Le réseau d’entreprises au service de l’emploi : le temps partagé comme solution aux pénuries d’effectifs et de compétences sur un territoire1
p. 111-132
Texte intégral
1Notre objectif : vous convaincre d’adhérer à un réseau d’entreprises (type groupement d’employeurs) pour parer à vos pénuries de compétences. Identifier les forces et les faiblesses du travail à temps partagé dans le cadre d’un GE pour assurer l’adéquation entre vos besoins en effectifs et compétences et les ressources disponibles au sein des entreprises du réseau.
Introduction
2En période de grands changements économiques et sociaux, de taux de chômage élevé, il peut être assez paradoxal de penser que les pénuries d’effectifs et de compétences persistent en France. Pourtant, elles sont réelles et amènent le Pôle Emploi, les maisons de l’emploi, les agences d’intérim, mais également la presse et les magazines spécialisés à faire la synthèse des besoins non pourvus sur les territoires.
Quelles solutions peuvent être proposées pour faire face à cette situation paradoxale ?
Formez encore et toujours vos salarié(e)s !
3Il est toujours attristant de lire dans la presse – comme cela a été le cas ces derniers mois concernant les métiers de désosseurs, de maçons, de plaquistes… – que, par manque de compétences sur le territoire breton, les chefs d’entreprises sont soumis à de véritables difficultés de recrutement… Les salarié(e)s de ces entreprises ne peuvent-ils pas « évoluer en compétences » ? Les personnes en recherche d’emploi sur le territoire ne peuvent-elles pas être formées à ces métiers ? Quelles sont les politiques en matière de formation mises en place dans ces entreprises ? Quelles sont les relations existantes entre ces entreprises et les organismes de formation du territoire ? Des réseaux d’acteurs privés et publics ont-ils été créés pour repérer et anticiper les « métiers pénuriques » ? Pour identifier les personnes intéressées par ces emplois ? Pour mettre en place des programmes de formation et d’accompagnement vers ces emplois ?
4Mettre autour d’une même table des chefs d’entreprises et leurs DRH, les spécialistes de l’emploi, les organismes publics de formation, analyser les situations et rechercher ensemble des solutions…, en bref « travailler à la formation en réseaux » est une nécessité sur un territoire donné dans le contexte actuel où les cycles de vie des compétences se raccourcissent du fait de l’évolution des technologies et des restructurations.
Remettez en cause vos représentations et vos stéréotypes !
5De nombreuses études mettent en avant les pratiques de discrimination à l’embauche en France. Des milliers de personnes souhaitent travailler mais sont exclues parce que « trop jeunes », « trop vieilles », « trop femmes », « pas assez blanches », « pas assez valides »… Cette représentation du salarié idéal homme, blanc, valide, âgé entre 30 et 45 ans a-t-elle réellement du sens ?
6Osez donc recruter autrement ! Évitez le « clonage » dans les entreprises ! Concentrez-vous sur l’essentiel : l’adéquation entre votre besoin de compétences en termes de savoir, de savoir-faire et de savoir-être et les savoir, savoir-faire et savoir-être des candidats potentiels !
7Vous ne connaissez pas de jeunes, de vieux, de femmes, de « pas blancs »… compétents ? Rapprochez-vous de ceux qui les connaissent. Des réseaux se sont constitués pour aider à intégrer dans vos entreprises des personnes en situation de handicap (AGEFIP, etc.), des « pas blancs » (Face), des femmes dans « des métiers d’hommes » (CIDFF, Entreprendre au féminin…)…
8Ces deux solutions peuvent déjà résoudre certains des problèmes en matière de gestion de l’emploi.
9Mais il reste une difficulté car beaucoup d’entreprises se heurtent aujourd’hui à la nécessité de répondre à des besoins en matière d’emplois qui exigent une forte flexibilité et qui relèvent de compétences ponctuelles pouvant s’inscrire sur un temps limité (quelques mois par an par exemple), et/ou sur un temps hebdomadaire réduit mais dans la durée (besoin de compétences deux jours par semaine tout au long de l’année par exemple). Cela concerne en particulier les PME ou des secteurs marqués par des contraintes particulières comme la saisonnalité.
10Ces besoins limités ou fragmentés de compétences spécifiques interrogent les formes d’emploi développées au sein des entreprises. En effet, les formes standards de contrat à durée indéterminée à temps plein ne peuvent répondre à ces besoins spécifiques des entreprises.
11Les formes plus flexibles de gestion de l’emploi comme l’intérim, le temps partiel, les contrats à durée déterminée par exemple, sont bien sûr possibles mais restent associés à la précarité, voire à la paupérisation des salariés et ne répondent pas à l’un de leurs besoins fondamentaux : le besoin de sécurité (sécurité de l’emploi, rémunération minimale pour vivre, rémunération stable…). De plus, ces formes d’emploi sont aujourd’hui contraintes par la loi du 14 juin 2013 qui a instauré un socle de 24 heures hebdomadaires minimales pour les salariés à temps partiel, afin de lutter contre le temps partiel subi.
12Cette situation engendre des difficultés de recrutement et des situations de pénurie de compétences dans certaines entreprises, pouvant finalement mettre en péril leurs projets et leur pérennité avec potentiellement des conséquences sur leur territoire d’implantation.
13Mais il existe une solution : adhérez à un groupement d’employeurs et développez le temps partagé !
14Dans ce contexte de besoins de compétences à temps partiel, à temps fragmenté, à temps saisonnier…, le groupement d’employeurs (GE) semble une innovation utile en matière d’emploi pouvant répondre à ces besoins conjoints souvent perçus comme contradictoires : besoin de flexibilité pour l’entreprise et besoin de sécurité pour le salarié. Institué par la loi du 25 janvier 1985 pour permettre aux PME-PMI d’un même territoire de se regrouper en réseau afin d’employer une main-d’œuvre qu’elles n’auraient pas les moyens (budget et charge de travail) de recruter seules, le GE est la résultante d’une configuration inter-organisationnelle spécifique, fondée sur un fonctionnement en réseau inter-entreprises. Il génère une forme d’emploi inédite : le travail à temps partagé. Les entreprises adhérentes au groupement se partagent ainsi des compétences répondant à leur besoin réel en termes de spécificités et de temps de travail. L’analyse de quelques sites de GE bretons2 met en avant le fait que la nature des emplois à temps partagé est très large allant du poste d’ouvrier au poste de cadre. Les emplois d’opérateur de production, de logistique (cariste, conducteur poids lourds, agent de quai…) côtoient les emplois de technicien qualité, de maintenance, les postes de responsable des ressources humaines, de contrôleur de gestion, de comptable, de webmaster… L’existence de ces compétences diverses est étroitement lié aux caractéristiques du territoire (secteurs d’activité dominants, taille des entreprises…) et des entreprises adhérentes au groupement (stratégie de développement, culture d’entreprise, valeurs des dirigeants…).
