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Corps et encyclopédies

 | 
Denis Hüe
, 
Jérôme de Gramont
, 
Bernard Baillaud

Corps de l’État, corps du pouvoir

Saint-Simon ou les chroniques du corps royal

François Raviez

Full text

1Qu’il me soit permis, Messieurs (et Mesdames), d’ouvrir un cadavre devant le colloque.

  • 1 Saint-Simon a déploré plus haut le « régime de fruits et de boisson » qui a « noyé » l’estomac du (...)
  • 2 Le mémorialiste a déjà fait la même constatation dans les pages précédentes : « Les parties s’en t (...)

Par l’ouverture de son corps, qui fut faite par Mareschal son premier chirurgien, avec l’assistance et les cérémonies accoutumées, on lui trouva toutes les parties si entières, si saines, et tout si parfaitement conformé, qu’on jugea qu’il aurait vécu plus d’un siècle sans les fautes dont il a été parlé, qui lui mirent la gangrène dans le sang1. On lui trouva aussi la capacité de l’estomac et des intestins double au moins des hommes de sa taille, ce qui est fort extraordinaire2, et ce qui était cause qu’il était si grand mangeur et si égal. (V, 468)

  • 3 Michelle Caroly, Le Corps du Roi-Soleil, Paris, Imago, 1990, p. 183.

2Louis le Grand, quatorzième du nom, l’était donc aussi par ses boyaux. On sait qu’il est d’usage de dépecer le corps des princes, d’y chercher les causes de leur mort, mais aussi peut-être le secret de leur différence. La dépouille est donc, écrit Michelle Caroly dans Le Corps du Roi-Soleil, « dépecée, disséquée, décapitée, la tête sciée en deux3 ». Le procès-verbal des médecins nous apprend que le ventre était « extrêmement tendu, très bouffi, les intestins bien altérés avec inflammation surtout du côté gauche, le gros intestin d’une dilatation extraordinaire », en revanche « le cœur très beau, d’une grosseur ordinaire ». Si Monseigneur, Grand Dauphin, fils de Louis XIV, échappe, en 1711, à l’autopsie, c’est qu’il est déjà complètement pourri : « Le pourpre, mêlé à la petite vérole dont il mourut, et la prompte infection qui en fut la suite, firent juger également inutile et dangereuse l’ouverture de son corps » (IV, 96). Un an plus tard, l’« ouverture » du corps du Dauphin, Duc de Bourgogne, « épouvanta : ses parties nobles se trouvèrent en bouillie ; son cœur, présenté au duc d’Aumont pour le tenir et le mettre dans le vase, n’avait plus de consistance ; sa substance coula jusqu’à terre entre leurs mains ; le sang dissous, l’odeur intolérable dans tout ce vaste appartement » (IV, 447). Que signifie cette liquéfaction des héritiers ? C’est pour répondre à cette question que nous remonterons le temps jusqu’en l’an de grâce 1661.

3Louis XIV a vingt-trois ans ; il lui reste cinquante-quatre ans avant d’être coupé en morceaux :

On peut dire que […] sa taille, son port, les grâces, la beauté, et la grand-mine qui succéda à la beauté, jusqu’au son de sa voix et à l’adresse et la grâce naturelle et majestueuse de toute sa personne, le faisaient distinguer jusqu’à sa mort comme le roi des abeilles, et que, s’il ne fût né que particulier, il aurait eu également le talent des fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grands désordres d’amour. (V, 470)

  • 4 Voir les pages mémorables sur Versailles et Marly (V, 531-536).

4Ce « roi des abeilles » pourrait laisser penser que Saint-Simon connaissait mal les hyménoptères, ou au contraire qu’il crée métaphoriquement un monstre. Comment, cependant, traiter le Roi de reine ? Les abeilles sont femelles et laborieuses : elles incarnent l’ordre et, avec lui, une richesse expansionniste. Louis XIV est un mâle dominant, mais aussi un prince qui force la nature4 : en son honneur, le duc force un peu l’entomologie.

