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Graslin

 | 
Arnaud Orain
, 
Philippe Le Pichon

Troisième partie. Le quartier Graslin

J.-J.-L. Graslin et la place du théâtre dans la modernisation de la ville

Alain Delaval

Texte intégral

  • 1 Renoul J.-C : « Graslin et le quartier qui porte son nom », Annales de la Société académique de Na (...)
  • 2 « Prix proposés pour 1819 », Annales de la société Académique de Nantes, 1819.

1Jean-Joseph-Louis Graslin est connu dans l’histoire de la modernisation de Nantes avant tout comme un entrepreneur hardi auquel la ville doit la réussite de son extension au-delà des fossés de la vieille ville et le visage complètement nouveau de ce quartier neuf par rapport même aux créations urbaines récentes comme l’île Feydeau ou les alignements des quais. Sa renommée repose davantage sur cette capacité d’investisseur foncier et d’urbaniste que sur ses goûts artistiques ou ses convictions culturelles. Et si la décision de bâtir la nouvelle salle de spectacles au milieu de ce quartier nouveau lui revient incontestablement, il serait hâtif d’en déduire chez lui une prédilection pour le théâtre. L’historiographie nantaise sur Graslin1 se consacre essentiellement à ses compétences d’économiste et à son rôle d’aménageur. Membre de plusieurs académies et sociétés savantes comme la Société d’agriculture des sciences et des arts de Tours, Jean-Joseph-Louis Graslin est de toute évidence un personnage cultivé et sans doute très au fait des nouveautés artistiques et culturelles de son temps, ayant lui-même pratiqué l’art du dessin2 ; mais son activité de promoteur et de bâtisseur à Nantes ne fait guère apparaître ses préoccupations en ces domaines ; Graslin se présente avant tout comme un spéculateur, et les choix qu’il fait en matière d’urbanisme tant pour les plans d’alignement que pour les monuments qu’il propose de placer au centre de son quartier traduisent chez lui une ambition de concentrer l’essentiel des activités publiques autour de la place centrale de ce nouvel ensemble urbain, que rien ne prédisposait, au départ, à recevoir une salle de spectacles.

2Il convient de rappeler dans quelle situation se trouve la pratique du théâtre ou de l’opéra à Nantes à l’époque où Graslin soumet aux autorités publiques son projet de création d’un nouveau quartier.

  • 3 Brunschwicg L., Souvenirs d’un vieux Nantais, 1889.
  • 4 Archives municipales de Nantes (AMN), I I 158.
  • 5 Ibid.
  • 6 Archives départementales de Loire-Atlantique (ADLA), C 321, lettre du subdélégué Ballais à l’Inten (...)
  • 7 Cette attitude des responsables municipaux est assez spécifique à Nantes jusqu’au xixe siècle : pl (...)

