1Le 60^e anniversaire de la libération des camps a été commémoré à Lorient, du 5 avril au 11 mai 2005, par un programme de manifestations portant sur la captivité des prisonniers de guerre, les PG, durant la Seconde Guerre mondiale. Le public a pu visiter l'exposition Au travers des barbelés, Pierre Laville, Félix Le Saint, Pierre Péron, trois artistes au Stalag ; la captivité des PG français 1940-1945 et voir, dans le cadre d'une semaine du film, le documentaire de René Caron, Les oubliés de 39-45 et le film Le caporal épinglé, réalisé en 1961 par Jean Renoir. Quant au colloque organisé avec l'université de Bretagne Sud, son objectif a été de prolonger et d'ancrer dans la durée ces manifestations, locales et éphémères par nature.

2Base principale des sous-marins allemands dans la Bataille de l'Atlantique, la ville de Lorient a été détruite par les bombardements des Alliés en 1943, puis la poche allemande de Lorient a soutenu un siège de neuf mois jusqu'à sa reddition, le 10 mai 1945. La permanence des traces matérielles et psychologiques de ce passé dans les paysages de la ville reconstruite comme dans les mémoires des familles lorientaises explique l'ampleur et le succès des manifestations organisées pour le 60^e anniversaire de ces événements.

3La France comme la Pologne, l'Allemagne et d'autres ont marqué le 60^e anniversaire de la libération des camps pour rappeler le sort des victimes du nazisme en Europe. Les camps d'extermination et de concentration sont aujourd'hui mieux connus que la captivité des prisonniers de guerre et le travail forcé des civils, en France notamment. Ainsi la captivité des prisonniers de guerre français, symboles de l'humiliante défaite de 1940, a vite été oubliée par la mémoire nationale malgré son aspect massif : 1 600 000 soldats français expédiés dans le Reich après juin 1940 et 1 000 000 d'entre eux libérés seulement en 1945. Malgré leur sort moins dramatique que celui des déportés des camps d'extermination et de concentration, les prisonniers de guerre de l'Europe entière sont aussi soumis aux mécanismes d'oppression du système nazi.

4Deux idées fortes m'ont animé dans la préparation de ce colloque.

5Tout d'abord, ce colloque vise à comprendre la dimension européenne des souffrances causées par la captivité de guerre du fait de la Seconde Guerre mondiale.

6Les victimes sont, pour l'essentiel, les prisonniers de toutes nationalités que l'Allemagne soumet à ses critères idéologiques et racistes et aux besoins de son économie de guerre insatiable. Ce sont aussi les prisonniers polonais aux mains de l'URSS de 1939 à 1941, et enfin les millions de prisonniers allemands capturés à la capitulation de leur pays par les Alliés occidentaux et l'URSS.

7N'est-il pas irréaliste et trop ambitieux de vouloir présenter à Lorient un état de la recherche sur la captivité des prisonniers de guerre en raison des ressources rares des universités bretonnes sur le sujet ?

8Christian Bougeard, de l'UBO-Brest, intervient sur la captivité des prisonniers bretons et Nathalie Cariou, son étudiante de maîtrise, précise l'exemple finistérien1. Pour l'UBS-Lorient, Armelle Mabon présente sa recherche sur les prisonniers de guerre africains et nord-africains, méconnus comme prisonniers originaires de l'empire colonial français2. François Chappé, son collègue, développe ses réflexions sur les rapports entre mémoire et histoire en conclusion du colloque. Pour ma part, je croise l'échelle nationale où la Marine française sert d'enjeu dans la collaboration franco-allemande et l'échelle locale du port de Lorient.

9Mais, grâce à internet, j'ai vu le dynamisme de la recherche sur la captivité en Allemagne, en Autriche et en Pologne et j'ai pu contacter les intervenants du colloque.

10Ainsi, j'ai connu le Musée central de la captivité de Lambinowice (Pologne)3 dont le directeur, Edmund Nowak, est venu exposer le sort des soldats polonais capturés en masse en septembre 1939 par l'Allemagne nazie et l'URSS stalinienne, alliées pour se partager la Pologne.

11Christian Streit a contribué, avec l'Institut de recherche sociale de Hambourg, à l'exposition Verbrechen der Wehrmacht, 1941-1944 (Les crimes de la Wehrmacht) qui a circulé de 1995 à 19994. Sa remise en cause du mythe d'une Wehrmacht menant une guerre propre opposée à la guerre criminelle des SS a provoqué en Allemagne un vif débat. Cet historien présente l'organisation de la captivité, les traitements et comportements pratiqués par le Reich envers les prisonniers de guerre selon leur nationalité entre 1939 et 1945.

12À l'opposé, les vainqueurs de 1945 capturent les soldats allemands. Rudiger Overmans5 explique les conditions de leur captivité et les difficultés de leurs retours dans un pays bouleversé par la défaite et transformé par la guerre froide. Avec le sort des civils, c'est un des sujets débattus dans l'opinion allemande, soixante ans après la fin de la guerre.

13Des travaux mis en ligne par des instituts des universités de Vienne et de Graz en Autriche6 et notamment ceux d'Hubert Speckner et Barbara Stelzl-Marx m'ont conduit à Andreas Kusternig qui fait, par « hobby », l'étude exhaustive de l'Oflag XVII A, le plus grand camp pour officiers du Reich. S'appuyant sur des photos réalisées par un prisonnier7, il analyse la captivité des officiers français, jusqu'à leur libération mouvementée.

