La singulière captivité des « indigènes » durant la Seconde Guerre mondiale1
p. 79-91
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Index géographique : France
Texte intégral
1Si l'absence de liberté est une constante pour tous les prisonniers de guerre, le statut et l'origine peuvent rendre la captivité singulière. Les particularités pour les prisonniers de guerre coloniaux sont nombreuses, à commencer par la couleur de la peau, la race mais aussi, pour bon nombre d'entre eux, le statut de sujet de l'Empire et donc de non-citoyen. Conséquence majeure de leur origine non hexagonale, ces prisonniers de couleur ont subi leur captivité, qui a duré jusqu'à la fin de la guerre, en France et non en Allemagne. Cette situation géographique a entraîné des ambiguïtés, des trahisons mais aussi des manifestations de solidarité locale.
La couleur de la peau et la race
2Les premiers contacts des coloniaux avec les Allemands se sont faits sous le signe de la brutalisation, à l'issue des ultimes combats de la campagne de France, à la fin juin 1940. Des massacres ont été perpétrés contre les tirailleurs par la troupe quelque peu livrée à elle-même, comme à Chasselay (Rhône) : une façon de régler les comptes de la Grande Guerre et notamment de « la Honte noire » (die schwarze Schande). En effet, en 1919, les Allemands ont très mal supporté l'occupation de la rive gauche du Rhin par des troupes noires et il en est résulté alors une campagne de presse virulente contre « l'inhumanité des troupes d'occupation et plus particulièrement contre la brutalité des soldats coloniaux qui terrorisent les femmes rhénanes, désarmées devant la bestialité sexuelle de ces bêtes en uniforme, ces indicibles monstres, des animaux humains, des hyènes noires, des hommes singes du continent noir2 ».
3Ces caricatures ont laissé des traces dans l'inconscient collectif en Allemagne comme en France et, en 1940, les Allemands n'ont pas pu supporter de revoir des hommes noirs occuper le sol allemand — même en qualité de prisonniers — tant leur orgueil avait été bafoué en 1919. À cela s'ajoutait la crainte des maladies tropicales contagieuses et de la contamination raciale.
4Le gouvernement de Vichy, quant à lui, s'est inquiété très tôt des coloniaux faits prisonniers. La sous-commission des prisonniers de guerre de la délégation française auprès de la commission d'armistice a attiré l'attention de la commission allemande sur la situation particulièrement pénible dans laquelle vont se trouver, dès les premiers froids, les militaires indigènes coloniaux particulièrement affectés par l'éloignement et la rupture complète de toute relation avec leur famille. Aussi a-t-elle demandé qu'ils puissent bénéficier d'un congé de captivité qui permettrait de les renvoyer dans leur pays d'origine, ou qu'ils soient transportés et internés dans des régions dont le climat présente pour eux moins de danger que celui de l'Allemagne3. La réponse de la commission allemande a été immédiate, non pour accorder un congé de captivité mais pour réexpédier ces prisonniers en France dans les Frontstalags4.
La captivité dans l'hexagone
5La géographie de leur internement rend leur captivité particulière et pose la question de leurs contacts avec l'occupant comme avec les populations civiles locales. Dans la France occupée, en avril 1941, plus de 69 000 prisonniers coloniaux sont cantonnés dans 22 Frontstalags : 43 973 Nord-Africains, 15 777 Sénégalais, 3 888 Malgaches, 2 317 Indochinois, 380 Martiniquais et 2 718 classés « sans race »5. Le plus célèbre de ces prisonniers est certainement Léopold Sédar Senghor qui a été rapidement rapatrié sanitaire. En mars 1942, l'effectif des Frontstalags est de 43 944 prisonniers. La différence s'explique car au moins 12 000 Nord-Africains ont été libérés dans un but de propagande et en échange de 1 000 camions6 ; en outre 8 975 prisonniers ont été réformés ou déclarés DU7, 150 sont décédés, 1 000 ont été hospitalisés et les 2 481 manquants se sont sans doute évadés. La plupart des Nord-Africains regagnent leur pays en décembre 1941, après un hébergement au camp de Fréjus ou à Clermont-Ferrand où une propagande en faveur du Maréchal et de la Révolution nationale leur est dispensée, les Français craignant particulièrement les discours nationalistes tenus par les Allemands à ces prisonniers. En mai 1943, il reste encore en captivité 23 141 Nord-Africains et 13 610 coloniaux8.
