1La réflexion sur l’émergence d’une mémoire européenne de la captivité de guerre est amorcée par trois études de présentations muséographiques réalisées en Allemagne, France et Pologne.

2En France, où l’idée de créer un musée de la captivité, formulée par Jean Védrine puis par Yves Durand, n’a pas abouti, il n’existe pas de lieu de mémoire consacré aux 1 800 000 prisonniers de guerre français et l’initiative récente du Mémorial de la Paix à Caen est limitée, comme l’explique Françoise Passera.

3En Allemagne, le sujet intéresse plus, et pas seulement en raison de la captivité des millions de prisonniers de guerre allemands après 1945 dans les pays vainqueurs. L’importance du rôle et de la présence des prisonniers de guerre de toutes les nationalités, dans les camps ou mêlés à la population, suscite aujourd’hui diverses initiatives muséographiques de présentation d’œuvres artistiques créées par des prisonniers de guerre. Helga Bories-Sawala en présente trois exemples, tous sur les sites d’anciens camps, dans la région de Brême et le Nord-Ouest de l’Allemagne. C’est une démonstration du lien entre les traces artistiques de la présence des prisonniers de guerre, les recherches historiques et la mémoire de la captivité vécue.

4Le Musée central de la captivité des prisonniers de guerre de Lambinowice/Lamsdorf, en Pologne, se distingue de ces premières réalisations par son ancienneté, son ampleur et son intérêt à l’échelle polonaise et dans une perspective européenne.

5Proche de la ville de Opole, en Haute Silésie, le musée se trouve, à vol d’oiseau, à 30 km au nord de la frontière tchèque et à 130 km à l’ouest d’Auschwitz. Son site, un ensemble complexe de camps de prisonniers utilisés par l’armée allemande durant les guerres de 1870-1871, 1914-1918 et 1939-1945, puis comme « camp de travail » par la Pologne en 1945-1946, est organisé aujourd’hui en parcours-mémorial (illustration 70). Le visiteur est guidé sur les emplacements des anciens camps et dans plusieurs cimetières où les tombes, en partie conservées, et une série de monuments rappellent le souvenir des prisonniers de guerre de multiples nationalités européennes, mais aussi des civils morts en captivité dans ces camps.

6Sur cette terre de conflits séculaires, le musée est un lieu emblématique de mémoire où le rappel des souffrances du passé est aussi un appel à l’entente et à la paix entre les peuples.

7Vingt ans après la fin de la guerre, délai sans doute nécessaire à la reconstruction prioritaire des ruines causées par le conflit, le Musée central de la captivité de Lambinowice/Lamsdorf est créé en 1964. Doté du « statut d’institution centrale indépendante », il réunit des collections d’archives et d’objets, organise des expositions permanentes et temporaires et des activités éducatives ; il se distingue dans le domaine des recherches et des publications scientifiques, en relation avec l’université voisine d’Opole (illustrations 61 et 62).

8En Pologne, « (l’)État est, dans sa configuration présente, le plus jeune du continent, écrit Michel Foucher en mars 1990, alors que (la) nation est l’une des plus anciennes1 ». Aussi pour les Polonais comme pour leurs gouvernants, l’histoire est-elle un sujet capital. À cet égard, le sort du peuple et du territoire polonais est symbolisé par celui de ses prisonniers de guerre et il n’est pas étonnant que ce pays leur ait consacré très tôt un musée. Tout aussi révélateur est le choix de l’établir au cœur de la Silésie, région où les frontières se sont particulièrement « promenées »2 au gré des conflits. Opole est à la charnière entre la Basse Silésie (Breslau/Wroclaw), plus rurale et germanisée depuis le xiii^e siècle, soit pendant sept siècles, et la Haute Silésie (Cracovie, Katowice), riche de ses gisements de charbon et demeurée avec une population en majorité polonaise après sa conquête par la Prusse en 1745.

9L’État polonais, puissance majeure jusqu’au xiii^e siècle, a subi une série de reculs jusqu’à disparaître au xviii^e siècle, partagé entre ses trois puissants voisins, la Russie, l’Autriche et la Prusse, devenue Allemagne en 1871. Rétablie en 1919, puis de nouveau partagée en 1939, cette fois entre l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne alliées pour cela, la Pologne est finalement reconstituée en 1945, avec un territoire déplacé vers l’ouest. Sa frontière occidentale, fixée à la ligne Oder-Neisse, englobe Poméranie et Silésie d’où les populations germanophones sont expulsées au profit des populations polonaises déplacées depuis les régions orientales attribuées à l’URSS.

10Malgré les fluctuations territoriales et les dominations étrangères, la Pologne a conservé une identité ethnique, linguistique et religieuse et une fierté de sa mémoire nationale3. Mais celle-ci a été censurée et orientée sur des critères idéologiques par le régime communiste installé en Pologne à l’issue de la guerre. Sur ses directives, le Musée de Lambinowice/Lamsdorf a limité pendant 25 ans sa présentation et ses études des prisonniers de guerre polonais à leur seule captivité aux mains de l’Allemagne nazie. Il était interdit de parler du sort infligé dès 1939 par l’URSS soviétique aux prisonniers de guerre polonais dont beaucoup ont disparu dans les camps du Goulag ou, pour la plupart des officiers, massacrés à Katyn sur ordre de Staline. Ce sujet, tabou à l’Est car il mettait en cause « le grand frère » soviétique durant la guerre froide, est resté une blessure à vif pour la mémoire nationale polonaise. Par contre, dans les pays occidentaux, les réfugiés anticommunistes polonais l’étudiaient et leurs publications scientifiques circulaient sous le manteau en Pologne4.

11Depuis le rétablissement de la démocratie en 1990 en Pologne, le champ de recherche du Musée de Lambinowice/Lamsdorf a été élargi à l’étude de la captivité des prisonniers de guerre à l’Est, c’est-à-dire en URSS. Désormais les lycéens polonais ont au programme l’étude du livre « Souvenirs de Starobielsk » où l’écrivain Josef Czapski5, un des rares survivants du massacre de Katyn, raconte ses souvenirs de captivité.