1L’historiographie française n’est pas très avancée dans l’interprétation symbolique des changements formels, structurels, stylistiques et culturels qui transforment les villes de France dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Le vocable « néo-classicisme », insignifiant comme en peinture dans les musées ou les manuels d’histoire de l’art, poursuit malheureusement sa contribution au classement stylistique de l’architecture, avec deux conséquences néfastes, au moins. La première est d’ignorer l’évolution chronologique, extrêmement riche d’implications, du renouveau de l’imaginaire à l’antique qui s’esquisse avec un fort sentiment d’émulation dans les années 1730-1750, pour s’épanouir sans partage dans l’imitation archéologique autour de 1800 ; la seconde conséquence néfaste est de confondre cette lente mutation (jusqu’à la métamorphose) avec une rupture du goût qui oppose nettement le « néoclassique » au « rocaille » (ou rococo), et de penser que la dite rupture, jugée d’un caractère intellectualiste, l’emporterait sur le sentiment de la nature spontanée, sources des évolutions organiques de la ville.

2Retrouver le sens de la ville moderne « à l’antique », tel est le but des recherches centrées sur une histoire globale du processus de création, avec l’observation des facteurs événementiels considérés sous l’angle des mentalités et, dans l’approche de la vie artistique, avec bien des interrogations sur l’imaginaire du temps : vaste et périlleuse question !

3J’ai choisi le mot de mutation à propos du passage de l’architecture rocaille à ladite réaction du « goût à la grecque1 », symbole expérimental du renouveau à l’antique, à Paris notamment, autour de 1750-1760. Si je laisse de côté la question complexe que soulève en France les nostalgiques du « grand genre » où perdure l’idéal d’une architecture classique qui avait contribué en leur temps à la gloire de Louis XIV et de Colbert, dans les milieux académiques proches de J.-F. Blondel au milieu du xviii^e siècle, et pour des raisons idiomatiques2, si je simplifie utilement ici, donc, je constate que la mutation, qui désigne une transformation radicale portée par des objectifs de changement ou de progrès, désigne l’art rocaille comme moderne – c’est-à-dire opposé à l’ancien dont l’antique inspirait la norme depuis la Renaissance3.

4Or, avec un raisonnement similaire, le « goût à la grecque », qui s’épanouit à Paris dans la seconde moitié du règne de Louis XV et qui se répand dans les provinces (y compris dans des pays voisins comme les Pays-Bas méridionaux4) dans les années 1770, apparaît tout autant porteur de modernité en art. Condamné par les esprits traditionalistes comme une mode irréfléchie et déplaisante dans son principe d’exacerbation ornementale, inspirée par de nouvelles perspectives érudites et libertaires (justement) sur l’antique et le goût du voyage (dans l’espace et le temps), ce « goût à la grecque », expérimental (chez Soufflot, Neufforge, Delafosse et certains piranésiens français5), s’est épuré ensuite pour atteindre la grande maturité classique des styles gréco-romains mythiques (idéaux) et archéologiques. Comment relancer l’interrogation opérante sur ces apparentes contradictions qui lient le rôle du passé dans l’inspiration au progrès moderne ? Antérieur au style « arabesque » (chez Adam, Clérisseau ou Bélanger), parallèle au renouveau palladien européen et au grand mouvement piranésien, précurseur du dit « style Louis XVI » – selon la nomenclature du xix^e siècle –, mais sans approcher « l’étrusco-pompéien » à l’anglaise, ce « goût à la grecque », évolutif lui-même, aurait-il à nouveau sa place dans les nomenclatures stylistiques, alors que le xix^e siècle en a banni ou détourné l’usage6 ? Dans le cadre des sciences humaines, la question n’atteint sa pertinence que si elle est posée dans le cadre d’une plus ample interrogation sur l’imaginaire stylistique ; c’est-à-dire une croyance commune dans la légitime inspiration (voire l’authenticité) des sources formelles du passé prestigieux, sans cesse estimées ou confrontées à l’imitation (originelle en art) de la Nature. Comment espérer approcher cet imaginaire du « goût à la grecque » ?

5Le concept de migration, si l’on s’en tient au cadre de l’imaginaire qui unit dans le goût le trinôme générateur de l’activité créatrice en société : commande, exécution, réception, en un lieu où la motivation identitaire que soulèvent des mutations se renforce, s’exacerbe même, ce concept de migration pourrait présenter de grandes vertus d’éclaircissement de la volonté et de la valeur d’art d’un patrimoine aujourd’hui encore certainement sous-évalué. Le lieu, laboratoire de l’imaginaire, c’est évidemment ici la ville dont l’espace, les formes et l’histoire expriment un art urbain, particulièrement identifié dans le territoire, face aux campagnes, à d’autres villes et au sentiment du paysage ou de la beauté partagée.