6La majorité de ceux qui restent dans les Frontstalags intègre des détachements de travail pour le charbonnage, les travaux agricoles, forestiers et de terrassement. Ils travaillent également dans des usines d'armement, en violation des principes de la Convention de Genève. La tuberculose décime ces hommes très sensibles au froid et les Allemands acceptent assez facilement d'accorder des réformes sanitaires afin d'éviter le plus possible la contamination. C'est une aubaine pour les services médicaux et sociaux français qui peuvent user de cette supercherie pour favoriser le départ en zone sud de nombreux prisonniers. C'est ce qu'a fait Germaine Tillion, célèbre ethnographe française, avec la complicité de ses amis résistants du réseau du Musée de l'homme9.
7Faute de moyens de transport, les prisonniers réformés ou mis en congé de captivité originaires d'Indochine ou de Madagascar ne peuvent rentrer chez eux. Laissés en zone sud comme « militaires indigènes coloniaux rapatriables » (MICR), leurs rangs ne cessent de grossir jusqu'à atteindre 16 000 hommes en 1943, d'autant plus qu'à partir de novembre 1942 toutes les liaisons maritimes avec les colonies sont suspendues. Des tentatives de rapatriement par bateau des grands malades qualifiés de « déchets définitifs » ou d'« irrécupérables » par l'administration française échouent car Vichy refuse de demander l'autorisation de passage aux puissances alliées alors que les Allemands et les Italiens y sont favorables. Les prisonniers métropolitains rapatriés pouvaient, eux, retrouver la vie civile et leurs proches.
8D'après les témoignages, les jeunes sentinelles allemandes sont plus strictes que les territoriaux et quelques exécutions sommaires sont à déplorer. Les prisonniers-travailleurs perçoivent un petit salaire, de l'ordre de 8 francs par jour, qu'ils peuvent déposer sur des livrets d'épargne du Frontstalag. Ils bénéficient de colis de la Croix-Rouge ou de nombreuses associations d'entraide, comme les Amitiés africaines. Toutefois, le ravitaillement que doit fournir l'administration française est loin d'être suffisant comme l'attestent des courriers de préfets évoquant les prisonniers de guerre affamés, vêtus de haillons et sans chaussures10. Les prisonniers logent dans des chambrées plus ou moins bien chauffées par des poêles à charbon et pourvues de châlits ou de lits avec des paillasses ou des matelas.
La solidarité de la population locale
9Dès leur arrivée dans les Frontstalags, la population locale a souvent tenté de leur apporter un peu de réconfort et de nourriture malgré les menaces des autorités. Cette solidarité n'a pas fait défaut pour les évasions qui, sans cette complicité, étaient vouées à l'échec, les évadés étant trop facilement reconnaissables. Des filières d'évasion se sont organisées, telle celle du docteur Houmel, à Remiremont dans les Vosges, qui est parvenu à faire admettre des tirailleurs à l'hôpital d'où ils ont été pris en charge par du personnel hospitalier et par des employés de chemin de fer pour partir vers le sud11. À Épinal, la famille Jullet s'est mobilisée pour envoyer le maximum de prisonniers en zone sud. La prise de risque est réelle.
10En mars 1941, plus de 100 prisonniers se sont enfuis du Frontstalag 181 de Saumur. Les Allemands sont convaincus de la complicité de la population12 et suspectent quelques personnalités saumuroises d'organiser une filière d'évasion, notamment maître Anis, président de la Croix-Rouge. Une note du cabinet du préfet montre le courage de certains fonctionnaires lorsque von Gall, commandant du Frontstalag 181, leur ordonne de faire des recherches pour retrouver les évadés : « J'ai assuré l'officier allemand que je ferai personnellement toute diligence pour essayer de faire retrouver ces évadés, mais mon honneur de Français m'interdisait de livrer ces malheureux s'ils venaient à être découverts13. » Le maire de Saumur se retrouve dans une situation des plus inconfortables, coincé entre les exigences des autorités allemandes et l'attitude courageuse de ses administrés. Il est contraint de publier par voie de presse un appel à la population prévenant que, du fait des nombreuses évasions, la ville de Saumur devra verser 500 000 francs à la caisse de la Kommandantur14.
11À Rennes, Madame Jan profite de son rôle d'assistante sociale bénévole au Devoir national pour développer son travail d'organisation des évasions en remettant aux internés décidés à prendre le large cartes d'identité, costumes et colis avant de les mettre dans le train pour Paris15.
12Pour autant, la médaille des Évadés16 n'a été remise qu'à une petite centaine de combattants coloniaux et nord-africains. Ce nombre qui sous-éva-lue l'ampleur des évasions et des complicités, tient à l'ignorance des textes réglementaires par les anciens prisonniers et à des restrictions d'attribution par l'administration.
