Cloche et horloge à Rouen, Jacques le Lieur et le puy
p. 277-301
Résumé
Entre le Parlement, la cathédrale et l’église des Carmes, Jacques le Lieur a travaillé pour la cité, écrit pour le Puy ou commandé des vitraux ; la cloche et l’horloge y figurent, articulant le temps de la ville et le temps de l’église, le temps de la prière et celui du quotidien ; si l’horloge marque une sorte d’idéal parfait et inaccessible pour de nombreuses raisons, la voix de la cloche peut scander la vie des humains et les rappeler à l’émerveillement de leur Salut. La cloche entretient un lien privilégié avec Marie et l’Incarnation, tandis que l’horloge articule les temps astrologique et céleste et représente la tempérance ou la régulation nécessaires au salut.
Texte intégral
1Dans le premier quart du XVIe siècle, divers événements scandent l’actualité de la ville de Rouen et contribuent à modeler la figure de la cité telle que nous la connaissons. Dès la fin du XVe siècle, le cardinal Guillaume d’Estouteville avait décidé de la construction de la tour sud du portail de la cathédrale ; ce sera la fameuse Tour de Beurre, dont la construction commence dès 1485, mais qui se prolongera bien avant dans le siècle suivant, puisqu’elle sera achevée en 1507 seulement, après vingt-deux ans de travaux1. Le 2 août 1501, on fondit sur le parvis de la cathédrale la plus grosse cloche de France, commanditée par Georges Ier d’Amboise, l’illustre cardinal archevêque de Rouen, premier ministre de Louis XII, légat du pape et grand mécène de sa cathédrale : il avait demandé que ce fût « la plus belle cloche qui fût vue dans le royaume ». D’abord d’un poids de 40 000 livres, elle fut ramenée à 36 000 livres, parce que la charpente de la Tour de Beurre n’aurait pu la supporter2. L’exploit était tel que le maître fondeur en mourut d’un excès de joie qui l’emporta dans les semaines qui suivirent3.
2Vers 1502, Georges d’Amboise décide de financer à ses frais la reconstruction de la façade de la cathédrale ; on sait que la Tour de Beurre, après quelques mètres d’élévation, avait commencé à basculer vers le sud, entraînant une partie de la façade de la cathédrale à laquelle elle était rattachée ; les choses stabilisées, on avait poursuivi la construction de la tour, mais il était nécessaire de reprendre la façade presque de fond en comble, puisqu’on pouvait conserver les portails latéraux ; c’est à cette occasion que Georges d’Amboise fait reprendre non seulement la dentelle qui surplombe l’ensemble, ornée de plusieurs clochetons, mais aussi le portail central qui représente un arbre de Jessé, le seul à ma connaissance à orner un portail principal de cathédrale. Les visites faites par des experts dès 1502 préparèrent à la reconstruction, commencée en 1509, retardée par la mort de Georges Ier d’Amboise, et achevée vers 15304. Le 4 octobre 1514, les couvreurs occupés à fondre le plomb pour refaire la toiture de la flèche de la cathédrale déclenchent malgré eux un grave incendie, qui entraîne la disparition de cette flèche ou « aiguille », qui ne sera reconstruite et achevée par Robert Becquet qu’à partir de 1544. Après la mort de Georges Ier d’Amboise, son neveu, qui était déjà archidiacre de la cathédrale, sera élu archevêque et prendra ses fonctions le 30 juillet 1510, après l’inhumation solennelle de son oncle5. Il ne sera élevé à la pourpre cardinalice qu’en 1546.
3Pendant ce temps, les chanoines de la cathédrale se sont interrogés sur la place et la forme du tombeau de leur cardinal archevêque Georges Ier. S’il a laissé une somme conséquente6, le temps s’écoule avant que l’on choisisse l’emplacement définitif et l’artisan chargé du projet – ce sera Roullant le Roux, maître maçon de la cathédrale, celui-là même qui avait fait pour le compte de Georges Ier la façade de la cathédrale – si bien que c’est en 1520 qu’est posée la première pierre, et que le tombeau ne sera achevé qu’en 1521.
4La cathédrale est donc, en 1515, beaucoup moins à son avantage qu’elle ne le désirait, sans portail et sans flèche. C’est le moment où les festivités du Puy quittent l’église paroissiale Saint-Jean-sur-Renelle pour l’église des Carmes, église plus centrale ; on quitte le périmètre de la place du marché pour aller, ostensiblement, à l’ombre de la cathédrale.
5L’église des Carmes en est comme un prolongement, mais elle a en même temps un certain nombre de particularités ; sa dévotion conceptionniste est affirmée, les Carmes ont assez vite défendu le privilège marial, même s’ils sont en deuxième ligne ; l’église est plus réceptive aux manifestations des confréries que ne le sera la Cathédrale ; église assez importante par ailleurs, puisqu’il lui arrivera d’accueillir le siège présidial de la ville de Rouen en 15877. En fait, alors que la cathédrale toute proche a perdu un peu de son lustre, c’est toujours à l’ombre du Parlement que s’installe le Puy : il suffit de traverser la rue des Carmes et de prendre, presque en face, la rue de Saint-Lo pour arriver au Palais.
6C’est presque dans ce triangle, du Parlement aux Carmes à la Cathédrale, que se déroule la vie politique de la cité, dans laquelle Jacques le Lieur se manifeste comme secrétaire du roi au Parlement, comme lauréat du Puy de Palinods dès 1511, comme membre éminent de la confrérie Saint Romain en 1521, où il offre un vitrail pour décorer la nouvelle chapelle saint Romain, dans le transept sud de la Cathédrale. C’est sur ces deux étapes qu’il importe de s’arrêter ici, qui permettront de mettre en perspective, à partir de deux moments de la vie du poète, les relations complexes de la bourgeoisie avec le pouvoir ecclésiastique comme avec le pouvoir judiciaire.
Le chant royal du Puy de Rouen
7Jacques le Lieur est une des figures les plus actives de la ville de Rouen au début du XVIe siècle, puisqu’il s’investit autant au service de la ville, en composant le Livre des fontaines qu’au service du roi – il est secrétaire du roi au Parlement et semble avoir eu des rapports personnels avec François Ier – ou de la piété – très actif dans le Puy de Rouen, il compose des prières en français, des méditations religieuses, et on lui doit la production de quelques-uns des plus étonnants livres d’heures en français8.
8En 1511, il participe au puy de Rouen, qui a encore lieu à saint Jean sur Renelle, et y présente un chant royal, le premier que nous connaissions de lui ; il ne sera pas primé, et sera classé assez loin dans la compétition9 – mais il aura la palme en 1518 et 1522 : le poète apprend vite. Le chant royal qu’il offre au prince en 1516 participe du cycle de paraphrases religieuses qu’il met en œuvre avec Lescarre et Osmont cette année, et reprend l’Ave cujus conceptio10 : on voit comment l’inspiration poétique suit au plus près la dévotion, et parle de ce qui entoure le poète.