15Voici donc qu’il existerait une forme d’emploi qui répondrait aux besoins conjoints des entreprises et des personnes ! Comment se fait-il alors que toutes les entreprises victimes de pénuries d’effectifs et de compétences n’adhèrent pas à ce jour à ce type de réseau ? Quels sont les freins au développement de ces formes d’emploi ? Si vous êtes dans ce cas de ne pas avoir déjà adhéré à un GE, quel serait votre intérêt de le faire ? Quelles sont les recommandations que nous pouvons faire afin que vous puissiez profiter au mieux de cette forme d’emploi correspondant aux exigences du XXIe siècle ?
16Notre objectif est bien ici de répondre à ces questions et de tenter de vous convaincre d’adhérer à un réseau d’entreprises (type groupement d’employeurs) pour parer à vos pénuries de compétences. Dans ce but, nous identifierons les forces et les faiblesses du travail à temps partagé dans le cadre d’un GE afin d’assurer l’adéquation entre vos besoins en effectifs et compétences et les ressources disponibles au sein des entreprises du réseau. D’un point de vue méthodologique, nous exploitons ici les données qualitatives issues d’une précédente recherche portant sur le métier de « responsable en ressources humaines (RRH) à temps partagé », dont les principaux résultats ont été publiés en 20143 et dont les éléments méthodologiques sont synthétisés dans l’encadré 1. C’est la raison pour laquelle, à titre d’illustration de certains de nos propos, nous prendrons parfois l’exemple particulier du métier de RRH à temps partagé.
Encadré 1. – Éléments méthodologiques
→ Méthode inspirée de la méthode « Prospective Métier » (Boyer et Scouarnec, 2009)4.
→ 23 entretiens auprès de RRH à temps partagé, travaillant ou ayant travaillé au sein de groupements d’employeurs ; 5 entretiens auprès de dirigeants de groupements d’employeurs5.
→ Un guide d’entretien fondé sur les trois grands thèmes présents dans l’analyse métier de la méthode PM : mutations externes ; mutations internes et changements induits6. Les deux premières étapes de la méthode PM :
– l’appréhension contextuelle :
• état de l’art théorique sur le sujet,
• choix de l’échantillon des entreprises et des acteurs experts,
• rédaction d’un questionnaire ouvert (entretiens semi-directifs),
• réalisation de ces entretiens ;
– la pré-formalisation :
• analyse du contenu,
• rédaction d’un questionnaire,
• envoi aux experts.
Pourquoi vous n’avez pas encore adhéré à un groupement d’employeurs pour répondre à votre besoin de compétences ?
17Vous avez un besoin d’effectifs et de compétences à temps partiel, à temps fragmenté, à temps saisonnier et vous n’avez pas adhéré à un groupement d’employeurs ?
18Les résultats de notre étude montrent que c’est certainement parce que vous ne connaissez pas ce réseau et les formes d’emploi à temps partagé qu’il propose. Ils montrent aussi que c’est peut-être parce vous avez peur d’adhérer à un réseau d’entreprises…
Parce que vous ne savez pas ce que c’est ?
19Avoir entendu parler des groupements d’employeurs et du temps partagé ne veut pas forcément dire connaître précisément leurs principes (cf. encadré 2).
Encadré 2. – Principes du temps partagé dans le cadre du GE
Juridiquement, le groupement d’employeurs est un instrument de mise à disposition de personnel à des entreprises regroupées au sein d’un collectif, obligatoirement constitué sous forme d’association loi 1901, ceci afin de garantir le but non lucratif de la mise à disposition qui doit être limitée aux membres du groupement. Il est basé sur une relation tripartite : le groupement recrute des salariés dont il est l’employeur juridique et les affecte aux différents membres du collectif au prorata de leurs besoins respectifs : ces salariés, finalement, « partagent » leur temps de travail entre ces différentes entreprises. Les membres du collectif sont solidairement responsables du passif social et sont tenus d’assurer aux salariés les rémunérations, cotisations sociales et indemnités dues en cas de départ de l’un d’entre eux.
20Une telle méconnaissance du temps partagé a pour conséquence la production d’une image négative de cette forme d’emploi, qui reste très souvent associée au temps partiel. Ainsi, embaucher des compétences spécifiques n’est pas perçu comme étant compatible avec un statut de temps partiel : le temps partagé se retrouve ainsi victime d’une représentation erronée, associée à une forme de précarité. C’est pourtant exactement là un problème que pallie le groupement d’employeurs, « en facilitant la recherche de salariés compétents, qui accepteront de cumuler plusieurs temps “partiels” dans diverses structures » (I11), tout en travaillant en contrat à durée indéterminée à temps plein. Au contraire de l’agence d’intérim, le GE a vocation de satisfaire le besoin de sécurité du salarié en lui garantissant de compléter un temps partiel (selon l’envie de celui-ci) et en permettant la pérennité de son emploi dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée. Lorsqu’une des entreprises n’a plus besoin du salarié, le GE a pour vocation de mobiliser l’un de ses adhérents ou de démarcher de nouvelles entreprises afin de compléter le temps de travail de ce salarié. Lorsqu’au contraire, une des entreprises souhaite accroître le temps de travail du salarié, le GE aura à recruter un nouveau salarié afin de continuer à répondre à la demande de l’entreprise dont le besoin reste à temps partiel. Cette seconde situation peut être qualifiée de « cercle vertueux » car l’intégration d’une compétence spécifique à temps partiel permet la démonstration de la valeur ajoutée de cette compétence dans une entreprise donnée qui conduit parfois à prendre conscience d’un besoin à temps plein et donc à la création d’un nouvel emploi à temps partiel dans le cadre du GE…
Parce que cela vous fait peur ?
21Si vous connaissez les GE et le temps partagé et que vous ne l’avez pas développé alors même que vous êtes en situation de pénuries d’effectifs et de compétences, c’est peut-être que vous avez des peurs. Celles-ci peuvent provenir d’un certain nombre de freins que notre étude a permis d’identifier. Parce que le temps partagé se différencie des modes traditionnels d’organisation du travail, il peut en effet faire l’objet de diverses réticences.