6Les conditions d’émergence d’un antique revival au style très épuré, la rapidité d’exécution et la parfaite continuité de réalisation des programmes d’embellissement, durant un demi-siècle, font de la ville de Nantes un cas d’étude privilégié de ce phénomène d’appropriation d’un imaginaire – géographique, culturel et identitaire – lié au sentiment de migration d’une pensée civilisatrice. En l’occurrence, le déplacement de celle-ci s’effectue des bords de la Méditerranée gréco-romaine vers la façade atlantique exposée au Nouveau Monde…

7Grand port de l’estuaire de la Loire, ville qui double sa superficie et sa population en moins d’un siècle, entre 1720 et 1800, Nantes, entre 1780 et 1820 environ, est livrée au génie de l’architecte-urbaniste Mathurin Crucy, élève d’Étienne-Louis Boullée, lauréat de l’Académie royale à Paris et pensionnaire à Rome, compagnon du grand peintre J.-L. David. Sur le modèle parisien, sans méconnaître Londres et Rome, la capitale économique de la Bretagne est donc livrée à une mutation « néo-classique » étendue, radicale et harmonieuse. Cette mutation des formes et des structures urbaines, qui s’approprie la symbolique véhiculée par l’imaginaire « à la grecque », révèle une véritable migration de l’esprit hellénisant, que l’on observera d’ailleurs non seulement dans la ville, mais également dans la campagne de la villégiature (elle appartient aux grands négociants nantais) : les mœurs « épurées » s’expriment dans la transplantation du paysage à l’antique, identitaire et moralisateur.

Les mutations plastiques de la ville moderne et l’avenir « à l’antique »

8Auteur d’une précieuse étude du parallèle entre Nantes et Bordeaux au xviii^e siècle (des deux grands ports français de l’Atlantique, le second était beaucoup plus étendu, plus peuplé, et urbanisé plus précocement que Nantes), l’historien Jean-Claude Perrot7, achevait son bilan économique, politique et urbain, sur le caractère des programmes de l’architecture nouvelle qui symbolise le progrès inédit et fabuleux de ces villes portuaires, dans leur apparence même :

« Une solution théâtrale est adoptée pour Bordeaux. Comme une scène la ville doit être contemplée du fleuve pour qu’apparaisse la ponctuation de ses beaux monuments : la bourse, la monnaie, la place royale. Réciproquement les terrasses de la place royale sont faites pour le fleuve et le spectacle des navires. Mais tout est vision, la réalité des opérations portuaires est particulièrement déplorable8, l’urbanisme a illustré la puissance du négoce plus qu’il ne l’a servi. À Nantes triomphent les solutions métaphoriques. Le plan de l’architecte Rousseau se proposait de régler la circulation urbaine par l’ouverture de boulevards en forme de cœur9 : l’analogie sanguine est explicite. Non loin, l’île Feydeau est modelée en forme de navire descendant la Loire ; l’arrière de cette embarcation fait d’ailleurs obstacle à l’écoulement des eaux fluviales : l’harmonie du monde symbolique et celle du monde réel ne sont pas pré-établies.
Ces partis urbains qui évoquent le théâtre, ces analogies symboliques nous avertissent que nous venons de quitter l’économie pour le langage de l’art. Mais comme les rêves ou les pulsions économiques circulent aussi en architecture, leur recension minutieuse apprendrait également beaucoup sur la psychologie des entrepreneurs et l’inconscient de l’homo oeconomicus10. »

9Jusque dans les années 1756-1757 (dates de l’exécution du plan général de la ville, relevé par François Cacault (fig. 39), et sans tenir compte du début d’urbanisation de l’île Feydeau), Nantes était demeurée une ville médiévale. Deux axes routiers, situés au confluent de l’Erdre et de la Loire, à une soixantaine de kilomètres de l’Océan, étaient à l’origine de la création de l’oppidum romain dont les limites fortifiées servirent de base à l’enceinte de la cité. Une ligne de ponts, qui enjambait les nombreuses îles de la Loire, reliait les rives du port, situé extra muros, au sud du pays (fig. 32). Bien qu’elle dépassât 40 000 âmes au début du xviii^e siècle, la ville de Nantes avait toujours un aspect modeste : enserrée dans ses murailles, elle s’accommodait d’un réseau de rues étroites et tortueuses bordées, sur un petit parcellaire, de façades de maisons construites en bois et en torchis. Confuse, la circulation générale n’était guère ponctuée que de carrefours élargis, en guise de places ; malgré la présence de l’énorme château des ducs de Bretagne (ses tours s’intégraient dans les murailles baignées par le fleuve), d’un beffroi, d’églises gothiques – dont la cathédrale inachevée – et de rares hôtels du xvii^e siècle, l’aspect monumental de la ville demeurait, pour le moins, imperceptible.

10Or l’extension considérable des faubourgs, notamment dans la zone portuaire extra-muros, à l’ouest, exigeait – avec la destruction enfin décidée des remparts – le dessin d’un nouveau plan global dont les multiples avantages devaient ressortir à l’amélioration de la circulation, à la structuration des abords du vieux centre, à la création de places, de quais et d’équipements institutionnels, administratifs ou commerciaux (chambre des comptes, bourse de commerce, halles, salle de spectacle, etc.) dont l’aspect monumental donnerait une image reconnaissable de la grande prospérité de la ville. La création de nouvelles promenades, plantées d’alignements d’arbres et formant un « point de vue » sur la Loire et l’Erdre, la reconstruction en pierre de taille de l’habitat, immeubles de rapport et de grands hôtels à usage mixte (habitat, commerce et locations), illustrent deux aspects du confort citadin où désormais l’inorganisation des cheminements séculaires et la précarité (en cas d’incendies) des maisons en bois, ressortissaient à un passé révolu, obstacle au développement citoyen de la cité des Lumières !

