespérément, quelques traits d’esprit qui vous ressemblent, ne vous en étonnez pas outre mesure. Il vous doit beaucoup, je le crois, tant pour le physique que pour la psychologie. F comme Frédéric ou comme Félicien ? (p. 95).
6En 1896, Félicien Marbœuf envoie à Proust une lettre d’encouragement lors du mauvais accueil des Plaisirs et des jours. Dès lors, les deux hommes entretiennent une correspondance où Proust exprime toute son admiration pour son aîné. En 1902, Marbœuf lui révèle son amour pour une toute jeune fille et trois ans plus tard, il est condamné pour attentat à la pudeur sur une fillette de onze ans : c’est ce qui l’incite à s’enfuir Glooscap, « ville au sud du Nouveau-Brunswick, dans la Baie de Passama-quody » (p. 101). Dans l’édition de 2009, une autre hypothèse de son départ est également proposée et attestée par des extraits du XLVIIIe Petit traité de Pascal Quignard : le héros aurait entretenu une liaison sentimentale très intense avec Louise Michel et la mort de celle-ci, en janvier 1905, aurait motivé son exil. Puis Félicien s’installe définitivement à Glooscap, devient citoyen d’honneur à la ville et est nommé directeur de la Grande bibliothèque. Jean-Yves Jouannais complète cette biographie par de larges extraits de sa correspondance avec Marcel Proust, dont il affirme qu’elle est la source d’inspiration de La Recherche du temps perdu. Ainsi, l’expression de « jeunes filles en fleurs » aurait été soufflée à Proust par Félicien Marbœuf avouant sa préférence pour les très jeunes filles ; de même que la scène de séduction entre Jupien et Charlus au début de Sodome et Gomorrhe est inspirée d’une parade entre deux oiseaux rapportée par un camarade de Marbœuf au front. En tout, ces soixante-trois lettres auraient dessiné la clé de voûte de l’œuvre magistrale de Proust, comme le prouve la comparaison minutieuse entre ces lettres et la version définitive de La Recherche établie par Jean-Yves Jouannais.
7Par son silence, Félicien Marbœuf devient un auteur mythique pour les auteurs de son époque. Proust le révère, comme en témoigne cette lettre datée du 21 décembre 1896 :
La page s’est habituée à votre mutisme face à elle et pourtant, combien fort j’aimerais vous le clamer, parmi les littérateurs du siècle, vous êtes le plus grand, le plus juste, le plus original. Votre silence a plus d’intelligence, de profondeur que le bruit de bien des brasseurs de mots. Seule l’ambition est référence : la vôtre est immense, indépassable, idéale. […]
Je crois en la valeur de votre livre qui ne contient aucune page, belle ou moins belle ; toutes parfaites.
[…] Je suis de ces serviteurs et j’aime votre œuvre, promesse des plus belles, superbe, immaculée et silencieuse comme la nef doucement poussiéreuse d’une grande église gothique.
Votre fidèle Marcel Proust. (p. 98-99)
8Félicien Marbœuf inspire également les auteurs plus contemporains puisque, selon Jean-Yves Jouannais, Borgès ne se console pas de ne pas l’avoir inventé dans ses Chroniques de Bustos Domecq12 et que Pascal Quignard, on l’a dit, écrit un XLVIIIe Traité sur Félicien Marbœuf et Clémenceau. L’artiste sans œuvre devient lui-même une source d’inspiration et le symbole d’une œuvre inégalable parce que silencieuse, rêvée, parfaite.
Commémoration et invention
9Cette biographie fictive d’un auteur supposé est prolongée par une exposition présentée à la Fondation d’Entreprise Ricard du 3 juin au 11 juillet 2009, pour laquelle Jean-Yves Jouannais invite vingt-et-un artistes13 de formations diverses – plasticiens, peintres, photographes, écrivains, stylistes, architectes… – à donner corps et vie à cette figure énigmatique. L’exposition se compose de trois zones : la salle d’accueil peut s’apparenter à un espace de vente ; puis deux salles correspondent aux deux grandes périodes de la vie de Félicien Marbœuf : « Paris » et « Glooscap ». Le sens de la visite suit le fil chronologique de la biographie, les œuvres étant légendées par des cartels qui, le cas échéant, expliquent leur lien avec le personnage14.