3À Nantes comme ailleurs, les spectacles de théâtre ou de variétés ne trouvaient guère de lieux pour leurs représentations en dehors des salles de jeu de paume ; il en existait plusieurs à Nantes, tant dans la vieille ville que dans le faubourg occidental de la ville, avant l’extension des quartiers nouveaux du xviiie siècle ; le principal se trouvait dans la rue du Bignon-Lestard (actuelle rue Rubens), et devint un théâtre renommé et fréquenté par la haute société nantaise. Cette salle, d’une capacité de 760 places, occupait donc l’angle de la rue Rubens et de la rue Contrescarpe3. Mais cette salle ne convenait pas à toutes les attentes du public, et les aspirations des uns et des autres devaient trouver une convergence avec les projets d’urbanisme que la Ville élaborait pour moderniser le quartier du Port-au-Vin, centre vital de la vie économique de Nantes, entre le confluent de l’Erdre et de la Loire et le site de la Bourse. À partir de 1750, c’est-à-dire du moment où le corps de Ville décide d’ouvrir la ville sur ses quais et de rebâtir à neuf les édifices publics indispensables au commerce et à la vie urbaine, la question de la construction d’une salle de spectacles décente et surtout définitive, et de plus exempte des risques d’incendie que couraient trop les vieux jeux de paume construits essentiellement en bois, revient de manière récurrente dans les différents plans établis par les architectes-voyers successifs ; le plan d’embellissement de la ville dressé par l’architecte Vignée de Vigny en 1755 prévoyait de donner suite à cette proposition (fig. 33). En 1759, le nouvel architecte-voyer, Jean-Baptiste Ceineray, établit un projet de halle aux blés avec une salle de concert à l’étage4 et à côté une salle de spectacles à l’emplacement d’un jeu-de-paume en bordure de la rue Sainte-Catherine5. Ces projets, approuvés en Conseil d’État le 19 mars 1766 conformément au plan d’embellissement de Ceineray de 1761 (fig. 37), ne furent pas suivis d’exécution, notamment en raison de la situation désavantageuse au regard de la sécurité et de la commodité de circulation de cet emplacement, soulignée par l’Intendant6. Il est tout à fait clair que ni l’Intendance ni la Ville ne se sont souciées de donner à Nantes les lieux et les monuments qui convenaient à une grande ville de province au milieu du xviiie siècle par rapport au développement des loisirs et du goût pour la scène et la musique, malgré l’utilité culturelle et sociale perçue par quelques personnes éclairées. La préoccupation des édiles allait encore vers ce qui était immédiatement utile pour le commerce et l’activité maritime de la ville ; dans ce sens, la vision que l’on avait du quartier du Port-au-Vin, entre l’Erdre et La Fosse, était celle d’un espace commerçant, où les activités de spectacle n’avaient pas leur place. Pour la ville basse, au bord des quais, il convenait d’édifier une bourse, des halles, dans lesquelles on pouvait admettre accessoirement des activités artistiques mais on avait du mal à concevoir que celles-ci puissent avoir leurs propres locaux7.

  • 8 ADLA, C 321, lettre du 29 juin 1771 de l’Abbé Lefeuvre, recteur de Saint-Nicolas, à l’Intendant : (...)
  • 9 AMN, II 164 n° 42, plan (anonyme, s. d.) de la nouvelle place de Saint-Nicolas.
  • 10 ADLA, C 321, lettre du 8 juillet 1781 du subdélégué Ballais à l’Intendant Case de La Bove.

4Aussi bien, lorsque Graslin met en forme ses projets d’urbanisation du plateau dominant la Fosse, bordé au nord par le faubourg du Bignon-Lestard, sur les tenues de Bouvet et de La Cagassais, il n’est pas plus question d’y établir des édifices de loisir et notamment une salle de spectacles qu’auparavant. En effet, le plan d’urbanisation établi en 1779 par Ceineray avec la collaboration de Crucy ne fait apparaître aucun monument particulier (fig. 40). Il ne s’agit que d’une trame de voies rectilignes convergeant vers une place ovale et délimitant des îlots destinés à la construction de maisons particulières ; le couvent des Capucins est représenté en plan-masse avec ses terrains comme obstacle évident à l’harmonie globale du projet, alors qu’est prévu le tracé des voies organisant le futur quartier de Gigant, de même que la canalisation de la Chézine. Le plan actualisé par Crucy en 1782, s’il étend le projet d’urbanisation au faubourg du Bignon-Lestard et arrête le tracé de l’axe du Calvaire, et prend toujours acte de la présence du couvent des Capucins, n’apporte aucune précision sur l’implantation éventuelle d’édifices publics. L’emplacement d’une salle de spectacle fait même l’objet d’atermoiements plusieurs années durant, le corps de Ville ne se décidant guère à trouver une solution aux souhaits contradictoires qui s’expriment à ce sujet : le clergé s’oppose fermement à ce que l’établissement soit placé trop près de l’église paroissiale Saint-Nicolas8, surtout si cette dernière doit être reconstruite à neuf sur la nouvelle place prévue au plan d’embellissement à l’emplacement des fossés Saint-Nicolas9 ; le directeur de l’entreprise de spectacle, Gourville, s’obstine à vouloir construire la salle à l’emplacement de l’ancien jeu de paume de la rue Sainte-Catherine, que la Ville ne se décide pas à acquérir, et l’Intendant s’oppose au choix de ce site en raison de sa situation trop malcommode notamment au regard de la sécurité10.

