1Les travaux historiques portant sur la Seconde Guerre mondiale, particulièrement nombreux et diversifiés depuis une trentaine d'années, traitent de tous les aspects des « années noires ». Mais la question des prisonniers de guerre n'a pas encore fait l'objet d'une étude d'ensemble en Bretagne, même si des thèses d'État d'histoire1 et des monographies départementales ont abordé cette question dans le cadre plus général d'une société en guerre, occupée et confrontée à la politique de collaboration d'État de Vichy. La récente étude de Nathalie Cariou qui sert de support à la seconde partie de ce texte apporte des éléments précis sur la situation des prisonniers de guerre du Finistère2. Le colloque de Lorient consacré à la captivité dans une perspective comparatiste européenne est l'occasion de faire le point de l'état des connaissances sur les prisonniers de guerre dans une région française, c'est-à-dire dans les départements bretons, et d'inciter d'autres chercheurs à approfondir ce thème qui a concerné des milliers d'hommes ainsi que leur famille. Il convient d'abord de mesurer l'importance du phénomène des prisonniers de guerre (PG) et son impact sur la société bretonne, ensuite d'analyser la situation précise du Finistère et enfin d'évaluer les relations entre le régime de Vichy, la société française et les PG.

L'importance des prisonniers de guerre en Bretagne et les premières réactions

2Faute d'une étude d'ensemble, c'est à partir de données éparses que l'on peut s'efforcer de préciser où ont été capturés et internés les hommes pris par les Allemands lors de la débâcle de mai-juin 1940, leur nombre en Bretagne ainsi que les premières formes de solidarité, voire de résistance durant l'été et l'automne 1940, avant le transfert massif en Allemagne.

3Concernant les soldats de 1939-1940, il est quasiment impossible sauf lorsque nous disposons de témoignages et de souvenirs particuliers de préciser où les mobilisés bretons ont été capturés. Pour l'essentiel, les hommes les plus jeunes, mobilisés sur la ligne Maginot ou dans les armées positionnées à la frontière belge, ont été capturés sur le front, en Belgique, dans le Nord et l'Est de la France ou lors de la retraite de leur régiment pendant la guerre éclair des armées du Troisième Reich. Les violents combats ont fait 92 000 morts du côté français dont près de 2 000 soldats finistériens3. Dans la période d'effondrement des autorités françaises et de flou de la Wehrmacht qui avance à une vitesse inespérée en mai et juin 1940, il est encore possible de s'évader des Frontstalags : ces camps du Front, improvisés par les vainqueurs, sont au nombre d'une cinquantaine en zone occupée le 24 septembre 19404. Par exemple, citons le cas du député de droite du Finistère Jean Crouan qui, le 16 juin, s'évade avec quelques hommes du parc d'un château près d'Auxerre et met 23 jours pour gagner Roanne et la zone sud le 9 juillet, juste à temps pour rejoindre Vichy et voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet5. Dans l'urgence, les Allemands internent provisoirement des centaines de milliers d'hommes dans ces Frontstalags de toute la zone nord du pays. À la mi-juin 1940, en Bretagne des milliers de soldats repliés dans la péninsule et les troupes territoriales, plus âgées et mobilisées sur place pour défendre les casernes, les ports et les côtes, sont pris au piège. Du 18 au 23 juin 1940, sans avoir combattu dans la région sauf lors de deux combats de retardement à Guidel (Morbihan) et à Landerneau (Finistère), ces soldats, Bretons ou non, sont parqués sur place dans des Frontstalags à Rennes, à Saint-Brieuc (caserne Charner) à Quimper, Brest ou Crozon, Pont-Scorff, etc.

4De nombreux soldats sont en fait internés après avoir volontairement répondu aux injonctions allemandes publiées par la presse régionale. Le 22 juin 1940, un communiqué du commandement allemand publié par La Dépêche de Brest « oblige » tous « les mobilisés » à se présenter le lendemain 23 à la caserne du Château à Brest ; les civils qui hébergent des soldats doivent en avertir l'occupant6. Le 25 juin, la même opération se déroule à la caserne Taylor à Landerneau et à la caserne de la Tour d'Auvergne à Quimper dans une ville qui compterait 7 000 militaires. Des scènes identiques se déroulent dans toute la région. Certains y vont en tenue civile, parfois accompagnés de leurs proches, car ils pensent qu'ils vont être démobilisés. Même lorsque l'occupant les garde, la plupart pense encore que dans quelques jours ils pourront regagner leur foyer aussitôt l'armistice entré en vigueur. Or, rapidement ces détenus sont transférés vers différents camps de regroupement : Pontanézen à Brest, camp militaire de Coëtquidan dans le Morbihan qui avait abrité des prisonniers de guerre allemands en 1914-1918, Rennes, Choisel-Châteaubriant en Loire-Inférieure. Dans le Morbihan, les PG de Pont-Scorff sont transférés à Hennebont : environ 5 000 aux Haras et 500 dans l'école de Saint-Hervé7. Déjà, les visites sont interdites et on ne peut recevoir aucun colis. Les conditions de vie et d'hygiène sont difficiles (sous-alimentation, maladies, dysenterie, saleté et vermine).