La peur de faire autrement
22Le fait d’exercer son activité dans plusieurs structures vous amène certainement à vous questionner sur la disponibilité réelle et la discrétion d’un collaborateur à temps partagé. Cette personne sera-t-elle suffisamment disponible pour gérer les projets et les dossiers de votre entreprise ? Quelle sera sa valeur ajoutée réelle alors même qu’elle ne sera pas présente à temps plein ?
23Mais surtout, comment partager des métiers qui revêtent un caractère confidentiel ou stratégique évident ? Si tous les métiers peuvent être exercés en temps partagé, certains d’entre eux suscitent une peur plus importante que d’autres. Les métiers de comptable, de contrôleur de gestion, de gestionnaire de ressources humaines en sont quelques exemples. Selon une RRH à temps partagé rencontrée, « la confidentialité qui entoure ces dossiers RH limite l’arrivée de RRH à temps partagé dans les PME » (I5). Certaines d’entre elles « ne souhaitent pas partager leurs salariés, craignant que le climat social en interne soit un peu connu à l’extérieur » (I5).
La peur liée à un contexte légal moins maîtrisé
24Il est vrai qu’au niveau juridique, le travail à temps partagé fait l’objet de certaines faiblesses susceptibles de générer des réticences. Les questions qui subsistent aujourd’hui concernent essentiellement les conditions de travail du salarié à temps partagé. La loi impose en effet d’appliquer la convention collective du groupement d’employeurs aux salariés du groupement, mais elle reste floue sur l’équité de traitement entre ses salariés et ceux de l’entreprise « accueillante ». Ainsi, la rémunération du salarié du GE, mis à disposition dans deux ou plusieurs entreprises adhérentes, sera déterminée lors de la signature du contrat avec le GE. Celui-ci aura au préalable discuté et fixé la rémunération du salarié avec chacune des entreprises d’accueil. Cette relation d’emploi tripartite – entreprises d’un même territoire, salarié, tiers employeur (GE) – peut induire le risque de perception d’une absence d’équité de traitement si les conditions d’emploi du salarié du GE sont trop éloignées de celles des salariés des entreprises partenaires. Cette situation impose donc à chaque entreprise d’analyser sa politique de rémunération, de la comparer à celle du groupement d’employeurs et de décider d’une rémunération en adéquation avec le contenu des missions proposées et le niveau des compétences associées. Cette recherche de rémunération perçue comme équitable exige une certaine capacité d’analyse et de recul de la part de chaque dirigeant concernant ses propres pratiques et impose un travail collaboratif entre le GE et ses dirigeants partenaires utilisateurs des mêmes compétences.
La peur de la solidarité financière
25L’adhésion à un groupement d’employeurs impose la solidarité financière de chaque entreprise adhérente. Cette règle de solidarité financière est génératrice de peur légitime. En effet, juridiquement, le groupement d’employeurs est basé sur une relation tripartite (entre le groupement, les salariés et les entreprises membres du collectif auxquelles le salarié est affecté). Cependant, la triangulation de la relation ne compromet pas le plein exercice de la responsabilité de l’ensemble des membres du collectif à l’égard de chacun des salariés. Ainsi, un principe fondamental a été retenu par le législateur : celui de la responsabilité solidaire des membres du groupement. Les membres du collectif sont solidairement responsables du passif social et sont tenus d’assurer aux salariés les rémunérations, cotisations sociales et indemnités dues en cas de départ de l’un d’entre eux. Cette règle impose donc aux dirigeants d’entreprises de se connaître, de se faire confiance, de partager des objectifs et des valeurs communes pour pouvoir travailler en réseau.
Finalement, la peur d’un fonctionnement en réseau ?
26Le temps partagé, dans le cadre du groupement d’employeurs, implique donc une solidarité entre les entreprises, un fonctionnement en réseau tant d’un point de vue managérial (pour lever les peurs dues à la confidentialité par exemple) que d’un point de vue juridique (pour lever les peurs liées à la solidarité financière). Ce mode de fonctionnement peut paraître pour certains inadéquat, a priori, dans l’environnement extrêmement compétitif et concurrentiel actuel. En effet, le partage de compétences, l’échange de bonnes pratiques et d’informations peuvent être perçus comme risqués, en particulier pour les PME, souvent affirmées comme étant « déficientes » dans le domaine des droits de propriété intellectuelle (DPI) (Lallement, 2009), premiers outils permettant « de réguler et contrôler l’accès aux créations intellectuelles et aux richesses qui en découlent » (Commissariat général du plan, 2006)7. Si traditionnellement, le rôle des DPI est de se protéger à l’égard de la contrefaçon, ils se présentent aussi, désormais, comme un moyen de se positionner à la fois « par rapport à la concurrence mais aussi dans les réseaux de coopération » (Lallement, 2009). Ce qui est essentiel à l’ère de l’innovation « ouverte », autrement dit fondée sur les collaborations, sur les réseaux. Ainsi, une meilleure connaissance des PME à l’égard des DPI et une plus grande capacité à les maîtriser permettraient de favoriser les modes coopératifs inter-organisations.
27Précisément dans le cas des groupements d’employeurs, les expériences menées montrent que ce fonctionnement en réseau est un levier de la pérennité et du développement des organisations, en particulier pour des petites structures, ainsi que de leur territoire. En effet, chaque entreprise individuellement n’ayant pas les moyens (financiers, en charge de travail, en attractivité…) de recruter les compétences dont elle a besoin, la mutualisation des ressources apparaît comme une solution.
