M. Jean Védrine, premier secrétaire de la Fédération nationale des combattants prisonniers de guerre, raconte1
p. 153-157
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Index géographique : France
Texte intégral
1« Oui, la captivité a été un élément très important de ma vie. J’y ai fait une expérience sociale, humaine et même politique.
2J’ai été fait prisonnier, exactement à la fin de la guerre, à peu près au moment de l’armistice de 1940. C’est très important quand même d’apporter quelques précisions rapides sur ce qui avait eu lieu avant et dont nous avons eu, nous, les conséquences. J’ai toujours critiqué énormément la guerre qui avait précédé la captivité ; je n’en ai connu qu’une petite partie. Moi, j’ai été témoin d’un désordre absolument extraordinaire pendant les mois qui ont précédé, l’armistice et la captivité…
3Dès le début, les circonstances ont fait que les grades continuaient à s’exercer pour éviter les abus quand les camions sont arrivés. J’ai conservé mon grade. Il n’y avait plus de commandement français. On n’était pas regroupé en tant que tel. Dans le groupe dont j’avais pris le commandement, il y avait des gens qui venaient d’autres compagnies. Le désordre était tellement grand.
4La population était complètement sidérée, personne ne comprenait ce qui se passait, sauf des gens qui étaient très actifs dans les deux sens. Il y avait très peu de collabo mais, par contre, beaucoup de gens disaient : “Il faut arrêter tout ça, ça ne sert à rien, on nous a trahis.” Et surtout, il y avait des gens passifs, dont nous, puisque nous étions déjà prisonniers.
5Un certain nombre de grands personnages du Reich, en face de notre désordre et de notre stupéfaction de la défaite, étaient éblouis par leur succès, ravis et heureux. Et le maréchal Goering était là, je l’ai entrevu en Belgique.
6On a donc été emmené en Allemagne.
7On s’est retrouvé dans un train, ça n’en finissait plus ; on a dû mettre au moins trois jours. On était mal installé, on mangeait mal, on était traité comme d’habitude dans ces conditions-là !
8Et puis, un beau jour, on est arrivé à Breslau, en Silésie, c’est-à-dire en Pologne. La plupart de nos copains croyaient qu’on était toujours en Allemagne, forcément puisque l’Allemagne occupait ce pays aussi. Mais en réalité, on n’était pas très loin d’Auschwitz. Nous, ça n’a rien à voir avec Auschwitz, bien entendu !
9Il arrivait des quantités de trains comme le nôtre qui avaient traversé toute l’Allemagne. L’armée allemande les faisait pénétrer dans tous les lieux de rétention possibles ou dans des lieux transformables. Au début, on nous a installés dans un truc où il y avait simplement des barbelés autour et qui était très grand ; nous étions plusieurs milliers.
10Le camp s’appelait Stalag VIII C ; c’était un camp pour sous-officiers, comme moi, et pour soldats sans grade. Je connaissais seulement quelques copains, je parlais un petit peu l’allemand, mais très peu, ça me permettait de comprendre quelques vagues choses. Le début, je n’en ai pas de souvenir particulier maintenant, mais progressivement ça me revient.
11Il y avait un adjudant-chef, le grade au-dessus du mien, un type très, très bien, un militaire de carrière, qui s’appelait Maders et qui est devenu l’homme de confiance principal, car les conventions internationales prévoyaient comment se comporter en temps de guerre par rapport à l’adversaire.
12Ces conventions internationales ont été extrêmement utiles. Je suis un de ceux qui s’en sont servi beaucoup. Des camarades ont été sauvés de la mort grâce aux conventions ; plus ceux qui ont été mieux soignés grâce aux conventions ; et ceux qui se sont évadés, ce n’est pas grâce aux conventions, mais le traitement des évadés y était prévu. Il n’était pas toujours respecté, mais il existait.
13Dans la Convention de Genève, il était prévu que la communauté de prisonniers s’organiserait ou serait organisée. Je ne sais pas très bien comment ça s’est fait au début car, quand je suis arrivé, il y avait déjà des prisonniers et Maders était déjà homme de confiance principal.