11Pierre Lelièvre a étudié les différentes phases des embellissements nantais11. Schématiquement, trois périodes déterminent trois types d’intervention et de style très différents. Entre 1720 et 1760, le renouveau ponctuel de l’habitat du quai de la Fosse, sur le port, engendre un embryon d’urbanisme de l’île Feydeau : les riches négociants et armateurs extériorisent leur puissance par le truchement de vastes façades au décor sculpté rococo, agrémentées de luxuriantes grilles de fer forgé aux ornements « rocaille ». À travers la mythologie, ce décor figuratif et délicat évoque la navigation soumise aux Éléments et source de prospérité issue des richesses naturelles de la mer. Ingénieurs, architectes ou entrepreneurs locaux sont les maîtres d’œuvre de cette forme d’habitat gracieux qui, toujours aussi ponctuellement, pénètre en certains endroits de la vieille ville. C’est durant cette époque qu’apparaissent également plusieurs grands projets pour l’ensemble étendu de la ville ; projet de place royale12 devant la vieille bourse à reconstruire, projet symbolique d’un tracé de promenades plantées en forme de cœur enserrant la ville (fig. 34)13, plan pragmatique commandé au grand architecte parisien Pierre Vigné de Vigny (1755, fig. 33)14, etc., accompagnés de nombreux projets de bâtiments publics dont les dessins, aujourd’hui conservés, promettaient à la ville de Nantes une nouvelle monumentalité d’inspiration baroque, parfaitement harmonisée avec le nouvel habitat de pierre blanche sculptée.

12La conjoncture retarda les décisions et la réalisation des projets, jusqu’à la prise de fonction d’un nouvel architecte-voyer, parisien de naissance et de formation : Jean-Baptiste Ceineray, dont le plan d’urbanisme dessiné en 1761 fut approuvé en 1766 par le Conseil du Roi, et aussitôt mis en œuvre (fig. 37)15. Illustrant la tradition académique « à la française » du xvii^e siècle, alors âprement défendue par le grand théoricien Jacques-François Blondel16 et bon nombre d’ingénieurs à travers la France (et notamment à Bordeaux), Ceineray réalise une architecture sobre, « classique » dans l’usage très modéré des ordres antiques, et digne dans son application rationnelle de la convenance et de la bienséance – retour aux valeurs des Anciens qu’on souhaitait désormais opposer au style débridé (rocaille) des modernes ! Avec la Chambre des comptes (aujourd’hui Préfecture), où il illustre un type monumental qu’affectionne alors Ange-Jacques Gabriel, Ceineray décline ensuite une architecture blondellennienne très sobre où la référence à l’antique demeure plutôt allusive (frontons, entablements doriques), dans d’immenses façades d’immeubles à programme qui bordent les quais de la Loire et de l’Erdre, mais aussi les deux grandes promenades unies par la nouvelle place d’Armes, à l’est de la ville (entrée de la route de Paris). Fortement symétrique, cette architecture exprimait des tracés orthogonaux, ponctuels : rectification du tour de la vieille ville, places de dégagement et accès dans l’axe des monuments. Ceineray commençait à dessiner les plans de structuration de la nouvelle ville qui s’étendait vers l’ouest, parallèlement au port, quand son état de santé déclinante le fit remplacer en 1780 par le jeune Nantais Mathurin Crucy, élève du visionnaire Boullée, auréolé du Premier Grand Prix de l’Académie royale d’Architecture de Paris, l’année même où la mort de Blondel (1774) désignait l’archéologue-architecte Julien-David Le Roy, auteur des Ruines des plus beaux monuments de la Grèce17, à la succession du vieux professeur – peu apprécié de Crucy (cf. infra). À la suite des deux mutations successives, entre 1720/1760 et 1761/1780, que je viens d’évoquer très rapidement, Crucy en opère une troisième qui tient lieu d’une véritable métamorphose « à l’antique » de la ville neuve en gestation et qui justifie, sur le plan de l’imaginaire, l’adoption du concept de migration de l’esprit hellénisant.

13Les antécédents culturels nantais ne laissaient en aucun cas prévoir la nature et l’ampleur des embellissements cruciens qui dessinent en tracés triangulaires ou semi-circulaires les espaces et la circulation de la ville neuve, la dotant d’édifices publics et d’immeubles à programmes aux volumes purs (à la Boullée), mais animés de jeux d’ombre décidés (corniches répétées, soulignées de balcons en fer forgé, linéaires) devant lesquels se profilent des portiques de colonnes libres. En bon disciple du Père Laugier, Crucy évite le fronton décoratif18 et s’inspire, pour l’urbanisme, du schéma de triangulation des tracés de forêt recommandé par le théoricien jésuite. Multipliant les aires plantées d’ormeaux ou de tilleuls (fig. 59 et 61), Crucy harmonise, au-delà du paysage fluvial, la relation physique et symbolique qu’entretient la double inspiration de la Nature et de l’Antique épuré.

14L’étroite maîtrise, par un seul architecte et son agence, à la fois du système stradal de la ville, de son architecture publique et de l’habitat monumental qui l’accompagne, sur plusieurs décennies, pose la question de l’origine et de la légitimité (admise par les commanditaires et le public ?) de cette esthétique urbaine alors révolutionnaire, même à Paris d’où rayonne en France, par tradition centralisatrice, toute innovation…

Figure 1. – Schéma d’interprétation des tracés de l’urbanisme nantais au xviii^e siècle à partir du plan gravé de 1795 (dit de Coulon, cf. fig. 51), actualisé en 1825.