28Mendez et Mercier (2006, p. 256) évoquent qu’« au niveau d’un territoire, la capacité des acteurs à coopérer pour construire les ressources collectives en infrastructures, en R & D et en formation dont les entreprises ont besoin représente certainement la compétence la plus fondamentale ». Les compétences en termes de savoir, de savoir-faire et de savoir-être sont dans le contexte de pénuries évoqué plus haut, des compétences clés au sens de Prahalad et Hamel (1990), c’est-à-dire des compétences critiques pour leur survie et celui de leur territoire. Toutefois, Mendez et Mercier (2006) mettent en avant que des facteurs pèsent sur la capacité des organisations et d’un territoire à coopérer et donc à assurer le maintien et le renouvellement de leurs compétences clés. Ces auteures (2006, p. 267) évoquent ainsi la nécessité de partager une vision commune entre les acteurs économiques et institutionnels en présence. Ainsi, l’existence d’un référentiel commun garantirait la réussite d’une collaboration interentreprises sur un territoire donné. Le rôle du GE est de ce fait essentiel pour établir ce référentiel et s’assurer du partage d’objectifs et de valeurs par chacun de ses adhérents. L’exemple du GE Venetis8 montre que l’attachement partagé au territoire, la volonté collective de contribuer au développement de ce territoire (« Penser nous plutôt que moi » ; « S’enrichir des expériences des uns par celles des autres »)9, la responsabilité sociale, sociétale, territoriale et solidaire10 (lutte contre la précarité, le temps partiel et CDD, « Avoir la conscience et l’ambition d’une responsabilité sociale, sociétale et territoriale » ; « S’engager selon la règle de responsabilité solidaire »), l’adaptabilité (« Innover dans la relation/la contractualisation entre l’entreprise et les compétences ») et les compétences (« Remettre les compétences au cœur de la relation de travail » ; « Accélérer le business grâce aux compétences ») sont des valeurs essentielles à la réussite de ce modèle coopératif. Ces valeurs apparaissent aujourd’hui indispensables. Roudaut (2013) évoque ainsi que la survie de chacun découle de manière urgente d’un monde plus collaboratif (p. 69). Le territoire breton semble fertile au développement de ces logiques de collaboration. Sérieyx et Delalande (2014) mettent en avant que la capacité à coopérer des acteurs économiques et institutionnels sur le territoire breton est indéniable. Ce « penchant naturel pour la gouvernance en réseau » (p. 30), « ce réseau d’intelligences actives et innovatrices d’une telle densité, fédérées par une telle foi dans la capacité de la Bretagne et des Bretons à s’inventer un bel avenir à la mesure de leur riche identité » (p. 31) apparaissent comme les clés de la réussite de chacun et de tous sur ce territoire. Le train est en marche, alors si vous n’êtes pas dedans, prenez le vite !
Pourquoi vous avez intérêt à adhérer à un groupement d’employeurs pour répondre à votre besoin de compétences ?
Parce que vous intégrez des compétences que seule, vous ne pourriez pas vous offrir et parce que vous créez ainsi de la valeur ajoutée
29Il est fréquent d’entendre les entreprises arguer – légitimement – de leur insuffisance financière ou du non-besoin de compétence à temps plein pour expliquer l’absence totale de certaines fonctions (comptable, informatique, RH, international, etc.) en leur sein. Le temps partagé permet de dépasser ces contraintes financières et de contribuer à la création de valeur ajoutée dans les entreprises, grâce à la présence internalisée de telles fonctions clés, pouvant se révéler stratégiques. Il permet de recourir à des spécialistes dont l’expertise est nécessaire sur un temps partiel de manière pérenne. Ainsi, l’entreprise dispose d’une personne compétente et qualifiée dans ses locaux, en interne, sur un temps déterminé en fonction de son besoin spécifique, souvent lié à la taille de sa structure.
30Notre étude réalisée sur le métier de RH à temps partagé montre par exemple que l’intégration de la fonction ressources humaines dans les entreprises à taille réduite crée de la valeur en répondant au besoin de structuration de la gestion des ressources humaines dans les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) (Vilette, 2010). Cette expertise RH permet de maîtriser les contraintes diverses liées à la gestion des individus (existence d’un droit de travail exigeant et mouvant notamment), au développement de la gestion des emplois et des compétences (identification des besoins [fiches de poste] et des compétences disponibles [évaluation]), à la formation, à la rémunération, à la santé et à la sécurité au travail… Le développement de processus RH associés à ces contraintes représente un atout concurrentiel réel pour l’entreprise, quelle que soit sa taille et quels que soient ses moyens.
31Cette structuration de la fonction RH s’accompagne d’une capacité à innover dans l’entreprise. Parce que le salarié à temps partagé n’est pas tous les jours dans la même entreprise, certains estiment que la prise de recul indispensable à l’exercice de certains métiers est plus aisée et de ce fait, que la création de valeur de la fonction ainsi internalisée est immédiate. Tout en connaissant l’entreprise, le salarié à temps partagé garde, en quelque sorte, une vision extérieure. Reprenant les propos issus de nos entretiens auprès de RRH à temps partagé, on note que ces derniers se révèlent sources « d’une certaine objectivité ». « Il [le RRH à temps partagé] a un œil et un regard neuf sur le fonctionnement global et spécifique de l’entreprise. » (I9.) Le RRH à temps partagé, finalement, « est reconnu comme l’apporteur d’idées, la boîte à idée » (I1). L’innovation RH semble plus facile et rapide du fait du recul et de la distanciation permise par le changement imposé du temps partagé.
32De la même manière, ce RRH à temps partagé mutualise les outils et les pratiques RH. Les outils mis en place dans une organisation peuvent être utilisés dans la (ou les) autre(s) entreprise(s). Cette mutualisation des outils s’accompagne d’une mutualisation des informations, engendrant un gain de temps certain pour chacune des entreprises qui en bénéficie. Chacune profitera en effet de compétences nouvelles, de procédures et d’outils mutualisés. Si cette mutualisation peut être questionnée d’un point de vue de la confidentialité – point que nous avons déjà abordé plus avant –, ce partage peut aussi être considéré comme une source d’innovation et de diversité dans les entreprises.
33Au-delà de cette création de valeur liée à l’innovation facilitée, le salarié à temps partagé crée aussi de la valeur par son regard neuf. Venant de l’extérieur, il porte un regard différent sur chaque organisation dans laquelle il travaille. Contrairement à un salarié à temps plein, son positionnement distancié lui permet de comparer les modes de fonctionnement, d’organisation, de management par exemple, et de faire évoluer les pratiques de manière positive.
34Cette analyse comparée entre les organisations dans lesquelles il est affecté entraîne enfin une mise en réseau, sources d’une plus grande productivité. Ainsi, nous avons constaté dans le cas du RRH à temps partagé, que cette forme d’emploi crée « un pont entre les entreprises ». Pour les PME « qui n’ont pas forcément beaucoup de contacts, qui ne font pas partie d’associations, de groupes de travail ou de clubs, c’est aussi une faculté de rentrer dans un réseau, d’échanger avec d’autres chefs d’entreprises, des salariés. C’est enrichissant pour eux aussi » (I10).