9Ce chant royal rapporte la chute des humains par la faute du serpent, rachetée par la fabrication d’une cloche :
Le faulx serpent par sa malivolence
Priva des cielz jadiz Humanité,
Maiz Dieu voulut par sa benivolence
4 La revoquer au lieu d’amenité
Et colloquer en haulte dignité
Lors ordonna par sa puissance ardue
Une cloche par art estre fondue
8 Qu’on nommeroit Marie de Syon.
10L’association du serpent à la cloche peut paraître étrange, sauf si l’on se rappelle l’épisode du serpent de bronze lors de la traversée du désert :
Ils quittèrent Hor-la-Montagne par la route de la mer de Suph, pour contourner le pays d’Edom. En chemin, le peuple perdit patience. Il parla contre Dieu et contre Moïse : “Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Égypte pour mourir en ce désert ? Car il n’y a ni pain ni eau ; nous sommes excédés de cette nourriture de famine. Dieu envoya alors contre le peuple les serpents brûlants, dont la morsure fit périr beaucoup de monde en Israël. Le peuple vint dire à Moïse : « Nous avons péché en parlant contre Yahvé et contre toi. Intercède auprès de Yahvé pour qu’il éloigne de nous ces serpents. » Moïse intercéda pour le peuple et Yahvé lui répondit : « Façonne un serpent de bronze que tu placeras sur un étendard. Quiconque aura été mordu et le regardera restera en vie. Moïse façonna donc un serpent d’airain qu’il place sur l’étendard, et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et était guéri. »11
11La morsure du serpent est ainsi comme naturellement dans l’ordre divin réparée par un objet de bronze, et l’on sait combien le Serpent d’airain sera utilisé comme préfiguration du Christ. Ici, protecteur des morsures, il annonce le Christ sur l’étendard de la croix, mais tout autant Marie exemptée du péché originel, et qui est victorieuse du serpent. De plus la tradition veut que les cloches fassent fuir les diables : il y a une sorte d’évidence à associer Marie au Serpent d’airain par le biais de cette cloche qui portera son nom.
12En même temps, cette invention du poète s’inscrit dans le quotidien de la ville : on sait que la cathédrale est particulièrement riche en cloches, et que la première est justement celle qu’a fait fondre le Cardinal d’Estouteville :
J’ay dit cy-dessus qu’en la tour de S. Romain il y a onze cloches la premieres desquelles porte le nom de Marie d’Estouteville. J’apprends des registres du Chapitre que le 14 novembre 1466 le Cardinal Guillaume d’Estouteville, pour lors archevesque de Roüen fit exposer par son Tresorier à Messieurs du Chapitre que son intention étoit de faire fondre une grosse cloche qui avoit été cassée & étoit por lors descenduë en la nef de la Cathédrale que l’on avoir nommé le Nouvel Saint ou Sein.12
13La largesse de Guillaume d’Estouteville s’est exercée à diverses reprises sur la cathédrale et la ville de Rouen, on lui doit entre autres la construction de la Tour de Beurre. Marie d’Estouteville, cloche rouennaise, est comme la matérialisation de la cloche exemplaire, archétypale, qu’est Marie. Cette ouverture du poème, qui relie Marie à une cloche parfaite, va nécessairement détailler sa fabrication. Plus que d’autres artisanats, le travail du fondeur est à la fois noble et sacerdotal, dans la continuité des figures d’Hiram, essentiel à la construction du Temple de Jérusalem13, et de Beçaleel constructeur de l’arche d’alliance14. Dans un cas comme dans l’autre, les fondeurs bibliques sont au plus proche du sacré, et contribuent à construire et embellir l’édifice qui va accueillir la manifestation de Dieu ; on devine combien un tel art a d’importance, au point que dans l’histoire du serpent d’airain, c’est, dans le texte, Moïse qui semble être le fondeur de bronze ; probablement, il le fait faire, tout comme dans le livre des rois c’est Salomon qui est censé fondre les vases sacrés15. Le fondeur de cloche, s’il n’est pas le prêtre, agit comme son prolongement, et l’acte de fondre est un acte solennel et rituel. C’est ce qui explique le choix attentif des matériaux qui la composeront ; le métal vient de la semence d’Adam, Joachim est le fondeur, Anne le moule :
En laquelle la cloche de value
20 Formee fut sans imperfection,
Car s’elle eust eu aulcune infection
Du vil peché de Adam et ses germains,
Pas n’eust esté dicte en perfection…
14Mais on le voit par le mot de semence, en même temps que l’on s’attache à la fonte de la cloche, on décrit le processus de la conception et de la gestation. Le moule qu’est Anne est exactement la matrice, qui va former la Vierge et lui donner naissance. La perfection naît cependant d’un simple matériau humain, par la semence du père comme par l’accueil de la mère. Mais si Pierre Avril16 et Pierre Fabri17 soulignent que la conception de Marie s’est faite chastement, chacun souligne que la conception s’est faite « selon les voies naturelles » – on le voit, une telle approche implique une pensée radicalement nouvelle du péché originel, dissocié de l’acte de chair. Joachim devient donc un artisan parfait, dont l’acte fidèlement exécuté est exempt de toute faute. Pierre Fabri commente très attentivement les étapes de la gestation, soulignant à la fois le temps nécessaire – motus non potest esse in instanti18 – et la nécessaire chaleur vitale. Cette chaleur est développée par Jacques le Lieur, dans la mesure où elle renvoie à son tour à la fabrication de la cloche :
Le feu fut faict du hault boys d’excellence
De la forest de Ardante Charité :
Charbon de terre emply de fetulence
28 N’y a eu lieu, car son impurité
Pas ne convient à la divinité…
15C’est ainsi que le brasier nécessaire à porter à température de fusion le bronze (il faut atteindre environ 1050° pour que la coulée soit possible) devra être fait au feu de bois, car il s’agit tout à la fois d’exalter le feu de Charité, toujours représentée sous la forme de flamme rouge et brillante, et d’évoquer le bois qui permet de fabriquer ce rouge intense couleur de braise, bois de « brésil dont l’écarlate est faite », constitue une des richesses de la Normandie qui l’importe des terres d’Amazonie19. Il faut évidemment opposer au pur charbon de bois le charbon de terre, plein de « fétulence » – d’infection (lat. foetulentia). Ce qui est derrière le brasier qui va faire fondre l’alliage, c’est donc autant une attitude spirituelle qu’une activité économique.
16L’étape suivante est, après la fonte, l’installation de la cloche ; il faut la hisser dans la tour qui va l’accueillir ou plus exactement dans le beffroi, la vaste charpente de bois indépendante de la tour qui va à la fois maintenir la cloche et absorber les déplacements et les vibrations qu’entraîne son mouvement.
Et puys la mist ou el fait residence,
40 En une tour ditte virginité,
Combien qu’el ayt non de maternité.