5Graslin compte cependant donner vitalité et prestige à son quartier neuf en y plaçant plusieurs édifices publics. Il entend bien faire de ce quartier le futur centre de la ville car il estime avec clairvoyance que Nantes continuera de s’étendre en aval du fleuve et vers le nord, et non sur les îles et vers le sud :

  • 11 Réflexion d’un citoyen sur la construction d’une salle de spectacles à Nantes, 1782.

« Cette ville s’étend en descendant [vers l’aval] & ne s’étendra plus en sens contraire […] si donc on vouloit chercher le vrai centre, le point le plus convenablement situé, respectivement à toutes les parties de la Ville, en pénétrant seulement dix ans dans l’avenir, ce seroit peut-être la place Graslin qu’il faudroit choisir11. »

  • 12 ADLA, Fonds Crucy, 121 J/7, ce projet apparaît dans une lettre de Graslin à Crucy du 2 janvier 178 (...)
  • 13 AMN, DD 25, délibérations du Corps de Ville.
  • 14 Réflexion d’un citoyen…, op. cit.
  • 15 AMN, DD 25, lettre du 14 juin 1783 de Graslin à l’échevin Michel.

6Il est difficile d’apprécier exactement à qui revient l’idée de construire la salle de spectacle sur l’un des côtés de la place qui est le noeud de l’organisation de ce nouveau quartier. Il semble bien que dès 1781, Graslin, qui est membre de la Société d’exploitation des spectacles créée en 1770, a eu ce projet12, mais c’est une initiative isolée qui va le décider à précipiter les choses : en 1782, le nouveau directeur du Spectacle, Emmanuel Longo, fait une offre qui est acceptée par la Ville le 17 octobre13, d’édifier à ses frais une salle de spectacle provisoire en bois, en s’engageant à la démolir sur demande du Bureau de Ville dès que serait construite une salle définitive. Graslin voit immédiatement le danger de cette tentative : il sait très bien que cette salle « provisoire » en bois risque de devenir définitive, car pour lui, à Nantes, « un provisoire dure des siècles, ou, tout au moins, il dure aussi longtemps qu’il peut durer14 ». Aussi Graslin s’empresse de présenter une contre-proposition dont le contenu a raison des hésitations des échevins. En effet, il propose tout bonnement de céder à la Ville une portion de ses terrains15, soit quelque 20 000 pieds carrés pour y édifier la salle de spectacles, qui formerait l’un des côtés de la place qui allait prendre son nom. Dès septembre 1782, Graslin établissait son projet et sa stratégie d’investisseur, qu’il développait dans une lettre adressée à Crucy :

  • 16 ADLA, fonds Crucy, 121 J/7.

« On pourroit s’arranger pour qu’il n’en coutat rien à la ville qui seulement me donneroit le terrein des capucins en echange du mien. On laisseroit le frontispice et le vestibule à faire ainsi que les deux beaux escaliers et on se reduiroit à la carcasse de la salle avec les loges des acteurs et tout l’intérieur ce qui ne couteroit guère plus de 200 000. M. Longo en fourniroit une partie pour jouir de la salle sa vie durant et ces Messieurs [Drouin et Montaudouin] feroient le reste pour en jouir en propriété après lui sauf quand la ville voudroit rentrer dans la propriété de la salle, si elle croit convenable d’avoir cette propriété, à rembourser à ces Messieurs une somme dont on conviendroit. Une autre idée plus simple seroit que Longo fit sa salle chez moi sans frontispice ni décoration extérieure que le ville feroit à la paix, mais qu’il établit son œuvre en pierre, qu’il jouit sa vie durant que j’ajoutasse quelquechose a la somme qu’il veut mettre et que la salle me restat apres sa mort tant pour la valeur de mon terrein que pour la somme que je mettrois16. »

  • 17 AMN, BB 108 ; délibération du 2 août 1783 approuvant la proposition de Graslin.