10Très schématiquement, les œuvres rassemblées peuvent être classées en deux catégories. Il y a d’abord celles qui furent réalisées à l’occasion de l’exposition, qui viennent avérer, illustrer ou inventer un aspect ou un épisode de l’existence fictive de Félicien Marbœuf. Sont ainsi exposés plusieurs portraits de lui : une peinture en noir et blanc, réalisée par Antoine Rogiers, le représente à l’âge de huit ans, en costume militaire (vue 1) ; un portrait a été peint par Alain Bublex et Milen Milenovitch et dédicacé : « To my friend Félicien, Glooscap, BM15 » (vue 2) ; enfin une peinture en couleur, qui sert d’affiche à l’exposition, montre l’artiste à l’âge mûr. Ces deux derniers portraits reflètent bien le dandysme qui caractérise le personnage. À côté de ces effigies, deux créateurs ont imaginé les demeures de Félicien Marbœuf à Glooscap : Alain Bublex a fait les plans d’un projet d’embellissement de sa maison (vue 3), tandis que Gilles Barbier a dessiné son château d’eau (vue 4). Voilà donc l’artiste doté d’un physique, d’un style et d’un toit.
11Son histoire est évoquée et complétée par d’autres œuvres. Les deux hypothèses expliquant son exil à Glooscap sont tour à tour illustrées. Celle de l’outrage aux mœurs est privilégiée par Pascal Martinez, qui lui prête une dangereuse liaison avec une jeune aveugle. Sa composition rassemble une collection de feuilles de papier un peu vieilli, encadrées, et couvertes de textes percés à l’aiguille qui évoquent des fantasmes sexuels empruntés à des textes de Proust, Wilde, Crébillon, Diderot ou Musset (vue 6). Le cartel explique la présence de ces lettres :
À partir de 1897, Félicien Marbœuf entretient une singulière liaison épistolaire avec une adolescente aveugle rencontrée lors d’une visite à l’Institut des Quinze-Vingts. Cette collection étrange de citations est composée d’un choix de textes empruntés à une anthologie de la littérature érotique. Afin de les rendre lisibles pour sa destinataire, il improvise une sorte de braille. Ces documents ont été réunis en 1905 comme pièces à charge en vue du procès intenté à Félicien Marbœuf pour détournement de mineurs. C’est pour échapper à ce procès que Félicien Marbœuf décide de s’exiler […]
12L’hypothèse de la rencontre entre Félicien Marbœuf et Louise Michel est avérée par la présence du brouillon du XLVIIIe Petit Traité de Pascal Quignard, dont on trouve un exemplaire dactylographié.
13Par ailleurs, certaines compositions s’émancipent de la biographie imaginée par Jean-Yves Jouannais pour inventer des traits de personnalité, des passions ou des épisodes de la vie de Félicien Marbœuf. Esthète et érudit, l’artiste devient un collectionneur d’objets plus ou moins rares, excentriques ou modernes. Nicolas Darrot imagine une série de cylindres Edison conservés au « Cylinder Preservation and Digitization Project à Santa Barbara (Californie) » (vue 6) et précise sur le cartel les raisons de cet engouement :
Ce sont des enregistrements de sa voix, lisant des poèmes de son choix. Marbœuf se passionne pour cette technologie nouvelle. Le lieu dans lequel sont réalisés les cylindres, à Paris, n’a pas été localisé, mais en revanche le matériel utilisé est excellent : les mots sont prononcés clairement et le style en est sobre. Les références figurant sur les cylindres suggèrent une production importante, bien qu’on n’en connaisse plus aujourd’hui qu’une centaine portant son nom.