5En Loire-Inférieure, à Choisel près de Châteaubriant, un camp a été improvisé dans la prairie d'une ferme à la mi-juin pour y détenir 40 000 prisonniers. Il est divisé en quatre sections A, B, C, S. La première, près d'un moulin, sert pour des troupes sénégalaises du 22 juin au 8 août 1940 ; la seconde, provisoire et fermée le 3 août, concerne des Français et des Britanniques ; la troisième à Choisel héberge d'abord des prisonniers de guerre du 22 août au 14 janvier 1941 avant d'être transformée en baraquements en dur qui serviront à des otages, des détenus de droit commun, puis des militants politiques ou syndicaux essentiellement communistes de la région (Côtes-du-Nord, Finistère) et de la région parisienne. Il existe aussi un camp de tentes alors que des officiers et des soldats marocains sont internés à Châteaubriant même8.

6Il est possible de tenter d'évaluer le nombre de PG bretons mais il n'est pas toujours aisé de distinguer au niveau départemental les flux de 1940 à 1945 : la plus grande partie des PG de l'été 1940 a été transférée dans des Oflags et des Stalags en Allemagne, puis certains ont été libérés, surtout en 1941, mais d'autres, les plus nombreux, sont restés derrière les barbelés jusqu'en 1945. En 1940, 1 850 000 soldats français sont tombés dans les griffes de l'ennemi dont 1,6 million a été envoyé en Allemagne. Avec environ 137 000 PG la Bretagne a payé un lourd tribut, d'autant plus élevé que les régiments de ruraux bretons avaient été affectés dans l'armée de terre (infanterie et blindés). En juin 1940, les chiffres s'échelonnent de 35 000 hommes pour le Morbihan à environ 30 000 pour le Finistère et l'Ille-et-Vilaine, de 27 000 pour les Côtes-du-Nord à 15 000 seulement pour la Loire-Inférieure car ce département plus industrialisé a eu beaucoup d'ouvriers mobilisés comme affectés spéciaux dans les usines travaillant pour la Défense nationale et donc moins d'hommes capturés au combat.

7Les estimations chiffrées varient en fonction des sources et du moment. Dans les Côtes-du-Nord, sur 60 000 mobilisés (11,3 % de la population totale soit deux actifs sur cinq de la population de 1946), près d'un sur deux (27 000) a été pris par l'ennemi, soit 5,09 % de la population totale estimée en 1939, environ 10 % de la population masculine et 18 % de cette population active. 24 000 ont été durablement internés en Allemagne selon plusieurs sources préfectorales en 1942-1943, ce qui représente 15,95 % de la population active masculine et permet de mesurer l'impact économique considérable de cette ponction de main-d'œuvre9. Il faudrait affiner ces données pour mesurer le rythme des envois dans les camps outre-Rhin et celui des libérations. À l'automne 1940 il reste encore 6 000 PG dans les Frontstalags des Côtes-du-Nord mais il n'y en a plus en mai 1941. En Ille-et-Vilaine, selon un rapport de février 1945, faisant donc le point avant le retour de tous les PG, 27 800 hommes originaires de ce département avaient été ou étaient encore détenus en Allemagne, soit près de 5 % de la population totale10.

8À une autre échelle, cantonale ou communale, des exemples relevés dans le Finistère permettent de mesurer l'impact réel de la détention et de l'absence avec parfois des variations sensibles selon les sources. Dans le canton de Carhaix (9 communes), il manque entre 945 (enquête dans les archives municipales) et 964 PG (selon le recensement communal de 194111), soit de 4,9 % à 5,02 % de la population. Les chiffres sont très différents pour le canton de Quimperlé : pour la même année 1941 ils varient de 877 (5,2 % de la population)12à 636 (au recensement de 1941, 3,78 %). D'où provient cette importante différence ? Soit, il s'agit de dates de recensement différentes au cours de l'année 1941, soit plutôt d'une erreur de transcription ? En effet, pour quatre communes sur cinq, les chiffres sont identiques dans les deux sources. Mais pour la ville de Quimperlé, dans un cas il y aurait 592 PG et dans l'autre 350 seulement. On sait qu'un certain nombre de notables dont le maire Alain Le Louédec, futur résistant et déporté, ont été rapidement libérés mais l'écart est considérable et il n'est pas possible de l'expliquer. En revanche, à Poullaouen (canton de Carhaix), on recense des chiffres proches : 169 ou 161 (4,86 %) absents sur 3 316 habitants (en 1936). De toute façon, l'impact humain et affectif est considérable.