5Dans le « Tableau du règne », cet exercice d’encomiastique critique qu’il place entre la mort du Roi et le début de la Régence, plusieurs portraits nous montrent un souverain capable d’accorder sa personne à son personnage : « Jusqu’au moindre geste, son marcher, son port, toute sa contenance, tout mesuré, tout décent, noble, grand, majestueux, et toutefois très naturel, à quoi l’habitude et l’avantage incomparable et unique de toute sa figure donnait une grande facilité » (V, 530). Cette image de perfection, Saint-Simon l’anime en montrant le Roi en action dans des divertissements qui tiennent à la fois de la représentation et du plaisir :

Il aimait fort l’air et les exercices, tant qu’il en put faire. Il avait excellé à la danse, au mail, à la paume. Il était encore admirable à cheval à son âge. […] Il aimait fort à tirer, et il n’y avait point de si bon tireur que lui, ni avec tant de grâces. Il voulait des chiennes couchantes excellentes ; il en avait toujours sept ou huit dans ses cabinets, et se plaisait à leur donner lui-même à manger pour s’en faire connaître. Il aimait fort aussi à courre le cerf, mais en calèche depuis qu’il s’était cassé le bras en courant à Fontainebleau, aussitôt après la mort de la Reine. Il était seul dans une manière de soufflet tiré par quatre petits chevaux, à cinq ou six relais, et il menait lui-même à toute bride avec une adresse et une justesse que n’avaient pas les meilleurs cochers, et toujours la même grâce à tout ce qu’il faisait. (V, 530)

6Louis XIV est l’homme de la maîtrise, du contrôle de soi en toutes circonstances. Comme il conduit seul ses chevaux, « il voulait, nous dit Saint-Simon, régner par lui-même » (V, 471) : sur ses ministres, sur sa cour, sur ses femmes, sur ses sujets, sur l’Europe.

Il marcha en Flandres ; ses conquêtes y furent rapides. Le passage du Rhin fut signalé ; la triple alliance de l’Angleterre, la Suède et la Hollande ne fit que l’animer. Il alla prendre en plein hiver toute la Franche-Comté, qui lui servit, à la paix d’Aix-la-Chapelle, à conserver des conquêtes de Flandres en rendant la Franche-Comté. Tout était florissant dans l’État, tout y était riche. Colbert avait mis les finances, la marine, le commerce, les manufactures, les lettres même au plus haut point, et ce siècle, semblable à celui d’Auguste produisait à l’envi des hommes illustres en tout genre, jusqu’à ceux mêmes qui ne sont bons que pour les plaisirs. (V, 471-472)

7Le corps du Roi est donc à lire en miroir du corps du Royaume, et la vitalité du premier est à la fois la garantie et l’analogon de la prospérité du second. Ce corps est à la fois celui de l’athlète et du guerrier ; il est l’emblème d’un État fort, d’une économie aussi dynamique que les divertissements du maître ; le pouvoir s’incarne, s’impose et invente le culte de la personne royale.

  • 5 Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1989.
  • 6 Op. cit., p. 17.
  • 7 Op. cit., p. 132.
  • 8 Voir « Amours du Roi » dans le « Tableau du règne » (V, 536-538) : « Presque tous ne furent que pa (...)
  • 9 Outre la « mécanique royale », il décrira la « mécanique de Mme de Maintenon » (V, 561) ou la « mé (...)

8Kantorowicz, dans Les Deux corps du roi5, a fait l’histoire de cette « fiction mystique6 » qui fait du roi une gemina persona, un être doté par les légistes et les théologiens de deux natures, comme le Christ : une « temporelle et par laquelle sa condition était identique à celle des autres hommes, et une autre qui était perpétuelle, et par laquelle il survivait à tous les autres êtres et triomphait de tous7 ». Le Roi possède ainsi un corps physique et un corps spirituel ; il est à la fois lui-même et au-delà de lui-même ; il règne dans ce monde et dans celui des essences. Quand il meurt, il ne meurt pas, et même si ses maîtresses n’ont qu’un seul corps à leur disposition8, sa deuxième nature l’accompagne partout et en tous temps. Le cérémonial qui rythme les journées de Louis XIV, comme l’utilisation de la mythologie à Versailles ou l’architecture symbolique du Château, sont donc à interpréter comme autant de manifestations, au sein des contingences, d’une réalité supérieure, et c’est une véritable liturgie du quotidien que nous lisons dans le « Tableau du règne », ce que Saint-Simon appelle la « mécanique » des journées9.