Parmi ceux-ci : Dante : L’enfer (premiers vers) ; Lucrèce : De la nature ; T.S. Eliot : Ash Wednesday (en anglais) ; Apollinaire : Zone (derniers vers) ; Sophocle : Antigone (tirade du chœur) ; Lautréamont : Les chants de Maldoror (premiers vers) ; Tristan Corbière : Épitaphe.
14Lors de l’exposition, on pouvait entendre un enregistrement de la voix de Félicien Marbœuf déclamant ces textes. Le styliste Christian Lacroix, quant à lui, a créé un cabinet de curiosité rassemblant des masques, des vêtements, des tableaux, vestiges du passé et souvenirs des voyages de son personnage (vue 7). Enfin Antoine Poncet a réalisé un relevé de la tombe de Félicien Marbœuf (vue 8) : l’inscription nous apprend qu’il est enterré avec sa femme, Geneviève Marbœuf, née Trezel, en 1864. Ce mariage était-il, pour l’artiste supposé, une façon de couvrir ses mauvaises fréquentations ? S’est-il marié sur le tard, à la faveur d’un changement de vie et de mœurs ? Au visiteur d’imaginer ce qu’il souhaite. Le relevé porte également la belle épitaphe de Félicien Marbœuf, qui résume son idéal de création modeste et maîtrisée : « Je n’ai fait que ce que j’ai pu16. »
15À côté de ces œuvres de « faussaires », d’autres propositions préexistaient à l’exposition et viennent s’y intégrer, témoignant de la capacité du personnage à fédérer une création et une réflexion sur l’art qui dépassent son cas particulier. Dans la salle « Paris », la composition de Luc Andrié intitulée L’homme blanc n’a plus de peau et réalisée en 2008-2009 présente une suite d’aquarelles représentant un homme à demi-nu (Félicien à l’âge mûr ?), s’exhibant dans des poses intimes, parfois un peu honteuses : ces portraits offrent une image moins académique, moins posée du personnage que ceux d’Antoine Roegiers et d’Alain Bublex. À la frontière entre la salle « Paris » et la salle « Glooscap », L’Embarquement de Félicien Marbœuf pour Glooscap (1, 2, 3) peint par Franck Gérard est extrait d’une œuvre intitulée La limite transversale de la mer, réalisée entre 2006 et 2009 sur l’estuaire de Saint Nazaire (vue 12) : son sujet coïncide parfaitement avec l’histoire de Félicien qui s’est « embarqu[é] à Nantes, un matin brumeux, pour l’Amérique du Nord » (p. 101), et la technique du sfumato utilisée convient bien à l’oscillation entre le réel et la fiction tout en traduisant le passage d’une ville réelle à une ville imaginée où l’on perd en partie sa trace. Toujours dans la salle « Glooscap », une vidéo de Nora Martyrosian intitulée Road Movie et tournée à Erevan en Arménie montre le visage de voyageurs dont on ne connaît ni le but ni la destination : hommage à tous les exilés, à tous les itinérants partis tenter l’aventure sur la route.
16Très hétéroclites, les œuvres sont disposées selon un parcours cohérent sans être contraignant : on suit la vie de Félicien Marbœuf de son enfance à sa mort, mais plusieurs compositions échappent à cette trame chronologique et même ne font pas directement référence au personnage, laissant au visiteur le soin d’établir lui-même le lien entre l’œuvre contemplée et le sujet de l’exposition. Par leur réalisme, certains artistes semblent accréditer l’existence l’écrivain en lui prêtant un corps, une vie, une passion ; d’autres, à travers des créations plus énigmatiques ou manifestement truquées, semblent au contraire attirer l’attention du visiteur sur la part de rêve et de mystère présente en Félicien et inhérente à toute œuvre d’art.