Par les vertus elle estoit soustenue,
Et par le boys de grace bien tenu.
17La tour de virginité superpose trois images, également contemporaines du poète : la première est évidemment la tour de sainte Barbe, une des saintes les plus populaires en Europe à la fin du XVe siècle. Mais il ne faut pas oublier que Marie est elle aussi Turris davidica, dans les emblèmes qui lui sont associés depuis le début du siècle. Le poète ne peut oublier également la construction de la Tour de Beurre, achevée trois ou quatre ans plus tôt. Mais par l’appellation « bois de grace », il est évident que la tour en question est aussi idéale et exemplaire que la cloche qu’elle accueille, et que les figures terrestres n’en sont que des approximations.
18S’il n’a pu voir fondre la cloche Marie d’Estouteville, Jacques le Lieur a certainement suivi, comme tous les Rouennais, les phases de la fonte de la plus grosse cloche d’alors, la cloche Georges d’Amboise, que le cardinal avait financée dix ans plus tôt ; il a pu également la voir hisser sur la Tour de Beurre, par la fenêtre qui a été ménagée sur la façade ouest de la tour, au dessus de laquelle se trouve la représentation de la Vierge In Ara coeli. Toutes les étapes décrites relèvent de l’interprétation, de l’exaltation de choses que les Rouennais ont pu voir, mais auxquelles le poète donne un sens plus profond et plus dense.
19Ainsi, la cloche montée dans la tour de Virginité, munie de son battant, peut sonner pour le salut des humains :
Le Sainct Esprit par divine science
En assembla l’homme avec deité
Si haultement sonnant sans violence
52 Qu’il evocqua hors de captivité
Le pere Adam et sa posterité
Et qui plus est luy fut grace rendue
Que avoit jadiz par son crime perdue.
56 Par le son doulx plain de devotion
Sont appellez pour leur salvation
Grecz et ebrieux, arabes et rommains,
Qui la clament pour leur protection
60 Cloche sonnant le salut des humains.
20C’est le Saint Esprit qui la meut, appelant les hommes hors de leur captivité – on reviendra plus loin sur ce point. Agitée par le souffle de l’esprit – on ne parle pas du choc du battant – la cloche appelle l’ensemble des chrétiens à leur salvation : c’est la Rédemption qui est ici mise en œuvre, et vers laquelle converge évidemment tout chant royal palinodique, avant que le mot ne soit rappelé dans le refrain sous une autre forme, celle du salut. S’il est encore question de salvation, il est aussi question de salutation, et c’est bien la salutation angélique que sonne la cloche. L’appel à la prière, qui se maintient encore de nos jours, s’est progressivement étendu d’une fois par jour, le soir, à deux puis trois fois – il semble que ce dernier usage ne se diffuse largement qu’au cours du XVIe siècle, et qu’il n’est pas adopté à Rouen alors. C’est évidemment la cloche de l’église qui le sonne, et ce sera une de ses fonctions essentielles. La thèse de Thierry Gonon fait état de très nombreuses inscriptions sur les cloches qui reprennent la salutation angélique20, sous la forme ave maria. Ainsi, dans une sorte de superposition, le son de la cloche est celui de la salutation angélique en même temps qu’un appel à la prière : l’ave Maria qui est écrit sur ses flancs est en quelque sorte diffusé par la sonnerie, et il se met en mots dans la bouche de chaque fidèle, qui non seulement rappelle la salutation et l’Incarnation, mais prend conscience de son propre salut.
21L’envoi du chant royal nous place enfin dans une nouvelle temporalité ; on le sait, les inscriptions sur les cloches, quand elles ne sont pas de simples prières ou des représentations de saints, rappellent le moment de la fonte et de l’installation des cloches. On a conservé, à Rouen, les textes inscrits sur la cloche Marie d’Estouteville :
L’an 1467. Reverend pere en Dieu Messire Guillaume d’Estouteville Cardinal Docteur & archevesque de cette Eglise de Roüen me fit faire, & ay été nommée Marie d’Estouteville21
22Et sur celle fondue pour Georges d’Amboise :
Je suis nommée George d’Amboise
Qui bien trente six mille poise
Et cil qui bien me pesera
Quarante mille y trouvera22.
23On le voit, le texte qui est annoncé dans l’envoi est clairement de même nature :
Dessus estoit pour superscription
« L’an du monde pour approbation
Cinq mil et cent quatre vingtz dix six mains
64 Faicte je fuz pour la redemption,
Cloche sonnant le salut des humains23. »
24Forme versifiée comme pour Georges d’Amboise, indication de date comme pour Marie d’Estouteville, on voit que l’envoi s’intègre comme naturellement dans la tradition des inscriptions campanaires. Néanmoins, le temps est différent, et l’on se situe par rapport au moment de la Création, donnant au moment si ponctuel de la prière une place dans l’immensité des temps ; mais surtout, le dernier mot à la rime permet l’accomplissement de la dynamique du Salut, et répond à la malivolence du serpent au premier vers, en soulignant le mot de Rédemption. Il pouvait si naturellement apparaître dans un chant royal sur cette matière que cette façon de différer son emploi jusqu’à la fin est à mon sens une marque de la finesse du poète.
25Jacques le Lieur aura un réel attachement pour ce texte, puisqu’on le verra illustré à deux reprises, la première fois dans le beau manuscrit BnF fr 379, dont il semble avoir supervisé la fabrication24. Son chant royal est précédé d’une belle enluminure représentant la cloche, dont la charpente de bois est portée par quatre figures, probablement allégoriques25. La charpente de bois dissociée de la tour elle-même est parfaitement visible, et on remarquera que sur le mouton, la partie de bois qui surplombe la cloche et qui équilibre son mouvement, se trouve le buste de Marie en prière, dans la position des Vierges aux emblèmes. Cette apesanteur de l’ensemble renforce l’idée que l’on est ici devant une cloche plus qu’idéale, exemplaire.

Bnf fr 379 f. 6
26Plus intéressante est sans doute l’enluminure de marge qui se trouve dans le manuscrit des Heures de Jacques le Lieur, ms BM Rouen Y 226a.

BM Rouen Y226a, p. 59
27On y trouve en effet, au moment où le texte reprend les Heures de la Conception de Tasserie, tout un programme de bordures qui reprennent et illustrent des refrains de chants royaux présentés au Puy. C’est ainsi qu’à la page 59 est représentée la Tour de Virginité, fine et élancée, au sommet de laquelle se trouve la cloche ; elle est si noire qu’on peut penser qu’elle a été d’abord couleur argent. Le phylactère qui surmonte l’ensemble porte, comme c’est la convention dans le petit programme iconographique qui accompagne ce texte, le refrain du chant royal ; il me semble prendre ici une dimension supplémentaire en ce qu’il s’accroche à la flèche du clocher et semble figurer le son même de la cloche. Mais, on le sait, le phylactère, avant de rappeler un refrain, est utilisé d’abord pour rappeler la salutation mariale dans les Annonciations : non content de donner le texte d’un chant royal qui s’inscrit lui-même en contrepoint d’une prière mariale, il rappelle par sa matérialité même et par sa dimension graphique, le moment où s’enclenche la dynamique du Salut.