Parce que vous innovez en matière de recrutement et fidélisez des salariés sur un territoire
35L’ouverture sur le temps partagé est une réelle innovation en matière de recrutement, dans divers métiers : elle permet d’oser l’embauche de compétences spécifiques à temps partiel et renforce ainsi les compétences collectives des entreprises dans lesquelles le salarié exerce. Les embauches réalisées dans le cadre d’un groupement d’employeurs permettent d’assurer un contrat à durée indéterminée (CDI) à temps plein aux salariés recrutés à temps partagé et contribuent ainsi à la sécurisation des parcours professionnels des personnes, à l’amélioration de la gestion territoriale des emplois et des compétences. Dans des territoires parfois peu attractifs, le temps partagé peut aider à retenir de jeunes diplômés qui pourraient être tentés de rejoindre de plus grosses structures dans les grandes métropoles. La qualité de vie offerte sur des territoires plus petits, conjointe à la sécurité de l’emploi, sont aujourd’hui en effet des arguments de plus en plus attractifs pour les salariés.
Parce que vous développez la « flexisécurité »
36Au moment où l’instabilité économique est dans tous les esprits, aussi bien du côté des entreprises que du côté des salariés, la frilosité des employeurs peut naturellement les conduire à privilégier le recours à des contrats précaires, au détriment du contrat à durée indéterminée. Recruter un salarié à temps plein, en interne et en contrat à durée indéterminée, peut paraître aujourd’hui une charge trop lourde pour nombre d’entreprises, notamment dans des fonctions d’encadrement ou de support. Pourtant, les candidats à ce type d’emploi restent soucieux de trouver un emploi stable. Des difficultés de recrutement peuvent dès lors apparaître que le temps partagé peut contrer.
37Pour illustration, notre étude montre que recruter un RRH à temps partagé répond à cette double exigence de flexibilité et de sécurité. Cela permet, comme le souligne ce responsable d’un groupement d’employeurs, de « pallier le manque de visibilité et de répondre à un besoin de court terme, mais… en disposant de compétences rares dans la durée » (I6)11. « C’est permettre aux entreprises d’avoir une ressource immédiate, tout en fidélisant des compétences », affirme encore cette RRH à temps partagé (I8). Ainsi, le fait d’offrir un contrat à durée indéterminée accroît la fidélisation des salariés et répond au besoin de flexibilité des entreprises sur des compétences ponctuelles, comme celles liées aux ressources humaines.
38Comparé aux autres formes d’emploi traditionnellement associées à ce besoin de flexibilité (comme l’intérim, le contrat à durée déterminée par exemple), le temps partagé améliore la maîtrise des coûts liés au travail, garantit une simplification administrative (car le groupement d’employeurs gère le contrat du salarié mis à disposition) et offre une vision de long terme au salarié qui, en retour, renforce son engagement à l’égard de l’entreprise.
39De même, en évitant les formes de contrats précaires (intérim, CDD, temps partiel, etc.), le temps partagé dans le cadre d’un groupement d’employeurs permet de garantir au salarié une stabilité d’emploi et une sécurité financière. Cette garantie lui permet ainsi de vivre pleinement de son emploi et de se consacrer en toute sérénité à l’exercice de sa fonction, en l’envisageant dans la durée. Comparé à un emploi « classique », certains estiment même que la sécurité de l’emploi est accrue pour le salarié à temps partagé par rapport à un salarié « mono-entreprise ». Le fait de travailler dans plusieurs entreprises induit en effet que l’arrêt d’un contrat de travail avec l’une d’entre elles est vécu plus sereinement car la perte d’emploi n’est que partielle. Ce point a été relevé dans notre étude. Ainsi, cette RRH à temps partagé affirme que « c’est vrai qu’on a toujours cette sécurité de dire, j’ai au minimum 3 ou 4 jours encore par semaine » (I7). Cet aspect est de toute première importance car il résout l’incompatibilité pouvant exister entre le besoin de stabilité du salarié en matière d’emploi et sa crainte, parfois, d’une durée de vie trop courte des petites entreprises. Cette perception fait que les TPE et PME apparaissent moins attractives que les grandes structures sur le marché du travail et connaissent des difficultés de recrutement plus importantes.
40Nous constatons aussi que le travail à temps partagé peut-être une transition professionnelle. Le salarié ayant su démontrer la valeur ajoutée réelle de son métier au sein de l’une des entreprises utilisatrices, celle-ci lui offre parfois la possibilité d’accroître son temps de travail pour finalement être embauché à temps plein. Le groupement d’employeurs doit alors gérer ce « turn-over positif » en recrutant une autre personne pour continuer à répondre au besoin de l’autre entreprise utilisatrice. Il doit aussi combler le temps partiel de cette jeune recrue par la recherche d’un temps de travail dans une nouvelle entreprise utilisatrice. Ce cercle vertueux offre parfois une possibilité de retour à l’emploi à des personnes écartées du fait de leur âge (profil senior) ou de leurs parcours de vie (retour à l’emploi des femmes après un congé parental de longue durée…), qui ont des capacités et des expériences avérées.
Parce que vous offrez des emplois riches et intéressants
41Notre étude montre aussi que le temps partagé est perçu par les acteurs comme « un métier aux multiples avantages », expression qui revient souvent dans les entretiens menés. « Travailler à temps partagé permet aux salariés de “grandir”, aussi bien au niveau professionnel que personnel », témoigne l’un des salariés rencontrés (I6). Plus précisément, trois types de bénéfices semblent essentiellement être retirés d’une telle forme d’emploi : la diversité des tâches d’abord, associée à une absence de routines et à un enrichissement professionnel ; la richesse des échanges ensuite, créatrice de liens sociaux ; et enfin, la garantie d’un emploi stable.
Diversité des tâches
42Toutes les personnes rencontrées s’accordent à dire qu’une expérience temps partagé, diversifiée et multiple, apporte de réelles compétences. Si cette forme d’emploi est aussi largement vécue comme un enrichissement, c’est essentiellement du fait que le salarié à temps partagé se trouve amené à évoluer, de manière simultanée, dans des secteurs d’activités divers, des fonctionnements d’entreprises variés qu’il doit connaître et intégrer. Toutes les tâches et les difficultés sont multipliées par le nombre d’entreprises dans lesquelles il intervient. Ainsi, sur un temps donné, et de manière très dense, le salarié à temps partagé acquiert deux à trois fois plus d’expériences, de connaissances et de compétences qu’un salarié exerçant son métier dans une seule entreprise.
43Les multi-compétences ainsi acquises et sollicitées à travers une expérience de temps partagé améliorent l’employabilité des salariés concernés. Cette expérience peu commune semble en effet attirer la curiosité des recruteurs potentiels, en particulier au regard des dimensions comportementales qu’ils ont pu développer en travaillant à temps partagé, comme le sens de l’organisation, la polyvalence et l’autonomie.