Les contacts avec la Résistance
13Beaucoup de prisonniers évadés d'Allemagne ou rapatriés sanitaires ont rejoint la Résistance. Malgré leur appartenance à une minorité visible, ceux qui parviennent à s'évader des Frontstalags rejoignent le plus souvent le maquis. Dans le maquis du Vercors, haut lieu de la Résistance, où près de 4 000 FFI luttent pour la Libération, se trouvent 52 tirailleurs sénégalais, tous anciens prisonniers. À la chapelle des Haies en Sérent, proche du maquis de Saint-Marcel dans le Morbihan, reposent trois FFI inconnus dont un tirailleur sénégalais, ancien prisonnier au camp de Ploërmel. Ils sont nombreux à avoir rejoint la Résistance et à tomber sous les balles des Allemands comme le Guinéen Adi Bah qui participe à la création d'un maquis dans les Vosges. Arrêté, torturé par la Gestapo, il tait le nom de ses amis résistants et est exécuté en décembre 1943. Sa mémoire n'a été honorée avec le titre de « combattant de la Résistance » qu'en juillet... 2003, singulière défaillance des autorités françaises. Cette reconnaissance posthume doit beaucoup à Hubert Mathieu, un de ses camarades rescapés qui se bat depuis des années pour honorer la mémoire de son chef.
14À la fin de la guerre, après les graves incidents qui ont eu lieu lors du retour aux colonies, des officiers français ont estimé que ces Africains, « du fait de leur sens psychologique rudimentaire », n'étaient pas « moralement, intellectuellement et socialement capables de comprendre la grandeur, la beauté et la nécessité des mouvements de résistance pour le salut de la Patrie17 ». Cela faisait partie des arguments déployés par l'armée française pour remettre ces soldats dans le statut de simples sujets de l'Empire et non de héros, défenseurs de la mère patrie capables de porter des revendications de souveraineté nationale.
Les sentinelles françaises
15La Wehrmacht, très engagée sur le front de l'Est, a besoin de tous ses combattants, y compris des sentinelles des Frontstalags. Le 7 janvier 1943, le commandant en chef des forces militaires allemandes en France demande que le gouvernement français s'engage à fournir le personnel pour garder les prisonniers-travailleurs de couleur18. La réponse ne se fait pas attendre et, le 11 janvier 1943, le gouvernement français donne son accord19. Si en Allemagne, certains prisonniers français ont opté pour la « transformation » en travailleur libre, les prisonniers « indigènes », eux, sont restés prisonniers et, pour certains d'entre eux, gardés par leurs propres officiers.
16Ces prisonniers de guerre sont donc bien, malgré eux, des victimes de la collaboration d'État car il s'agit bien de remplacer les sentinelles allemandes par un encadrement français. Avant de généraliser cette opération à tous les Frontstalags, seuls les camps de Nancy et Vesoul sont désignés pour cet encadrement français nécessitant un effectif de 34 officiers et 119 sous-officiers20. Le Colonel Dantan-Merlin, à la suite d'une inspection au Frontstalag 194 de Nancy du 16 au 20 février 1943, exprime ses réserves et ses craintes :
« Du point de vue strictement militaire, cette nouvelle formule semble assez particulière et dans tous les cas inédite, l'expérience dira ce qu'il y a lieu d'en attendre.
D'ores et déjà, l'attention peut-être attirée par le fait suivant : des cadres français de l'armée active qui, n'étant pas prisonniers, sont libres vont être appelés à assurer la garde de leurs propres soldats, prisonniers allemands.
Il semble inutile d'insister sur le caractère anormal que pourra représenter une situation aussi particulière et sur l'étendue de la responsabilité qu'auront à prendre les cadres appelés à participer à une semblable expérience. Responsabilité non seulement vis-à-vis des autorités allemandes, mais aussi vis-à-vis des prisonniers eux-mêmes et qui peut ne pas être sans danger.
N'y a-t-il pas lieu de craindre en effet que des indigènes soient amenés au bout de très peu de temps à constater que leurs anciens officiers sont tout simplement devenus leurs propres geôliers ? N'y a-t-il pas lieu de craindre que cette constatation ne soit, pour l'avenir, grave de conséquences et que le prestige français n'ait un peu plus à souffrir ? [...]
En fait, rien ne semble devoir être modifié en ce qui concerne le régime des prisonniers qui changent tout simplement de gardiens, lesquels gardiens sont maintenant français [...]21. »
17Les cadres se recrutent au départ — selon le principe du volontariat — dans l'armée coloniale devenue disponible du fait de la démobilisation de l'armée d'armistice, mais leur nombre devient vite insuffisant d'autant que les Allemands ne cessent de réclamer de nouveaux contingents de prisonniers de couleur pour travailler. Le gouvernement de Vichy propose alors aux autorités allemandes que le personnel de surveillance français soit prélevé parmi les fonctionnaires coloniaux européens prisonniers de guerre et, pour compléter l'encadrement, par désignation d'office auprès des sous-officiers de l'armée d'armistice.