14Enfin, Helga Bories-Sawala8 est incontournable pour ses travaux sur le travail forcé. Elle présente ici les prisonniers de guerre français dans leur situation quotidienne, comme enjeu politique dans la collaboration franco-allemande et comme main-d'œuvre forcée travaillant au profit de l'industrie de guerre allemande. C'est aussi elle qui conclut sur la « richesse d'une perspective européenne comparatiste ».

15Ce colloque vise aussi à s'interroger sur la transmission de la mémoire de la captivité par les témoignages oraux, les œuvres d'art et les initiatives muséographiques.

16Priorité est donnée aux survivants pour mieux saisir les ressorts des comportements particuliers. Aux récits des Lorientais Lucien Houé et Maurice Guilloret, prisonniers pendant 2 ans et demi et 5 ans, s'ajoute l'interview, filmée par Armelle Mabon, de Jean Védrine, premier secrétaire de la FNCPG, qui évoque ses engagements après sa captivité de 18 mois. La parole des acteurs est une source pour le travail des historiens et des professionnels des médias écrits et audiovisuels qui doivent se poser la question des limites du témoignage individuel, partiel et subjectif, et des oublis ou distorsions qu'il comporte par rapport aux réalités vécues et à la complexité de l'histoire. Chacun doit aussi s'interroger sur les rapports entre la mémoire qu'un individu a conservé d'un événement et la mémoire collective d'une société qui est largement une construction politique. Au fil du temps, ici soixante ans plus tard, la seconde ne structure-t-elle pas la première ?

17Le colloque découvre l'intérêt majeur des œuvres créées en captivité par des artistes amateurs ou confirmés. Outre leur valeur esthétique dont jugent les spécialistes de l'art, elles sont une source pour la recherche historique en tant que témoignage de la vie des prisonniers de guerre et vecteur de la mémoire de leur génération.

18Trois communications, faites par Françoise Péron, Frédéric Sabatini et moi-même, présentent des artistes prisonniers de guerre avec une sélection de leurs œuvres de captivité : Pierre Péron du Stalag XVII A, à Kaisersteinbruch en Autriche, Marcel Delaris du Stalag II A, dans le Mecklembourg et Pierre Laville du Stalag XII A, près de Francfort/Main. Ces trois artistes, chacun avec sa vie, son talent et ses convictions, témoignent sur la captivité des Français et de leurs camarades de misère, mais aussi sur les villes et campagnes où ils travaillent. L'exposition Au travers des barbelés (illustration 95) réunit les œuvres de Laville et Péron à celles de Félix Le Saint qui s'est évadé du Stalag XII A9. La force d'évocation et d'émotion irremplaçable des œuvres originales sur le public conduit à réfléchir sur le rôle de la muséographie dans la transmission de la mémoire et de l'histoire de la captivité.

19Comme pour la déportation et l'extermination, les sites de camps sont les lieux d'ancrage de la mémoire de la captivité des prisonniers de guerre. La Pologne joue à cet égard un rôle pionnier. Subissant une histoire difficile du fait de la proximité de deux puissances totalitaires, l'Allemagne d'avant 1945 et l'URSS jusqu'en 1989, elle crée en 1964, près de Opole, le Musée central des prisonniers de guerre de Lambinowice-Lamsdorf. Montrés par un film, les vestiges de camps successifs, les cimetières, les monuments commémoratifs et le musée symbolisent la mémoire nationale polonaise, mais aussi celle des captivités européennes des deux guerres mondiales.

20Des initiatives plus récentes contribuent aussi à la réflexion sur l'émergence d'une mémoire européenne de la captivité de guerre. Dans la région de Brême en Allemagne, une opération de préservation de baraques du Stalag X B à Sandbostel a servi de support à la célébration du 60^e anniversaire de la libération du camp le 6 avril 2005. De même, l'exposition par la ville de Brême de fresques, réalisées par des prisonniers de guerre français dans le port, retrouvées et restaurées récemment, trouve son prolongement dans un projet franco-allemand, présenté par Françoise Passera. Le prêt d'une de ces fresques complète le travail de mise en scène de la vie des prisonniers de guerre engagé par le Mémorial de la paix à Caen depuis 2002.

21Ainsi, Helga Bories-Sawala peut-elle souligner la nouveauté et la richesse de cette mise en rapport de l'art et de la captivité.

22Nous sommes au cœur de la problématique du colloque — histoire, art et mémoire — où l'art occupe une position fondamentale, et nouvelle semble-t-il, au centre du débat classique entre histoire et mémoire. Les œuvres des artistes n'ouvrent-elles pas des perspectives pour l'étude des mentalités ?

23La comparaison des conditions de captivité et de retour des prisonniers de guerre dans leurs pays respectifs ne mène-t-elle pas aussi à une réflexion sur les comportements des vainqueurs par rapport aux vaincus, de la Seconde Guerre mondiale aux conflits plus récents, entre respect des conventions internationales et principes humanitaires, brutalités, crimes de guerre et crime contre l'humanité ?

24Aboutissement de la problématique du colloque, la question des rapports entre l'horizon national et les perspectives européennes, dans le domaine de l'histoire comme dans celui de la mémoire et de la muséographie, conduit à s'interroger sur les possibilités de projets communs et unificateurs sur le thème de la captivité de guerre, au-delà des nécessaires célébrations ponctuelles, comme celles de l'année 2005. L'idée de présenter les œuvres des artistes exposés ou étudiés à Lorient dans les villes ou régions où ils ont été prisonniers est une des pistes à envisager avec nos partenaires européens.