44Pour le salarié à temps partagé, l’évitement de la monotonie comme le changement d’ambiance et de contexte induits par cette forme d’emploi se présentent comme des réponses à sa demande potentielle d’évasion12. Tout en impliquant son adaptabilité permanente, cela accroît aussi son expérience. Ainsi, selon le dirigeant d’un groupement d’employeurs, le temps partagé « permet d’éviter la routine […] pas le temps de s’ennuyer ». Il s’agit d’une opportunité de « diversité et de changement » (Berthe, 2006).
Richesse des échanges, créatrice de liens sociaux
45Selon Berthe (2006), le temps partagé serait un « moyen d’améliorer son capital humain ». Les témoignages recueillis dans le cadre de notre étude vont aussi dans ce sens. Du fait de son temps de présence limité, le salarié à temps partagé doit en effet réussir, au cours des échanges parfois rapides qu’il a avec ses collaborateurs, à comprendre et à transmettre l’ensemble des connaissances, explicites et tacites, nécessaires à l’exercice de sa fonction. Au-delà de cette intensité communicationnelle, les échanges nombreux au sein de plusieurs structures, le travail en équipe plus que jamais indispensable pour le salarié à temps partagé, impliquent un besoin de communiquer nécessairement décuplé.
46Parce que le métier du salarié à temps partagé s’étend sur plusieurs organisations et souvent plusieurs secteurs d’activités, exercer une telle activité est aussi, pour certains, une manière de se faire connaître, d’élargir son réseau et d’asseoir une certaine reconnaissance au sein d’un territoire donné. Les bénéfices que peut dès lors en retirer l’organisation ne sont pas de moindre importance. Pour certains même, « les compétences relationnelles des organisations, leur habileté à gérer leurs inter-relations […] pourraient bien constituer la principale source d’avantage concurrentiel des prochaines décennies » (Lefaix-Durand et al., 2006). C’est en particulier le cas pour les PME. Pour celles-ci, Bonneveux et Saulquin (2009) mettent en exergue l’importance de leurs relations sociales, l’amélioration de leur capital humain, en tant que « source d’innovation managériale ». Ainsi, dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) par exemple, ces auteurs ont constaté toute la valeur ajoutée que représente le réseau dans l’apprentissage managérial, qui passe notamment « par la recherche d’informations ou dans la participation à des démarches collectives le plus souvent animées par leurs fédérations professionnelles, associations ou groupements économiques ».
47Les caractéristiques spécifiques de l’emploi à temps partagé en termes de diversité des tâches et de richesses des échanges semblent répondre aux besoins des salariés par l’intérêt au travail et l’employabilité qu’elles développent. Or, les caractéristiques de l’emploi sont, depuis les travaux de Hackman et Oldham (1976) et leur théorie des caractéristiques du travail, considérées comme des déterminants de l’attitude et des comportements des individus au travail et notamment de leur engagement organisationnel au sens de Meyer et Allen (1984) c’est-à-dire de leur attachement, de leur loyauté et de leur identification à l’organisation. Manville (2014, p. 53) rappelle en effet que, pour Hackman et Oldham (1976) :
« Un poste stimulant détient cinq caractéristiques : la variété des compétences (dans quelle mesure le contenu du travail sollicite de multiples compétences et capacités chez le salarié), l’autonomie (dans quelle mesure le travail autorise liberté et initiative dans son organisation et la façon de le mener à bien), le feedback du travail (dans quelle mesure le travail confié indique au salarié s’il l’a bien exécuté et s’il a été efficace), l’identité de la tâche (dans quelle mesure le travail comprend un ensemble de tâches permettant au salarié de l’exécuter du début à la fin) et la signification ou l’importance de la tâche (dans quelle mesure le travail du salarié a un impact significatif sur l’organisation et la société dans son ensemble). »
48L’emploi à temps partagé mobilisant des compétences variées, exigeant une forte autonomie ainsi qu’un feedback permanent (du fait de l’absence régulière de la personne) et actant d’une importance de la tâche (la prise de conscience du besoin de compétence ayant déclenché l’adhésion à un GE), laisse ainsi présager d’un engagement réel des salariés du GE, de leur attachement et de leur loyauté.
49Alors, si vous ne l’étiez pas déjà, vous voici certainement convaincus de la nécessité d’expérimenter cette forme d’emploi. Afin que cette expérience soit une vraie réussite, voici quelques recommandations et suggestions.
Quelques recommandations et suggestions pour se lancer dans l’aventure du temps partagé (pour ceux qui ne l’auraient pas encore fait…)
Recruter un profil spécifique et exigeant
50L’étude réalisée montre que les métiers à temps partagé sont exigeants et leurs contours malléables. Elle nous permet d’identifier les savoir, savoir-faire et savoir-être nécessaires au développement du temps partagé et de proposer ici un « profil idéal du salarié à temps partagé ».
Un savoir « standard » : le besoin d’un expert dans son domaine
51Les missions d’un salarié à temps partagé, notamment dans le domaine des ressources humaines sur lequel nous nous sommes concentrés, sont proches de celle d’un salarié mono-entreprise. Quelle que soit la fonction exercée, on s’aperçoit que les compétences nécessaires à l’exercice du travail à temps partagé sont importantes car si les missions restent standards, le contexte de leur exercice change.
52Par ailleurs, une demande d’opérationnalité rapide ressort des entretiens. Le dirigeant se reposant entièrement sur l’expertise de ce salarié à temps partagé, ce dernier devra répondre immédiatement aux demandes précises de la direction. En outre, la relation tripartite fait que le relationnel avec le dirigeant est particulier. Le lien de subordination étant moins visible, le salarié à temps partagé est souvent perçu comme un apporteur d’idées nouvelles, « un empêcheur de tourner en rond » (I1)13, un conseiller.
Un savoir-faire renforcé : le syndrome du « caméléon rigoureux »
53Le fait de travailler dans deux ou plusieurs entreprises au cours d’une même période de temps (souvent la semaine) conduit à devoir développer un savoir-faire spécifique.
54D’abord, une capacité à organiser son travail et son temps de travail est indispensable. Savoir anticiper et planifier son travail, prioriser les tâches, aller à l’essentiel dans le temps affecté par chacune des entreprises est une condition de l’efficacité du travail à temps partagé. Ensuite, une capacité à mémoriser est exigée. Le changement permanent de lieu de travail complexifie la tâche du salarié à temps partagé qui devra retenir plus d’informations, de manières de travailler, de processus mais également de personnes.