9Le Roi est « exact aux heures qu’il donnait pour toute la journée » (V, 528) : ainsi « on savait, à un demi-quart d’heure près, tout ce que le Roi devait faire » (V, 606). Qu’il mange, qu’il se promène, qu’il se purge ou tienne conseil, il est Louis, mais il est aussi, si j’ose dire, Quatorze. Il vit dans la continuité des souverains ses ancêtres, et dans la certitude – anxieuse à la fin du règne – des souverains ses descendants. Il est l’avatar d’une essence que rien ne peut interrompre, même une fistule mal placée ; il est dans la durée, mais aussi dans l’éternité, et, de ce point de vue, nous sommes encore – selon que nous serons légitimistes ou orléanistes – sous Louis XX ou Henri VII. « Les choses spirituelles, note Saint-Simon, ne doivent pas tenir aux temporelles, ni en dépendre » (III, 912).

  • 10 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine, Paris, Éditions de Minuit, 1981.
  • 11 Op. cit., p. 138.

10En même temps, le corps du Roi est au centre du dispositif signifiant ; rien n’est trop beau pour le sertir dans un cadre à sa démesure : bâtiments, jardins, fêtes, revues, mises en scène faramineuses comme la réception d’un prétendu ambassadeur de Perse en février 1715 : « son habit était garni des plus beaux diamants de la couronne ; il y en avait pour douze millions cinq cent mille livres ; il ployait sous le poids, et parut fort cassé, maigri et très méchant visage » (V, 170). Ce moribond scintillant semble quelque vivante idole pris dans le cycle d’une représentation perpétuelle. « Traité à l’égal d’un dieu », selon la formule de Jean-Marie Apostolidès dans Le Roi-Machine10, il laisse le corps imaginaire l’emporter sur le corps réel : « Les peintures ou les sculptures de Louis XIV vieillissant, comme son portrait en costume du sacre que réalise Hyacinthe Rigaud en 1701, le représentent avec un corps glorieux : son visage, figé comme celui d’une momie, ne subit plus les atteintes de l’âge11 ». Dans cet opéra fabuleux qu’est la cour, le Roi, d’un gosier bien réel, auto-célèbre sa propre image : « Lui-même, sans avoir ni voix ni musique, chantait dans ses particuliers les endroits les plus à sa louange des prologues des opéras. On l’y voyait baigné, et jusqu’à ses soupers publics au grand couvert, où il y avait quelquefois des violons, il chantonnait entre ses dents les mêmes louanges quand on jouait les airs qui étaient faits dessus » (V, 480). Ainsi, par un retour solipsiste sur lui-même, Louis XIV réunit sa personne et son personnage, il « baigne » dans son immanence avec la plus contingente ostentation.

  • 12 « Ainsi finit cette année, et tout le bonheur du Roi avec elle » (II, 151).

11Mais le « bonheur du Roi » s’achève, date dûment signalée par le mémorialiste12, le 31 décembre 1701. Le corps florissant du pays devient la proie d’une maladie aussi implacable qu’insidieuse. À Colbert, artisan de la richesse, ont succédé d’autres ministres bourgeois : « Les cours de Turin, de Londres et de Vienne ont le bonheur de détester de tout temps cette sorte de gouvernement ; les premiers ministres y sont inconnus depuis des siècles, et la robe y est, avec l’honneur qu’elle mérite, dans les fonctions qui lui sont propres ; mais la nécessité de porter un rabat pour être capable de toutes les parties civiles, politiques, militaires du gouvernement, privativement à toute autre condition et profession, est une gangrène dont ces cours n’ont jamais été susceptibles, et dont notre fatal exemple les saura de plus en plus préserver » (VII, 105). Il y a quelque chose de pourri au royaume de France, et les Mémoires deviennent complainte, déploration du malheur des temps et surtout des ducs, exclus de toutes fonctions et devenus, avec les années, purement décoratifs. Cette corruption roturière qui ronge la haute administration est pour Saint-Simon une des causes de l’universelle décadence. L’histoire n’est alors, à ses yeux, qu’une lente catastrophe, cette « gangrène » qui ronge, avec le corps social, les consciences de ses contemporains.