28Il ne s’agit pas ici de surinterprétation, dans la mesure où sur la page suivante, qui illustre le chant royal du beau-frère de Jacques Le Lieur « Le beau logis signé du bel image », une enseigne s’incruste dans l’espace textuel, représentant la Vierge et l’Enfant, enseigne qui est sous-titrée comme « le bel image ». L’enlumineur n’hésite pas on le voit à jouer sur le texte comme sur l’image, à les enchâsser respectivement pour qu’ils fassent davantage signe.
Le vitrail de saint Romain
29Pour qui visite la cathédrale, un des vitraux du transept sud, bien conservé et lisible – il est à hauteur du regard et pas trop assombri par le temps – peut poser quelques difficultés ; les guides indiquent qu’il a été offert par Jacques le Lieur, membre de la confrérie Saint-Romain, lorsque celle-ci a quitté la chapelle qui lui était attribuée, petite salle dans la Tour saint-Romain elle-même, pour un lieu plus adapté. Le déplacement de la confrérie comme la création des vitraux datent des années 1520 environ, et l’on s’accorde à considérer qu’ils ont été posés entre 1521 et 1522. Éric Tanguy considère, à juste titre peut-être, que les entrelacs qui figurent au milieu du vitrail sont comme une signature de Jacques Le Lieur ; c’est possible, d’autant que l’on retrouve des motifs de même type dans le ms Y226a

Cathédrale de Rouen, Panégyrique de saint Romain, détail.

Ms BM Rouen Y226a, p. 48 détail.
30En même temps, on sait combien les motifs d’entrelacs et de grotesques sont courants dans les illustrations de la Renaissance, et cette rencontre ne saurait constituer une preuve. Ce qui est étonnant dans ce vitrail, qui renvoie à la vie d’un saint peu connu en dehors de Rouen c’est la présence surprenante de figures allégoriques qui accompagnent le saint et qui se superposent à sa propre existence. Chacun des moments de la vie de Romain est associé à une des vertus : à six reprises, un titre renvoie à une vertu particulièrement présente lors de cet épisode26.
31Ainsi, la Foi préside à sa difficile naissance, portant le cierge qui la caractérise en même temps qu’il renvoie à la flamme du baptême ; la Justice est présente lorsque saint Romain est montré auprès du chapitre de la cathédrale, lui qui a obtenu la libération annuelle d’un condamné ; lorsqu’il résiste à la tentation d’une beauté diabolique venue le corrompre, Tempérance est à ses côtés, etc.
32Tempérance justement est munie d’un étrange couvre-chef ; elle porte sur sa tête une horloge, alors qu’elle tient à la main des mors et qu’elle est chaussée de lunettes : nous voici face au deuxième élément de l’enquête, la présence de cette horloge, qui fait un surprenant chapeau à une figure allégorique (voir p. 293).
33La question a été abordée de façon définitive par Émile Mâle dans son Art religieux de la fin du Moyen Âge en France, et il y a peu à ajouter à ses recherches, si ce n’est peut-être un certain nombre d’occurrences qui semblent faire de ce programme iconographique une sorte de spécificité rouennaise :
Je suis convaincu qu’une œuvre si froidement extravagante n’a pu être conçue que par quelque illustre pédant, quelque futur lauréat des palinods ou des chambres de rhétorique. Ce qui est certain, c’est qu’aucun livre de morale écrit par un théologien, aucun traité populaire rédigé par un clerc ne nous présente les Vertus sous cet aspect. […] Je croirais volontiers (s’il faut risquer une hypothèse) que c’est quelque bel esprit de Rouen qui a imaginé cette mascarade. Et la raison, c’est que, nulle part, comme on va le voir, ces Vertus n’ont été plus souvent reproduites qu’à Rouen27.
34La première occurrence relevée par É. Mâle se trouve dans un manuscrit rouennais d’Aristote, qui représente les vertus, sans commentaires – ce qui rendait l’interprétation difficile. Fort heureusement, un manuscrit de Jacques d’Armagnac, datant des années 1470, reprend et explicite les figures des vertus théologales ; il est relativement aisé ensuite de comprendre comment s’articulent les vertus cardinales. On peut donc dater de la fin du XVe siècle rouennais cette tradition iconographique dont on verra que quelques éléments au moins se diffuseront largement.
35Ainsi, la figure de Tempérance rassemble de façon inattendue plusieurs des éléments qui organisent notre recherche depuis quelques années ; l’horloge est surmontée d’une cloche, d’un timbre qui va sonner les heures, tant sa mission est de dire les heures autant que de les montrer – c’est alors le cadran qui s’appelle la montre d’oreloge28 – mais ce qui la caractérise, c’est évidemment l’échappement, la capacité de réguler le flux d’énergie que recèle un ressort bandé qui se débande progressivement ; la référence au moulin à vent n’est pas qu’une référence à un objet mécanique, dont la complexité serait parente de celle de l’horloge ; ce qui caractérise chacune des illustrations rapportées par Émile Mâle – autant que la belle planche gravée de Brueghel représentant la Tempérance – c’est la présence, plus que d’un moulin, de ses ailes, et d’ailes dont la voilure est réglable : c’est là encore la capacité de réguler l’impulsion du vent pour le soumettre à ses besoins qui caractérise l’objet : la tempérance, qu’elle soit horloge ou moulin, régule le mouvement, et l’on comprend mieux encore pourquoi les mors feront partie de ses attributs, elle qui est capable de juguler les élans de la passion.
36Ce dernier élément aura une certaine pérennité, puisque les mors feront partie des attributs de la Tempérance dans la fresque de Raphaël de la Stanza della Segnatura au Vatican ; l’imitation du peintre italien permettra la diffusion de cet attribut qui se retrouvera dans certaines lames de tarot et dans les représentations des vertus cardinales sur le tombeau du cardinal Hémard, dans la cathédrale d’Amiens, au milieu du XVIe siècle. On peut penser qu’il y a dans l’instauration de ce motif iconographique un lien non seulement avec la tradition qu’a dégagée Émile Mâle, mais également avec l’œuvre de Meschinot. On doit en effet à ce dernier un petit poème moral sur les Mors, qui nous est conservé non seulement dans le manuscrit de Tours, le plus complet et qui sert habituellement de référence pour le poète, mais également dans un manuscrit du Vatican, au milieu d’autres pièces gnomiques. Les lunettes enfin constituent les attributs de Tempérance ; il est évident que Meschinot n’est pas étranger à leur diffusion comme modèle allégorique, lui qui souligne à quel point Tempérance constitue l’essentiel des Lunettes, puisqu’elle les articule :

Manuscrit BM Rouen 927, f. 1, vue d’ensemble et détail de Tempérance.