55Enfin, une capacité à s’adapter, une sorte d’agilité, sont essentielles. Passer d’une entreprise à une autre exige d’être en mesure de s’adapter tant au niveau technique (outils informatiques utilisés, procédures à respecter, processus mis en place…), qu’au niveau culturel (valeurs de l’entreprise, codes, usages et coutumes) et au niveau relationnel (mode de management, mode de fonctionnement, mode de communication des entreprises, des dirigeants, des managers, des équipes, des partenaires sociaux…). Le salarié à temps partagé est un « véritable caméléon dynamique capable de s’adapter à des contextes différents avec des modes de travail différents… afin de répondre aux besoins de l’entreprise dans laquelle il est placé » (I4). Il se doit de « changer de casquette… d’être à 100 % dans une entreprise un jour puis à 100 % dans une autre les jours suivants » (I4). Cette habileté à pouvoir passer d’une entreprise à l’autre s’accompagne d’une capacité à être discret car la confidentialité est attendue dans les entreprises d’accueil. Un savoir-être spécifique est ainsi attendu.
Un savoir-être exigeant : le syndrome du « roseau résistant »
56La discrétion est un trait de personnalité particulièrement attendue dans le cadre du temps partagé, en raison du passage d’une entreprise à l’autre et des comparaisons qui peuvent être faites entre les deux entreprises.
57De la souplesse et de la flexibilité sont aussi nécessaires du fait du besoin de gérer les imprévus dans les diverses structures. Cette souplesse oblige comme le roseau à se plier pour s’adapter aux contraintes nouvelles et imprévues, et ce en toute autonomie.
58Mais cette souplesse doit être accompagnée d’une résistance physique et psychologique importante. En effet, ce rythme de changement permanent, cette exigence d’adaptation continue peuvent entraîner une fatigue physique et un stress important. Le temps partagé peut se transformer en « temps mélangé » (I5) qui empiète sur le temps personnel et rend les temps de récupération limités. La résistance à la fatigue physique et mentale est alors nécessaire pour que la personne puisse tenir son poste dans la durée.
59La capacité à faire face à ce contexte complexe de travail nous conduit à devoir interroger l’une des caractéristiques individuelles les plus étudiées en psychologie : l’estime de soi. Manville (2014) montre en effet comment l’estime de soi modère les effets des caractéristiques du travail sur l’engagement affectif d’un individu envers l’organisation et influence ainsi leur comportement au travail. Elle montre que les effets de quatre des cinq principales caractéristiques du travail définies par Hackman et Oldham (1976), sur l’engagement affectif envers l’organisation n’apparaissent que lorsque le salarié a une bonne estime de lui-même. Cette estime de soi, définie comme la perception qu’a un individu de ses propres compétences, de sa capacité à bien faire ou de ses qualités dans la vie en général (Manville, 2014, p. 54) apparaît ainsi comme un élément majeur de la capacité d’un individu à faire face à une situation complexe telle que le temps partagé.
60Dans le cadre du métier de RRH à temps partagé en particulier, les entretiens menés mettent en avant que le niveau d’exigence (en termes de savoir mais aussi de savoir-faire et de savoir-être) amène les répondants à croire qu’une expérience antérieure est nécessaire pour tenir cette forme d’emploi et que les jeunes seraient plus en difficulté pour répondre à l’autonomie et au pragmatisme attendus pour cette forme d’emploi. Ce niveau constitue certainement un frein au développement de ce métier dans les organisations du fait d’une interrogation des candidats potentiels sur leurs capacités réelles à répondre à ces exigences.
Développer le « faire savoir » sur les métiers à temps partagé
61L’exigence du profil de compétences attendues montre que le recrutement d’un salarié à temps partagé n’est pas aisé sur un territoire donné. Il est donc impératif de former à ce type de profil et communiquer sur cette forme d’emploi.
Former au temps partagé
62Le niveau d’exigence attendu pour tenir un poste à temps partagé (notamment pour un cadre) impose de former les étudiants ou les personnes en reprise d’études non seulement au savoir mais également au savoir-faire et au savoir-être identifiés. Un module spécifique « temps partagé » pourrait ainsi être intégré dans les cursus de formation spécialisés, afin de préparer au mieux les futurs candidats à ce type de poste. L’intégration dans les programmes scolaires et universitaires d’une formation sur les différents statuts et formes de travail possibles permettrait aussi de changer les représentations des emplois capables de satisfaire le besoin de sécurité des salariés.
Communiquer sur cette forme d’emploi, le temps partagé
63Il nous semble aussi nécessaire de faire connaître cette forme d’emploi spécifique par une médiatisation des expériences menées par les groupements d’employeurs, les entreprises partenaires et les salariés à temps partagé dans les supports médiatiques (papier, internet, sites entreprises…), mais également dans les structures liées à l’emploi – telles que les maisons de l’emploi, Pôle Emploi –, dans les réseaux et les clubs entreprises. Cette action permettrait d’une part de faire connaître cette forme d’emploi et d’autre part, d’inciter, par les expériences positives entendues, les entreprises à le développer.
64Les travaux scientifiques étant rares, il serait bien que les enseignants-chercheurs puissent s’emparer de cet objet de recherche qu’est le temps partagé afin de contribuer à sa connaissance et à son développement.
Renforcer le suivi des salariés à temps partagé
65Les freins d’ordre juridique montrent toute l’importance du rôle du groupement d’employeurs et de ses dirigeants dans leur capacité à établir des règles claires concernant les modes de rétribution de chacun des salariés mis à disposition, de les accompagner par une relation de proximité dans leur quotidien, de répondre à leurs craintes et de les soutenir face à leurs difficultés éventuelles. Le service RH du groupement d’employeurs doit ainsi lui-même être structuré et doté de compétences réelles afin de garantir cet accompagnement nécessaire et effacer les réticences éventuelles à accepter cette forme d’emploi. De la même manière, ce service RH doit garantir que le temps partagé répond bien au temps de travail souhaité par le salarié (temps plein ou temps partiel selon son souhait) même en cas de rupture de contrat de l’une des entreprises.