12Reflets sonores de l’ordre du monde, les titres eux-mêmes sont atteints : ainsi, le duc de Vendôme « connut et abusa plus que personne de la bassesse du Français. Peu à peu il accoutuma les subalternes, puis de l’un à l’autre toute son armée, à ne l’appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse. En moins de rien, cette gangrène gagna jusqu’aux lieutenants généraux et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à l’exemple les uns des autres, n’osa plus lui parler autrement, et qui, l’usage ayant passé en droit, y auraient hasardé l’insulte si quelqu’un d’eux se fût avisé de lui parler autrement » (II, 693). Les noms et les choses se défont, « les finances, la marine, le commerce, les manufactures, les lettres » (V, 472), jusqu’à la gloire militaire, tout dépérit, tout périt : « Le roi taxa les régiments d’infanterie qui étaient montés à un prix excessif. Cette vénalité de l’unique porte par laquelle on puisse arriver aux grades supérieurs est une grande plaie dans le militaire, et arrête bien des gens qui seraient d’excellents sujets. C’est une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l’État, sous laquelle il est difficile qu’il ne succombe, et qui n’est heureusement point ou fort peu connue dans tous les autres pays de l’Europe » (IV, 901). La cour elle-même souffre de cette « gangrène du monde » (V, 440) qui corrompt les âmes et les cœurs. À Versailles, aux heures les plus sombres de la Guerre de Succession d’Espagne, il faut danser, briller, paraître. Mais ce goût du luxe est une « plaie qui, une fois introduite, est devenue le cancer intérieur qui ronge tous les particuliers, parce que de la cour il s’est promptement communiqué à Paris et dans les provinces et les armées » (V, 531). En plus de la gangrène et du cancer, une autre maladie envahit le Royaume : « La multiplication des affaires et de leurs formes, dont est née la chicane, lèpre devenue si ruineuse et si universelle, multiplia et allongea les tenues des parlements » (V, 83). Le coup de grâce sera, au terme de leur scandaleuse élévation, l’habilitation des bâtards – duc du Maine et comte de Toulouse – à accéder à la couronne en cas de mort de l’héritier légitime. Cette « nouvelle et horrible plaie générale » (IV, 163) afflige le mémorialiste, qui ne voit plus la France que comme un grand corps très malade dont le Roi va jouer, dans sa propre chair, les derniers moments.

13En effet, Louis XIV, en cet été 1715, pourrit tout vif. Certes, on en pourrait d’abord accuser de mauvaises habitudes alimentaires :

Ces fruits pris après son potage lui noyèrent l’estomac, en émoussèrent les digestifs, lui ôtèrent l’appétit, qui ne lui avait manqué encore de sa vie, sans avoir jamais eu ni faim ni besoin de manger, quelque tard que des hasards l’eussent fait dîner quelquefois. Mais aux premières cuillerées de potage, l’appétit s’ouvrait toujours, à ce que je lui ai ouï dire plusieurs fois, et il mangeait si prodigieusement et si solidement soir et matin, et si également encore, qu’on ne s’accoutumait point à le voir. Tant d’eau et tant de fruits, sans être corrigés par rien de spiritueux, tournèrent son sang en gangrène, à force d’en diminuer les esprits, et de l’appauvrir par ces sueurs forcées des nuits, et furent cause de sa mort, comme on le reconnut à l’ouverture de son corps. (V, 412)

