1L’embellissement de la ville est une des questions majeures de la gestion urbaine au xviii^e siècle1. Si les règles de l’aménagement de l’espace urbain sont établies depuis la Renaissance italienne et les théories du Florentin Alberti, elles n’ont pu être concrétisées que très lentement étant donné la forte résistance opposée par l’héritage du bâti médiéval et le faible contrôle exercé par les pouvoirs publics sur la construction privée jusqu’au xvii^e siècle. De là une tendance à se réfugier dans une production abstraite de villes idéales, sauf à avoir l’opportunité de la création de villes nouvelles, sièges de cour comme Versailles, mais surtout villes militaires maritimes comme Brest, Lorient et Rochefort sur la côte atlantique2.

2Les aménagements résidentiels autour des places royales réalisées à Paris au xvii^e siècle ont toutefois relancé un grand intérêt pour la régulation de l’expansion urbaine, mouvement qui a gagné progressivement les villes de province au xviii^e siècle3. Cette lente avancée a permis de passer d’une perception principalement monumentale, plutôt repliée sur elle-même, à l’idée de l’aménagement d’un quartier, avant d’en venir à l’intégration de ces nouveaux espaces dans un vaste plan d’ensemble concernant toute la ville. Ainsi pour Nantes, les projets portés par le subdélégué-maire Gérard Mellier dans les années 1720 se limitaient à des ajouts de monuments économiques comme la Bourse et de lotissements résidentiels sur l’île Feydeau ou dans les marais de Chézine4. Il a fallu attendre la nomination du duc d’Aiguillon comme commandant en chef en Bretagne en 1753 pour que ce premier représentant militaire et politique de l’autorité royale dans la province demande à un grand architecte parisien, Vigné de Vigny, de réputation européenne, de dessiner un plan général de développement de la ville de Nantes (fig. 33)5. Sévèrement critiqué par la municipalité dans ses orientations générales jugées irréalistes faute de connaissances concrètes des caractéristiques géographiques du site, ce plan de 1755 a néanmoins nettement inspiré, pour l’aménagement de la ville ancienne, le plan général de l’architecte-voyer Jean-Baptiste Ceineray, adopté par la ville en 1761 et confirmé par le conseil du roi en 1766 (fig. 37).

3Au xviii^e siècle, l’image mentale de la ville a connu une profonde mutation, passant d’une vision juridique d’espace privilégié, protégé symboliquement par ses murs, à la conception économique d’un carrefour organisant son espace d’influence. Ce basculement de l’opinion a été accompagné d’une réflexion théorique des architectes appelant au recentrage de l’art urbain sur le modèle d’Alberti, dans une critique d’une dérive esthétisante des préoccupations au détriment des principes de commodité pourtant valorisés par la Renaissance italienne6. La publication en 1765 de la célèbre récapitulation de l’architecte Pierre Patte, élève de Boffrand, intitulée Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV, en est la meilleure illustration, puisqu’elle rassemble puissamment les éléments d’une critique dont les arguments couraient déjà depuis des décennies.

4Dans la tradition historiographique française, l’embellissement urbain du xviii^e siècle est l’une des preuves les plus éclatantes du triomphe de l’intendance au sein d’une administration royale en processus de centralisation accélérée. La plupart des auteurs anciens ayant travaillé sur les institutions urbaines ont valorisé cette saisie des questions d’aménagement de l’espace urbain par le commissaire du conseil du roi, représentant d’une haute fonction publique éclairée, garante du sens de l’intérêt général, et soutenant les projets de modernisation contre l’apathie ou les blocages de municipalités manipulées par des propriétaires conservateurs, soucieux avant tout de protéger leurs intérêts particuliers7. Les exemples emblématiques ne manquent pas dans ce panégyrique : Feydeau de Brou à Rennes après le grand incendie de 1720, Boucher, Tourny et Dupré de Saint-Maur à Bordeaux, Meilhan à Marseille, Fontette à Caen, Du Cluzel à Tours… Aujourd’hui, il convient de modérer les appréciations d’une tradition jacobine, aussi forte dans les études urbanistiques qu’institutionnelles, présentant les intendants comme les démiurges créateurs de la modernité urbaine. Les synthèses les plus récentes8 suggèrent une approche plus nuancée, réévaluant positivement l’action des communautés de ville dont beaucoup ne méritent pas les accusations d’indolence ou de conservatisme dont l’administration royale les a volontiers gratifiées afin de mieux se faire valoir.

5La formation du nouveau quartier Graslin à Nantes sous le règne de Louis XVI offre ainsi l’occasion de soumettre cette vaste opération au questionnement actuel des historiens, sans oublier cependant la spécificité d’une situation émergente. La création de nouveaux quartiers à partir d’initiatives privées n’est apparue que dans la seconde moitié du xviii^e siècle, portée par des aristocrates comme le marquis de Mondran à Toulouse en 1754 et l’archevêque Ferdinand de Mériadeck de Rohan à Bordeaux en 1778 ou des hommes de l’art à Lyon comme l’architecte Morand en 1764 et l’ingénieur Perrache en 1771.

6Pour qualifier au mieux la situation, il convient d’abord de présenter un tableau simplifié du contexte administratif nantais pour ensuite observer les réactions engendrées par la stratégie offensive déployée par Jean-Joseph-Louis Graslin.