Écrivain mythique, artiste collectif
17On peut dès lors s’interroger sur la pertinence de la notion de supercherie pour évoquer le cas de Félicien Marbœuf. Cette question est d’autant plus délicate que la réponse semble varier d’une édition à l’autre d’Artistes sans œuvres. Lors de sa parution en 1997, Jean-Yves Jouannais est critique à Art press, si bien que le livre est d’abord perçu comme un essai sérieux sur l’art, et la présence de Félicien Marbœuf, comme un trompe-l’œil. Mais entre 1997 et 2009, le statut et l’image de Jean-Yves Jouannais ont évolué : il a écrit d’autres essais17 et un roman, Jésus Hermès Congrès18. Son héros est conçu et perçu comme une fiction littéraire qui ne cherche plus à tromper personne ni même à surprendre quiconque. Certains détails de sa biographie rappellent celle d’autres écrivains plus connus ou de héros de romans : Félicien Marbœuf n’est pas le premier dans l’histoire littéraire à avoir un père brillant mais absent, à subir un procès pour mauvaises mœurs, à s’exiler sur une terre lointaine ou encore à devenir le maître à penser d’une génération. Si son titre de « plus grand écrivain n’ayant jamais écrit » le rend à la fois unique et inégalable, Félicien Marbœuf est aussi l’artiste par excellence, qui synthétise tous les autres. Sa paternité est d’ailleurs multiple, chaque écrivain pouvant se reconnaître en lui. L’exposition montre comment il a fait rêver les auteurs de son époque : la collection de photographies exposées par Alain Rivière (vue 10) représente des écrivains gisants, morts ou endormis, qui semblent rêver de Félicien Marbœuf, ou le rêver. Le motif du double est d’ailleurs omniprésent : le portrait d’Antoine Roegiers est un morphing de la photographie de Jean-Yves Jouannais et de celle de l’auteur, évoquant la double ascendance de l’artiste19 ; de même que la pochette de disque de Barry Duchatelet20, exposée dans l’espace de vente, réunit la moitié du visage de Christophe Duchatelet et la moitié de Félicien Marbœuf peint par Alain Bublex (vue 10). Cette pochette atteste qu’au-delà de son statut d’écrivain célèbre, Félicien est devenu une idole : Barry Duchatelet « chante Félicien Marbœuf », c’est-à-dire qu’il célèbre l’artiste et qu’il interprète son œuvre inexistante. L’écrivain supposé apparaît même dans les espaces et les objets les plus quotidiens puisqu’il donne son nom à une station de métro, imaginée par Franck Girard (vue 11) ; et que les designers Jakob + Marc Ferlane dessinent une bouteille du célèbre alcool Ricard pour commémorer sa rencontre avec le mécène, racontée par le cartel :
Félicien Marbœuf, exilé à Glooscap depuis 1905, est venu passer un dernier été en France en 1919. Il tenait à se recueillir sur la tombe de son neveu, originaire de Sausset-les-Pins, l’un des derniers soldats français tués au champ d’honneur à Vrigne-Meuse (Ardennes), le 11 novembre 1918, quelques minutes avant l’armistice. C’est lors de ce « pèlerinage » qu’on lui présenta, sur la plage, le jeune Paul Ricard. Ce dernier, des années plus tard, désira rendre hommage au grand homme en faisant réaliser une bouteille à son nom.
Descriptif de l’objet : une bouteille de 40 cm de haut composée de tubes en verre entrelacés associant deux liquides. L’extrémité est composée de deux verres. Cette bouteille peut être posée verticalement ou horizontalement.