14C’est lui qui m’a dit “il faut que tu sois homme de confiance”. Parce que j’étais sous officier, ça paraissait naturel dans l’armée. Parmi ceux qui sont devenus homme de confiance, il y en a qui n’avaient aucun grade dans l’armée mais qui avaient des capacités de direction, de commandement effectives, surtout dans des circonstances si particulières.
15Dans le camp, certains dont j’étais ne pouvaient sortir, mais d’autres quittaient le camp pour aller travailler tous les matins au service de l’Allemagne, dans les fermes, les usines, dans des commerces et y compris pour l’armée. Les choix, c’étaient les Allemands qui les faisaient, mais il y avait un bureau où des Allemands venaient dans le camp exprès pour chercher des volontaires, s’il y en avait, et sinon des prisonniers qui leur paraissaient qualifiés. Ils avaient besoin de gens surtout pour remplacer leurs propres citoyens qui étaient devenus soldats dans leur armée.
16À l’époque, on ne savait pas ce que prévoyaient les conventions. On a appris très rapidement, on a fait le nécessaire pour apprendre. On a organisé un comité de gens qui en voulaient beaucoup. Maders s’occupait des relations avec les Allemands qui voulaient des responsables. Avec le commandant du camp, il avait des conflits tous les jours. L’organisation de l’intérieur et de notre hiérarchie entre nous s’est faite entre des gens qui se connaissaient très peu. On a vu tout de suite des types qui pouvaient le faire, d’autres qui voulaient prendre des responsabilités mais qui n’en avaient pas les capacités, et d’autres enfin qui voulaient le faire en pensant être rapatriés plus vite, une illusion. Ça n’a pas été nuisible, on a vu très rapidement ceux qui avaient les capacités.
17Dans le camp, il y avait un théâtre, car c’était prévu par les conventions. Notre théâtre est devenu célèbre. Mon futur beau-frère est devenu un des animateurs du groupe du théâtre dont l’animateur principal était un type qui travaillait à Montmartre avant la guerre et qui était déjà dans le coup. Le théâtre s’appelait “les fol’s sag’s”, “les folies saganaises” puisqu’on était au camp de Sagan. Un certain nombre de gens ont tourné en dérision cet aspect là ; ils s’imaginaient ou faisaient semblant de croire que nous passions notre temps au théâtre. Mais ça faisait partie des conventions. Le théâtre a eu beaucoup d’importance psychologique. Certains y ont fait leur apprentissage et sont devenus des professionnels de l’art dramatique en commençant comme ça. Certains étaient aussi très actifs dans toutes nos autres activités plus clandestines. Quelques Allemands, en plus de ceux qui y venaient pour surveiller, étaient contents de venir. Dans certains cas, c’était très bon.
18Il y avait une chapelle, une paroisse, aussi prévue par les conventions.
19Tout ce qui était d’ordre médical était prévu aussi par les conventions. Les Allemands se méfiaient quand quelqu’un, et c’était mon cas, avait un statut officiel comme celui d’homme de confiance. Ils prenaient des précautions. Quand j’ai été malade, ils m’ont très bien traité. Ils ne savaient pas ce que j’avais, j’étais épuisé au bout de 18 mois de captivité ! J’ai eu d’abord aff aire aux médecins français qui m’ont aidé de leur mieux. Puis j’ai passé trois visites dont deux avec des médecins français et allemands. Et la dernière, très sévère, avec des Allemands. Ils ont décidé que j’étais rapatriable. C’est comme ça que ça s’est terminé.
20Je suis arrivé à Vichy, le même jour que Mitterrand. Il y est venu pour une raison semblable à la mienne et moi j’y suis allé pour rejoindre les copains. Cela correspondait à la démarche spontanée de la majorité de ceux qui revenaient. Immédiatement, ils s’occupaient des copains qui étaient restés prisonniers et de leurs familles.