La communauté de ville

7La police urbaine relevait en priorité du corps de ville, formé à Nantes d’un maire et de six échevins, aidés d’un procureur du roi syndic, depuis la transformation de l’ancien Conseil des bourgeois médiéval en municipalité de type moderne en 1565. À l’origine, ce bureau de ville n’était que le sommet d’un ensemble pyramidal de conseils de consultation des habitants pour laquelle une place privilégiée était accordée aux élites sociales, dans la logique représentative de la sanior pars entretenue par une culture politique hiérarchisée et inégalitaire9. Au-delà d’une ouverture limitée aux anciens maires et échevins sortis de charge, ce qui permettait de distinguer le bureau servant du grand bureau, la tradition était de rassembler deux députés l’Église qui confiait ce rôle à deux chanoines, deux députés de la Chambre des comptes de Bretagne, cour souveraine provinciale fixée à Nantes depuis le début du xvi^e siècle, et deux députés du siège royal de justice associant Sénéchaussée et Présidial. Il était possible de leur adjoindre, selon le type ou la gravité du problème, des représentants du consulat commercial, des états-majors des quartiers de milice bourgeoise et des fabriques paroissiales10. La logique dominante renvoyait donc à une consultation des différents états sociaux selon le principe corporatif qui structurait tous les corps politiques sous l’Ancien Régime, depuis le royaume jusqu’aux communautés de ville ou de village.

8Toutefois, le principe théorique de libre entrée de tous les chefs de famille dans ces assemblées générales des nobles, bourgeois, manants et habitants de la ville de Nantes et de ses faubourgs, résultant d’une absence de règlement, a continué de courir jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, suite à l’échec de trois tentatives de production d’un texte d’épuration en 163111, 1716-1720 et 174912. La pratique sociale n’avait rien à voir avec ces vues théoriques et les élections municipales n’intéressaient qu’une petite minorité des chefs de feu, au sein de mobilisations très fluctuantes reflétant sans doute l’intensité variable des compétitions entre les réseaux d’influence et de clientélisme selon les moments et les différents postes. Sous le règne de Louis XVI, une sélection de maire a attiré entre 250 et 780 votants, avec quatre scrutins au-dessus de 600 ; une désignation d’échevins a peu intéressé (70/190 électeurs), mais un choix de syndic a pu mobiliser intensément comme en 1775 avec 1 100 suffrages ou faiblement comme en 1786 avec 280 suffrages13.

9Ces variations témoignent d’une bonne perception de l’importance relative des fonctions dans un bureau de ville entraîné depuis cinquante ans dans une logique de bureaucratisation par la monarchie administrative. Le maire, comme président du bureau servant et incarnation de la communauté de ville, détenait naturellement l’autorité essentielle, mais le procureur du roi syndic, en tant que rapporteur sur tous les dossiers, jouissait d’une autorité technique lui venant de sa meilleure connaissance des problèmes, assise sur un long maintien en fonction alors que les échevins ne demeuraient que trois ans en charge sans possibilité de renouvellement de mandat. La seule promotion envisageable était l’accession au poste de maire, ce qui ne valait que pour un très petit nombre, étant donné les habitudes de renouvellement de mandat des premiers magistrats dont la durée était passée d’un à deux ans en 1721.

10Sous la double influence d’une complexification technique des dossiers exigeant une préparation en amont confiée à des spécialistes employés par la communauté et de la progression de la centralisation administrative, le corps de ville est devenu de plus en plus une cellule de base du système de l’intendance en Bretagne, en ne cessant jamais d’être l’organe de représentation de la communauté. Il en est résulté une concentration de la vie municipale dans le seul bureau servant, au détriment des anciennes instances de consultation, avec une diminution de moitié des séances de travail des maire et échevins qui sont passées d’une petite centaine par an au xvii^e siècle à une cinquantaine au xviii^e siècle14. Cette concentration du pouvoir local dans un bureau de ville composé principalement de négociants, étroitement associé aux services centraux de l’intendance de Rennes, n’a pas cessé d’être vanté comme le modèle à suivre par tous les commissaires du Conseil, en opposition avec le système municipal rennais, toujours fidèle au modèle médiéval de fonctionnement ordinaire en assemblée générale jusqu’en 1757 où la capitale administrative bretonne fut alignée sur le modèle nantais, ce qui ouvrit une crise d’un quart de siècle.

11Ainsi, si le principe théorique d’une participation des habitants s’est maintenu pour les élections municipales, celle-ci est entrée progressivement en dépérissement pour les conseils de consultation. À partir des années 1620, la grande assemblée générale ouverte a disparu au profit des assemblées de députations de corps, elles-mêmes amoindries par une préférence affichée pour une convocation du grand bureau. Le développement de l’intendance de Bretagne, installée réellement en 1689, et la mise en place du réseau des subdélégués – notables locaux choisis pour leur loyalisme afin d’être les intermédiaires entre les pouvoirs locaux et les services centraux de l’intendance de Rennes – a tiré les bureaux de ville vers un mode de fonctionnement de plus en plus bureaucratique15, sans résistance affirmée de l’oligarchie urbaine16. Cette tendance a été puissamment accélérée du fait de l’élection des subdélégués comme maires sous la pression du commissaire royal.