7En édifiant cette salle de spectacle sur un terrain vierge de toute construction, il est alors possible de l’isoler en l’encadrant par deux rues ; le sol rocheux du plateau de la Cagassais est garant d’une plus grande solidité que les terrains sablonneux du quartier du Port-au-Vin ; enfin, l’éloignement de cet emplacement de l’église Saint-Nicolas évite de raviver le conflit avec le clergé17.

  • 18 Observations de M. Graslin sur les Additions très-importantes à faire au quartier neuf de Nantes, (...)

8Reste à choisir sur quel côté de la place la salle de spectacle doit s’installer. Dans un premier temps, Graslin a proposé de la placer sur le côté ouest, face aux deux rues montant de la place Saint-Nicolas (actuelle rue Crébillon) et de la Fosse (actuelle rue Jean-Jacques Rousseau18) ; cette idée est vite abandonnée au profit du côté nord, la façade du monument étant alors orienté au sud, meilleure disposition pour sa mise en valeur, mais surtout parce que le côté sud de la place est occupé par le couvent des Capucins, que Graslin compte bien acquérir tôt ou tard, mais sur lequel il a d’autres vues. Ainsi ce projet, autorisé par lettres-patentes du Roi du 31 mars et accepté par la Ville par délibération du 17 avril 1784, apporte un changement considérable à l’économie du plan d’urbanisme et entraîne l’abandon d’une place ovale. La place Graslin sera donc rectangulaire (fig. 41).

  • 19 Établissement d’un musée à Nantes, mémoire sans nom d’auteur publié par Graslin en 1787. Cette idé (...)

9Dans cette perspective, Graslin estime que le quartier nouveau doit accueillir tout ce qui peut attirer les gens d’affaires et les commerçants, à commencer par la Bourse. C’est ainsi que le projet de Graslin propose autour de sa place centrale, outre une salle de spectacles, un hôtel « garni » (c’est-à-dire meublé) pour les voyageurs d’affaires, un palais de la Bourse, un museum, même19, et éventuellement une église neuve pour la paroisse de Saint-Nicolas dont le siège se fût transféré extra muros (fig. 43). On sait que les Nantais, tant le Corps de Ville que les autorités consulaires, ne suivront pas Graslin dans son projet de Bourse, dont le site historique à côté du Port-au-Vin garde leur préférence ; quant à l’idée du transfert de l’église paroissiale, les résistances du clergé lui ôtent toute validité et elle est d’ailleurs contradictoire avec l’un des arguments soulevés par Graslin dans sa polémique avec Longo, considérant que le site choisi par ce dernier était trop proche du lieu de culte.

10Le déroulement de la construction de la salle de spectacle, de 1784 à 1788, montre que Graslin n’a pour celle-ci qu’un intérêt relatif. Il s’en remet à Crucy pour ce qui est du dessin de l’édifice et de la conduite du chantier, comme il le reconnaît dans son mémoire intitulé Observations de M. Graslin sur les Additions très-importantes à faire au quartier neuf de Nantes (1786) :

  • 20 Observations de M. Graslin, op. cit.

« En arrivant sur cette place, on fixera d’abord la vue sur la très-belle façade de la Salle de Spectacle (1) – Je ne parle ici que de la façade, c’est-à-dire, du péristile formé par les huit colonnes avancées ; ne prétendant, d’ailleurs, ni approuver ni critiquer les autres parties de l’édifice, au plan duquel je n’ai concouru en aucune manière20. »

11L’architecture du monument ne le préoccupe que dans la mesure où son élévation conditionne l’ordonnancement de l’ensemble de la place et donc les prescriptions à observer tant pour sa propre maison que pour celles des autres investisseurs ; il tente en 1785 de faire agrandir la place aux dépens des pères Capucins, et, comme Crucy s’oppose à cet agrandissement en invoquant des raisons de proportion entre la surface de la place et l’élévation de la salle de spectacle, Graslin raille les choix architecturaux de Crucy :

  • 21 ADLA, C 336, lettre de Graslin à l’Intendant, 8 septembre 1785.