14Le monarque, Christomimetes selon la tradition, serait-il devenu le Gargantuomimetes ? Car le Roi, toute sa vie, a fait honneur aux plats : on se souvient de ce « double estomac » que révèle l’autopsie, capacité somme toute logique pour un homme qui a deux corps. À Marly, en juin 1715, il apprend qu’en Angleterre on fait des paris sur la date de sa mort : « Il parut touché en homme qui ne le voulait pas paraître. On vit qu’il fit ce qu’il put pour manger et pour montrer qu’il mangeait avec appétit ; mais on remarquait en même temps que les morceaux lui croissaient à la bouche » (V, 208). Le 3 mai précédent, la réalité et le symbole se sont rejoints : « Le Roi, étant à Marly, s’arrêta dans ses jardins avant la messe, pour s’y amuser à voir une éclipse de soleil, sur les neuf heures du matin » (V, 199). L’été, le bel été devient la chronique d’une agonie. Le samedi 24 août, « sa jambe parut considérablement plus mal et lui fit plus de douleur » (V, 454). Le 26 août, après une pathétique scène d’adieu à son arrière-petit-fils, il demande que le château soit « bien nettoyé » après sa mort (V, 461). Le 27, « une espèce de manant provençal » vient à Versailles avec « un remède qui, disait-il, guérissait la gangrène » (V, 463). On donne au Roi de cet « élixir », qui ne fait aucun effet. Le 29, « la gangrène se trouva dans tout le pied, dans le genou, et la cuisse fort enflée » (V, 467). Le 31, « la gangrène avait gagné le genou et toute la cuisse » (V, 468). Le 1er septembre, à huit heures et quart du matin, Quatorze devient Quinze.

  • 13 Op. cit., p. 298.
  • 14 Op. cit., p. 303-304.

15« Le Roi est mort ! Vive le Roi ! » La formule, d’après Kantorowicz, « semble avoir fait sa première apparition à l’enterrement de Louis XII, en 151513 ». Elle s’accompagne, à Saint-Denis, d’un rituel de disparition et de résurrection au cours duquel on abaisse et on relève la bannière et l’épée de France ; elle s’accompagne aussi de la construction d’un catafalque somptueux, dissocié du cadavre même, comme le corps l’est de l’effigie dans un enterrement royal ou dans la statuaire funéraire : le « corps naturel » du Roi, explique Kantorowicz, repose « dans un bière de plomb, elle-même enfermée dans un cercueil de bois ; alors que son corps politique, d’habitude invisible, était à cette occasion exposé de façon bien visible par l’effigie revêtue de tous ses insignes royaux officiels14 ».

  • 15 Les Mille et un fantômes, chapitre IX.

16Saint-Simon n’assista pas à la cérémonie à Saint-Denis : il était trop occupé à inaugurer la Régence et avait lui-même proposé à Philippe d’Orléans d’« épargner la dépense » (V, 620) : « il ne se trouva pas, dit-il, six personnes de la cour » (V, 640) pour assister à la messe ; on avait auparavant porté le cœur à l’église Saint-Louis-des-Jésuites, selon son vœu, et les entrailles à Notre-Dame. Louis XIV eut donc droit à un faste minimaliste pour descendre dans la crypte ombreuse de la basilique ; il en ressortira le lundi 14 octobre 1793 : le Roi, lit-on dans Dumas, qui s’inspire de relations de témoins, était « reconnaissable à ses grands traits qui ont fait de son visage le masque typique des Bourbons ; seulement il était noir comme de l’encre15 ».

17Il serait logique que je vous présentasse maintenant le nouveau corps du Roi, alors âgé de cinq ans. Or, dans les Mémoires, il n’existe pas ; quant au Royaume, nous allons voir qu’il n’en a plus. À partir de 1715, la chronique devient le récit d’intrigues tortueuses, celles de Dubois, en particulier, qui va parvenir à écarter peu à peu Saint-Simon du Régent, pourtant son ami d’enfance, et du pouvoir, bien qu’il reste ministre d’État, au point que le duc demandera à partir en Espagne comme ambassadeur extraordinaire en 1721. De Louis XV, il ne livrera que quelques instantanés : « Rien, écrira-t-il, de si naturellement glorieux que les enfants, combien plus un enfant couronné, et gâté » (VII, 561). Il le montrera pleurant sur sa chaise percée (VII, 95) – nous sommes loin des ostentatoires « jours de médecine » de son arrière-grand-père. À sept ans, il est « excédé » de la danse et perd « pour toute sa vie » le « goût des bals, des ballets, des spectacles et des fêtes » (VI, 602) – où son aïeul avait excellé. Un jour, il vient au Conseil de régence avec un petit chat, qui gambade sur la table (VII, 610) – nous sommes loin des meutes de Louis XIV. Poussière d’histoire que tout cela, où resplendit la bêtise du maréchal de Villeroi, son gouverneur, un dinosaure de l’ancienne cour, qui, d’une fenêtre des Tuileries, montre à cet enfant de onze ans la foule énorme qui l’acclame :