9A contrario, lorsqu'on évoque les prisonniers de guerre en Bretagne, on ne peut échapper à la question des membres du Parti nationaliste breton (PNB), la fraction d'extrême droite du mouvement breton, dont certains militants ont fait le tour des camps de prisonniers bretons déjà en

10Allemagne durant l'été 1940. Selon certains témoignages, il semble que les PG bretons ont été regroupés dans des baraques à part dans les Stalags entre juin et août 1940 comme à Sagan au VIII C. Les nationalistes bretons du PNB promettent aux prisonniers une libération en échange d'un engagement dans ce mouvement, voire dans l'armée ou la milice ( ?) du futur État breton à naître mais qui ne verra jamais le jour puisque leurs protecteurs allemands n'en veulent pas. La grande masse des PG bretons rejette cette « offre » perçue comme une trahison de ceux qu'on appelle les Breiz Atao. Mais combien ont accepté cette proposition, quitte à s'évanouir dans la nature, une fois rapatriés en Bretagne ? Une estimation sans référence avance le chiffre « d'environ 600 » volontaires sur un total de 60 000 PG, soit au maximum 1 %13. En fait, l'important dans cette affaire est la libération d'au moins une dizaine de cadres ou de futurs cadres du PNB qui vont diriger le parti reconstitué dans les mois suivants et développer une collaboration politique, puis policière et militaire avec l'occupant, ou qui, comme Roparz Hemon, vont jouer un grand rôle dans la collaboration culturelle.

11En 1941, après l'achèvement des transferts en Allemagne, il ne reste plus que deux Frontstalag en Bretagne, celui de Rennes (F 133) et celui de Quimper (F 135), auxquels on peut ajouter dans l'Ouest ceux de Laval, de Saumur et de Luçon (F 132, 181 et 232) selon les sources vichystes14. De 50 en 1940, il en reste huit le 7 avril 1942 dont le F 133 de Rennes qui regroupe ceux de Quimper, de Savenay, de Laval et de Saumur. Ces camps ont souvent été affectés à d'autres internés ou à des PG des troupes coloniales.

12Mais la présence pendant plusieurs mois d'internés dans la région va permettre de développer des actions de solidarité avec les prisonniers et de mettre en place les chaînes d'évasion, ce qui est l'une des premières manifestations de la résistance pré-organisationnelle en Bretagne. Il s'agit d'actions plus ou moins spontanées comme le prêt de vêtements civils, l'hébergement d'évadés ou l'ébauche de filières d'évasion au-delà de la ligne de démarcation. On en trouve des traces dans les Côtes-du-Nord durant l'été de 1940 où, grâce à des « congés de travaux agricoles », c'est-à-dire la mise à disposition de prisonniers pour aider à la moisson, certains parviennent à s'évader. Ainsi à Dinan, grâce à un employé de mairie fournissant des faux papiers, 100 à 200 personnes ( ?) auraient pu s'échapper. À Loguivy-Plougras, la complicité du maire, du secrétaire de mairie et d'un gendarme permet l'évasion de 23 personnes à un moment où l'administration allemande n'est pas encore très structurée. Il existe un groupe d'aide à Guingamp et un pharmacien de Saint-Brieuc ébauche une filière de passage de la ligne qui aurait servi à une vingtaine de personnes. Enfin, à Merdrignac en 1940, un homme est condamné à un an de prison « pour fourniture de vêtements civils »15.