18L'ambassadeur chargé des prisonniers de guerre, Georges Scapini, qui se dit écarté des négociations, admet une influence bénéfique sur le moral fragile des indigènes et un dévouement des cadres à leurs hommes, mais il souligne que le remplacement des sentinelles allemandes par des cadres français remet en cause le statut des prisonniers de guerre, oubliant qu'il avait sollicité l'OKW pour faire assurer le commandement des « indigènes » par des officiers européens blancs. Cette volte-face est cependant surprenante et nous pourrions supposer que son chef de cabinet Desbons a traité certaines affaires d'importance sans le consulter. C'est une hypothèse difficile à vérifier d'autant que Scapini, dans l'ouvrage où il présente sa défense, après les procès pour atteinte à la sûreté de l'État, n'évoque que très peu les prisonniers de guerre « indigènes »22.
19C'est souvent en arrivant dans les Frontstalags que les officiers et sous-officiers se rendent compte qu'ils doivent se mettre à la disposition de l'autorité occupante pour garder non pas des travailleurs libérés mais bien des prisonniers appartenant à leur armée. Leur moral est déjà atteint par ce retour inopiné à la vie militaire, du moins pour ceux qui sont démobilisés et rendus à la vie civile. Quant aux prisonniers qui reviennent d'Allemagne, sans doute se considèrent-ils plus chanceux d'autant qu'ils espèrent à cette occasion être libérés — espoirs qui seront vite déçus. De plus, les promesses d'indemnisation ne sont pas suivies d'exécution. La rémunération des cadres s'échelonne, selon les détachements, de 25 à 50 francs par jour, voire jusqu'à 75 francs dans certains détachements privilégiés23.
20Leur malaise et leur déconvenue sont d'autant plus profonds que la population leur manifeste une grande hostilité. Ainsi, peu de temps après leur arrivée à Vesoul, des tracts ont été répandus, libellés ainsi : « Prenez patience, les fayots de la débâcle sont arrivés. » La lettre d'un cadre fait état de la vive réaction de la population vésulienne après qu'un indigène ait été frappé par un sous-officier24. Ils ont cru, à tort, à une mission temporaire et à la relève des prisonniers.
21Les prisonniers coloniaux, eux, se sont sentis trahis. C'est ce que nous ont fait remarquer les anciens que nous avons rencontrés au Maroc ou au Sénégal25 et ce que montre cet extrait d'une lettre d'un adjudant martiniquais :
« Non seulement nous, gens de couleur n'avons bénéficié d'aucun des accords qui ont rendu à leurs foyers de très nombreux prisonniers de race blanche, mais encore ce sont maintenant des Français blancs qui nous gardent en captivité. Il est douloureux de souffrir des effets d'une telle distinction26. »
22Afin d'éclaircir la situation, Scapini revendique le congé de captivité pour l'ensemble de ces prisonniers, mais il n'est pas entendu. En octobre 1943, 4 600 prisonniers sont concernés par l'encadrement français (50 officiers et 430 sous-officiers) et la perspective d'un encadrement généralisé se profile, nécessitant, à raison de 2 officiers et 10 sous-officiers pour 150 hommes, la présence de 358 officiers et 1 790 sous-officiers ; cela sera impossible à mettre en place compte tenu de l'encadrement nécessaire pour les groupements militaires indigènes coloniaux rapatriables (GMICR) de la zone sud. Le bilan effectué par le chef du service central de l'encadrement en zone nord, après 10 mois de fonctionnement, est éloquent. Sa préoccupation majeure demeure la libération et le moral des cadres ; le ressentiment des prisonniers n'est pas évoqué :
« À la suite des accords intervenus touchant l'encadrement des prisonniers indigènes par des Français, l'expérience de près d'une année a démontré le bien fondé d'une semblable organisation pour améliorer, dans le vrai sens de l'esprit français, la vie morale et matérielle de nos tirailleurs en captivité. Touchant les résultats escomptés en matière de libération de nos cadres, nos espoirs ont été déçus.
Or, étant donné d'une part que le but poursuivi était d'obtenir la libération d'un grand nombre d'officiers et de sous-officiers et que, d'autre part, l'effort demandé aux cadres "prêtés" ne peut être maintenu indéfiniment en raison des difficultés d'ordre moral qu'ils éprouvent, il est nécessaire qu'un résultat tangible soit obtenu soit par la transformation des prisonniers indigènes, soit par la libération des cadres promis.