12Cette politique tire ses raisons de plusieurs échelles d’intervention : à côté du meilleur contrôle de la gestion urbaine, il ne faut pas oublier le problème majeur de la maîtrise politique des États de Bretagne. Dans une assemblée provinciale souvent turbulente sous l’action contestataire de la petite noblesse, il était vital pour le représentant royal de s’assurer du loyalisme de l’ordre du clergé ainsi que de celui du tiers état dont la composition était assurée par la représentation de 40 villes privilégiées, et donc prioritairement par leurs maires. Les mandats de Gérard Mellier (1720-1729), de Jean-François Védier (1732-1735), de François-Pierre du Rocher (1747-1748), de Jean-Baptiste Gellée de Prémion (1754-1762) illustrent cette situation.

13Pourtant, dans le dernier tiers du xviii^e siècle, ce type de tutelle a disparu. La démission de l’ancien maire Gellée de Prémion de son rôle de subdélégué en 1772 à la suite d’une brouille avec l’intendant Dupleix de Bacquencourt e t l’échec du projet de restauration à son profit de la fonction de subdélégué général à Rennes en 1774 ont engendré quelques difficultés relationnelles à Nantes au début du règne de Louis XVI dans la mesure où Gellée, qui disposait d’une grande influence dans la cité ligérienne, a mené une campagne de dénigrement contre son successeur à la subdélégation, l’avocat Pierre Ballais, pourtant élu échevin de 1772 à 177517. Dénonçant son mauvais caractère, il l’accusait surtout de laisser se détériorer les bonnes relations qu’il avait maintenues avec les négociants malgré les tensions nées du transfert du Consulat de l’hôtel de ville à la Bourse en 1754 dans une affirmation d’indépendance du Général du commerce18, institution coutumière servant de substitut à Nantes à une Chambre de commerce19. Alerté par le contrôle général, l’intendant Caze de La Bove dut faire une enquête qui révéla les exagérations de l’ancien subdélégué. Cette animosité n’a pu que compliquer les relations entre la ville et l’intendance puisque Gellée a retrouvé la direction de la municipalité pour un second mandat de 1776 à 1782, ralliant les échevins à son jugement dépréciatif20.

14L’épisode survenu en 1787 montre combien cette animosité perdurait. Suite au décès en charge du maire Georges Guérin de Beaumont le premier février 1787, le subdélégué Pierre Ballais, avocat, fut nommé rapidement « maire par interim » par l’arrêt du Conseil du 11 février en attendant les élections habituelles du premier mai. Hostile à une procédure jugée pernicieuse parce que susceptible de servir de référence et de tremplin pour l’imposer comme maire, le bureau de ville a mobilisé les grands corps, réunis exceptionnellement en assemblée générale de ville21, afin de s’opposer à une solution qui apparaissait dorénavant contraire aux libertés publiques, après avoir été subie pendant si longtemps. Une puissance action de lobbying auprès des ministres, des gouverneurs provinciaux, des états et du parlement de Bretagne permit d’obtenir l’annulation de l’arrêt, et l’organisation d’une élection anticipée le 16 mars 1787 qui vit le succès de Pierre Richard de la Pervenchère, lieutenant civil et criminel de Nantes.

15Dans cette affaire où l’intendance n’avait vu qu’une simple solution technique d’attente, la promptitude de réaction du corps de ville, fort de la solidarité des autres grandes compagnies dont certaines étaient pourtant en querelle avec lui, et le succès final de l’opération montrent combien l’esprit public avait changé dans cette phase ultime de l’Ancien Régime caractérisée par l’impuissance du système monarchique à se réformer par le haut dans une logique absolutiste. Il est toutefois bien délicat d’établir le partage entre ce qui relevait de l’animosité personnelle contre Ballais et ce qui provenait d’une mutation de la culture politique nantaise.

16Depuis 1598, la légitimité politique était inscrite dans une triple sélection. La première renvoyait au principe de cooptation des éligibles par les édiles en fonction au nom de la préservation de la représentation de la communauté par sa sanior pars. La seconde consistait dans l’opération de classement demandé au corps électoral sur les listes ainsi imposées. Le choix final revenait au Roi, c’est-à-dire au secrétaire d’État chargé de la Bretagne qui suivait les indications données par le gouverneur de la ville qui ne faisait rien sans consulter l’intendant dont l’avis était très écouté car appuyé sur les renseignements fournis par son subdélégué, lui-même membre de cette oligarchie municipale qui contrôlait le pouvoir urbain. Depuis longtemps, la monarchie, très satisfaite du loyalisme nantais, limitait la manifestation de son arbitraire à une éventuelle modification du classement. Souvent, l’approbation était totale, tant les négociations avaient été bien préparées en amont.

17Sur les huit élections de maire, six désignations du candidat placé en tête ! Les deux refus concernent d’ailleurs François Fellonneau, avocat du roi au Présidial, échevin de 1773 à 1776, proposé comme premier magistrat en 1782 et 1786. L’explication de l’échec d’un notable muni d’expérience, futur membre du comité municipal d’août 1789 et futur maire de Nantes en 1800, n’est pas aisée à expliquer. Peut-être faut-il y voir simplement la volonté d’assurer une présence marchande minimale avec la promotion du négociant Berrouette en 1782 et de récompenser un vieux serviteur du corps de ville avec l’élévation du syndic Guérin en 1786.