13Dans la région nantaise où se trouvent plusieurs milliers de PG français et britanniques, dans le prolongement de l'aide aux familles de mobilisés et de réfugiés, le comité d'entente des Anciens combattants présidé par Léon Jost se transforme le 28 juillet 1940 en Comité départemental d'aide aux prisonniers de guerre. Il apporte du ravitaillement, une aide sanitaire, fait passer du courrier clandestinement et met en place des filières d'évasion vers l'Angleterre, notamment à Choisel. Le 15-16 et le 21 janvier 1941, plusieurs membres de ce réseau sont arrêtés et condamnés par un tribunal militaire allemand : trois ans de prison pour Léon Jost et Alexandre Fourny, maire-adjoint et conseiller général SFIO de Nantes, par ailleurs responsable d'un réseau de renseignements travaillant pour les Britanniques. L. Jost et A. Fourny sont fusillés comme otages avec 14 autres personnes au stand de tir de Bêle près de Nantes, le 22 octobre 1941, en représailles de l'attentat de Nantes contre le Feldkommandant Hotz, en même temps que les 27 de Châteaubriant16. L'aide aux PG a vite conduit quelques Bretons à l'engagement résistant.

Sociologie et identité des prisonniers de guerre finistériens

14L'exemple finistérien permet d'affiner la connaissance des PG de ce département17. En croisant des archives départementales et municipales, on peut d'abord établir qu'en 1941 30 059 hommes domiciliés dans le Finistère au 25 août 1939 ont effectivement été transférés dans des Oflags et des Stalags dans le Troisième Reich. Avec les libérations et les évasions en 1940, ils ont certainement été plus nombreux au moment de la défaite (32 à 33 000 ?). Les listes nominatives du recensement de 1941 du Centre national d'information sur les PG indiquent leur nombre par commune et par canton et permettent de calculer le pourcentage de PG par rapport à la population de 1936 (756 803 habitants)18. La moyenne départementale des PG du Finistère s'établit à 3,97 % de la population, soit légèrement au-dessus de la moyenne nationale qui est de 3,81 % (pour 1,6 million de PG). À titre de comparaison avec d'autres départements étudiés, c'est une proportion comparable à celle du Loiret (3,99 %) mais très supérieure à celles du Nord Pas-de-Calais (2,87 %), de la Seine (2,41 %) et des Hautes-Alpes (0,73 %). Au total, ce sont un peu plus de 9 % des actifs du Finistère qui sont absents mais en réalité plus car ce calcul porte sur l'ensemble de la population active en incluant les femmes.

Carte : Répartition géographique des prisonniers de guerre du Finistère (1940-1945)

15L'étude de la géographie communale des PG finistériens indique de fortes disparités qu'il n'est pas aisé d'expliquer. Parmi les moins touchés, l'Ile de Molène (8) et l'Ile de Sein (9) ne comptent que 1,28 et 0,68 % d'hommes en Allemagne. Mais beaucoup de marins sénans sont en Angleterre dans la France libre après le départ de 133 hommes valides les 24 et 26 juin 1940. À l'autre extrémité, la déplorable palme revient à Pouldergat dans le canton de Douarnenez qui totalise 13,74 % de PG. Cinq communes dépassent les 8 % de PG mais 2/3 des communes se situent dans la fourchette des 4 à 8 %. Pour l'Ile de Sein et Molène, la mobilisation des pêcheurs dans la Marine nationale est assurément un facteur explicatif car la plupart des communes littorales ayant de nombreux inscrits maritimes ont des taux inférieurs à la moyenne départementale, souvent autour de 2 %19. En revanche, les populations rurales de l'intérieur sont plus lourdement touchées, ce qui n'est pas surprenant compte tenu de leur mobilisation aux frontières ou dans les casernes et les villes du Finistère. En revanche, l'analyse de la carte fait apparaître une plus forte densité de prisonniers dans les communes situées au sud d'une ligne Plozévet (pays bigouden)-Guerlesquin (sud du Trégor)20. Aucun élément rationnel ne permet d'expliquer cette nette différence si ce n'est les hasards et les aléas de la guerre dépendant du positionnement géographique des régiments lors de la bataille de France, voire les réactions du commandement sur le terrain.

16La comparaison des dix communes rurales les moins peuplées qui ont une moyenne de 4,53 % de PG avec les dix plus importantes, c'est-à-dire les principales villes, 2,49 %, font apparaître des différences qui tiennent sans doute aux lieux et aux types de mobilisation. Ainsi, Brest (79 342 habitants en 1936), port de guerre avec ses marins et ses ouvriers de l'arsenal mobilisés comme affectés spéciaux, n'a-t-elle que 1 % de PG (791) alors que Quimper en a 3,18 %.