Figure 2. – Schéma d’interprétation du tracé diagonal et de ses articulations rayonnantes, d’après le plan de Nantes gravé en 1825 et vérifié exactement sur la photographie aérienne de la ville (IGN).

15Les premières interventions et le style des œuvres de Crucy qui achève le programme commencé par son prédécesseur Ceineray, se développent d’abord en toute continuité aux accès de l’ancien centre urbain ; la vraie mise en scène « à l’antique » de la ville de progrès se déploiera ensuite dans les quartiers du commerce et des loisirs qui accompagnent le secteur portuaire. En résumé, voici l’ampleur du chantier dont, entre 1780 et 1800, Crucy donne les plans de voierie et d’architecture et conduit les travaux : halle aux poissons et quai à l’est de l’île Feydeau (1783), grand théâtre et immeubles de place Graslin qui lui font face (1784-1787), halle aux blés (1786), place Royale (1788), immeubles de la place de la Chambre des comptes, hôtel Montaudoin et colonne votive place d’Armes, sorte de Propylées de l’entrée est de Nantes (1786-1790), cours Cambronne (nom actuel, 1791, fig. 50), bourse de commerce (1790-1814, fig. 59), bains publics et quais à l’ouest de l’île Feydeau (1800, fig. 61). Temporairement destitué de son poste d’architecte de la Ville durant la Terreur, Crucy retrouve rapidement une position officielle : tandis que son neveu Mathurin Peccot le remplace, il devient en 1809 architecte en chef du département, et donne encore les plans de l’ancien musée des Beaux-arts et de la halle aux toiles (1821), de l’église Saint-Pierre et de plusieurs églises rurales au sud de la Loire…

16Dans cette pierre calcaire blanche et délicate, caractéristique du val de Loire, le tuffeau, la cohérence expressive, fonctionnelle et symbolique de tous ces tracés monumentaux et édifices publics ou privés n’a pu, à l’évidence, être concrétisée qu’avec l’assentiment des responsables officiels de l’urbanisme nantais. Fort de son expérience romaine, Crucy déclarait : « Lors de mon voyage à Rome, je vis les ouvrages de l’Antiquité, et j’en fus frappé d’une manière ineffaçable […]. Je me suis attaché constamment à la simplicité et à la pureté ; j’ai eu sans cesse devant les yeux les Égyptiens et les Grecs, j’aurais voulu pouvoir allier les grandes idées des premiers à l’élégance des seconds19. » Édiles, spéculateurs, entrepreneurs, grands bourgeois, mécènes, adhéraient-ils, avec le public à ces prises de position artistiques, et dans quel idéal identitaire ou culturel ?

Le « goût à la grecque » épuré, sentiment de migration d’une pensée civilisatrice

17Les historiens de l’Antiquité ont depuis longtemps décrit la ville monumentale grecque (notamment hellénistique) ou romaine, comme une entité exprimant un urbanisme de la promenade et de la contemplation artistique. Avant Piranèse qui célèbre les fastes de Rome au xviii^e siècle, Germain Boffrand, dès 1745 dans son Livre d’Architecture, loue la pratique des arts libéraux des Anciens, à travers leurs vastes édifices destinés aux loisirs du peuple et aux activités éducatives qui y étaient associées :

« Tous ces édifices capables de contenir un grand concours de peuples, d’une construction magnifique et qui étonnent jusque dans leurs ruines, donnaient aux architectes de ces temps-là de grandes et fréquentes occasions de déployer leurs talents, de cultiver et de perfectionner tous les jours leur art, et d’en établir des principes qui devenaient plus certains parmi un peuple libre [je souligne], accoutumé à voir de superbes et beaux bâtiments, et qui ne pouvaient souffrir le médiocre, que chez les autres nations, où ces jeux, ces exercices et ces spectacles n’étaient pas en usage, où l’art de l’architecture n’était employé qu’à la construction des maisons des particuliers et pour les seuls besoins de la vie20. »

18À l’évidence, et en contrepoint des activités de commerce, de subsistance, d’administration et de culte, à Nantes, comme à Bordeaux ou à Paris, les loisirs ont été favorisés dans la seconde moitié du xviii^e siècle, afin de combattre l’oisiveté, cause de maints désordres. En des lieux identifiés comme instruments de police urbaine et comme monuments d’une activité supérieure, destinée à l’exercice hautement symbolique du divertissement, de l’amusement, de la récréation et des réjouissances publiques ou individuelles, Nantes s’offre des promenades plantées, un luxueux théâtre, des cafés, un hôtel de voyageurs distingué21, un wauxhall, des bains publics, bientôt une bibliothèque et un musée, etc. L’Encyclopédie avait donné du loisir une définition idéale, empruntée à l’expression de l’otium des Romains :

« Temps vide que nos devoirs nous laissent, et dont nous pouvons disposer d’une manière agréable et honnête. Si notre éducation avait été bien faite, et qu’on eût inspiré un goût vif de la vertu, l’histoire de nos loisirs serait la portion de notre vie qui nous ferait le plus d’honneur après notre mort, et dont nous nous ressouviendrions avec le plus de consolation sur le point de quitter la vie : ce serait celle des bonnes actions auxquelles nous nous serions portés par goût et par sensibilité, sans que rien nous y déterminât que notre propre bienfaisance22. »