18À travers Félicien Marbœuf est illustrée et défendue, nous l’avons dit, une certaine conception de l’œuvre d’art : celle de l’économie et de la retenue dans une société obsédée par la production et la rentabilité. Mais par son intermédiaire, Jean-Yves Jouannais et ses complices rendent également hommage à l’œuvre infinie, inachevée, en projet. On peut interpréter dans ce sens le goût du personnage pour les collections, par définition infinies : collection de rouleaux Edison, de photographies d’auteurs morts ou endormis, de curiosités, de lettres érotiques. On peut également comprendre ainsi le départ de Félicien Marbœuf pour Glooscap, ville-projet imaginée par Alain Bublex, et dont on trouve plusieurs plans, photographies et documents dans l’exposition. L’artiste déclare à Jean-Yves Jouannais dans Art press en 1999 :
Mes travaux m’ont toujours paru être des projets plutôt que des objets. Par ce terme, je veux désigner ce qui est au centre de mon travail, ce qui en est le sujet, ou l’essence même. Ainsi je ne produis ni dessins, ni photographies, vidéos ou installations, mais des projets21.
C’est la nature même d’un projet que d’être inachevé. Dès lors qu’il aboutit, un projet devient un objet, un produit. Dans la plupart des cas, les idées suffisent. Rien n’oblige à réaliser une idée. Que Glooscap existe ou pas, ce n’est pas important. Le fait est que, pour moi, elle existe au moins autant que n’importe quelle ville dans laquelle je ne me suis pas rendu22.
19Enfin, on peut lire dans cette perspective la présence de deux œuvres plus énigmatiques ou poétiques : d’une part, une installation d’Isabelle Cornaro faite à partir de socles de diverses formes (vue 12) – parpaing, socle, moulure, colonne sans fin dans le style de Brancusi23 – qui évoque un travail prêt à être réalisé ou déjà achevé, et installe le spectateur dans l’attente ou dans le regret d’une œuvre d’art. Par ailleurs, on peut mentionner la liste des 100 œuvres d’art impossibles de Dora Garcia qui ouvre la salle « Paris », à laquelle il manque des occurrences (le numéro 18 et le numéro 44) ; comme si cette entreprise était sinon infinie, du moins vouée à être complétée ou poursuivie. Certaines propositions peuvent entrer directement en écho avec la vie de Félicien Marbœuf :
1. vivre la vie de quelqu’un d’autre
2. faire les rêves de quelqu’un d’autre
3. ne pas mourir
19. trouver son double et vivre avec
31. terminer l’œuvre inachevée de quelqu’un
50. changer le nom d’une grande ville
100. rien
20Ces quatre-vingt dix-huit phrases avancent l’idée que la véritable œuvre d’art est celle qui, par son impossibilité même, reste toujours à venir, et qu’elle se manifeste à travers chaque désir, chaque fantasme de notre inconscient personnel ou collectif.
21S’il y a supercherie dans Artistes sans œuvres, elle n’est pas du côté de Félicien Marbœuf, mais plutôt de tous les artistes qui produisent des œuvres en grand nombre et à l’identique, comme l’abbé Migne avec sa Bibliothèque universelle du clergé évoqué au chapitre ii de l’essai. À l’inverse, Félicien Marbœuf, qui tient à la fois de l’artiste réel et l’auteur rêvé, de l’idéal et du fantasme collectif, est un support de récit, de légende, de mythe. Chacun est libre de l’inventer ou de le réinventer, avec son imaginaire, ses codes, son époque : toute une vision borgésienne – celle de Fictions mais aussi et surtout des Chroniques de Bustos Domecq – traverse l’essai et l’exposition. Archétype d’une création minimale, retenue, parfaite parce que jamais réalisée, toujours en devenir, Félicien Marbœuf est la preuve du pouvoir de fascination qu’exerce sur nous la figure de l’écrivain, fût-il sans œuvre.
Annexe
Vues de l’exposition « Félicien Marboeuf (1852 – 1924) »
Fondation d’entreprise Ricard - © Marc Domage/Fondation d’entreprise Ricard.
Ill. 1. Antoine Roegiers, Portrait de Félicien Marboeuf, 1860

2009, huile sur toile, 33 x 46 cm.
Courtesy de l’artiste.
