Introduction

« À l’entrée ils te donnent un mètre. Et alors là il te vient une maladie, tu mesures les choses qui t’intéressent et puis à la fin tu mesures tout même ce que tu veux pas acheter… Le vase : 25 cm ? Hum j’aurais dit plus… » G. Elmaleh1 (2005).

1Cet extrait de spectacle d’un célèbre humoriste témoigne d’une évolution de la grande distribution qui tend à faire réaliser par le client des opérations autrefois exécutées par du personnel de l’enseigne. Dans le secteur de la distribution comme dans de nombreux autres, le client est par nature coproducteur de services (Bancel-Charensol et Jougleux, 1997), c’est-à-dire qu’il est impliqué dans le processus de production de ce service (Zeithaml et al., 1985). Au fil des innovations dans le commerce, cette forme particulière de coopération n’a cessé d’évoluer, la part incombant au client devenant de plus en plus importante et multi-forme. Ce mouvement a conduit à des remises en cause de la chaîne de valeur des enseignes de grande distribution qui s’efforcent ainsi de réduire leurs coûts.

2Si les formes de participation du consommateur peuvent être multiples, celles qualifiées d’ordinaires se banalisent (Benoit-Moreau et al., 2013). Différents travaux se sont attachés à investiguer le vécu de cette participation ordinaire du point de vue du consommateur (Dujarier, 2008 ; Bonnemaizon et al., 2012 ; Bonnemaizon et al., 2013 ; Benoit-Moreau et al., 2013) ; a contrario, rares sont ceux à avoir adopté le point de vue des enseignes et de leur modèle d’affaires, pour analyser comment elles pouvaient amener le client à bien travailler. En effet, si les formes de coproduction ordinaire peuvent paraître habituelles (Dujarier, 2008), il demeure nécessaire de les accompagner.

3En demandant à ses clients de fournir travail et temps à la place des salariés, une organisation poursuit un objectif de création de valeur (Harris et al., 2001), par l’amélioration de ses résultats économiques et qualitatifs et, plus largement, de sa performance (Meyssonnier et Tahar, 2014). Déléguer des tâches d’exé cution au client relève d’un objectif de rationalisation de la production. L’entreprise s’efforce de maximiser son « impact sur la performance de l’action collective » (Rouquet et al., 2013). Pour cela, il est nécessaire que le client exécute correctement les tâches qui lui sont attribuées, ce qui demande de professionnaliser (Dondeyne, 2002) cet employé temporaire (Mills et Morris, 1986), de le gérer comme une ressource humaine (Bowen, 1986).

4Dans cette perspective, cette contribution a pour objet de s’intéresser au « comment » du travail du client exécutant, du point de vue des entreprises du secteur de la grande distribution. L’étude de cas de l’enseigne IKEA, archétype de la grande surface spécialisée s’efforçant de déléguer au mieux des tâches simples à réaliser, permet de décrire et structurer les dispositifs mobilisés pour faire de leurs clients de bons exécutants. Ce faisant, nous identifions trois modes de contrôle organisationnel du client exécutant qui répondent aux trois déterminants (ingredients) du travail de Bowen (1986). De plus, à travers ce cas, sont observés des dispositifs techniques et organisationnels qui permettent à une enseigne de concrétiser ce contrôle du client. Nous montrons ainsi comment un marketing de la coproduction est mis en œuvre, sous la forme de prescriptions écrites, picturales voire orales.

5Cette contribution est organisée de la façon suivante. Après avoir retracé l’émergence et la diffusion de la figure du client exécutant dans la grande distribution, nous verrons quels leviers d’action une enseigne peut mobiliser pour le rendre plus efficace. L’étude de cas de l’enseigne IKEA nous permettra d’illustrer, de discuter et d’articuler ces concepts dans un cadre global.

Comment le client a-t-il été amené à travailler en faisant ses courses ?

6Dujarier (2008) distingue deux formes de mise au travail du consommateur. La coproduction collaborative, d’une part, est une forme de collaboration dans laquelle le consommateur dispose d’un certain degré de participation aux décisions sur le marketing mix. La coproduction de l’offre ou autoproduction dirigée, d’autre part, est une situation dans laquelle le client réalise différentes activités opérationnelles et travaille pour consommer. Les évolutions du commerce de détail en magasin, analysées sous cet angle de la participation attendue du client, reflètent la diffusion et la banalisation de différentes formes d’autoproduction dirigée. Les clients ont graduellement été mis à contribution pour concourir, par leur travail, à délivrer une prestation de service qui est celle de faire ses courses ordinaires (Barth et Anteblian, 2011). Leur participation ordinaire évolue aussi par la diffusion des nouvelles technologies et l’automatisation de services.