19On ne pensait pas différemment du côté de Tibur, à l’époque lointaine où l’empereur Hadrien se faisait construire sa somptueuse villa23, ville en réduction et paysage du monde, pour occuper ses loisirs de fin helléniste, certes, mais plus encore exprimer la Paix romaine universelle ! Et au milieu du xviii^e siècle, les ruines de la villa d’Hadrien ne devinrent-elles pas l’un des hauts lieux de la méditation des jeunes architectes français, anglais et italiens, tous piranésiens, en mal de réforme de l’art de bâtir ? Dessins et gravures, rapportées de la Ville Éternelle, de ses environs, mais aussi de Grande Grèce (Herculanum, Pompéi, la Sicile), d’Athènes, d’Asie Mineure et bientôt de Provence… témoignent, à travers les expositions, les estampes de boîtes d’optique et les publications savantes de l’époque, de l’émulation créatrice dont firent preuve les dessinateurs, architectes, de la ville des Lumières24. Mathurin Crucy est un des meilleurs représentants de cette génération enthousiaste qui pratique in situ le dessin de relevé de ruines et le croquis d’aide-mémoire. Les témoignages sont précis, et en situation : dès 1779 (après quatre ans passés à Rome et en voyages en Italie25), l’architecte nantais dessine sur les plans d’embellissement inachevés du vieux Ceineray des cartouches de fragments d’antiques (fig. 40), compositions de colonnades, de voûtes en perspectives et d’effets de transparence, dont il prévoit déjà le rôle dans son architecture parlante26. Le dessin à intention pédagogique ne fait pas de doute ici : l’architecte révolutionnaire souhaitait toucher la fibre sensible (en innovation) de ses commanditaires les plus avertis.

20Dans la ville des loisirs, l’ordonnance de portiques à l’antique s’allie aux sculptures et aux voûtes monumentales disposées à l’air libre, au jeu des surfaces lisses, des bossages variés ou des parements à refends, et aux formes géométriques pures. Une esthétique du fragment, de la citation, mise en scène dans une vision spatiale qui exprime dans le clair-obscur les enchaînements formels du plan, incite à la promenade (fig. 50, 59, 60 et 61), à la flânerie artistique et à l’adhésion aux valeurs de la représentation civique – celle-là même dont Diderot exprime la nostalgie en contemplant les tableaux de ruines d’Hubert Robert ! L’harmonie recherchée entre le public et le privé détourne définitivement l’art urbain des modèles donnés auparavant par l’art de cour : telle est une des leçons du culte de l’antique dans l’architecture et de l’étonnante diversité de ses principes d’application, notamment dans le rapport intime qui associe désormais, et à Nantes sur une grande échelle, l’architecture d’habitation et de commerce aux monuments publics. Et l’architecture de loisir, elle-même, pourrait être considérée comme un laboratoire d’innovations stylistiques liées aux ambitions culturelles du Public. Telle est l’idée d’une France « à la grecque » (dès les années 1750-1760)27, image souhaitée par la nécessité des réformes entreprises par la monarchie affaiblie. Image conductrice, ensuite, d’une révolution politique qui abolira l’Ancien Régime, en se réclamant des démocraties d’Athènes et des Temps de Brutus (événements obligent). Paris, Marseille, Bordeaux, Toulouse ou Besançon, parmi bien d’autres villes, connaissent cette mutation, certes, mais aucune d’entre elles n’en dispose comme à Nantes sur le doublement de sa superficie dont l’ensemble est confié à un seul maître d’œuvre !

21Or l’idée d’uniformité n’est qu’intentionnelle : chaque programme est traité par Crucy selon l’expression qui doit en caractériser l’usage et sa propre vision de l’art. Sa plus belle réalisation, sciemment inspirée du chef-d’œuvre de M.-J. Peyre et De Wailly à Paris – la nouvelle Comédie française28 – s’affirme dans la façade et la place du Théâtre Graslin dont l’esthétique antiquisante diffère toutefois totalement du modèle invoqué. Crucy réinvente des solutions distributives, spatiales et plastiques : ici, l’entrecolonnement libre du vestibule colossal voûté qui ouvre la façade du théâtre sur sa place monumentale (fig. 54 et 55), reprend le motif central de son Grand Prix de 1774 (un Projet de bains d’eau minérale). Comme tous les maîtres inspirés, Crucy montre la constance de son imagination – dans d’autres motifs, elle rejoint la manière de composer de Boullée, De Wailly, Ledoux et de leurs émules parisiens, ou encore Combes, le Bordelais. Évoquant l’Antiquité revisitée, Crucy écrivait :

« C’est dans ces sentiments, dans ces principes, avec cette vénération réfléchie [je souligne] pour tous les beaux restes de l’Antiquité, que chargé de donner à Nantes une salle de spectacle, j’ai tâché d’y exprimer, autant qu’il a été en moi, toute la simplicité, la pureté et l’élégance de l’architecture grecque. […] J’avais étudié les principes des Égyptiens pour les grandes dispositions, et j’ai toujours regardé ce peuple comme le premier, et comme le père des sciences et des arts : ce sont ensuite les Grecs qui, par la beauté, l’élégance et la pureté de leurs admirables proportions, ont fixé à jamais le goût et le choix des ornements29. »