Toutes vertus en elle se conservent
Et les berilles29 de roupture preservent
Car el conjoinct
Composeement en estat tient et joinct
Les Lunettes et les mect a droit point
Qui aultrement certes ne seroient point
Assés entieres.
37Il est comme emblématique que le tombeau des ducs de Bretagne sculpté par Colombe à Nantes comporte les quatre vertus cardinales aux angles, et que Tempérance soit justement munie du mors et de l’horloge, comme si à un titre ou à un autre, l’œuvre de Meschinot était la matrice de ces représentations allégoriques. En revanche, on ne voit pas de lunettes à Tempérance ; mais peut-être figuraient-elles comme un ajout à la statue, ce qui se voit parfois30.
38À Rouen, les choses sont un peu différentes ; on reconnaît sans difficultés, sur le tombeau des cardinaux d’Amboise, la série des sept vertus, auxquelles est ajoutée, pour des raisons de symétrie, Virginité. Les représentations sont assez canoniques, et participent d’un modèle iconographique stable où, si l’on reconnaît les attributs habituels, aucune des vertus n’est munie d’un couvre-chef. Cette particularité est propre au vitrail du panégyrique de saint Romain, financé par Jacques le Lieur, et exactement contemporain, on l’a vu, du tombeau des cardinaux ; on sait que le poète connaissait bien Meschinot31, c’est peut-être pour cela qu’au mors et à l’horloge s’ajoutent les lunettes, que porte à sa main Tempérance.
39La démultiplication de ces attributs n’est pas indifférente ; ils ne sont plus présents à de seules fins d’identification, et on devine que dans une série de figures qui s’organise autour des vertus, un seul indice permettrait de les identifier ; qu’ils soient organisés de façon redondante – et cela pour la Tempérance comme pour les autres vertus – doit nous faire comprendre que nous ces attributs ne sont pas ici à des fins d’explicitation, mais à des fins de méditation. Le vitrail se présente comme une invitation à considérer les divers aspects d’une même vertu qui peut guider l’observateur ou à la sainteté ou au moins à une réflexion sur ses propres œuvres. À ce titre, on voit que le projet du vitrail est bien plus parénétique que celui du tombeau, cela d’autant plus qu’il s’efforce d’ajouter un sens et une portée à un épisode qui peut se lire tel quel, à preuve le vitrail voisin et posé à peu près en même temps, qui se contente d’illustrer la vie de saint Romain.

Tempérance vitrail de Saint Romain (détail)
40S’il n’est pas en fait nécessaire de dire que le saint évêque était « vertueux », ce que sa dignité et sa sainteté prouvent suffisamment, il n’est pas non plus indispensable de figurer à tout propos l’ensemble des vertus. Si les Théologales sont un don de Dieu qui souligne l’élection et la sainteté de l’évêque, les cardinales ont pour fonction d’articuler la vie humaine à la perfection divine ; en latin cardo est le gond, la charnière, et renvoie, comme Janus, à ce qui est à l’intérieur comme à l’extérieur, qui permet le passage et la transition. Que toutes les figures entourent le saint à ses derniers instants prouve assez qu’il est accompagné vers la vie éternelle, et l’on pourrait en bonne logique s’en tenir là. Mais que la tempérance soit associée à la tentation de la chair – et cela en sollicitant le texte de la Vita – me paraît particulièrement signifiant.
41Il n’empêche ; ce choix de représentation participe d’une volonté personnelle, et d’un désir manifeste de prendre au moins partiellement ses distances à l’égard de la tradition iconographique mise en avant sur le tombeau. Outre la présence des lunettes, c’est évidemment le choix des attributs constituant une sorte de cimier qui semble caractéristique du programme iconographique adopté. Un certain nombre d’illustrations, toutes du début du siècle, reprennent ces modèles, comme celle qui ouvre la Toison d’or de Guillaume Fillastre32. Dans ce cas comme dans le vitrail, on a le sentiment d’un encombrement de l’espace iconographique, comme s’il était impossible aux vertus d’avoir en main tous leurs attributs. Agissantes, elles gagnent d’une certaine façon en mobilité par l’étrange chapeau qu’elles portent ; et l’on peut penser que c’est ainsi que furent figurées les vertus dans les entrées royales ; nous en avons un exemple en 1508, lors de l’entrée de Louis xii :
Accompaignee de deux belles filles par excellence, richement accoustrees, l’une ayant aulcunes pièces d’armures sur elle et tenant ung dragon par la teste, laquelle estoit appellee Force, et l’aultre de simple contenance, bien richement abillee mais simplement tenant ung crible en sa main, laquelle se nommoit Prudence.33
42Certes, seule des quatre cardinales Tempérance manque à la représentation lors de l’entrée royale. Mais le dragon et le crible ont ainsi fonctionné comme des accessoires de représentation dramatique, comme des rébus figurés, et l’on peut se demander si des chapeaux n’ont pu faire partie du costume de nos allégories.
43À ce titre, la présence de Tempérance dans la scène où Romain démasque une diabolique séductrice est révélatrice. Tout d’abord, la légende semble avoir évolué34 depuis la version qui est illustrée sur le portail de la Calende, juste à l’extérieur de la chapelle saint-Romain : si les vitraux datent des années 1520, au moment où la confrérie installe là sa chapelle, les quadrilobes extérieurs remontent eux au début du XIVe siècle. Dans les quadrilobes, la beauté tentatrice dénoue ses cheveux, et Romain n’a d’autre secours que d’implorer Dieu qui lui envoie un ange salvateur, lequel fait fuir la tentatrice35. Dans le panégyrique, point d’ange salvateur, mais la vertu propre à Romain qui lui permet de ne pas perdre la tête devant une telle créature, vertu que soulignent à la fois mors, lunette et horloge.
44L’horloge devient ainsi un équivalent de la raison, en ce qu’elle régule plus qu’elle n’interdit : la vie religieuse exige la chasteté, mais la vie laïque requiert de la modération. C’est bien ce que, tout proche à la fois de la cathédrale et du Palais de Justice, le Gros Horloge rappelle quotidiennement aux Rouennais. La ville, on le sait, a été interdite de beffroi à la suite de la révolte de la Harelle en 1382, et le Gros Horloge vaut autant par le mécanisme qu’il abrite que par la tour qu’il a permis de reconstruire, réplique modeste mais fière aux tours de la cathédrale. Si Jacques le Lieur fait ici figurer une horloge, c’est bien sûr en se soumettant à une tradition iconographique ; mais d’une certaine façon, il donne à la vertu qu’il représente une coloration urbaine, distincte par son économie de ce que l’univers ecclésial appelait.