Si aucune de ces deux satisfactions ne devait être acquise, dans un délai acceptable, il y aurait lieu de suspendre l'encadrement de tous les nouveaux détachements et s'il le fallait, préparer le retour à l'ancien état de choses, en opérant le repli total de nos cadres actuels27. »
23En fait, l'armée française va devoir subir cette injure jusqu'à la fin des hostilités.
Un contact privilégié : les marraines et les filleuls
24Des organismes caritatifs ou des personnalités locales ont mis en place un service de marraines pour une relation de proximité, et non simplement de correspondance comme durant la Grande Guerre. La présence de marraines facilite les permissions de sortie notamment pour partager des repas familiaux.
25Selon le cas, ces marraines, parfois très jeunes, confectionnent des lainages, de la nourriture, échangent des lettres. Soixante années après ces événements, elles n'ont rien oublié des prénoms, d'anecdotes, de leur profonde amitié, des bagues faites avec des pièces de monnaie et reçues en cadeau. Les lettres illustrent la qualité des relations ainsi nouées et on y apprend beaucoup sur le quotidien durant cette période trouble.
« Mon cher Yéli,
J'ai été très contente de te lire hier soir et aussi de te voir. [...] Je te remercie beaucoup de ton petit paquet, quand tu reviendras tu trouveras ton mouchoir tout prêt ainsi que ta montre dont le bracelet est arrangé.
Tantôt, maman et moi nous sommes allées dans les magasins pour ta cravate et j'ai hâte que tu la voies [...].
Et toi mon cher Yéli ? Je souhaite que tu n'aies pas trop de travail sans toutefois négliger d'apprendre quelques pages dans ton livre. Je verrai cela mardi.
Bonsoir mon cher Yéli, peut-être vais-je rêver à toi ?
Simone28. »
26Certaines ont dispensé des cours d'alphabétisation, de catéchisme et quelques prisonniers ont été baptisés. Elles ont renoué avec l'idée de mission civilisatrice des premiers temps coloniaux. Une lettre d'un prisonnier nous fait comprendre qu'après une tentative de baiser, il a été récompensé par une paire de gifles. Après la Libération, elles se sont souciées de leur sort mais très peu ont donné signe de vie. À défaut d'un choix personnel ou de négligence, faut-il voir là l'effet du contrôle postal ?
Rencontres amoureuses et apartheid à la française
27Les contacts réguliers entre les prisonniers et la population locale aboutissent aussi à des histoires d'amour. Mais cet étranger est loin d'être un citoyen ordinaire. Aux yeux de l'armée, il est certes un combattant mais pas encore un citoyen doué des mêmes droits et prérogatives et les autorités militaires désapprouvent ces contacts avec les femmes blanches :
« Au contact avec la civilisation européenne et avec le relâchement de la vie en campagne, l'évolution se fait à un rythme accéléré et le tirailleur, qui est en général un jeune noir de 22 à 25 ans, crédule et assimilant mal, se gâte facilement. Ex. : mauvaise tenue, récriminations, usage du vin et de la femme blanche29. »
28La plupart des relations amoureuses se sont vite achevées par le retour du combattant au pays ; d'autres, minoritaires, ont perduré mais il fallait un appui militaire ou dans la résistance pour permettre le maintien sur le sol français. Des enfants métis sont nés de ces unions, le plus souvent illégitimes, et ils n'ont eu aucune relation, ou si peu, avec leur père, surtout les Nord-Africains. Encore aujourd'hui, ces enfants devenus adultes recherchent des traces de leur père. Il faut souligner ici l'attitude profondément raciste des autorités militaires françaises de la Libération pour tenter de comprendre ces tragédies humaines. Voici ce qu'écrit le directeur des troupes coloniales en mai 1945 :
« Le maintien en Europe de la femme européenne crée des conséquences "à longueur de siècle" car un tel ménage peut apporter en France en une génération quatre nouvelles souches noires et dans deux générations seize souches nouvelles. [...] Il est de toute évidence que la création en France d'une race métisse n'est pas souhaitable au point de vue santé, psychologique, prestige. Le maintien aux colonies de la femme européenne mariée à un indigène, cette solution est moins grave. Elle crée une « gravité temporaire » qui se transforme en un véritable avantage pour la colonie avec l'appoint de métis adaptés au pays. 100 femmes françaises mariées à des indigènes peuvent être à l'origine d'un important noyau métis, précieux pour l'avenir de la colonie30. »
29Pour autant, il ne semble pas que beaucoup de femmes françaises soient parties aux colonies dans ce contexte.
30Si, pour la plupart des combattants d'outre-mer, revoir au plus vite la terre natale était leur vœu le plus cher, pour d'autres, ce retour rapide et la censure du courrier ont modifié de manière arbitraire des trajectoires de vie avec des conséquences douloureuses sur des vies familiales restées éphémères.