Le maréchal de Villeroi se baignait dans cette affluence, qui importunait le Roi, qui se cachait dans des coins à tous moments ; le Maréchal l’en tirait par le bras, et le menait tantôt aux fenêtres d’où il voyait la cour et la place du Carrousel toute pleine, et tous les toits jonchés de monde, tantôt à celles qui donnaient sur le jardin et sur cette innombrable foule qui y attendait la fête. Tout cela criait Vive le Roi ! à mesure qu’il en était aperçu, et le Maréchal retenant le Roi qui se voulait toujours aller cacher : « Voyez donc, mon maître, tout ce monde et tout ce peuple ; tout cela est à vous, tout cela vous appartient ; vous en êtes le maître. Regardez-les donc un peu pour les contenter ; car ils sont tous à vous ; vous êtes maître de tout cela. » (VII, 809-810)

18Le vieux maréchal commet là un contre-sens absolu, car, comme Saint-Simon l’a déjà expliqué, la monarchie est « un fidéicommis, une substitution faite par la nation à une maison entière, pour en jouir et régner sur elle de mâle en mâle, né et à naître, en légitime mariage, graduellement, perpétuellement, et à toujours d’aîné en aîné, tant que durera cette maison à l’exclusion de toute femelle, et dans quelque ligne et degré que ce puisse être » (V, 318). On voit à quelles dérives peuvent conduire les élucubrations de Villeroi : les rois ont la garde du royaume, ils en sont responsables devant Dieu, mais ils ne sont en rien propriétaires de leurs sujets. « Belle leçon pour un gouverneur, commente le mémorialiste, qu’il ne se lassait pas d’inculquer [au Roi] à chaque fois qu’il le menait aux fenêtres, tant il avait peur qu’il l’oubliât ! Aussi l’a-t-il très pleinement retenue » (VII, 810). Les Mémoires seraient-ils le cimetière de la monarchie française ? On peut le penser en se souvenant de la phrase de Saint-Simon au duc de Beauvillier, après l’enterrement du Dauphin, père du futur Louis XV, à Saint-Denis : « Vous venez donc d’enterrer la France » (IV, 488) – c’est-à-dire deux corps en même temps.

19« Tout demeurait et tombait en chaos », lit-on dans la chronique de 1723, dernière année des Mémoires. L’image de la « gangrène », cette fois, ne suffit plus, car le Régent a fait du désordre un principe de gouvernement, persuadé d’y trouver « sa sûreté et sa grandeur » (VI, 638). De cette confusion généralisée, je ne prendrai qu’un seul exemple, mais au combien rélévateur : le sacre de Louis XV.

  • 16 Être roi, Paris, Fayard, 1992, p. 22.
  • 17 Op. cit., p. 65.

20Le corps du roi est au centre de la cérémonie, aussi riche par ses symboles que solennelle dans son déroulement. Le roi prête serment, il reçoit l’éperon d’or et l’épée du chevalier, puis il est oint en sept endroits du corps d’une huile provenant de la Sainte Ampoule. On lui remet les insignes royaux, en particulier le sceptre, la main de justice et la couronne. L’assistance alors l’acclame, on laisse entrer le peuple, qui manifeste son enthousiasme, et on lâche des oiseaux. Selon Jean Barbey, le sacre établit « un lien vertical entre la divinité et le roi16 ». Le Traité du sacre des rois de France, d’un anonyme du XIIIe siècle, nous apprend que « le roi possède la royauté avant l’onction et le couronnement par succession paternelle ; en vertu de l’onction et du couronnement, il la possède par l’autorité de Dieu17 ». Les gestes, les objets, les formules, les déplacements des évêques et des pairs ont un but : faire du corps matériel du roi, revêtu d’une chemise échancrée en sept endroits pour permettre la septuple onction, le support et le vecteur d’une transcendance. Cette métamorphose investit le prince d’une double responsabilité : devant son peuple et devant Dieu. S’il reçoit le pouvoir par son droit de naissance, le roi reçoit par le sacre la légitimité sacrée de ce pouvoir. La cérémonie, où il apparaît d’abord presque nu pour finir revêtu du manteau royal, lui fait quitter le temps humain : Vivat rex in aeternum ! reprennent les pairs avant que l’on n’ouvre les portes de la cathédrale sur le grand ciel de France où s’envolent les oiseaux…