18Sur quinze élections d’échevins, six correspondent à une simple approbation de la proposition nantaise, sept ne montrent qu’une divergence partielle avec six cas où seul le second présenté a été retenu et un seul où il s’agit du premier. Les deux derniers exemples illustrent un désaccord plus grand puisque les promus ne sont pas les deux premiers présentés. Jamais le pouvoir royal ne choisit en dehors des six candidats sélectionnés. Les décalages relèvent certainement du degré d’influence des protecteurs sollicités pour pousser les candidatures. Souvent, l’intendant devait faire preuve de prudence et d’habileté pour arbitrer entre des recommandations multiples et assurer une rotation équilibrée des patronages afin de ne pas se faire d’ennemis au Conseil du roi pouvant ensuite contrarier sa propre avancée dans les hautes sphères de l’État. Il devait également prendre en compte les animosités à l’intérieur du Conseil du roi, spécialement entre le contrôle général et le secrétariat à la Maison du roi qui avait autorité sur la Bretagne au xviii^e siècle22.

19Cette triple sélection assurait la réservation du pouvoir municipal à une bourgeoisie dont les membres n’appartenaient pas au sommet de l’élite sociale nantaise. Depuis le retrait du grand lignage des Charette en 1740, la noblesse robine, qui n’avait jamais postulé à l’échevinage, s’est totalement désintéressée du poste de maire. Parallèlement, un grand nombre de grands négociants, tous anoblis par l’achat d’un office de secrétaire de roi dans une chancellerie – la fameuse savonnette à vilains – se sont aussi écartés des responsabilités municipales, à la différence de leurs homologues de la première moitié du xviii^e siècle. Par contre, les officiers du présidial qui avaient déserté l’échevinage sous le règne de Louis XIV, par mimétisme du mépris affiché par les officiers des Comptes, y sont revenus depuis les années 1730, sans doute à cause de l’intérêt porté en tant que propriétaires urbains aux questions grandissantes posées par l’embellissement urbain.

20Sous le règne de Louis xvi se sont succédé cinq maires, 36 échevins et deux procureurs du roi syndics.

Tableau 1. – Origines socio-professionnelles des maires (1772-1789).

21Prolongeant en cela une forte tradition, les maires sont presque tous des juristes et la plupart sont propriétaires d’un office royal au présidial, tribunal royal intermédiaire entre le parlement de Bretagne et les sénéchaussées royales ou seigneuriales. Le parcours de Guérin de Beaumont doit être remarqué pour son côté à la fois exceptionnel et révélateur du processus de bureaucratisation déjà évoqué. Si les exemples de passage par l’échevinage avant d’obtenir ensuite le poste de maire ne manquent pas (trois exemples sur cinq maires sur la période), l’enchaînement sans interruption des responsabilités municipales pendant un quart de siècle jusqu’à la mort en charge et surtout le passage direct de syndic à maire font de ce cursus un exemple unique sous l’Ancien Régime, manifestement sans influence sur la gestion de sa succession, peut-être à cause de la crainte de se voir imposer le subdélégué Pierre Ballais, pouvant faire valoir l’expérience d’un mandat d’échevin. Sur les 19 notables qui ont présidé le bureau de ville au xviii^e siècle, on ne compte que quatre négociants. Parmi eux se trouve Jean-Jacques Berrouette, à situer dans un cercle second dans le négoce nantais, héritier d’une famille qui a pratiqué l’armement maritime de 1715 à 1756. Le dernier maire de l’Ancien Régime reste proche du négoce, son père Georges Richard étant un important négociant-armateur fort entreprenant23, un des rares Nantais à tenter de diversifier ses horizons en armant pour l’Océan Indien après la suppression de la Compagnie des Indes en 1769.

Tableau 2. – Origines socio-professionnelles des échevins (1774-1789).

22Sous le règne de Louis XVI, les négociants sont encore légèrement majoritaires dans l’échevinage, sans avoir conservé l’écrasante prépondérance qui fut la leur sous le règne de Louis XIV. Il s’agit bien de marchands en gros importants puisque 14 d’entre eux ont accédé par cooptation aux fonctions de consul du commerce, responsabilités interdites aux marchands détaillants. Plus encore que pour la charge de maire, il ne s’agit pas du premier rang du commerce nantais. Le milieu judiciaire a bien redressé sa représentation municipale, au profit du siège royal de justice ordinaire le plus élevé de Nantes, qui tire derrière lui les avocats – parfois fonction d’attente avant l’acquisition d’un office –, mais aussi quelques petits sièges spécialisés comme l’amirauté, la maréchaussée et la cour des Monnaies. L’élévation des purs rentiers n’a jamais fait partie des traditions municipales nantaises, même si quelques notables situés professionnellement étaient sans doute retirés de la vie active. Ainsi l’échevinage sous le règne de Louis xvi assurait-il une représentation assez équilibrée de la bonne bourgeoisie nantaise. Par rapport au moteur économique majeur assurant la croissance accélérée de la ville à la fin du xviii^e siècle, cette distribution peut paraître décalée, au profit d’une certaine survalorisation de la bourgeoisie juridique. Il ne faut pas oublier que toute ville, même maritime, est un organisme complexe dont une part de la richesse vient aussi de son environnement terrien largement exploité par ce type de bourgeoisie. Cependant, la raison majeure vient sans doute du fait d’un certain désintérêt de l’élite supérieure du commerce qui a trouvé par ailleurs d’autres instruments pour défendre ses intérêts à travers la promotion du Général du commerce