La fin de la captivité et le retour au pays
31À la suite des combats de la Libération, près de 30 000 hommes dont 17 000 Nord-Africains sont libérés des Frontstalags par l'avance alliée, sans compter les nombreux évadés ayant rejoint les maquis et les rangs des FFI. Les prisonniers de guerre restent soumis aux règles militaires jusqu'à leur retour au pays. Le général Ingold, directeur des troupes coloniales souhaite les regrouper pour les rapatrier le plus rapidement possible. Pour cela, ses services les cantonnent dans des casernes pour maintenir une stricte discipline militaire.
32Un rapport datant du 16 septembre 1944 indique que les prisonniers de guerre coloniaux, impatients de rejoindre leur terre et leur famille, vivent dans des conditions sanitaires déplorables, sont mal nourris et mal habillés31. Dans son édition du 4 octobre 1944, L'Aube signale à ses lecteurs l'état lamentable des anciens prisonniers qui ne peuvent rien acheter car leur rappel de solde n'est pas réglé. L'auteur de l'article, André Chanu, insiste sur les devoirs d'une administration « dépouillée de son incompréhension rébarbative », devoirs encore plus grands à l'égard des coloniaux. Dès le 7 septembre 1944, le secrétaire général aux prisonniers de guerre précise au ministre de la Guerre que, dans la communauté française, il n'y a pas deux catégories de prisonniers, les indigènes et les métropolitains et attire son attention sur leur état physique et moral32. Le ministre, inquiet de l'hostilité envers l'administration militaire française, tente cette remarque lapidaire : « Ils ont été amenés à faire des comparaisons entre leur état présent et leur état de captif qui, paraît-il, ne furent pas à l'avantage de notre pays33. » Évoque-t-il le remplacement des sentinelles allemandes par les cadres français ?
33Les ex-prisonniers ne connaissent donc pas l'allégresse de la reconnaissance. Dans les centres de transit, surviennent nombre d'incidents. Ainsi, Mme Bader, la marraine d'un soldat sénégalais raconte qu'il a été frappé au point de sombrer dans le coma. Le sergent, auteur des coups, lui aurait dit : « Pour le prestige, Madame, on est obligé de parler à coups de trique » ; mais un responsable du service colonial condamne cette méthode : « Il faudra qu'on se résolve à ne plus considérer les coloniaux comme des machines à faire la guerre ou comme des éternels asservis au prestige34. » Les Indochinois et les Malgaches ne retrouvent pas leur terre avant plusieurs mois ; les Nord-Africains sont épiés par crainte de nationalisme et subissent des « lavages de cerveau » ; quant aux tirailleurs sénégalais, ils connaissent un affront tragique.
34En octobre 1944, les premiers contingents de « Sénégalais » quittent les centres de regroupement sans qu'aucune manifestation d'adieu traduise l'intérêt porté par la France à leur égard35. Dans le courant du mois de novembre, plusieurs télégrammes sont émis par la direction des troupes coloniales pour régler au mieux et le plus rapidement possible les situations des militaires indigènes coloniaux et prisonniers de guerre. Mais ces textes ne sont pas appliqués partout.
35Ainsi, le navire britannique Circasia doit appareiller de Morlaix, le 3 novembre 1944, avec 1 700 tirailleurs, mais 300 d'entre eux refusent de monter à bord tant que leur situation administrative n'est pas réglée36. Devant cet acte d'indiscipline spontanée et collective, les gendarmes tirent, faisant sept blessés dont un gendarme, avant de les transférer vers Trévé, dans les Côtes-du-Nord37. En ce jour symbolique du 11 novembre, l'incident a provoqué un vif émoi parmi la population morlaisienne.
« J'ai passé un dur moment à Morlaix. J'ai eu la chance de ne pas être tué par les balles de gendarmes et de FFI qui ont ouvert le feu sur nous pendant la nuit. [...] Il y avait plus de 100. Nous ne voulons pas partir sur le bateau avant qu'ils nous paient et maintenant ils nous gardent comme des prisonniers de guerre. Nous sommes couchés par terre, il fait froid, pas de couverture. C'est les FFI qui nous gardent. Nous sommes derrière des fils de fer barbelés comme à Boël38. »
36Aujourd'hui encore, le propriétaire du champ se rappelle que des FFI gardaient ces ex-prisonniers dont certains avaient peut-être servi à leur côté dans le maquis.