21Saint-Simon refusa d’assister au sacre de Louis XV, le 25 octobre 1722. En conflit ouvert avec le cardinal Dubois, en froid prononcé avec Philippe d’Orléans, il renonça à participer à une cérémonie qu’il qualifiait pourtant de « plus sensibles entrailles » des ducs et pairs (IV, 182), et se retira dans ses terres, à La Ferté-Vidame. Ses informateurs lui en rendirent un compte exact, qu’il transforme dans les Mémoires en quelques pages au vitriol où il fustige le « désordre » (VIII, 534), l’« indécence » (VIII, 533), l’« ignominie » (VIII, 532) de la célébration : « nouveautés » (VIII, 535), « mensonge et friponnerie » (VIII, 537), « lourdise » (VIII, 543), « ridicule et confusion » (VIII, 546) ont défiguré ce rituel fondateur. On n’apprendra pas sans trembler, pour ne prendre qu’un seul exemple, que « jusqu’aux secrétaires du Roi, tout homme à collet fut là supérieur à la plus haute noblesse de France » (VIII, 537). Pis encore, on fit entrer le peuple beaucoup trop tard, « faute énorme » où a triomphé « l’esprit régnant de confusion » (VIII, 539). Quant au jeune roi, il n’apparaît pas une seule fois dans le récit de son investiture.

22Les pairs, les évêques, les dignitaires se déplacent autour d’un vide. Le roi n’a plus de corps, il n’est plus, en cet instant fondateur, qu’une grande absence. On se souvient que Monseigneur, Grand Dauphin, puis le Dauphin, duc de Bourgogne, étaient retournés à l’état liquide. Au cœur de la cathédrale, il n’y a plus, cette fois, la moindre trace d’un héritier des Lys. Les témoins et participants du sacre ne sont là que par intérêt, et les « seigneurs de la cour, et d’autres que la curiosité avaient attirés, sans que pas un fut convié, furent placés au hasard » (VIII, 536). Ainsi la sacralisation d’un enfant de douze ans, la liturgie de sublimation qui lui octroie l’autorité suprême, n’est plus qu’une « débandade » (VIII, 542). Le mot désigne, nous dit Littré, la dispersion d’une « bande », d’une troupe qui rompt les rangs et dont les soldats, glisse Furetière, « vivent en libertinage et sans discipline ». Les débauches de Dubois, les soupers du Régent se dessinent en filigrane de ce fiasco. « Le désordre du sacre, constate le mémorialiste, fut inexprimable » (VIII, 534) Quel corps trouve-t-on alors au sommet de l’État ?

Il était sur sa chaise percée parmi ses valets et deux ou trois de ses premiers officiers. J’en fus effrayé. Je vis un homme la tête basse, d’un rouge pourpre, avec un air hébété, qui ne me vit seulement pas approcher. Ses gens le lui dirent. Il tourna la tête lentement vers moi, sans presque la lever, et me demanda d’une langue épaisse ce qui m’amenait. Je le lui dis. J’étais entré là pour le presser de venir dans le lieu où il s’habillait, pour ne pas faire attendre le duc d’Humières ; mais je demeurai si étonné que je restai court. Je pris Simiane, premier gentilhomme de sa chambre, dans une fenêtre, à qui je témoignai ma surprise et ma crainte de l’état où je voyais M. le duc d’Orléans. Simiane me répondit qu’il était depuis fort longtemps ainsi les matins, qu’il n’y avait ce jour-là rien d’extraordinaire en lui, et que je n’en étais surpris que parce que je ne le voyais jamais à ces heures-là, qu’il n’y paraîtrait plus tant, quand il se serait secoué en s’habillant. Il ne laissa pas d’y paraître encore beaucoup lorsqu’il vint s’habiller. (VIII, 613)

  • 18 Cité par Yves Coirault, VIII, 646, n. 11.