23L’obligation de reconstruire une troisième bourse constitua le dossier le plus épineux du dernier tiers du xviii^e siècle. L’édifice élevé au début des années 1720 fut déclaré impraticable en 1769, tant les dégradations internes s’accéléraient. Après le rejet de trois propositions de l’architectevoyer Ceineray de 1769 à 1774, puis de deux solutions dessinées en 1776 et 1778 par l’architecte parisien Potain, pourtant soutenu par l’intendant, la question fut reprise par Crucy, successeur de Ceineray en 178024. Ses relations détestables avec Graslin, qui plaidait pour le transfert du temple du commerce dans son nouveau quartier, ont entretenu les querelles et repoussé l’accord définitif en décembre 1790, au profit d’une reconstruction sur l’emplacement traditionnel entre les places du Port-au-Vin et de la Fosse25. Pendant vingt ans, les divisions sur la localisation idéale tiraillée entre les aspects pratiques, l’esthétisme et l’esprit spéculatif, mais aussi sur la répartition du financement, ont envenimé les relations entre une communauté de ville se plaignant des prétentions des négociants à tout régenter en reportant la charge sur la ville et le Général du Commerce s’indignant du peu d’ardeur d’une municipalité tardant à doter la place de commerce d’un équipement fondamental.

La communauté de ville dans les tensions politiques provinciales

24Dans ses relations avec les cours de justice royale, la municipalité pouvait connaître des problèmes de trois ordres différents. En tant que cours souveraines provinciales, le parlement de Rennes et la chambre des comptes de Nantes devaient enregistrer tous les arrêts du Conseil concernant la communauté de ville publiés sous la forme de lettres patentes. Comme toutes les autres institutions de Bretagne, la communauté devait soumettre sa comptabilité au contrôle des officiers des comptes a posteriori, même si toutes les dépenses extraordinaires non prévues au règlement de 1681 – de loin les plus importantes – devaient être visées par l’intendance avant exécution. Enfin, au nom de l’union traditionnelle entre pouvoirs de justice et de police et de la solidarité interne dans le monde des offices royaux, le parlement de Rennes comme le présidial et la sénéchaussée de Nantes, ne perdaient jamais une occasion de rappeler leur vocation à intervenir dans la police de l’espace urbain, même si l’évolution a joué en leur défaveur dans la seconde moitié du xviii^e siècle.

25Entre 1559 et 1565, la création d’une municipalité moderne avait été obtenue sur une demande de l’élite marchande, contre la volonté de toutes les autres institutions en place, et tout spécialement des cours de justice craignant une contraction majeure de leur rôle de police. Une longue phase d’obstruction avait pris fin suite à une série de compromis passés entre le bureau de ville et le sénéchal en 1575, le prévôt en 1581. Cet équilibre précaire avait été remis en cause par la création de l’office de lieutenant général de police en octobre 1699, chaque partie essayant de l’acquérir à son profit. La cession au prévôt avait déclenché une forte tension, apaisée seulement en 1708 par le retour à la coopération de 1581, moyennant une indemnité compensatoire versée par la ville26. La suppression de la prévôté par le pouvoir royal en 1749 laissa le bureau de ville seul maître du tribunal de police, le maire faisant fonction de lieutenant général. Le bureau de ville n’eut de cesse de racheter l’office afin d’éviter que celui-ci ne soit attribué à la sénéchaussée, mais il dut attendre novembre 1770 pour obtenir satisfaction. Il est aisé de deviner l’amertume qui s’en suivit dans les milieux judiciaires. La Chambre des comptes refusa d’enregistrer les lettres patentes du 29 novembre 1770 confirmant la réunion de l’office à la communauté, prétendit interdire aux maire et échevins d’exercer la police dans son arrêt du 20 février 1772 sous peine de 600 livres d’amende et réclama de nouveau le 14 mars 1781 la recréation de l’office disparu au bénéfice du monde judiciaire27.

26Le parlement vivait très mal l’extension des compétences judiciaires de l’intendance aux problèmes d’embellissement urbain. L’accélération des grands chantiers nantais à partir de 1761 rendit encore plus douloureux ce désaisissement. Les arrêts du Conseil des 9 juin et du 13 septembre 1778, qui confirmaient cette dépossession, suscitèrent une réaction défensive. Le 3 juin 1779, le parlement prit un décret contre le maire et le procureur du roi syndic accusés d’avoir sollicité les lettres patentes du 11 avril précédent attribuant à l’intendance la connaissance de toutes les contestations liées à la cession à la ville des terrains du domaine royal dont l’usufruit avait été offert en cadeau en 1769 par Louis XV à sa maîtresse, la comtesse du Barry. L’intendant Caze de La Bove fit immédiatement casser cet arrêt par le Conseil du roi28, mais la combativité des parlementaires n’en était pas moins réelle.