17Un corpus de 2 862 prisonniers de guerre finistériens concernant plusieurs communes permet de préciser leur sociologie. En ce qui concerne l'âge, sur 2 494 cas la fourchette va de 16 à 58 ans, les prisonniers les plus âgés (au-delà de 45 ans) étant surtout des militaires de carrière (officiers, sous-officiers) ou de réserve. La moyenne d'âge des PG du Finistère est de 30,64 ans en 1940, ce qui correspond à celle du Loiret, et sans surprise 65,2 % d'entre eux se situent dans la tranche des 25-35 ans. Cette structure par âge est comparable aux données nationales recueillies par questionnaires par Yves Durand21. La situation familiale peut être précisée à partir d'un échantillon de 2 311 prisonniers : 60,01 % des prisonniers finistériens sont mariés (57,02 % dans l'échantillon national). La moitié du corpus, 1 164 PG (51,8 %) a des enfants. L'absence du père va marquer durablement ces familles.

18Un recensement de la fin 1942 portant sur 23 765 PG finistériens permet de préciser la composition socio-professionnelle des détenus en Allemagne et de la comparer avec les données nationales d'Yves Durand portant sur un peu plus de un million de prisonniers. Certaines catégories socio-professionnelles sont surreprésentées mais elles correspondent à la structure de l'emploi du département. C'est le cas du secteur agricole (forêt, agriculture, élevage) qui est privé de 13 505 hommes et constitue 56,83 % des PG finistériens pour une moyenne nationale de 31,23 %. C'est aussi le cas des pêcheurs (0,59 % contre 0,06 %), il est vrai peu nombreux :

19140 sur un total national de 662. En revanche, les ouvriers et employés des industries ou les professions libérales sont sous-représentés alors qu'il y a une légère surreprésentation des « forces militaires » (959, 4 % du total contre 3,21 au niveau national). L'écart n'est pas significatif et, nous l'avons vu, les marins ne sont guère concernés. Il est probable aussi qu'un certain nombre de militaires ont déjà été libérés et rapatriés en 1941 et 1942.

20Les sources permettent de préciser les Stalags dans lesquels ont été internés 2 333 PG finistériens et elles confirment que certains camps ont servi à rassembler des prisonniers de guerre originaires de Bretagne travaillant principalement dans des kommandos. 30 % des Finistériens se sont retrouvés dans cinq camps. En tête arrive le Stalag IX Β de Wegscheide en Hesse (13 000 hommes, 9 % des Finistériens y séjournent), considéré comme « un réservoir de Bretons », suivi du IV D de Torgau (7 %), des VIII C de Sagan et XVII Β de Gneixendorf (5 % chacun) et du III A de Luckenwalde (4 %). En plus, 72 officiers de cet échantillon (2,99 % du total) ont été détenus dans des Oflags (60 % dans quatre camps). Ce regroupement relatif des Bretons, souhaité au début de la captivité par les séparatistes du PNB, a permis de développer un minimum de solidarité et de maintenir une identité régionale forte dans le cadre d'un attachement au patriotisme français et souvent au maréchalisme. En outre, tout au long de leur captivité les PG cultivent leur attachement à la culture et à l'identité bretonnes. Des photographies prises dans plusieurs camps montrent des pièces de théâtre avec des scènes de la vie quotidienne de la région (des acteurs habillés en bretonne portant la coiffe) ou des fêtes bretonnes en habits de marins22. À la Pentecôte 1942, les autorités allemandes autorisent une Fête des Provinces mettant en avant le folklore régional dans le Stalag XI Β de Fallingbostel. Expositions, conférences, lectures de contes, cours de langue bretonne entretiennent le souvenir du pays de même que la pratique de la langue pour les bretonnants notamment dans des chorales et lors de danses traditionnelles. La création artistique : écriture, dessin, peinture entretient aussi le souvenir vivace de la « petite patrie ». Cette solidarité régionale, voire régionaliste, qui n'a rien de spécifique, aide certainement les prisonniers bretons à supporter la séparation, l'ennui, la dépression, voire les difficultés matérielles et morales de la captivité, renforcée pour certains par la foi et l'attente d'une libération lorsque le sort des armes devient de plus en plus favorable aux Alliés.