45La confrérie de saint Romain est très importante à Rouen par le privilège qu’elle détient, en mémoire du miracle du saint évêque partant guidé par un prisonnier libérer la ville de la Gargouille, de pouvoir annuellement libérer un condamné à mort : initialement fondée par les ecclésiastiques36, elle devient bientôt une confrérie « commune aux bourgeois et aux marchands37 », qui quitte au début du XVIe siècle, une fois ses privilèges renouvelés par Louis XII, la petite chapelle Saint-Romain, toute proche de la Tour-saint-Romain, pour le transept sud. C’est à ce moment que la confrérie et Jacques le Lieur financent ces vitraux. Il s’agit bien pour eux de souligner l’autonomie des bourgeois et des marchands, qui indépendants sur ce point de la vie parlementaire, suivent les décisions du chapitre, quand ils ne contribuent pas à les orienter : souvenons-nous que l’oncle de Jacques le Lieur était un des chanoines de la cathédrale en même temps que conseiller au Parlement, et que sur les Conseillers d’Honneur, pour un officier royal (le gouverneur de Normandie) se trouvaient deux ecclésiastiques (l’archevêque de Rouen et l’abbé de Saint-Ouen38).
46On retrouvera la Tempérance, portant à la main une horloge et des lunettes, dans le ms BnF fr 1537, au f. 50 : au dessus d’un paysage campagnard où ne figurent qu’un moulin à eau et une porte de ville, la Vierge triomphe, dans un nimbe ; à ses pieds, un dragon et la figure de la mort qu’elle a vaincue – ce qui superpose la symbolique conceptionniste avec la victoire sur le péché à la symbolique assomptionniste où Marie triomphe de la mort. Autour d’elle, les sept vertus, portant les attributs si souvent pratiqués à Rouen ; on reconnaît ainsi Prudence avec son crible. Tempérance porte des lunettes d’une main et une horloge de l’autre. Située tout en bas du nimbe, elle est toute proche du moulin à eau, qui de ce fait forme un lien, en ce qu’il est l’écho du moulin associé à notre vertu, et qu’il permet le glissement d’un monde allégorique à un monde réel.

Bnf fr 1537 f. 50
47Alors même que le chant royal qui est ici illustré est extrêmement abstrait, et n’énumère aucunement les vertus, on les voit ici entourer la Vierge et escorter sa victoire eschatologique sur la mort et le malin, mais surtout faire l’interface avec le monde terrestre qui, plus bas, continue à vivre.
Dieu qui voulut prendre humaine nature
Avoit donné en son eternité
Degré d’honneur sur toute creature,
En purité, en grace et dignité
Au sang esleu pour la divinité.
Conclusions
48Mesurer, c’est prendre la mesure de la création ; l’homme s’y place, toujours petit, toujours en butte à ses limites ; le temps, surtout le temps astronomique, a cette valeur essentielle de remettre l’homme à sa place ; il n’est pas indifférent que cette horloge soit l’attribut d’une vertu cardinale, celle qui fait l’interface, la transition entre le monde humain et le monde terrestre.
49En même temps, on le sait depuis la construction de l’horloge astronomique de Bourges, si le principe est admirable, la pratique est impossible. Même si la mécanique en est parfaitement conçue, les frottements, l’inertie, l’usure des matériaux, les inévitables grains de sable font que toute horloge parfaite en théorie est imparfaite en pratique ; l’horloge de Bourges variait d’un quart d’heure par jour, on voit que sa perfection reste toute théorique.
50L’horloge est plus une vue de l’esprit qu’un objet fonctionnel ; elle est à l’image de ces machines de guerre que l’on trouve dans les dessins techniques de Léonard : plus une illustration de ce qu’est le temps qu’une mesure réelle du temps39. Elle suit, elle modère, et sa fonction allégorique est plus de canaliser, de freiner les élans que de le réguler absolument. On peut rêver de Marie miroir sans macule, car on sait déjà faire de petits miroirs parfaits ; on ne peut imaginer Marie parfaite horloge, parce qu’elle ne ferait qu’indiquer ce qui se passe ailleurs, être le témoin passif et sans doute en retard d’une économie du Salut à laquelle elle doit participer absolument. L’horloge n’est qu’indicatrice du temps, elle ne saurait être active.
51Cependant, ce qui intéresse les vitrailliers rouennais, ce n’est pas cette dimension abstraite de l’Horloge, mesure de la tempérance, de l’engrenage, des rouages, de la précision ; c’est en même temps le timbre, la clochette qui la surmonte ; elle fait passer le temps céleste au temps humain, le temps astronomique au temps de la prière, quelque part dans le quotidien.
52Elle est, par cette nature même, la voix discrète qui rappelle les hommes à leur devoir de piété, et s’inscrit en écho à la salutation angélique ; le timbre de l’horloge est celui qui appelle à l’Angélus, celui qui manifeste le mystère de l’Incarnation que la cloche appelle à commémorer deux ou trois fois par jour, et non pas la grandeur divine que l’homme peine à mesurer.
53Marie n’est pas Horloge ; elle ne se mesure pas, celle qui contient ce que les cieux ne peuvent contenir, elle ne saurait mesurer, surtout de façon imparfaite, la dimension du Dieu incommensurable ; en revanche, par son association à la prière, à la salutation qui justement met en scène l’Incarnation, la cloche est l’instrument idéal sur le plan symbolique : elle fait fuir le diable, comme chacun sait ; elle est un chef d’œuvre de technologie humaine et de savoir faire, elle appelle l’homme à la prière, et la tradition rappelle qu’elle fait fuir la foudre et les orages.
54Mais davantage, la cloche est fondue près de l’église, on en voit les étapes de fabrication, qu’il s’agisse de la cour d’Albane ou de l’aître de la cathédrale, sa fonte est un événement municipal autant que religieux ; baptisée, la cloche, souvent Marie, porte à la fois un nom et une écriture ; la cloche de Pontault Combault, hissée dans l’église en 1558, porte le nom Marie, et est inscrite sur le registre paroissial : les cloches sont baptisées.
55Ainsi, dans le timbre comme dans l’objet, dans sa signification comme dans sa fabrication, la cloche est un objet du quotidien dont l’ampleur et la portée symbolique sont éclatantes ; c’est la mission des poètes du Puy de montrer combien le monde a du sens, combien la simple vie rouennaise est irriguée par la présence Mariale. En 1515, Pierre le Lieur gagne la palme avec un chant royal qui a pour refrain « Saincte cité contre Sathan fermee » : entre la cloche de la cathédrale et le Gros horloge, entre la Tempérance et l’Angélus, la ville a su se vouer à Marie.
Annexe
Annexes
Chant royal, Jacques Le Lieur
O, f 46
Le faulx serpent par sa mallivolence
Priva des cielz jadiz humanité.