Ill. 2. Alain Bublex et Milen Milenovitch, Portrait de Félicien Marboeuf en 1907

1991, huile sur toile, environ 65 x 47 cm, dédicace et signature en bas à gauche : « To my friend Félicien, Glooscap 1907, BM »
Courtesy Galerie GP & N Vallois, Paris.
Ill. 3. Alain Bublex, Projet pour l’embellissement de la résidence de F. Marboeuf, Géo B. Post, Glooscap, 1906, 1992

Technique mixte sur papier, 59 x 43 cm, collection privée.
Ill. 4. Gilles Barbier, Sans Titre (La Maison de Monsieur Félicien Marboeuf), 2005

Épreuve chromogène, 112 x 105,2 cm, Édition de 3, collection privée.
Ill. 5. Pascal Martinez, Composition(s) de F.M., 2009

Trous sur papier, dimensions variables.
Ill. 6. Nicolas Darrot, C’est contre la mort seule qu’en vain il appelle au secours, 2009

3 cylindres Edison avec leur boîte, enregistrements sonores sur support CD
Courtesy Galerie Eva Hober, Paris.
Ill. 7. Christian Lacroix, Le cabinet de Félicien Marboeuf, 2009

Installation, photo Marc Domage
Courtesy Christian Lacroix.
Ill. 8. Antoine Poncet, Relevé de la tombe de Félicien Marboeuf, 2009

Graphite sur papier, 2,5 x 1,4 m, collection de l’artiste.
Ill. 9. Alain Rivière, « Que reste-t-il de ce beau poème que tu m’as lu derrière un meuble ? » (Félicien Marboeuf, extrait de correspondance)

2009, techniques mixtes, dimensions variables.
Courtesy de l’artiste.
Ill. 10. Christophe Duchatelet, BARRY’S RECORD, La part d’ombre, 2006

Diasec, 31 x 31 cm, collection privée.
Ill. 11. Guy Girard, Station Marboeuf, 2009

Vidéo expérimentale, 7’30’’
Courtesy de l’artiste.
Ill. 12. À l’arrière-plan, mur de droite : Franck Gérard, Embarquement de Félicien Marboeuf pour Glooscap (1, 2, 3), extraits de La limite transversale de la mer, 2006-2009

Estuaire de la Loire, tirage « digigraphique » sur papier coton, 100 x 120 cm
Courtesy Franck Gérard et Estuaire Nantes < > Saint-Nazaire. À l’arrière-plan, mur de gauche : Olivier Dollinger, The Missing Frame, 2009, vidéo en boucle, 7, Courtesy Galerie Chez Valentin. Au premier plan: Isabelle Cornaro, Fantasy Established in Terms of Physical Reality. Socles, prototypes, matrices originales et reproduites. Après La fabrique de parfums d’Humphrey Jennings, 1938. Phobie du toucher ; plusieurs degrés d’affranchissement de la forme. à propos de l’informe : intervalles de dissemblance ou The Beauty of, Let’s Say… 2009, ensemble de socles et moulages, techniques mixtes, dimensions variables, Courtesy Galerie Balice Hertling, Paris.
Notes de bas de page
1 Jouannais J.-Y., Armand Silvestre, poète modique, Le Promeneur, « Le cabinet des Lettrés », 1999, p. 61.
2 Jouannais J.-Y., Artistes sans œuvre, Éditions Verticales, 2009 [Hazan, 1997]. Les citations empruntées à cette édition seront directement suivies de la référence à la page, entre parenthèses. Notons qu’entre 1997 et 2009, Jean-Yves Jouannais a fait subir plusieurs modifications à son texte.