Développer la responsabilité territoriale des entreprises
66Enfin, la réussite de cette forme d’emploi résulte du partage de valeurs et d’un objectif commun de développement du territoire de la part des entreprises partenaires du groupement d’employeurs. Ce partage impose de passer d’une logique concurrentielle à une logique partenariale, d’une posture autocentrée du dirigeant à une posture d’ouverture afin de développer les relations et les réseaux nécessaires à la création puis à la réussite de groupements d’employeurs et au développement de formes d’emploi à temps partagé. Cette évolution culturelle qui semble déjà en marche en Bretagne (Serieyx et Delalande, 2014) est impérative pour combler les besoins de compétences spécifiques à temps partiel, et garantir ainsi la pérennité des organisations. Un tel fonctionnement en réseau n’est en outre pas sans conséquence pour le territoire lui-même : en améliorant la connaissance du tissu économique régional, il devient « vecteur d’augmentation de la co-responsabilité de l’esspace, du territoire, de la part des acteurs » (Bonneveux et Saulquin, 2009). Grâce au réseau, ces derniers sembleraient plus disposés à s’investir dans les problèmes et dans la gestion du territoire. L’exemple du GE Venetis cité plus avant allait aussi dans ce sens. Ainsi, à travers le temps partagé et le GE, un nouveau mode de diffusion de la RSE « au-delà des frontières de l’entreprise » (Bonneveux et Saulquin, 2009) pourrait donc voir le jour…
Conclusion
67Notre objectif était ici de faire découvrir une forme d’emploi qui impose le développement des réseaux d’entreprises. L’identification des forces du travail à temps partagé dans le cadre d’un groupement d’employeurs nous amène à démontrer que cette forme d’emploi est une solution aux pénuries d’effectifs et de compétences sur un territoire donné si l’on sait lever les freins à son développement. à vous d’expérimenter !
Bibliographie
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Bibliographie
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Annexe
Annexe 1. Guide d’entretien utilisé. Synthèse des thèmes et sous-thèmes abordés

Annexe II. Profil des personnes interrogées
I1 | Homme, 44 ans | RRH à temps partagé, groupement d’employeurs (GE) |
I2 | Femme, environ 50 ans | Ex-RRH à temps partagé, responsable d’un GE |
I3 | Femme, 28 ans | RRH à temps partagé, GE |
I4 | Femme, 36 ans | RRH à temps partagé, GE (statut de stagiaire, formation continue) |
I5 | Femme, 36 ans | Salariée à temps partagée sur la fonction RH, GE |
I6 | Homme, environ 50 ans | Responsable d’un GE |
I7 | Femme, 32 ans | RRH à temps partagé, GE |
I8 | Femme, 43 ans | RRH à temps partagé, GE |
I9 | Femme, 45 ans | Ex-RRH à temps partagé, GE |
I10 | Homme, 39 ans | Ex-RRH à temps partagé, GE |
I11 | Femme, 45 ans | Ex-responsable GE (aujourd’hui consultante RH) |
I12 | Homme, 38 ans | RRH à temps partagé, GE |
I13 | Femme, 46 ans | Ex-RRH à temps partagé, GE |
I14 | Femme, 34 ans | RRH à temps partagé, GE |
I15 | Femme, 58 ans | Responsable d’un GE |
I16 | Femme, 41 ans | Ex-RRH à temps partagé, GE (aujourd’hui DRH sur un poste « classique ») |
I17 | Homme, 34 ans | Ex-RRH à temps partagé, GE (aujourd’hui RRH sur un poste « classique ») |
I18 | Femme, 31 ans | Salariée à temps partagé sur la fonction RH, GE |
I19 | Femme, 48 ans | Responsable d’un GE |
I20 | Femme, 34 ans | RRH à temps partagé, GE |
I21 | Homme, 37 ans | Ex-RRH à temps partagé, GE (aujourd’hui chargé de projet dans le même GE) |
I22 | Femme, 44 ans | RRH à temps partagé, GE |
I23 | Femme, 51 ans | Responsable d’un GE |
I24 | Femme, 39 ans | RRH à temps partagé, GE |
I25 | Femme, 43 ans | RRH à temps partagé, GE |
I26 | Homme, 42 ans | RRH à temps partagé, GE |
I27 | Femme, 57 ans | Ex-RRH à temps partagé, GE (aujourd’hui consultante RH) |
I28 | Femme, 34 ans | RRH à temps partagé, GE |
Notes de bas de page
1 Les auteures remercient sincèrement Caroline Ruiller, maître de conférences à l’IGR-IAE de Rennes pour sa lecture attentive et ses recommandations. Ses suggestions ont en effet permis un enrichissement réel du texte.
2 Venetis, [http://www.venetis.fr/] ; Cornualia, [http://www.cornoualia.fr/] ; Helys, [http://www.helys.org/] ; Atouts pays de Rance, [http://www.travailler-autrement.org/].
3 Cf. Joyeau A. et Poilpot-Rocaboy G., 2014, « Enjeux et perspectives du métier de responsable en ressources humaines à temps partagé : une réponse au besoin d’innovation en matière d’emploi ? », Gestion, vol. 39, no 1, p. 79-92.
4 Les auteures tiennent à remercier les étudiants du master 2 management des ressources humaines (formation initiale) de l’IGR-IAE de Rennes, promotion 2009-2010, qui ont contribué à la réalisation de ces entretiens dans le cadre de l’Observatoire national des métiers du réseau « Référence RH », [www.reference-rh.org/].
5 Quinze d’entre eux se trouvaient dans un emploi de ce type au moment de l’étude ; huit étaient d’anciens RRH à temps partagé ayant évolué vers un emploi « classique » au moment de notre enquête. Les secteurs d’activité dans lesquels ils exercent leur métier sont très divers : BTP, textile, agro-alimentaire, agriculture, métallurgie, chimie, sport, bien-être/santé, maintenance industrielle, secteur associatif, confection, location de matériel industriel par exemple.
6 Une version synthétique du guide d’entretien est proposée en annexe I.
7 Notons que les DPI ne concernent pas seulement les innovations technologiques et ne se limitent pas au brevet : ils concernent aussi les innovations non technologiques, par exemple commerciales et organisationnelles, en particulier dans le domaine des services.
8 Situé sur le territoire de Vannes, Lorient et Nantes.
9 Cf. [http://www.venetis.fr/].
10 Par-delà cet exemple, ce point sur le développement de la responsabilité territoriale sera développé ci-après.
11 Voir profil du répondant, annexe II.
12 Pour la majorité des salariés rencontrés d’ailleurs, la décision de s’orienter vers le temps partagé fut choisie et non subie. À ce titre, ils mettent en avant l’attrait qu’a représenté pour eux le caractère non routinier de cette forme d’emploi, ainsi que la multiplication des expériences qu’elle offre.
13 Le profil des personnes interrogées et citées dans ce qui suit est précisé en annexe II.
Auteurs
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