Mais Dieu voulut par sa begnivolence
4 La revoquer au lieu de amenité
Et colloquer en haulte dignité ;
Lors ordonna par sa puissance ardue
Une cloche par art estre fondue
8 Qu’on nommeroit Marie de Syon,
Pour convoquer humaine nation
Au lieu de paix tant aux soirs comme aux maintz
C’est la Vierge dicte en conception
12 Cloche sonnant le salut des humains.
Le metal fust extraict de la semence
Du pere Adam sans immundicité,
Et Joachim par divine clemence
16 Pour fondeur fust a cest œuvre incité.
En Nazareth la tressaincte cité
Pour moulle estoit Anne sur toute esleue,
En laquelle la cloche de vallue
20 Formee fust sans imperfection,
Car se elle eust eu aucune infection
Du vil peché de Adam et ses germains,
Pas n’eust esté dicte en perfection
24 Cloche sonnant le salut des humains.
Le feu fust faict du hault boys d’excellence
De la forest de Ardante Charité : f 46v
Charbon de terre emply de fetulence
28 N’y a eu lieu, car son impurité
Pas ne convient à la divinité,
Dont la Vierge mere de Dieu preveue
Par Anne fut en purité conceue,
32 Et lui donna Dieu benediction
Pour abolir la malediction
Que Adam commist par forfaictz inhumains
La declarant par preelection
36 Cloche sonnant le salut des humains.
Ung grand ouvrier par bonne providence
Feist le batant en sa congruité,
Et puis la mist ou el fait residence,
40 En une tour ditte Virginité,
Combien qu’el ayt non de maternité.
Par les vertus elle estoit soustenue
Et par le boys de Grace bien tenue.
44 En son armoy, pour decoracion,
Porte l’escu de preservation,
Que deux angelz portoient entre leurs mains :
Et estoit la, sans vacillation,
48 Cloche sonnant le salut des humains.
Le saint esprit par divine science
En assembla l’homme avec deité
Si haultement sonnant sans violence
52 Qu’il evocqua hors de captivité
Le pere Adam et sa posterité
Et qui plus est luy fut grace rendue f 47
Que avoit jadiz par son crime perdue.
56 Par le son doulx plain de devotion
Sont appellez pour leur salvation
Grecz et Ebrieux, Arabes et Rommains,
Qui la clament pour leur protection
60 Cloche sonnant le salut des humains.
Envoy
Dessus estoit pour superscription
« L’an du monde pour approbation,
Cinq mil et cent, quatre vingt dix, six mains,
64 Faicte je fuz pour la Redemption,
Cloche sonnant le salut des humains ».
Manuscrits : Oxford Douce 379, f 46 ; BnF fr 19369, f 66 ; BnF fr 2205, f 9 ; BnF fr 379, f 6 (ill) ; Saint Petersbourg, Publishnaia Fr Q. v. 614, no 6, f 21 v.
Leçon non retenue v. 41 : quil ; 63 : .iiij.xx
1 : malivolence (SP) ; 3 voullut (SP) ; 25 : la strophe est basculée en 4e position (379, 19369) ; 36 les, s biffé (O) ; 38 batant (SP)
Ballade de Guillaume de Senynguehen
Vien Zoïlus, vien toy desdire
De tes dictz plains d’infection,
Que par envye as voulu dire
4 Sur la princesse de Syon.
Pour avoir benediction,
Repentz toy, jectant pleurs et larmes :
On sonne pour correction
8 Le tymbre du couvent des Carmes. f 172v
Aryens plains de rage et de ire,
Juifz plains de malediction,
Venez au son, sans contredire,
12 Ouyr la noble diction :
Vous aurez approbacion
De Dieu affin d’estre en luy fermes.
Escoutez par devotion
16 Le tymbre du couvent des Carmes.
Dieu l’a voulu icy produyre
Pour donner exaltacion
A sa mere, et pour nous induyre
20 A louer sa conception
Qui de vice a exemption.
Malgrez Sathan et ses allarmes
Fut faict pour estre intencion
24 Le tymbre du couvent des Carmes.
Envoy
Prince, par revocation,
Pour reformer tous faulx gendarmes,
Faictes sonner au haultain son
28 Le tymbre du couvent des Carmes.
Ms B.M. Rouen Y 16, f 172
Notes de bas de page
1 A. P. M. Gilbert, Description historique de l’Église métropolitaine Notre-Dame de Rouen, Rouen, J. Frère, 1816, p. 20-21. On consultera avec intérêt, pour l’ensemble de la question des cloches et horloges de Rouen, l’étude de Ch. de Robillard de Beaurepaire, « Notice sur les horloges et les horlogers de la ville de Rouen », Dernier Recueil de notes historiques et archéologiques concernant le département de la Seine Inférieure et plus spécialement la ville de Rouen, Rouen, E. Caignard, 1892, p. 301-357.
2 Cf. La Pomeraye, Histoire de l’église cathédrale de Rouen, métropolitaine primatiale de Normandie, Rouen, 1686 p. 49.
3 Il fut enterré au bas de la nef de la cathédrale, et l’épitaphe s’en trouve chez Farin (Histoire de la ville de Rouen, Rouen, Louis du Souillet, 1731, t. I, 3e partie, p. 5) ; Histoire de la cathédrale de Rouen, p. 50.
4 Id., p. 21-22.
5 Elle est rapportée en détails par Farin, id, p. 25-27.
6 2 000 écus soleil, soit 4 000 livres (cf. Deville, Tombeaux de la cathédrale de Rouen, Rouen, N. Périaux, 1837, p. 93).
7 Cf. D. Hüe, La Poésie palinodique à Rouen, Champion, 2002, p. 248.
8 Sur le personnage, on pourra consulter ma Poésie palinodique … p. 343-370 et passim, ainsi que « Portrait of the artist as a private stag : une forme de l’autofiction à la fin du Moyen Âge », XIIe congrès international sur le Moyen Français, Le Langage figuré, 2004, Le Moyen Français 60-61, 2007, p. 305-322.
9 Il semble, si l’hypothèse de Gérard Gros se confirme, que les manuscrits annuels nous conservent les chants royaux selon un classement relatif ; la présence du texte de Jacques le Lieur en f 46 du manuscrit Oxford Douce 379 nous indique qu’il ne faisait pas partie des pièces les plus importantes.
10 Cf. ma Poésie palinodique, p. 589-596.
11 Nb, 21, 4-9 Profecti sunt autem et de monte Hor, per viam quæ ducit ad mare Rubrum, ut circumirent terram Edom. Et tædere cœpit populum itineris ac laboris : locutusque contra Deum et Moysen, ait : Cur eduxisti nos de Ægypto, ut moreremur in solitudine ? deest panis, non sunt aquæ : anima nostra jam nauseat super cibo isto levissimo. Quam ob rem misit Dominus in populum ignitos serpentes, ad quorum plagas et mortes plurimorum, venerunt ad Moysen, atque dixerunt : Peccavimus, quia locuti sumus contra Dominum et te : ora ut tollat a nobis serpentes. Oravitque Moyses pro populo, et locutus est Dominus ad eum : Fac serpentem æneum, et pone eum pro signo : qui percussus aspexerit eum, vivet. Fecit ergo Moyses serpentem æneum, et posuit eum pro signo : quem cum percussi aspicerent, sanabantur.