« J’ai répondu à cela que, la salle ayant un perron de 15 marches (ce qui paraît à tout le monde, une hauteur excessive, surtout avec une place qui a aussi peu de profondeur) il n’y aurait qu’à élever encore le perron, si on agrandit la place, afin de conserver les proportions que M. Crucy trouve si justes et si admirables, et mettre 20 à 25 marches21. »

  • 22 ADLA, C 323, lettre de Graslin à l’Intendant, 9 février 1786.
  • 23 ADLA, C 336, lettre de l’Intendant au Bureau de Ville du 20 décembre 1788.
  • 24 ADLA, C 336, lettre de Graslin à l’Intendant du 8 septembre 1785 : « J’ai déjà eu l’honneur de vou (...)
  • 25 Bibliothèque municipale de Nantes, 50 108*, Mémoire concernant le café de la Comédie, présenté au (...)

12C’est ainsi qu’il entre en conflit avec Crucy et le corps de Ville à propos des balcons des maisons de la place : prétextant que les investisseurs sont attachés aux garde-corps en fer forgé, il refuse les balcons à balustrade de pierre prescrits par Crucy, comme il l’explique dans une lettre adressée le 9 février 1786 à l’Intendant de Bretagne22 qui finit par lui donner raison contre le corps de Ville23. De même, lorsque la question de relier la salle de spectacle aux maisons bordant les rues latérales par un arc de triomphe ou une arcade, à l’imitation de la disposition adoptée à Paris place de l’Odéon, est discutée entre le corps de Ville et l’Intendant, Graslin ne prend parti sur ce point que dans la mesure où cela ne gêne pas ses intérêts : dans un premier temps, il s’y oppose, craignant que ces arcs ne gênent la circulation et ne causent ainsi une dépréciation de ses terrains24, puis se rallie au projet de Crucy quand il réalise le parti qu’il pourrait en tirer pour assurer une liaison à couvert entre le vestibule de la salle de spectacles et le grand café qu’il projette d’ouvrir dans sa maison, à l’angle de la place et de la rue Molière et s’engage à construire à ses frais les deux arcades25. Pour le reste, Graslin ne se soucie ni de la distribution intérieure de l’édifice, ni de la décoration de la salle, ni de la machinerie du théâtre, toutes choses qui sont de la seule compétence de l’architecte.

13Crucy saisit très bien les motivations de Graslin et en rend compte en toute lucidité à l’Intendant dans sa réponse aux allégations de Graslin :

  • 26 ADLA, C 336, lettre du 10 septembre 1785.

« Le plan que M. Graslin propose aujourd’hui avec les changements pour l’aggrandissement de la place de la comédie n’est pas positivement pour le bien public. Le but de M. Graslin est d’obtenir un raccordement tacite pour entrer chez les RR. PP capucins et être authorisé à traiter avec eux pour une portion de leur jardin sur laquelle il placeroit l’hôtel de la bourse qui feroit pendant avec l’hôtel de la direction qui se trouveroit du côté opposé26. »

14Quant aux « arcs de triomphe » à l’entrée des rues Corneille et Molière, la diminution de leur ouverture

  • 27 Ibid.

« n’est qu’un moyen pour intercepter cette rue et empêcher qu’on ne la voye de la place, et il n’a fait cette demande que quand il a su qu’on y établissoit un caffé très grand et très commode pour le public, parce qu’il a choisi un emplacement faisant l’angle de cette rue pour l’établir à ses frais et en retirer les revenus qu’il dit à plusieurs personnes devoir lui rapporter 10 000 £ par chaque année27 ».

  • 28 AMN, 1 O – 1276, délibération du Bureau de Ville du 7 juillet 1789.