27Cherchant à tirer un meilleur parti de la plus grande souplesse de Necker, principal ministre de Louis xvi depuis la chute de Turgot en 1776, ils adressèrent au roi le 13 août 1779 un mémoire recensant tous les abus dans les évocations et les attributions de juridiction à l’intendance29. Selon leur analyse, tous les maux venaient de la dérive bureaucratique de la municipalité nantaise suite à la disparition des assemblées consultatives, comme de l’exclusion des gens de justice du bureau de ville au profit des négociants, décrits comme complices des menées de l’intendance. Si le premier diagnostic était juste, la seconde remarque était tendancieuse, en contradiction avec l’évolution sociologique observable depuis les années 1730. Caze de La Bove a pu annoter le mémoire30. Après avoir fait remarquer que « tant que la ville de Nantes a eu des négociants à sa tête son administration a été sage et paisible », il a surtout cherché à prouver qu’il n’agissait pas comme juge, mais comme commissaire du Conseil n’intervenant que pour faire respecter les plans d’ensemble approuvés par ce dernier.

28La Chambre des comptes, déjà en conflit avec le Conseil du roi au sujet de la police urbaine, trouva dans l’attribution des octrois un autre grand cheval de bataille. Dans son arrêt du 31 juillet 1777, elle rappela à l’ordre le procureur syndic jugé coupable de n’avoir pas présenté la demande de renouvellement un an avant l’expiration du bail comme le stipulait le règlement de 1681. Un second arrêt du 11 août 1779 exigea la présentation pour enregistrement d’un arrêt du Conseil du 26 mars 1772 portant modification d’une rue dans le plan global de Ceineray ainsi que le versement à la miserie municipale du produit de la vente des matériaux provenant des édifices démolis et des atterrissements effectués en Loire31. La municipalité répondit en contestant la légalité de cet interventionnisme, tout en se plaçant sous la protection de l’intendance32.

29Au début de 1780, la Chambre s’étant risquée à contester certaines rentrées d’argent pourtant approuvées par l’intendance, le bureau de ville se tourna vers le Conseil pour le rétablissement des articles rayés. Après avoir vainement cité le procureur syndic à comparaître, la cour durcit le ton en convoquant aussi les maire et échevins33. Malgré la sanction d’un exil à Redon en juin et juillet 178034, la Chambre refusa d’enregistrer l’arrêt du Conseil du 28 novembre qui cassait tous ses arrêts sur les comptes municipaux de 1775 à 1778, en justifiant sa résistance par l’envoi et la publication de lettres de remontrance le 17 février 1781 selon la tactique éprouvée de l’opposition parlementaire. Cette obstination, qui tirait parti du grand débat ouvert par les États de Bretagne sur le contrôle des octrois, obligea le gouvernement royal à dépêcher à Nantes le comte de Goyon, lieutenant général en Bretagne, afin d’y tenir un lit de justice le 20 août 178235. Les lettres expédiées par le contrôleur général Joly de Fleury pour féliciter le bureau municipal de sa fermeté et de son loyalisme au cours de cette crise furent rayées sur le registre municipal le 9 octobre 1781 par le sénéchal de Nantes sur injonction du parlement, ce qui provoqua les représailles du Conseil dans son arrêt du 13 octobre cassant trois arrêts de la cour et chargeant l’intendant d’annuler les initiatives des officiers de justice36. Cet arrière-plan de crise est évoqué par Graslin dans ses contacts avec la municipalité37, car il craint que l’avancement de son projet subisse négativement les retombées de cette guérilla administrative entre l’intendance et les cours souveraines.

30La bonne entente et la solide alliance entre la municipalité et l’intendance qui avaient marqué tout le xviii^e siècle ont été déstabilisées au début des années 1780 par les conséquences de la crise ouverte par les critiques des États de Bretagne sur la mauvaise gestion des villes bretonnes. Principalement alimentée par le violent conflit opposant l’intendance à l’assemblée générale de Rennes depuis la réforme municipale de 175738^, la dénonciation d’une mauvaise utilisation des finances municipales s’était étendue à l’ensemble des villes depuis les États de 1778-1779. C’était une attaque directe contre l’intendance car toutes les dépenses non prévues par un règlement datant d’un siècle devaient être validées avant exécution par ses services. L’attaque venant de la noblesse, le commissaire du Conseil espérait compter sur le soutien classique des deux autres ordres. Or, ce schéma n’a pas tenu longtemps. À la session de novembre 1782 – janvier 1783, l’intendant Caze de La Bove a vu avec effroi le clergé présidé par l’évêque de Rennes Bareau de Girac et le tiers présidé par le sénéchal de Nantes Jacques-Amable Bellabre se rallier à l’idée que le contrôle des octrois urbains devait dorénavant s’opérer devant la seule assemblée provinciale. L’arrivée de Calonne au contrôle général en novembre 1783 s’est traduite par un assouplissement considérable de la ligne politique en Bretagne car ce dernier désirait avant tout éviter tout conflit pouvant gêner l’adoption d’une réforme financière nationale absolument indispensable. Le rééquilibrage des tutelles fut acté dans la session de 1784-1785, au grand dam de l’intendant Bertrand de Molleville, assez désabusé par le manque de fermeté de la monarchie39.

Un citoyen éclairé et un spéculateur avisé : l’activisme de Graslin dans l’embellissement de Nantes

31Jusqu’au début des années 1770, la puissante colline dominant la haute Fosse n’était encore que jardins, prairies à élevage laitier, terrains vagues, zone de loisirs accueillant de nombreux jeux de boules ou terrains d’accueil d’activités manufacturières comme celles des cotonnades et de la grande corderie (fig. 39). Quelques chemins ruraux assuraient une circulation minimale entre les tenues du Bouvet à l’ouest et de la Cagassais à l’est, et le domaine du couvent des Capucins au sud, en surplomb du port. Seul l’ancien axe du Bignon Lestard reliant la porte Saint-Nicolas à la zone rurale de Gigant (rues Rubens, Scribe, Racine), dans la direction de la presqu’île guérandaise, servait difficilement à la circulation des marchandises.