Thiaroye ou le déni d'égalité
37Le 21 novembre 1944, près de 1 300 tirailleurs débarquent à Dakar et sont immédiatement transportés en camions à la caserne de Thiaroye39. Avant un départ plus lointain vers leur sol natal, ils réclament encore leurs droits de prisonniers. Le général Dagnan, commandant de la division Sénégal-Mauritanie, est formel : le détachement est en état d'insubordination40 et le retour à la discipline s'impose. Avec l'accord du général de Boisboissel, commandant supérieur des troupes, le 1er décembre 1944 il met sur pied une démonstration de force pour impressionner les anciens prisonniers avec trois compagnies « indigènes », un char américain, deux semi-chenillés, trois automitrailleuses, deux bataillons d'infanterie, un peloton de sous-officiers et d'hommes de troupes français41. Le bilan de la répression est de 24 tués, 11 décédés des suites de leurs blessures, 35 blessés, 45 mutins emprisonnés. Du côté de l'armée, un tirailleur est blessé et trois officiers sont contusionnés.
38Ce n'est pas tant la réclamation légitime des droits qui a causé la répression sanglante mais bien l'aspiration à l'égalité et à la dignité. Or, ces deux valeurs fondamentales de la République ont été déniées par l'administration coloniale, au point que, pour certains, le mieux était d'oublier l'incident de Thiaroye42. Pour d'autres, il fallait regretter d'avoir donné l'impression aux tirailleurs d'avoir eu besoin d'eux43, et envisager à l'avenir de renoncer à les employer en temps de guerre44. Pourtant, peu de temps après, des tirailleurs ont été recrutés pour partir servir à Madagascar puis en Indochine et en Algérie.
39Leur sacrifice de prisonnier de guerre non seulement n'a pas été pris en compte mais, de plus, il dérangeait par le contact qu'ils ont été amenés à avoir avec des militaires blancs brusquement descendus de leur piédestal. Alors que ces anciens prisonniers qui avaient servi pour la libération de la France aspiraient à une liberté politique et une souveraineté de leur nation, ils ont dû reprendre le statut de simple sujet de l'Empire, ce qui était inconcevable pour eux.
Discrimination encore et toujours
40Il faut également mentionner le problème du pécule puisque la législation de l'époque accorde aux prisonniers de guerre français une rétribution symbolique d'un franc par jour de captivité jusqu'en juin 1943, puis de 4 francs jusqu'à la Libération, soit une solde maximale et dérisoire de 2 758 francs45. Ce pécule devait être également attribué aux prisonniers de guerre coloniaux, ce qu'ont refusé le gouverneur général Cournarie et le général de Boisboissel. Un pécule de 1 000 francs leur a été cependant alloué en mars 1945.
Conclusion
41Une photo, retrouvée chez un témoin breton, montre un prisonnier sénégalais passant son bras au travers des barbelés pour entourer un petit garçon blanc (illustration 5). Elle représente à la fois la folie guerrière mais aussi le contact et la relation possibles entre des peuples différents. Les stigmates de cet oubli de l'Histoire sont encore présents : les anciens combattants attendent toujours la décristallisation de leurs pensions et les enfants de ces pères prisonniers veulent savoir.
42Lors du tournage du documentaire « Oubliés et trahis », les petites photos transmises par les témoins ont été projetées en un format gigantesque sur les murs et dans les bassins de la base de sous-marins à Lorient. Nous avons pu restaurer ainsi la mémoire oubliée de ces hommes devenus si grands et, après la projection du documentaire, Maïté dont le père a été condamné à Thiaroye et que sa mère n'a pas pu élever, nous a confié ceci : « Maintenant je sais que je suis un enfant de l'amour. » Une sorte de réparation ou de catharsis pour ceux qui ont souffert des égarements dictés par les principes inégalitaires.
Notes de bas de page
1 Un documentaire Oubliés et trahis, les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains écrit par l'auteure, réalisé par Violaine Dejoie-Robin, produit par Grenades production a été diffusé à plusieurs reprises sur les chaînes françaises et sénégalaises. Les témoins retrouvés pour le documentaire tant en France, qu'au Sénégal ou au Maroc apportent une grande émotion et appuient avec force les informations recueillies aux archives.
2 Jean-Yves Le Naour, La honte noire. L'Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Paris, Hachette Littératures, 2003.
3 AN (Paris) série F9 carton 2959. Wiesbaden, note n° 3690/PG du 9 septembre 1940 de la sous-commission des prisonniers de guerre, commission d'Armistice pour la commission allemande d'Armistice, signée Chauvin.
4 Camps situés à l'extérieur du Reich. Il en existait en France et en Pologne.
5 SHAT 2P78, secrétariat d'État à la Guerre, direction des prisonniers de guerre, rapport d'ensemble sur les Frontstalags, 3 juillet 1942.
6 Ces mesures jugées discriminatoires par les autres prisonniers, touchent leur moral, d'autant que les anciens combattants de la Grande Guerre et les pères de famille nombreuse ne purent prétendre aux libérations annoncées.