15Graslin fait de l’exigence de l’exclusivité de l’exploitation du café de la Comédie un objet de fixation dont il ne démordra que lorsque la ville lui rachètera son terrain sur la place Saint-Nicolas de manière à pouvoir poursuivre les alignements de construction de la nouvelle place, future place Royale ; mais jusqu’en 1789, il cherche à échanger le rabais de ses prétentions sur le prix de ce terrain contre la concession exclusive du café28. Cette âpreté au gain du Receveur général des fermes n’échappe pas non plus au corps de Ville, qui en fait la remarque à plusieurs reprises, parfois sur un ton narquois :

  • 29 ADLA, C 336.
  • 30 AMN, DD 282.
  • 31 ADLA, C 336.

« “Mr. Graslin qui en s’occupant des intérets du public a la sagesse de n’avoir pas les yeux fermés sur les siens29”,
et notamment à propos de l’achat du terrain appartenant à Graslin sur la future place Royale, en 1788 :
“Le Bureau après des tentatives de toutes espèces, et les plus mures reflexions, n’a vu d’autre parti que d’acheter la petite propriété du Sr. Graslin, à quelque prix que ce fut. Celui-ci qui a voulu profiter de ses avantages, la vend le double de sa valeur au moins30.”
Déjà, en 1786, dans une adresse à l’Intendant, le corps de Ville se plaint des agissements de Graslin :
“Nous sommes bien éloignés de nous plaindre qu’en travaillant pour la gloire et pour le public, Mr. Graslin ne laisse echaper aucune occasion d’ameliorer son entreprise ; mais nous avons a nous plaindre qu’il ne trouve pas bon que nous nous occupions quelquefois de veiller a ce que les affaires de la commune ne deviennent pas plus mauvaises qu’elles ne sont31.” »

16Jean-Joseph-Louis Graslin n’est donc pas complètement le héros du bien public dont l’historiographie locale s’est faite le thuriféraire. Son initiative d’investisseur fait preuve d’un sens constant de l’adaptation aux situations, et son intérêt pour le théâtre, sans doute réel, n’est pas plus grand que celui pour la Bourse, dont il abandonne vite le projet ; ce qui l’intéresse, c’est avant tout le rendement rapide de l’investissement, qu’il s’agisse de l’exploitation du café de la Comédie, de l’hôtel garni qu’il ouvre sur la place Graslin, ou de la revente des terrains à bâtir ; ensuite, c’est la réalisation d’un urbanisme ouvert et aéré, auquel il se laisse convertir par Mathurin Crucy après avoir au début de son opération voulu concentrer autour d’un même point toutes les activités de sa ville nouvelle et craint que des rues trop larges et une place trop grande ne lui fassent perdre de l’argent. Mais son attachement à la création d’une promenade sur le terrain des Capucins, devenue d’autant plus indispensable qu’elle devenait le contrepoint de la salle de spectacle, montre sa capacité à évoluer dans le sens de la modernité d’une ville où l’espace des loisirs s’équilibre avec celui de l’habitat et celui des affaires.

Notes

1 Renoul J.-C : « Graslin et le quartier qui porte son nom », Annales de la Société académique de Nantes, 1860 ; Luminais R.-M., « Recherches sur la vie, les doctrines économiques et les travaux de J.-J. Louis Graslin », Annales de la Société Académique de Nantes et de la Loire-Inférieure, t. XXII, 1861 ; Guilloux F., « Notes et documents inédits sur le quartier Graslin au xviiie siècle », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de Nantes, 1926.

2 « Prix proposés pour 1819 », Annales de la société Académique de Nantes, 1819.