22Le fameux économiste britannique, Arthur Young, lors d’un de ses voyages en France à la fin du règne de Louis XVI, s’était exprimé en termes sensibles sur la découverte de la ville de Nantes : après avoir traversé la province de Bretagne, constaté les archaïsmes agraires, la désolation de la lande aride et les mentalités arriérées et superstitieuses des Bretons ne parlant pas français, sans transition l’arrêt de sa voiture sur la place du théâtre à Nantes le plonge avec stupéfaction dans la modernité et l’antique. Le parallèle avec Londres s’impose à son esprit pour évoquer à son lecteur les fastes urbains tout neufs de la capitale économique de la Bretagne :

« À mon grand étonnement, j’ai vu que ce désert s’étend jusqu’à trois milles de la grande ville commerciale de Nantes ! C’est là un problème, et une leçon à méditer […]. Sitôt mon arrivée à Nantes, je suis allé au théâtre, tout récemment construit en pierre blanche. La façade a un superbe portique, avec huit colonnes élégantes ; quatre autres colonnes, à l’intérieur, séparent ce portique d’un grand vestibule. À l’intérieur, tout n’est qu’ors et peintures, et le coup d’œil d’entrée me fit grande impression. La salle est, je crois, deux fois plus grande que Drury Lane [célèbre théâtre de Londres] et cinq fois plus magnifique. Comme c’était dimanche, elle était comble. Mon Dieu ! m’écriai-je en moi-même, est-ce à un tel spectacle que conduisent les landes, les déserts, les bruyères, les genêts et les tourbières que j’ai traversés pendant trois cents milles ? Par quel miracle toute cette splendeur et cette richesse des villes de France n’a aucun rapport avec l’état des campagnes30 ? »

23Dans le cadre d’une réflexion sur les thématiques de la migration, fusse-telle pour l’art « à l’antique » de l’ordre de l’imaginaire partagé, lorsqu’il s’agit de Nantes, une autre migration, hélas bien concrète s’impose à la mémoire ! Il s’agit de la traite des Noirs (source de revenus majeure des négriers) qui ont peuplé les colonies d’Amérique et des Antilles. Qu’apporte donc en art, cet enrichissement dans la honte, plus inconsciente que cynique peut-être ? Rien d’autre que de l’argent utile au commerce, à l’industrie florissante (cotonnades, dérivés de la canne à sucre, épices, bois précieux, constructions navales, etc.) et à l’urbanisme de progrès qui devait remarquablement contenir et exprimer la croissance de ces activités…

24Or cet urbanisme, qui s’expose avec des tracés et des architectures changeantes – privées comme publiques –, semble vouloir soumettre les lieux et les espaces de la représentation sociale et culturelle à l’influence de ces grandes mutations, préalables, que suscitèrent aussi l’économique et le politique. En effet, en un siècle se crée un espace atlantique, bien identifié par son trafic, son commerce et les guerres maritimes qui dominent tout le siècle des Lumières.

25L’époque antérieure des découvertes demeurait soumise à un mouvement centripète lié au retour des richesses provenant du Nouveau Monde ; mais au xviii^e siècle, l’Europe a déplacé ses activités, depuis le bassin méditerranéen jusqu’aux côtes de l’Atlantique31. Le rayonnement civilisateur, mouvement centrifuge, exige l’affirmation du centre où s’élabore le modèle colonial. L’image de la « nouvelle Athènes », rebondit à partir du rôle reconnu de l’ancienne mère de la civilisation occidentale : elle se développe par un simulacre qu’exalte l’imaginaire d’une position idéale du grand modèle antique saisi entre l’Égypte et Rome – Crucy, on l’a vu plus haut, évoque clairement cette évolution. Telle est la mutation à caractère migratoire, fondatrice du phénomène qui nous intéresse ici. Mais pourquoi mieux à Nantes qu’ailleurs, dans le corps même de la ville et les mentalités de ses habitants ? Parce que la société de négoce qui dirige (à bien des égards sans partage) l’économie politique de la cité portuaire s’est sentie investie d’une vocation moralisatrice, civique d’abord sous l’Ancien Régime (Nantes n’est ni une ville aristocratique, ni parlementaire, ou terrienne, comme sa rivale bretonne Rennes32, ou Bordeaux). Ce civisme, confronté à la Révolution, s’exprimera ensuite par des accents républicains qui, confrontés à la Terreur et aux guerres civiles de Vendée, s’affichera par un patriotisme fervent et parfaitement conscient de la volonté identitaire forte qui devait en concrétiser la cohésion.