23Il reste au prince un peu plus d’un mois à vivre ; une apoplexie l’emportera le 2 décembre 1723 dans les bras d’une jolie femme. « On l’étendit à la hâte sur le parquet, note Saint-Simon, on l’y saigna » (VIII, 646), malgré les cris d’une autre de ses maîtresses : « Ne le saignez pas, il sort d’avec une gueuse18 ». Entre le corps absent du Roi et le corps pléthorique du prince, y a-t-il place, encore, pour le royaume de France ?

  • 19 Dans le Livre III des Fables : « Les membres et l’estomac ».
  • 20 Mémoires d’outre-tombe, édition de Jean-Claude Berchet, quatre volumes dans la collection « Classi (...)
  • 21 Le Voyage de Reims.

24Les Mémoires sont ainsi le récit d’une dé-transcendance : autant Louis XIV, jusqu’à son dernier souffle, sut entretenir le symbolique, autant la Régence n’eut de cesse de brouiller les signes, de les détourner, de les dissoudre dans le « chaos ». L’histoire des corps est celle du royaume : de Louis XIV dansant à la gueule de bois de son neveu, un demi-siècle s’est écoulé – le temps pour les membres, comme dans la fable de Menenius Agrippa, reprise par La Fontaine19, de se croire indépendants de la tête. On sait ce qu’il advint de cette tête le 21 janvier 1793. En moins d’un siècle, le corps du Roi avait perdu sa magie, et ce n’est pas le sacre de Charles X qui allait la lui rendre : « J’ai visité ce matin Saint-Rémi et la cathédrale décorée de papier peint », écrira Chateaubriand en mai 182520. Rossini en fera une opérette21. En France, tout finit par des chansonnettes.

Notes

1 Saint-Simon a déploré plus haut le « régime de fruits et de boisson » qui a « noyé » l’estomac du Roi (V, 412). On utilise ici l’édition Coirault des Mémoires, huit volumes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983-1988.

2 Le mémorialiste a déjà fait la même constatation dans les pages précédentes : « Les parties s’en trouvèrent toutes si belles et si saines qu’il y eut lieu de juger qu’il aurait passé le siècle de sa vie. Son estomac surtout étonna, et ses boyaux par leur volume et leur étendue au double de l’ordinaire, d’où lui vint d’être si grand mangeur et si égal » (V, 412).

3 Michelle Caroly, Le Corps du Roi-Soleil, Paris, Imago, 1990, p. 183.

4 Voir les pages mémorables sur Versailles et Marly (V, 531-536).

5 Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1989.

6 Op. cit., p. 17.

7 Op. cit., p. 132.

8 Voir « Amours du Roi » dans le « Tableau du règne » (V, 536-538) : « Presque tous ne furent que passades » (538).

9 Outre la « mécanique royale », il décrira la « mécanique de Mme de Maintenon » (V, 561) ou la « mécanique du Conseil de régence » (V, 334).

10 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine, Paris, Éditions de Minuit, 1981.

11 Op. cit., p. 138.

12 « Ainsi finit cette année, et tout le bonheur du Roi avec elle » (II, 151).

13 Op. cit., p. 298.

14 Op. cit., p. 303-304.

15 Les Mille et un fantômes, chapitre IX.

16 Être roi, Paris, Fayard, 1992, p. 22.

17 Op. cit., p. 65.

18 Cité par Yves Coirault, VIII, 646, n. 11.

19 Dans le Livre III des Fables : « Les membres et l’estomac ».

20 Mémoires d’outre-tombe, édition de Jean-Claude Berchet, quatre volumes dans la collection « Classiques de Poche », Paris, Hachette, 2001-2002, tome III, p. 172.

21 Le Voyage de Reims.

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