3 Melville H., Bartleby le scribe [Bartleby, the scrivener], trad. Pierre Leyris, Gallimard, « Folio », 1996, p. 98. Dans cette nouvelle publiée pour la première fois en 1853, le narrateur, homme de loi, emploie un dénommé Bartleby en tant que scribe. Après s’être montré empressé et arrangeant, Bartleby commence à refuser les tâches qui lui sont demandées par son patron, usant de plus en plus fréquemment de la formule « I would prefer not to » ; il finit par ne plus travailler et par refuser de quitter le bureau, puis le vestibule, en dépit des avertissements et des menaces. Déclinant catégoriquement tout changement de lieu et de situation, il finit par être conduit en prison où il meurt.
4 « Félicien Marbœuf (1852-1924) », exposition proposée par Jean-Yves Jouannais, 3 juin-11 juillet 2009.
5 Cette société est ainsi décrite dans Artistes sans œuvres : « Celle-ci fut essentiellement une société bureaucratique hyperréaliste. Constituée d’un comité central, structurée par un organigramme, la Société Perpendiculaire comptait dix bureaux aux attributions spécifiques (Propagande et Évangélisation ; Dissidence Officielle ; Institut de Contrôle Perpendiculaire ; Unité de Programme Perpendiculaire…) et avait ceci de particulier de ne s’être choisi aucune fonction, de n’avoir aucune raison d’être si ce n’est celle de produire, en quantité, des textes administratifs. La Société Perpendiculaire fut donc une vitrine, la fiction d’une entreprise, le mime d’une activité tertiaire. » (p. 156)
6 Le nom de Félicien Marbœuf apparaît une première fois dans le chapitre i, au sein d’une énumération de créateurs qui se sont contentés de vivre leur statut d’artiste « soit dans le pur éther conceptuel, soit dans l’esthétique vécue et partagée du quotidien, laquelle esthétique rassemble le geste dandy, la dérive situationniste […] l’activisme des disciples d’Antisthène, le silence de Marcel Duchamp, l’art sans objet de Jacques Vaché, les romans inédits de Félicien Marbœuf, le musée des Obsessions de Harald Szeemann, l’écriture introvertie de Joseph Joubert […] » (p. 33). On le retrouve à la fin du même chapitre où il est mentionné comme membre de la société « shandy » : « Une improbable communauté d’esprit, rassemble des artistes tels que Marcel Duchamp, Walter Benjamin, Aleister Crowley, Francis Picabia, Blaise Cendrars, Max Ernst, Félicien Marbœuf, Scott Fitzgerald, Valéry Larbaud, George Antheil, Erik Satie et puis d’autres encore, de la même espèce. » Enfin, il est mentionné une troisième fois à la fin du chapitre i où il est mentionné comme un « écrivain sans œuvre » (p. 60).
7 D’autres artistes supposés apparaissent dans Artistes sans œuvres : c’est le cas de Firmin Quintra et de Christopher Dutlaw (p. 194).
8 L’expression « le plus grand des écrivains n’ayant jamais écrit » est attribuée à Jules Lemaître : « Le critique Jules Lemaître peut écrire cela dès 1889 dans la quatrième série des Contemporains, études et portraits littéraires, Librairie H. Lecène et H. Oudin » (p. 93, note 60).
9 Dans l’édition de 1997, on trouvait, après le récit de la rencontre avec Flaubert, la note suivante : « Sarah Sterne, petite-nièce de Marbœuf, évoque cette scène dans l’ouvrage qu’elle a consacré à celui qu’elle nomme l’“Ultime” et à “sa poésie en pleine course vers son propre sens”, Le Mutisme emphatique de Félicien Marbœuf, éditions du Delta, Paris, 1991. » (Jouannais J.-Y., Artistes sans œuvres, Hazan, 1997, p. 68)
10 Certains critiques ont bien repéré ce sentiment de familiarité : « On a tous la vague impression de connaître Félicien Marbœuf, cet auteur français (1852-1924) dont le patronyme semble si familier. », écrit Henri-François Dubilleux (« Félicien Marbœuf, cet illustre inconnu », Libération, 3 juin 2009).