26Nantes est une des rares villes de France, riche, où les instances du royaume n’ont exercé qu’un contrôle minimum sur son urbanisme et son architecture. Les Gabriel n’y ont rien construit (contrairement à Rennes, Bordeaux ou Dijon) et l’Académie royale a d’emblée fait confiance à un de ses meilleurs élèves, Mathurin Crucy, qui sera le seul maître en place, durant plusieurs décennies, on l’a vu. À cette échelle, Nantes est la seule ville de France à connaître une telle unité de création : or son architecte, Crucy, n’est pas parisien (comme l’étaient Ceineray, ou V. Louis ou C.-N. Ledoux, qui interviennent à Bordeaux ou Besançon), c’est un Nantais, qui plus est lui-même très actif au sein de sa famille dans l’entreprise de construction en charpente, dans le négoce du bois et dans les constructions navales. Artiste auréolé de la double formation parisienne et romaine, au plus haut niveau (il se lie d’amitié, par exemple, avec deux des peintres les plus célèbres du temps, David et Valenciennes), bourgeois, homme d’affaires, il entretient des relations avec le célèbre banquier parisien Récamier et présente à Napoléon I^er, lors de son passage à Nantes, d’audacieux projets pour l’aménagement d’un avant-port de Nantes à Saint-Nazaire (l’avenir le créera, sur d’autres plans)… Crucy peut donc apparaître comme un guide de cette nouvelle société dirigeante, artiste visionnaire certes, architecte doué d’une grande imagination et rigoureux bâtisseur, républicain modéré de sentiment et citoyen de fait, sans aucun doute, mais parfaitement intégré comme acteur à la société de négoce qui dirige la ville.

27De quels mécanismes la migration de l’imaginaire qu’il partage avec ses concitoyens est-elle redevable ? Voici quelques pièces à conviction, avant de conclure sur l’engagement de l’artiste et du cénacle culturel qu’il fréquente dans le loisir projeté hors de la ville… Le milieu familial de Mathurin Crucy correspond bien à l’idée que l’on se fait de cette bourgeoisie très entreprenante et progressiste qui assignait à l’idéal culturel une valeur d’identification sociale. La jeunesse de Crucy est placée sous le signe d’un des thèmes favoris du siècle : la Réunion des Arts : « Nous avions donc arrêté, écrit-il dans ses souvenirs, que je serai architecte, que mon frère Jean serait à la tête des affaires de la maison, Louis peintre et Antoine sculpteur33. » Seul Louis commencera une carrière de peintre, en suivant son frère aîné à Paris, puis à Rome, où il partagera un logement avec le paysagiste Valenciennes ; mais la gestion de l’entreprise familiale concentrera rapidement les activités des frères Crucy, l’architecte lui-même n’ayant jamais renoncé aux affaires34… Lorsqu’il évoque son passage comme élève à l’Académie royale d’Architecture, Crucy – sous la houlette de Boullée et de J.-D. Le Roy – peut s’enorgueillir d’appartenir au cercle des progressistes et de contribuer avec eux à l’épuration du goût :

« Je crois qu’un grand changement dans le goût de l’architecture n’a été sensible en France qu’à l’époque de la mort de M. Blondel, arrivée après que j’eus obtenu le second prix […]. Lorsque je fus délivré de ce pédant de Blondel, je pris un essor plus étendu dans le projet des bains publics que je composais à l’Académie. Ce projet a été fait dans le genre des anciens, sans ressembler à aucun de leurs monuments [je souligne]. Il obtint l’unanimité des suffrages de l’Académie. Il est encore entre mes mains et depuis ce temps je l’ai plusieurs fois examiné avec toute la maturité d’un jugement exercé ; je n’ai pas vu qu’il fut possible d’en tirer un parti plus heureux que je ne l’avais fait alors. Je t’avoue que cette époque a toujours été à mes yeux, celle de la restauration de l’Architecture à l’Académie […] ; enfin ce projet a servi à épurer le goût, et, dans l’espace de quelques années, l’École a été purgée de tout ce fatras de choses inutiles ou superflues. Lors de mon voyage à Rome, je vis les ouvrages de l’Antiquité, et j’en fus frappé d’une manière ineffaçable. J’en ai parcouru quelques uns avec toi35, et tu sais de quelle admiration vive et sentie ils m’ont pénétré36. »

28Décisif par l’expérience qu’il procure, le séjour à Rome amplifie l’aptitude du jeune architecte à rêver d’une antiquité revivifiée. L’archéologie et la théorie prirent chez lui la connotation d’une rêverie poétique opératoire ; ses conséquences, déjà visibles dans son œuvre édifiée à Nantes, seront particulièrement sensibles dans sa participation active au modelage de la villégiature, dans une nature idyllique. Cette capacité n’avait-elle pas été entretenue à Rome par son appartenance à la très mondaine Société des Arcades dont les membres, admis comme « Pasteurs » déclamaient tous les ans poèmes et discours à la remise des prix de l’Académie de Saint-Luc ? « Tous les Arcadiens étaient en la Société des Arcades égaux entre eux et s’effaçait alors toute distinction honorifique extérieure. Pour être agréé arcadien, il fallait débourser de 15 à 30 écus et être parrainé par deux autres Pasteurs. Mathurin Crucy fut, en un premier temps déclaré : Pasteur arcadien surnuméraire sous le nom de Dinocrate [sic]37. » Depuis des décennies, Voltaire, retiré en sa petite république, jouait lui-même pour ses hôtes Sémiramis, Brutus, l’Orphelin de la Chine ou œdipe – tout en se laissant aborder comme l’Oracle de Delphes, disait Diderot ! L’année de la mort du prophète de Ferney, en 1778, le jeune architecte pouvait bien, dans la patrie d’adoption de Nicolas Poussin, s’adonner à l’illusion de vivre démocratiquement « à la grecque »…