12 Histoire de la cathédrale de Rouen, p. 47.
13 Cf. III reg, 7, 13-47 (dans la Bible de Jérusalem, la passage correspondant est dans R 7, 13-48).
14 Ex. 31, 1-11.
15 Cf. III reg, 7, 48 : « Fecitque Salomon omnia vasa in domo Domini : altare aureum, et mensam super quam ponerentur panes propositionis, auream. »
16 Cf. la ballade de Pierre Avril : « Dieu qui peult par dessus nature/Laquelle faict feu de deux corps… » (« De deux pierres une estincelle », 1533. 2mss : BnF fr 1715, f 75v, Carpentras, Inguimbertine 385, p 81).
17 « Semblablement en la delectation libidineuse en mariage temperée, il n’y a point de péché ; car temperance est une vertus cardinale […] le bon saint Joachim & la dame saincte Anne ne pecherent point de cohabiter ensemble ; mais ils eurent merite tres-grand, et firent œuvre saincte. » P. Fabri, Le Defensoire de la Conception de la glorieuse Vierge Marie, en forme de dialogue, Rouen, Martin Morin, 1514. On suit la réédition d’Alva y Astorga, dans les Monumenta Italo Gallica ex tribus auctoribus materna linga scribentibus pro Immaculata Virginis Mariae Conceptione, 1666.
18 Id., p. 96.
19 On renverra bien sûr au chant royal de Jean Broyse (D. Hüe, Petite Anthologie Palinodique, Paris, Champion, 2002, p. 296), comme à toute la littérature sur la fameuse fête brésilienne, l’entrée royale d’Henri II en octobre 1550.
20 T. Gonon, Les cloches en France au Moyen Âge, éditions Errances, Paris, 2010. Sa thèse est également consultable en ligne : [http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2002/gonon_t].
21 Pommeraye, op. cit., p. 47-48.
22 Id., p. 49.
23 La tradition transmise par Jérôme considère que la Création a eu lieu 5199 ans avant l’Incarnation ; c’est sans doute celle que suit Jacques le Lieur, qui lui permet de faire naître Marie quinze ans avant l’Incarnation.
24 On pourra consulter sur ce manuscrit M. dickman orth, « Les Puys en images, l’illustration des Palinods de Rouen dans les manuscrit de la Bibliothèque nationale de France (ms fr 379 et 1537) », Première poésie française de la Renaissance, actes du colloque de Rouen 1999, réunis par J.-C. Arnould et Th. Mantovani, Paris, Champion, 2003, p. 51-74.
25 Le texte nous indique que ce sont « les vertus » (v. 42) : occupées à porter la charpente de la cloche, elles ne peuvent aisément arborer les emblèmes qui permettraient de les identifier.
26 Des photographies de ce vitrail sont disponibles sur le site de Jacques Tanguy, [http://www.rouen-histoire.com/Vitraux/Transept_S/ST_Romain2.htm] (consulté en mars 2010).
27 É. Male, L’art religieux de la fin du Moyen Âge en France, A. Colin, 1908 (rééd. 1995), p. 316-317. Pour l’ensemble de la discussion, voir p. 309-328. R. Tuve « Notes on the Virtues and Vices », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 26, no 3-4, (1963), p. 264-303, et vol. 27, (1964), p. 42-72.
28 Cf. le TLFI, ad verb. : « 1474 monstre d’oreloge « cadran d’horloge » (Inv. de la comtesse de Montpensier, p. 15 dans GAY : une monstre d’oreloge d’yvoire) »
29 « Pièce de béril servant à corriger la vue, lunettes ou loupe » Les berilles sont les lunettes (cf. l’allemand Brille) ; c’est l’origine du mot besicle.
30 On sait qu’à la Chartreuse de Champmol, l’un des prophètes du Puit de Moïse en portait : Hennequin d’Att, orfèvre, demeurant à Dijon est payé le 2 janvier 1402 « pour la façon d’un buricle pour Jheremie le prophète ». Huinzinga rapporte même que ces lunettes étaient essayées et échangées au besoin par les visiteurs si elles étaient mieux à leur vue. Rien de tel n’est signalé pour le tombeau des ducs bretons.
31 On verra dans son propre livre d’heures la prière de Meschinot « O Pere par creacion » (Ms B. M. Rouen Y 226a, p. 108).
32 Ms BnF fr 138, f 1.
33 L’entrée du roi Louis XII et de la reine à Rouen, 1508, précédée d’une introduction par P. Le Verdier, Rouen, 1900, Sté des Bibliophiles normands, p. 22.
34 De fait, la vie de saint Romain est largement légendaire, et n’a pas été recueillie dans la Légende dorée, ce qui explique une certaine variabilité des miracles rapportés.
35 Le quadrilobe du portail de la Calende est très fidèle à la Vita latine anonyme éditée dans les Acta Sanctorum, Octobre, t. X, p. 98. Romain s’y lamente d’avoir laissé entrer une femme et de s’être laissé séduire assez pour ouvrir en plein hiver à une femme égarée ; l’ange le réconforte : « Angelus, ne se tanto dolore excruciaret, consolabatur, dicens « Merito quidem, electe Altissimi, compungeris, quod sexus corruptibilis quamlibet speciem mentitam sub umbra culminis tui recepisti : sed vicit te pietas et miseratio. Repara igitur virile animi robur, resume contra tentatoris antiqui insidias prudentiae et sobrietatis constantiam ; hoc pro vero intelligens, quod juxta serpentem positus, diu illaesus non eris. »
36 Cf. Ch. Ouin-Lacroix, Histoire des anciennes corporations d’arts et métiers et des confréries religieuses de la capitale de Normandie, Rouen, Lecointe, 1850, p. 489.
37 Id., p. 505.
38 S. de Merval, Catalogue et armorial des présidents, conseillers, gens du roi et greffiers du Parlement de Rouen, dressés sur les documents authentiques, Évreux, 1867, p. 19.
39 Michel Rousse me fait observer à juste titre que cette formulation est un peu anachronique ; s’il faut distinguer cependant entre le temps plus souple d’alors et le nôtre toujours plus compté, l’idéal d’un compte juste, d’une mensuration exacte sont des tentations constantes, quelle que soit leur inutilité dans le quotidien. On s’efforce de mesurer le périmètre de la terre, la distance à la lune, bien avant de songer à y aller.
Auteur
-
Denis Hüe
Il est professeur de langue et littérature du Moyen Âge et de la Renaissance à l’université de Rennes ; responsable du Centre d’étude des textes médiévaux, il a fait sa thèse sur la poésie palinodique à Rouen ; il a publié récemment Lectures de Charles d’Orléans aux Presses Universitaires de Rennes (2010) et Le jeu et l’accessoire, mélanges Michel Rousse, en collaboration avec Marie Bouhaïk Gironès et Jelle Koopmans, aux éditions Garnier (2011).
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