21Le Commissariat général aux prisonniers de guerre était un organe dépendant du gouvernement. On venait de nommer commissaire général Maurice Pinot. Un type admirable, absolument extraordinaire qui est devenu un ami et mon patron après. Il a toujours été un bourgeois, mais toujours libre dans son comportement. Les groupes de pression qui étaient autour de Laval étaient furieux de ce que faisait Pinot.
22Ils l’ont écarté et ont nommé un type absolument affreux, un militant collabo, M. Masson. Les choses sont devenues très, très claires. Tous les responsables ont alors démissionné en bloc, y compris Mitterrand. Moi, j’étais responsable pour toute la zone sud. Pinot avait nommé des responsables pour des centres d’entraide afin de regrouper les anciens prisonniers eux-mêmes.
23À ce moment-là, on était déjà engagé dans la Résistance. On avait des tas de choses à faire. Progressivement on s’était engagé de plus en plus dans la Résistance. Au début, c’était surtout en milieu prisonnier de guerre, anciens prisonniers et familles de prisonniers. Après, notre action s’est élargie. Notre activité était masquée derrière un grand nombre d’activités qui nous permettaient de survivre.
24À la Libération, il y a eu la volonté d’unir tous les prisonniers, même s’ils étaient plus modérés, moins engagés que nous dans la Résistance, mais pas engagés de l’autre côté en tout cas. La volonté d’unir les prisonniers s’explique par la captivité. La captivité, c’est une expérience formidable qui en a marqué beaucoup et que je ne souhaite à personne. C’était presque naturel de vouloir regrouper ceux qui l’ont vécue. Il y a eu des tirages avec des gens qui étaient plus gaullistes que prisonniers, avec des gens qui étaient plus giraudistes que prisonniers. Mais je ne crois pas qu’il y ait eu de truc politique, sauf avec les communistes. C’est ça la différence. Les communistes, ça les gênait de faire quelque chose alors qu’ils avaient envisagé de communiser l’ensemble dès le début. Nous, on n’était pas hostiles aux communistes, on s’en foutait, ce n’était pas ça qui nous intéressait. On avait de l’estime pour une partie des copains communistes qui n’étaient pas sectaires. Mais même ceux qui étaient sectaires, par discipline, ils ont rejoint le projet de réunir tous les anciens prisonniers que nous avons fait prévaloir. Pinot était d’accord. Mitterrand aussi, même si celui-ci avait beaucoup d’esprit d’indépendance ; il n’était pas enfermé, il s’était évadé, ça n’était pas pour rien.
25À la Libération, j’ai été élu secrétaire général, j’ai donc géré la Fédération des anciens prisonniers de guerre.
26La Confédération actuelle est née parce que ce que nous avions prévu est en train de se passer. Au fur et à mesure du vieillissement, les anciens prisonniers disparaissent. On ne peut plus avoir une action directe. Un certain nombre de camarades disaient qu’il faudrait se rapprocher d’une autre organisation pour assurer la pérennité de notre organisation. Ils ont décidé de créer une confédération par fusion avec les anciens combattants d’Algérie, Tunisie et Maroc. Moi, je n’étais pas d’accord, car la captivité, c’est une expérience formidable, un phénomène historique extraordinaire qui a une “valeur” en soi, tandis que le combat, c’est autre chose. En plus il s’agissait des anciens combattants d’Algérie, Tunisie et Maroc, or c’était une suite du combat colonial que je désapprouvais absolument parce que j’étais complètement engagé dans des relations différentes avec le Maroc. »
27Question : « En ce qui concerne votre projet de mémorial de la captivité des prisonniers de guerre, est-ce que vous n’auriez pas obtenu plus facilement des fonds pour le créer quand François Mitterrand était président de la République ? »
28« Je ne me suis pas posé la question. Je ne l’aurais pas fait. Il me posait des questions à ce sujet, mais il avait un esprit beaucoup plus vaste, alors que, moi, je me suis beaucoup intéressé à la captivité et à la décolonisation. »
Notes de bas de page
1 Interview filmée réalisée par Armelle Mabon. Mise en image et montage de Claudine Rio.
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