32Au bas du passage du Bouvet (vers le bas de l’actuelle rue Jean-Jacques Rousseau) se trouvait le bureau de la direction des cinq grosses Fermes (fig. 31), chargée de la levée des impôts indirects de la monarchie en Bretagne. De ce lieu, son receveur général Jean-Joseph-Louis Graslin a pu imaginer, dans un mélange de civisme urbain et d’esprit spéculatif, tout le parti à tirer d’un espace délaissé jusqu’ici par les pouvoirs publics dans l’embellissement de Nantes à cause des contraintes de pente d’une colline présentée par l’entrepreneur lui-même comme un « roc monstrueux40 ». Son offre est arrivée au bon moment, c’est-à-dire dans un temps où tout le monde constatait que les espaces dégagés par la destruction des remparts, seule orientation retenue par le plan Ceineray de 1761, n’allaient pas suffire face à l’accélération de la poussée démographique soutenue par la croissance commerciale du port atlantique41. Face aux réticences traditionnelles à une expansion dans les îles sableuses et inondables, comme l’avait montré la réaction très négative au plan général de l’architecte parisien Vigné de Vigny de 1755, et devant l’incommodité du liseré construit de la Fosse, la transformation des arrières de la zone portuaire la plus proche de la ville ancienne en nouveau quartier résidentiel s’imposait chaque jour davantage42. Sa concrétisation rapide vint de l’activisme soutenu avec lequel Graslin porta son projet, bousculant partenaires publics et privés, jusqu’à en irriter plus d’un, mécontents d’être ainsi constamment débordés.

33De 1776 à 1779, Graslin a patiemment acquis tous les terrains nécessaires43, ajoutant aux deux grands domaines du Bouvet et de la Cagassais toutes les petites tenues environnantes, tout en demandant à la ville de faire exécuter un plan d’aménagement. Jean-Baptiste Ceineray, architecte-voyer municipal, rendit son projet qui fut approuvé le 13 novembre 1779, puis définitivement le 23 septembre 178044, après l’arrivée de Mathurin Crucy comme nouvel architecte voyer, avec l’ajout du principe de création d’une belle place publique, ce qui fut validé par le Conseil du roi dans son arrêt du 24 avril 1781. Graslin s’engageait à lotir sur ses acquisitions et la ville à effectuer les travaux de voirie, en achetant les terrains complémentaires nécessaires venant s’ajouter à ceux cédés gratuitement par le promoteur, qui avançait de surcroît les capitaux exigés par l’opération dans un prêt à 4 %, puis 5 %. Les relations entre Graslin et la municipalité furent rendues compliquées par les retouches constantes apportées par ce dernier à ses projets et son interventionnisme débordant dans la gestion des dossiers. Ses prétentions urbanistiques heurtèrent Mathurin Crucy, nouvel architecte-voyer, et son intérêt pour un grand aménagement à partir du domaine des Capucins aiguisa la méfiance de ces derniers, ce qui rendit extrêmement âpres les négociations avec le père gardien.

34Alors que le plan Ceineray ne prévoyait qu’un carrefour de rues sur la partie haute de la colline (fig. 40), Graslin voulut couronner son nouveau quartier par une belle place relevée par la reconstruction de la bourse et l’implantation d’un nouveau théâtre. Seule la seconde prétention put être maintenue45. Les négociations menées par Graslin avec le bureau de ville pour que la place porte son nom illustre l’habileté d’un concepteur qui avait déjà bien intégré tout le parti à tirer du travail de l’opinion publique pour l’avancement de ses projets. La communauté devait reconnaissance à l’un de ses plus valeureux citoyens au service du bien public, acteur majeur de la relance du grand chantier urbain46. Le plan donné par Crucy en août 1783 déplut à l’entrepreneur qui lui opposa un contre-projet (fig 41 et 44). Ce choc frontal de personnalités a contribué à l’enlisement du dossier jusqu’à ce que l’intendant Bertrand de Molleville, directement sollicité, semonce la municipalité pour son attentisme. Sommé de rendre ses conclusions en mai 1786, Crucy, après avoir réfuté les arguments de son compétiteur, n’apporta que de légères retouches à son étude de 1783. Le bureau de ville, malgré son approbation du 23 septembre 1783, rechercha pourtant le compromis en demandant une révision à l’ingénieur-géomètre Demolon (fig. 45), ce qui aboutit au plan du 6 août 1787 accepté par toutes les parties en présence (fig. 42).

35Comme la place royale, la place Graslin a pris ainsi la forme d’un « miroir à toilette », avec des proportions différentes car l’importance relative de l’hémicycle par rapport au rectangle y est moindre. Toutes les constructions étaient ordonnées par rapport au théâtre, les rues débouchant de part et d’autre de son axe étant symétriques. L’élévation du théâtre conçu par Crucy47 se fit rapidement, car le financier, non content d’offrir l’emplacement nécessaire à l’édifice et à ses deux rues adjacentes48, se rendit adjudicataire des travaux (sculptures et peintures non comprises) en 1785. Le gros-œuvre fut achevé en deux ans et l’inauguration fut célébrée le jour de Pâques 1788 (23 mars).