7 DU : Dienstunfähig, malade inapte au travail.
8 SHAT 2P78. Rapport daté du 23 juin 1943.
9 Voir témoignage de Germaine Tillion dans le documentaire Oubliés et trahis...
10 SHAT 2P78, dos. 3, lettre du préfet de la Nièvre au ministre secrétaire d'État, 10 octobre 1941.
11 M. Rives et R. Diétrich, Héros méconnu, Association française Frères d'Armes, 1993, p. 286.
12 AD Maine-et-Loire, 97W38, communiqué de la Feldkommandantur, Angers, 4 mars 1941.
13 AD Maine-et-Loire, 97W38, note du 14 avril 1941.
14 L'Ouest, 11 mars 1941.
15 Informations prises dans « États de service de Madame Jan, assistante du Devoir national », transmis par M. Lebrun, rédacteur en chef de Le Rennais.
16 Cette décoration a été créée le 20 août 1926 au titre de la guerre 1914-1918 et étendue à la guerre 1939-1945 par décret n° 59.282 du 7 février 1959 (J.O. du 13 février 1959).
17 CAOM (Centre des archives de la France d'outre-mer), direction de affaires militaires DAM dossier 74, rapport du Colonel Le Masie, chef d'état-major, Dakar, 5 décembre 1944.
18 AN F9 2883 et SHAT 3P84 dos. 2, lettre pour Monsieur l'ambassadeur de Brinon.
19 AN F9 2883 et SHAT 3P84 dos. 2, lettre pour Monsieur le commandant en chef des forces militaires en France.
20 SHAT 3P84, dos. 2, mai 1943.
21 SHAT 2P78 dos. 1.
22 Georges Scapini, Mission sans gloire, Paris, Morgan, 1960. Beaucoup de courriers sont signés Desbons, chef de cabinet.
23 SHAT 2P78, le gouverneur des colonies de Bournat à Monsieur l'ambassadeur de France Scapini, 27 septembre 1943.
24 SHAT 3P84, dos. 3, transmission de deux lettres de cadres français de Vesoul, 6 mai 1943.
25 Voir notamment dans le documentaire Oubliés et trahis... le témoignage de Monsieur Ousmane Aliou Gadio, gardé par des officiers français à Nancy.
26 AN F9 2258, lettre de l'adjudant-chef Gernet, Frontstalag 194 à Monsieur Scapini, Nancy, 21 août 1943.
27 SHAT 2P78, dos. 2.
28 Paquet de lettres données par un collectionneur, Monsieur Lorand, à l'auteure.
29 CAOM DAM 3 dos. 8, rapport du général de Périer, inspecteur des troupes coloniales, 6 février 1945.
30 SHAT 6P6, dos. 5. Général Ingold, directeur des troupes coloniales, 2 mai 1945.
31 AN F9 3815.
32 Ibid.
33 AN F9 3815, lettre de M. Frenay du 19 septembre 1944 au ministre de la Guerre.
34 AN F9 3816, lettre de M. Martin, chef du service colonial, maison des prisonniers de la Seine, Paris, 25 juin 1945.
35 AN F9 3815, lettre du docteur Pelage, Paris, 27 octobre 1944.
36 ANS (Archives nationales du Sénégal) 21G153 (108). Le chiffre de 300 se retrouve dans le rapport du 4 décembre de la direction des affaires militaires, CAOM, DAM74, d. 2.
Archives de la gendarmerie nationale, carton 10427, rapport du chef d'escadron Duconge, 19 décembre 1944.
37 Archives de la gendarmerie nationale, carton 10427, rapport du chef d'escadron Duconge, 19 décembre 1944.
38 Lettre d'un prisonnier de guerre à sa marraine, archives privées Charles Le Gouarin.
39 ANS (Archives nationales du Sénégal) 21G153 (108), renseignements, Dakar, 21 novembre 1944.
40 CAOM, DAM 74, dos. 2, rapport du colonel Le Masie, chef d'état-major, Dakar, 5 décembre 1944.
41 CAOM, DAM 74, dos. 2, rapport du général Dagnan, 5 décembre 1944.
42 CAOM, DAM 3, dos. 8, Rapport Mérat, 15 mars 1945.
43 CAOM, DAM 74, général de Boisboissel, 5 décembre 1944.
44 Courrier du gouverneur Cournarie 14 mars 1945, cité dans le rapport Mérat, op. cit.
45 Christophe Lewin, Le retour des prisonniers de guerre français, Paris, Les publications de la Sorbonne, 1986, p. 192-194. Le gouvernement français ne s'acquittera de cette dette pour tous les prisonniers de guerre métropolitains qu'en 1958 avec une monnaie dépréciée.
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