21Quelques-uns naturellement tentent de s'évader des camps. 4,5 % des PG français y sont parvenus23. Certains des évadés se sont regroupés dans l'Association nationale des évadés de guerre (UNEG). Dans le Finistère, cette association a recensé 274 évadés, environ 1 % des PG mais tous n'ont pas obligatoirement adhéré à cette association après la guerre24. Sur un corpus de 119 évadés d'Allemagne pour lesquels nous avons des précisions, on retrouve naturellement le profil type du PG de ce département mais avec toutefois un nombre plus élevé chez les tranches d'âge les plus jeunes (40 de 20 à 24 ans et 24 de 30 à 34 ans). Les célibataires (31 %) et les mariés sans enfant (9,3 %) sont de loin les plus nombreux à tenter l'aventure de l'évasion malgré les risques disciplinaires encourus. Sociologiquement, parmi ces évadés dont la profession est inconnue pour un quart, les ouvriers (18,3 %), les employés (16,8 %) et les commerçants et artisans (18 %) sont proportionnellement les plus nombreux alors que les agriculteurs sont sous-représentés (10,4 % alors qu'ils constituent plus de la moitié des PG). Ce sont donc surtout des citadins (plus nombreux dans les camps) et leur nombre est plus élevé dans le sud-est du Finistère, ce qui n'est pas surprenant car c'est dans cette région que la densité des PG était la plus forte. Quimperlé arrive en tête avec 23 évadés. L'exemple du Finistère permet donc de mieux connaître la situation des prisonniers de guerre dans un département breton.

Vichy, la société et les prisonniers de guerre

22La question des prisonniers de guerre est un élément essentiel pour comprendre l'engrenage de la collaboration d'État du régime de Vichy et du maréchal Pétain ainsi que la Révolution nationale qui est une œuvre de remodelage contre-révolutionnaire de la société française. Hitler détient en otages en Allemagne une masse considérable de Français et peut en jouer à sa guise d'autant plus que Pétain et Scapini, en se voulant les protecteurs des PG français contrairement aux usages internationaux et à la Convention de Genève de 1929 — les États-Unis, pays neutre en 1940, devaient jouer ce rôle —, se privent de moyens de pression sur le Troisième Reich. Le régime de Vichy va encore renforcer la participation économique des PG des Stalags à l'effort de guerre allemand, dans les fermes ou dans les usines, en acceptant en 1943 leur transformation sur place en « travailleurs libres », ce qui supprime les protections des accords internationaux en leur faisant perdre leur statut de prisonniers de guerre. Enfin, le soutien et la solidarité avec les prisonniers sont un vecteur essentiel de la mise en place de l'État français dans chaque commune de France, les notables et les divers comités d'aide aux PG servant de relais sur le terrain à la diffusion de l'idéologie de la Révolution nationale.

23Malgré les changements des équipes au pouvoir, de Laval (1940) à Darlan (1941-1942) et Laval (1942-1944), avec des nuances et des inflexions de Montoire à la signature des protocoles de Paris (juin 1941) et à la Relève (1942), la politique de collaboration d'État avec le Reich ne cesse de s'approfondir. L'une des justifications avancées par le maréchal Pétain dans ses discours est précisément de soulager les PG et d'obtenir la libération du plus grand nombre.

24Dans la France de Vichy une importante bureaucratie en charge des PG se met en place en 1940-1941, articulée autour d'un Commissariat général aux PG et aux familles de PG avec un Centre national d'information et un Comité central d'assistance créé en juillet 1940 qui animera 12 000 comités locaux dans les départements. Le Secours national préexistant doit coordonner les opérations d'aide en dehors de la Croix-Rouge et, dans chaque département, on doit créer des maisons du prisonnier. Dans le Finistère, à la fin de 1941, les œuvres d'assistance disposent de deux locaux à Quimper. Une délégation du Secours national fonctionne ainsi que la Famille du prisonnier de guerre avec un délégué départemental, Paul Manière, des responsables d'arrondissements (dont deux femmes) et de cantons. Ces organismes organisent des fêtes et des spectacles (arbres de Noël, séances de cinéma, matches de football...) au profit des captifs et aident les familles à envoyer des colis. Un réseau comparable s'appuie sur la Maison du prisonnier de Quimper qui aurait organisé des comités locaux dans 290 des 301 communes. La mission de propagande en faveur du régime va de pair avec l'accueil et la réinsertion des prisonniers libérés. Des notables pétainistes ou au moins maréchalistes animent ces bonnes œuvres qui développent des sociabilités fortes dans une région occupée et mobilisent l'ensemble de la population. En même temps, malgré les pénuries croissantes, les familles font de gros efforts pour l'envoi de colis familiaux dans les camps.

25Quels sont les effets de la politique de collaboration de Vichy sur la libération des PG souvent placés « en congé de captivité » ? À partir de l'été 1941, plusieurs catégories peuvent en bénéficier : Anciens Combattants de 1914-1918 et grands blessés, pères de familles nombreuses, militaires, professions libérales, agriculteurs. Dans le Finistère, du 4 août au 29 novembre 1941, 1 375 PG sont libérés dont 45 % d'agriculteurs. Il resterait 25 343 PG finistériens en Allemagne au 1^er novembre 194125, ce qui signifie que 4 716 hommes ont été libérés (15,69 % des PG de 1940). En Ille-et-Vilaine, au 1^er janvier 1942, 2 586 agriculteurs ont été rapatriés sur un total de 4 813 personnes libérées soit 17 % du total26. Ils ont été environ 3 000 dans les Côtes-du-Nord à la fin 1941 (11,1 % seulement).