36Un long conflit opposa Graslin aux Capucins de la Fosse dont la cession d’une partie de leur enclos était indispensable pour l’ouverture de la rue Dauphine (Jean-Jacques Rousseau) et la création de la place. Le voyant pressé et observant de près son jeu spéculatif dans la revente des terrains à construire, les religieux furent tentés de faire monter les enchères. À force de traîner, la discussion finit par provoquer une grave crise en 1786, qui ne fut résolue que par la médiation directe de l’intendant à l’occasion d’un passage à Nantes49. La mise en circulation d’un document, publié sous le nom d’une société patriotique (fig. 43), préfigurant la création du futur cours Cambronne, mit le feu aux poudres car une telle réalisation supposait le déplacement du couvent des Capucins. L’artifice d’une société au service du bien public n’avait trompé personne, surtout pas les Capucins. Le traité signé le 29 septembre 1786, qui s’en tenait prudemment à la première phase du programme établi en 1780 et corrigé pour la forme de la place en août 1786, ne fut inscrit sur les registres de délibération que le 17 février 1787 et validé par l’intendant le 19 mars suivant. L’enregistrement à la Chambre des comptes fut effectif le 18 novembre 178850. Au plus fort de la crise, la documentation témoigne de la dégradation des rapports entre les deux parties, les Capucins accusant Graslin de n’être qu’un spéculateur sans parole s’abritant derrière la défense du bien public51 et le financier s’étonnant de voir que des religieux relevant d’un ordre mendiant, placé sous l’idéal de pauvreté, se montrent aussi âpres au gain et ne comprennent pas tous les avantages à retirer pour leurs aumônes de l’arrivée d’une élite sociale dotée d’un fort pouvoir d’achat52.

37L’arrêt du Conseil du 22 avril 1755 avait étendu le contrôle administratif de l’intendance sur les questions d’embellissement à Nantes en facilitant son pouvoir d’évocation des problèmes portés devant les cours souveraines de justice directement devant le Conseil du roi. Graslin a pris un soin extrême à s’appuyer sur cette autorité supérieure pour faire accélérer les procédures quand il s’impatientait de la lenteur du bureau de ville ou pour obtenir un arbitrage plutôt favorable en cas de conflit aigu avec le voyer ou les Capucins. Une abondante correspondance au ton simple et amical souligne l’intérêt du commissaire du Conseil pour l’œuvre de Graslin, le bureau de ville finissant même par se plaindre du fait que les réponses du Conseil soient communiquées directement au promoteur nantais qui en tirait ensuite parti dans son harcèlement de la municipalité. Bien des fois, Graslin a rédigé des argumentaires destinés à être repris officiellement par la municipalité53. Toutefois, autant qu’il l’a pu, il a veillé à utiliser le bureau de ville comme intermédiaire dans les négociations avec les Capucins et les autres institutions, sachant que sa personnalité pouvait les irriter54. En plein cœur de la crise de l’été 1786, les Capucins pressaient le bureau de ville de ratifier le traité afin de ne pas laisser de champ libre à un « ambitieux financier55 », entreprenant manœuvrier avec qui ils ne voulaient plus avoir à faire. L’appui de l’intendance ne fut pourtant pas systématique. En mai 1789, les Capucins, irrités d’une nouvelle entorse au plan officiel pour une construction non prévue en haut de la rue Dauphine, le long de leur clôture, décidèrent de porter l’affaire en justice en citant le bureau de ville devant le Présidial de Nantes. Les maire et échevins, après s’être désolidarisés du financier dans un premier temps, décidèrent de se joindre aux religieux dans le procès devant le Présidial, avec l’approbation de l’intendance56.

Conclusion

38La participation de Jean-Joseph-Louis Graslin à l’embellissement nantais se situe dans une seconde phase du grand chantier ouvert à Nantes à partir des années 1760. Après les initiatives des pouvoirs publics, les grandes villes françaises voient surgir des programmes portés par des personnes privées, mêlant sens du bien public et opportunité spéculative dans la dynamique des Lumières, réalisations demandant une collaboration avec les nombreuses institutions se partageant inégalement la tutelle de la gestion urbaine et spécialement la transformation de l’espace construit. Les conditions étaient favorables puisqu’il s’agissait offrir un marché résidentiel à l’investissement négociant alors que cette élite sociale dominait la municipalité, tout en étant particulièrement appréciée par l’intendance, les deux acteurs majeurs dans la conduite des grands travaux urbains. L’activisme débordant du financier, toujours à pousser ses pions dans une conception laxiste de la règle du jeu, rendit les négociations difficiles, même s’il n’y eut aucun désaccord fondamental avec les autorités de tutelle, à l’exception majeure du déplacement complet du couvent des Capucins qui ne fut rendu possible qu’avec la Révolution, la nationalisation des biens du clergé et leur vente comme biens nationaux de 1789 à 1791. Plus d’une fois, les édiles furent irrités des pressions constantes et des empiètements commis, ainsi que des relations directes avec l’intendance ou le Contrôle général. Pourtant, le bureau de ville sut jouer les conciliateurs pour gommer les raidissements provoqués par la forte personnalité du promoteur. D’une certaine manière, ses provocations lui furent sans doute utiles pour faire avancer les dossiers en endossant le rôle avantageux du modérateur.