29Et, plus tard, tandis qu’il recrée Athènes sur les bords de la Loire, Crucy prolonge en effet la rêverie (au sens Bachelardien ?) au-delà de la ville, dans une villégiature virgilienne, visiblement « à l’italienne » par le site et la végétation, qui, disait-on, avait inspiré Poussin lors d’un périple en France38 : la fameuse villa de la Garenne Lemot dont le parc domine toujours les bords escarpés de la Sèvre nantaise à Clisson39 – à 25 km au sud de la Loire. Architecte municipal de Nantes, puis du département de la Loire-Inférieure, Crucy inspirait, autant qu’il exécutait, une politique de l’architecture urbaine, privée et publique. Or, bien qu’elle fût une commande privée40, la villégiature de la Garenne Lemot à Clisson coïncidait avec une véritable reconquête politique du pays nantais du sud-Loire récemment dévasté par la guerre civile de Vendée. Le renouveau italianisant « à l’antique » qui caractérise les constructions ne se limite pas aux riches maisons de campagne sises dans de nouveaux parcs paysagers ornés, à la manière des tableaux de Valenciennes, de rochers, cascades et de fabriques – dont un temple de Vesta et un tombeau portant l’inscription Et in Arcadia ego, à la Garenne. Il s’établit dans l’architecture rurale, villageoise, civile et religieuse, en même temps que l’agriculture, (notamment le vignoble) et la petite industrie, tributaire de l’énergie que dispense la Sèvre, affluent de la Loire, raffermissent les liens économiques avec le grand port. À cette résurrection d’un terroir soumis à la ville, l’idée de formes initiales idéales avait été donnée par un groupe d’amis, artistes, politiques et intellectuels, tous férus du souvenir de Rome par leur propre expérience d’un séjour formateur : Lemot, célèbre sculpteur parisien, propriétaire de la Garenne, Crucy, son architecte, et les frères Cacault, notables nantais, fils de l’auteur du premier plan géométrique de Nantes41, dont l’aîné, François, était ambassadeur de France en Italie (à Naples, à Florence, puis à Rome), et le cadet, Pierre, peintre, chassé d’Italie par les manifestations anti-françaises de 1793, en même temps que les frères Sablet, célèbres peintres suisses. Acheté en 1798, le domaine de La Garenne fut le lieu de leurs retrouvailles et l’endroit idéal pour fonder un musée digne d’abriter la fabuleuse collection de peinture de François Cacault – noyau de l’actuel musée des Beaux-Arts de Nantes, pour lequel Crucy lui-même avait formulé un projet dès 179642. Le loisir de la villégiature, associé à la présence du musée et du renouveau de l’économie, sur lequel s’appuiera plus tard le prestige du vin de Muscadet, donne ici la mesure du rayonnement de l’imaginaire nantais.

30Le contraste entre cet environnement du sud-Loire (il se développera dans le goût italo-antique jusqu’au milieu du xix^e siècle) et les abords de Nantes situés sur la rive droite, au nord, est d’autant plus frappant que la ville semble isolée des terres bretonnes auxquelles pourtant elle appartient de par la tradition historique. On l’a vu plus haut, Arthur Young, en 1788, s’était émerveillé de ce constat des apparences, tout en philosophant sur la désolante infériorité des campagnes françaises face à la prospérité et aux embellissements urbains croissants…

31Parfait représentant de la société bourgeoise nantaise influente, l’architecte offrait donc à ses concitoyens armateurs et négriers, une image sublimée de leurs loisirs ! Et il n’en était pas peu fier, en s’interrogeant sur les architectes de son temps : « Sans doute il y a eu parmi les modernes des hommes d’un grand talent, mais pas un architecte qui ait approché des Grecs. Si je pense ainsi des autres, quelle idée dois-je avoir de moi43 » écrivait-il, au soir de sa vie, à un de ses confrères parisiens, ancien compagnon romain de ses rêves44. Cette rapide étude sur la valeur d’embellissement de la ville à l’époque des Lumières, fondée sur un imaginaire partagé entre l’aspiration vers une Nature idéale et l’admiration pour l’Antiquité modèle (objet d’émulation), n’apporte-t-elle pas un élément de réponse à l’interrogation sur le concept de migration, ici celle de la pensée hellénisante, civilisatrice face au Nouveau Monde d’outre Atlantique ? Véritable ennoblissement d’une activité capitaliste triomphante, internationale, la fonction d’embellissement « à la grecque » se superpose à ce constat des plus récents historiens de l’économie (constat pressenti par les interrogations pionnières de J.-C. Perrot citées plus haut) : « Le négoce atlantique fonctionne comme une machine à rêves45. » Le processus de migration, qui mêle les souvenirs et les ambitions d’un réseau d’hommes entreprenants, cultivés et artistes, consiste alors à importer depuis un milieu mythique (Athènes, vue de Rome), jusqu’au nouveau lieu d’expériences (Nantes), les pièces de la machine à entretenir l’imaginaire ! Abordée par Pierre Lelièvre, amplement revisitée par Claude Cosneau, la carrière de Mathurin Crucy attend toujours d’être révélée au public avec l’exhaustivité qui convient à un génie trop méconnu de l’architecture des Lumières. Alain Delaval, auteur d’une récente et pénétrante monographie sur le Théâtre Graslin46 annonce cette étude d’envergure qu’il prépare depuis longtemps.