11 Entretien avec Jean-Yves Jouannais du 27 mai 2011. Je remercie chaleureusement Jean-Yves Jouannais du temps qu’il m’a consacré et de l’aide précieuse qu’il m’a apportée.
12 « Si troublante [figure] qu’elle ne laissa jamais de plaire à Borgès, qui tout à la fois admiratif et jaloux, confia un jour à son complice Bioy Casares que l’absence d’un tel portrait dans les Chroniques de Bustos Domecq, entre ceux de César Paladion et du professeur Baralt, de Ramon Bonavena et de Federico Juan Carlos Loomis, lui causait une peine infinie, et l’accablait d’un sentiment d’insatisfaction extrême. Borgès, en vérité, ne se consola jamais vraiment du fait que Félicien Marbœuf ait réellement existé, l’empêchant par là même de l’inventer. » (p. 109)
13 Ont participé à cette exposition : Luc Andrié, Gilles Barbier, Alain Bublex, Isabelle Cornaro, Nicolas Darrot, Olivier Dollinger, Christophe Duchatelet, Jean-Baptiste Ganne, Dora Garcia, Franck Gérard, Guy Girard, Jakob + MacFarlane, Christian Lacroix, Pierrine Lievens, Pascal Martinez, Nora Martirosyan, Antoine Poncet, Pascal Quignard, Alain Rivière, Antoine Roegiers, Denis Savary.
14 La reproduction des vues de l’exposition que nous mentionnons entre parenthèses se trouve en annexe de cet article.
15 Ce portrait fut reproduit sur la couverture de l’essai en 1997.
16 Je remercie chaleureusement Antoine Poncet de m’avoir initiée aux supercheries et de m’avoir fait découvrir son travail et au cours d’une visite de l’exposition.
17 Notamment Des nains, des jardins, essais sur le kitsch pavillonnaire (Hazan, 1999), L’idiotie. Art. vie. politique – méthode, Beaux-Arts Magazine livres, 2003.
18 Éditions Verticales, 2001.
19 Autre exemple de cette présence du double : dans la salle « Paris », la vidéo The missing frame d’Olivier Dollinger met en scène des jumeaux présentant une légère ressemblance physique avec Félicien, en train de faire un numéro d’illusionnisme en s’enfermant à tour de rôle dans une boîte sur la scène circulaire du Théâtre d’Ivry. La scène est vue tantôt côté public, tantôt du côté des coulisses, exhibant le trucage.
20 Artiste encyclopédique, Barry Duchatelet est un musicien supposé, inventé par un membre de la société Perpendiculaire, Christophe Duchatelet. Voir [http://www.barryduchatelet.com/edito.html], consulté le 10/01/13.
21 « Alain Bublex. Tenir à jour les paysages », interview par Jean-Yves Jouannais, Art press no 244, 1999, p. 24.
22 Ibid., p. 25.
23 Céline Pierre écrit ainsi : « Isabelle Cornaro, une habituée de la Fondation Ricard, évoque magnifiquement cette question de la potentialité, de la gestation de l’art, véritable sujet de l’exposition, plus encore à notre avis que l’hommage au personnage de Félicien Marbœuf. L’œuvre de l’artiste est un chantier, un paysage artistique en construction. Ses éléments constitutifs, morceaux de bois, parpaings et socles, sont figés à un état d’inachèvement ou de ruine, comme des piédestaux qui auraient perdu leur statue d’origine ou qui attendraient d’en être pourvus. L’intuition d’un recyclage des formes et des matériaux impose à ces fragments une identité temporelle double (et contraire) : vestiges archéologiques appartenant au passé ou composantes d’une réalisation future… Assemblés ici, ils inventent un nouveau présent. » (Paris-Art, [http://www.paris-art.com/marche-art/F% C3%A9licien%20Marbœuf/F%C3%A9licien%20Marbœuf/3247.html], consulté le 2 juillet 2009).
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