26Le 22 juin 1942, pour répondre aux exigences allemandes du Gauleiter Sauckel qui réclame des ouvriers français (250 000 dont 150 000 spécialistes), Pierre Laval lance la « Relève » des prisonniers de guerre français par des ouvriers théoriquement volontaires (1 PG libéré contre 3 ouvriers partis). Soulignons d'abord qu'il y a fort peu de volontaires pour le départ en Allemagne et qu'il faut recourir à la réquisition, c'est-à-dire au travail forcé, à partir de septembre 1942.

27En effet, la Bretagne n'a fourni que très peu de volontaires de 1940 au 31 août 1942, 1 104 personnes dont des femmes avant le lancement de la Relève27.

28Quel bilan peut-on tirer de la Relève dans les quatre départements de la région de Bretagne créée par Vichy en 1941 (tableau 1) ?

Tableau 1 : L'application de la Relève en Bretagne au second semestre de 1942

29Note(1)28

30Sur le plan chiffré, il s'agit d'un ordre de grandeur car les données statistiques ne sont pas homogènes sur la durée. On peut noter que la Relève a été un échec relatif en Bretagne pour Vichy comme pour les Allemands avec un taux de départ de 63,29 % et donc un réfractariat de 36,71 %. Mais il n'est pas facile d'estimer le nombre réel de prisonniers rapatriés dans le strict cadre de la Relève car ils se mélangent avec des retours à d'autres titres. Par exemple en Ille-et-Vilaine, du 1^er janvier 1942 au 20 mars 1943, 1 726 PG sont rentrés (6 % du total) mais ces chiffres ne correspondent pas avec d'autres données qui indiquent que 6 539 des 7 500 PG libérés avant 1945 l'auraient été avant le 1^er janvier 194229, soit 26,97 % du total pour une moyenne nationale de 37 %. Or, si on retient ce chiffre, ce sont 961 PG d'Ille-et-Vilaine et non 1 726 qui auraient été libérés du début de 1942 à mars 1943, date de lancement du STO, et une petite partie (non précisée) seulement correspond aux retours de la Relève. Si on s'en tient aux retours strictement liés à la Relève, ils paraissent dérisoires : 1,41 % du total des PG dans le Finistère, 1,10 % dans le Morbihan et 1,04 % dans les Côtes-du-Nord : une centaine en octobre 1942 et 150 en plusieurs convois en décembre. Dans ce département, pour toute l'année 1942, il n'y a eu que 800 libérations (3,3 % des captifs encore en Allemagne) dont un tiers au titre de la Relève. La faiblesse des retours provoque partout de fortes désillusions dans la population.

31Feschotte, le très pétainiste préfet des Côtes-du-Nord, un ami de Darlan, est obligé de reconnaître que « les retours espacés [sont] très peu nombreux » et que l'accueil des prisonniers à la gare de Saint-Brieuc par les autorités ne provoque « pas d'effet psychologique » à un moment où le régime et Pierre Laval sont de plus en plus rejetés par la population. Ensuite en 1943, les libérations de PG malades se font au compte-gouttes : 92 d'août à novembre 1943. Le flux global des libérations paraît avoir été plus important dans le Finistère en 1942 et au début de 1943 selon les fiches de demandes de réinsertion dans la vie active auprès de l'Inspection départementale du travail : 1 513 retours oscillant de 51 en février à 230 en mars 1942, avec une moyenne de 75 à 100 par mois d'avril à septembre, 243 en octobre et 279 en décembre 1942. Les maxima sont atteints en janvier et février 1943 avec 657 retours supplémentaires30. Effet décalé de la Relève ? Il n'est pas possible de distinguer exactement quelle proportion des rentrés correspond au contingent de la Relève.

32Globalement, la Bretagne n'a pas spécialement bénéficié de la Relève et la question des prisonniers a montré le décalage entre les attentes de la société et le régime. En outre, les ouvriers désignés d'office dans leur entreprise et dans les arsenaux manifestent dans les gares au moment du départ forcé à la fin de 1942, à Lorient, à Brest, à Saint-Brieuc. La Relève comme le STO à partir de février 1943 contribuent à renforcer la dissidence (des milliers de jeunes hors-la-loi en Bretagne) et à alimenter la résistance dont les mouvements s'étoffent à partir de 1943.