3 Brunschwicg L., Souvenirs d’un vieux Nantais, 1889.

4 Archives municipales de Nantes (AMN), I I 158.

5 Ibid.

6 Archives départementales de Loire-Atlantique (ADLA), C 321, lettre du subdélégué Ballais à l’Intendant Caze de La Bove, 8 juillet 1781 : « La salle de spectacle ne peut être plus mal placée que sur le terrein qu’il [le plan de 1766] désigne, elle y sera dans toute sa longueur adossée à des maisons particulières, elle n’aura point de place au devant pour les voitures, et on ny entrera que par deux rues assez angustiées (= étroites) de manière que ce nouvel édifice presentera tous les dangers de celui qui existe, ceux du feu par son attenance aux habitations des particuliers et ceux que font courir les voitures aux gens de pied ou en chaise par le défaut d’entrées et de sorties assez spacieuses et assez multipliées. »

7 Cette attitude des responsables municipaux est assez spécifique à Nantes jusqu’au xixe siècle : plus tard, la Bibliothèque publique, fondée en 1753, et le musée des Beaux-Arts, fondé en 1808, s’installeront l’une à l’étage de la Halle-aux-Blés, l’autre à l’étage de la Halle-aux-Toiles jusqu’à ce qu’ils soient réunis dans un même bâtiment construit en 1899.

8 ADLA, C 321, lettre du 29 juin 1771 de l’Abbé Lefeuvre, recteur de Saint-Nicolas, à l’Intendant : « De cette sorte, monseigneur, rien ne force à placer si près de notre église paroissiale, la future salle des spectacles, tout paroist au contraire exiger qu’on l’en éloigne. »

9 AMN, II 164 n° 42, plan (anonyme, s. d.) de la nouvelle place de Saint-Nicolas.

10 ADLA, C 321, lettre du 8 juillet 1781 du subdélégué Ballais à l’Intendant Case de La Bove.

11 Réflexion d’un citoyen sur la construction d’une salle de spectacles à Nantes, 1782.

12 ADLA, Fonds Crucy, 121 J/7, ce projet apparaît dans une lettre de Graslin à Crucy du 2 janvier 1781 : « Je ne peux prendre, Monsieur, que comme une plaisanterie ce que vous me dites du choix que j’ai fait d’un architecte auquel ajoutez vous j’ai envoyé le plan de mon terrein pour qu’il me fasse le projet d’une salle de spectacle. »

13 AMN, DD 25, délibérations du Corps de Ville.

14 Réflexion d’un citoyen…, op. cit.

15 AMN, DD 25, lettre du 14 juin 1783 de Graslin à l’échevin Michel.

16 ADLA, fonds Crucy, 121 J/7.

17 AMN, BB 108 ; délibération du 2 août 1783 approuvant la proposition de Graslin.

18 Observations de M. Graslin sur les Additions très-importantes à faire au quartier neuf de Nantes, mémoire imprimé, s. d., (1786).

19 Établissement d’un musée à Nantes, mémoire sans nom d’auteur publié par Graslin en 1787. Cette idée, qui ne connut pas de suite, devait être à l’origine de la création de la Société Académique de Nantes au siècle suivant. voir Luminais R.-M., art. cit.

20 Observations de M. Graslin, op. cit.

21 ADLA, C 336, lettre de Graslin à l’Intendant, 8 septembre 1785.

22 ADLA, C 323, lettre de Graslin à l’Intendant, 9 février 1786.

23 ADLA, C 336, lettre de l’Intendant au Bureau de Ville du 20 décembre 1788.

24 ADLA, C 336, lettre de Graslin à l’Intendant du 8 septembre 1785 : « J’ai déjà eu l’honneur de vous observer combien ces arcs de triomphe qui auraient fermé et masqué deux rues sur chacune desquelles j’ai 200 pieds de façade eussent été défavorables à mes emplacements. »

25 Bibliothèque municipale de Nantes, 50 108*, Mémoire concernant le café de la Comédie, présenté au Bureau de Ville par le Sieur Graslin ; s.l.n.d. (1788).

26 ADLA, C 336, lettre du 10 septembre 1785.

27 Ibid.

28 AMN, 1 O – 1276, délibération du Bureau de Ville du 7 juillet 1789.

29 ADLA, C 336.

30 AMN, DD 282.

31 ADLA, C 336.

Auteur

© Presses universitaires de Rennes, 2008

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