33Dernier aspect non négligeable, la question des prisonniers de guerre et de la Relève traduit un échec patent de la Révolution nationale et de son impact sur la société bretonne même si le troc de un pour trois semble avoir été globalement respecté (Côtes-du-Nord) et même de un pour deux (Finistère). Les préfets ont voulu faire des PG rentrés le fer de lance de la collaboration franco-allemande comme le leur demandent un représentant de la Feldkommandantur à Quimper et les propagandistes du régime. En décembre 1942, Feschotte projette de les regrouper dans un camp départemental : « Ces prisonniers pourraient prolonger utilement la camaraderie des camps et devenir ainsi ce que nous attendons d'eux : des pionniers particulièrement qualifiés de la Révolution nationale et de la compréhension européenne. » À Quimper, on déclare : « Le Maréchal vous autorise à parler, à faire connaître votre vie dans les camps [...]. Certains malentendus qui existent doivent être dissipés [...] pour que la France et l'Allemagne collaborent en toute loyauté » (La Dépêche de Brest, décembre 1942). Mais ces discours de propagande n'ont plus guère de prise sur l'opinion publique bretonne qui a décroché du régime par étapes depuis 1941 alors que les pétainistes se font de plus en plus discrets ou le lâchent après le débarquement d'Afrique du Nord. Rejet de l'occupant et de son pillage de l'économie de plus en plus systématique aggravant les pénuries, essor du « gaullisme et de l'anglophilie » font que la propagande de l'Association des prisonniers de guerre de Bretagne, maréchaliste et pétainiste, n'a plus guère d'impact. D'ailleurs la réalité du marché de dupes de la Relève s'impose à tous. En Ille-et-Vilaine, au moins un tiers des communes n'ont aucun retour, les autres en ayant deux à cinq en moyenne, une trentaine pour les villes de Saint-Malo, Saint-Servan et Paramé alors que des jeunes ouvriers ont été obligés de partir. À Vannes, lors du premier retour le 18 septembre 1942, le train n'a ramené que 18 prisonniers, puis 50 le 25 septembre et 18 en deux fois en octobre31. Les principaux retours se font en novembre (125) et en décembre (164). Dès le 23 novembre 1942, le sous-préfet de Guingamp signalait l'hostilité de l'opinion publique à la Relève considérée comme « une duperie » car les retours sont rares et « seuls les malades incapables de travailler sont rentrés ». Et à la veille du lancement du STO, en février 1943, Feschotte doit reconnaître « une résistance unanime à la 1^re Relève » dans les Côtes-du-Nord32.

34De fait, près de 931 000 prisonniers de guerre français (51,3 %) restent détenus en Allemagne jusqu'en 1945 et c'est leur souffrance qui va marquer leur mémoire et celle de leurs proches. Quelques-uns ne rentreront pas. Dans le Finistère, au 30 octobre 1943, on a recensé 162 PG décédés en Allemagne (0,5 %) mais on ignore le nombre total en 1945. Dans le Morbihan, 332 PG sont morts en Allemagne soit environ 1 % des captifs de l'été 1940. Une enquête par questionnaire menée en 1949-1950 auprès de 132 communes du Finistère, mais exploitable pour 87 d'entre elles33, portant sur un total de 7 459 PG finistériens montre que 30,03 % seulement sont rentrés dans leur foyer avant la capitulation du Reich le 8 mai 1945 et 68,33 % après cette date. 115 sont morts en captivité (1,54 %) et 7 ne sont pas rentrés. Des communes ont été particulièrement éprouvées par ces pertes : l'Île de Sein (3 sur 9, 1/3) ; Plougastel-Daoulas (55 sur 204, un sur quatre)34.

35Cette étude à deux voix ne se veut nullement exhaustive. Elle a pour ambition de faire le point sur l'état des savoirs concernant les prisonniers de guerre originaires de Bretagne. Leur situation et leurs souffrances n'ont pas été différentes de celles de leurs camarades de captivité. Les historiens se sont encore insuffisamment intéressés à cette dimension humaine, sociale et politique d'une fraction considérable des Français pendant les « années noires » car toutes les familles ou presque, toutes les communes ont été touchées par la captivité. Les travaux monographiques comme le montre l'exemple du Finistère peuvent apporter beaucoup. Il s'est agi d'ouvrir des pistes de recherche et de nouvelles études sont nécessaires. En 1945, la question de la réinsertion familiale, affective, professionnelle, sociale des vaincus de 1940 se pose en Bretagne comme dans tout le pays.