Zoom sur une des figures du consommateur participant : le client exécutant

7Affinant les travaux de Dujarier (2008), Bonnemaizon et al. (2012 ; 2013) ont précisé les contours du travail du consommateur en développant une typologie des pratiques de participation fondée sur les motivations – extrinsèques ou intrinsèques – et sur les ressources – ordinaires ou extraordinaires – du consommateur. Elles ont ainsi mis en lumière quatre figures du consommateur : l’apporteur de solutions qui, en mobilisant des ressources d’expert, éprouve de la satisfaction à co-produire collaborativement ; le relais qui, par ses ressources spécifiques, joue le rôle de sous-traitant de l’entreprise ; l’assistant marketing qui, mobilisé ponctuellement, trouve intérêt à être impliqué dans des tâches simples ; et enfin l’exécutant qui, dans le but de gagner du temps, de l’argent, de l’autonomie ou d’obtenir une forme de reconnaissance, réalise lui-même différentes opérations élémentaires. Cette contribution se focalisera sur cette dernière figure – le client exécutant – car cette participation ordinaire demandant des tâches simples, normales, non créatives semble à la fois très courante tout en étant peu discutée (Benoit-Moreau et al., 2013). Elle implique un statut de travailleur intervenant sur une chaîne d’activités opérationnelles (fabrication, assemblage, distribution et/ou livraison) avec des ressources ordinaires. Ainsi, pour exécuter ces tâches, le consommateur mobilise sans effort particulier des ressources temporelles, physiques ou conceptuelles. Il accepte de travailler non par intérêt particulier mais parce qu’il peut ainsi obtenir des avantages (économie financière, temporelle, indépendance ou reconnaissance). Motivé extrinsèquement, le client prend en charge différentes tâches préalablement réalisées par des salariés. Au fil de la dynamique d’évolution du secteur de la grande distribution, ces capacités ordinaires des clients ont graduellement été internalisées.

Le client exécutant dans la grande distribution ou comment les évolutions majeures dans le commerce de détail ont mis le client au travail

8Jusqu’en 1850, le client ne participait pas à la production du service de distribution, que le marchand maîtrisait totalement : la marchandise n’était pas accessible, le comptoir faisant obstacle et le commerçant écran. À partir de la grande rupture du commerce moderne qu’a constitué le grand magasin au XIX^e siècle, le client s’est progressivement vu attribuer des rôles beaucoup plus actifs et l’idée s’est progressivement répandue de solliciter sa contribution exécutante dans un but de coproduction du service de distribution. On peut ainsi tracer la progressive mise au travail du client au fil des quatre principales évolutions du commerce de détail que sont la création du grand magasin, l’apparition du libre-service, celle du discount et l’invention de l’hypermarché (Filser et al., 2011). Elles ont fait du magasineur un véritable exécutant, sous des formes ou à des degrés divers.

9Le grand magasin a instauré l’entrée libre sans obligation d’achat, l’affichage d’un prix fixe et la proposition d’un assortiment large et profond avec une mise en scène des produits aboutie. Si la vente demeure assistée par des vendeurs qui s’emploient à répondre à la demande exprimée par le client, ce dernier coproduit son panier en exprimant sa demande avec une bonne connaissance des produits.

10Puis, dans les années 1920, le développement du libre-service est venu gommer le rôle du marchand et mettre le produit au premier plan, imposant à la marque une fonction distinctive et au packaging le rôle de vendeur silencieux. Cela a alors exigé du client qu’il soit autonome, qu’il ait des compétences pour comprendre le langage de l’offre, pour trouver celle qui lui est la plus adaptée. Des tâches simples lui ont été externalisées, telles choisir le produit ou le mettre en chariot. Le chariot a ainsi « soutenu physiquement et symboliquement le développement de la société de consommation » car la restriction des achats dépendait non seulement des contraintes budgétaires mais aussi des aptitudes physiques (Grandclement et Cochoy, 2006).

11Ensuite, l’invention du modèle économique discount proposant les prix les plus bas possibles, une offre étroite et minimisant le service a reporté sur le client de nouvelles tâches en contrepartie d’une rapidité à faire ses courses et d’un budget maîtrisé. Il doit ainsi adapter sa demande à une offre très étroite ou comprendre le format avec des informations merchandising très limitées.

12Enfin, cette figure du client exécutant est centrale pour l’hypermarché. Cette innovation du « tout sous le même toit » qui date de 1963 combine libre-service et discount pour toutes les familles de produits dans un seul et même magasin de grande surface implanté en périphérie. En contrepartie d’une promesse de prix bas et d’un assortiment large et relativement profond, le client se déplace, choisit ses produits qu’il dépose dans son chariot, puis transporte ses produits jusqu’à son domicile.

13Ainsi, au rythme de l’intégration de ces évolutions par les acteurs de la grande distribution française, travailler pour faire ses courses est aujourd’hui devenu ordinaire. Les clients ne vivent cependant pas toujours bien cette exigence de travail ordinaire (Benoit-Moreau et al., 2013). L’enjeu réside alors dans la congruence entre le vécu de la participation par un client pour une prestation donnée et l’éventail de tâches d’exécution demandées par l’enseigne. Les formes et niveaux attendus de coproduction exécutante ainsi que les savoirs routiniers nécessaires diffèrent à la fois selon le format de magasin et selon la formule imaginée par une enseigne. Un format désigne une configuration spécifique du retailing mix – nature de la marchandise et des services proposés, localisation du point de vente, politique de prix, communication, merchandising (Zentes et al., 2007) – ; la formule quant à elle en est la déclinaison différenciante faite par une enseigne. Les principaux formats de grande distribution sont synthétiquement présentés dans le tableau 1, pour mettre en lumière la nature du travail d’exécution demandé au client.

14Au-delà des caractéristiques des formats, des innovations liées à l’intégration des nouvelles technologies en termes de process en magasin ou de nouveaux points de contacts avec les clients conduisent à faire évoluer la nature du travail demandé au client exécutant et à le rendre plus modulable.

Nouvelles technologies et automatisation des services : vers une flexibilité du travail du client

15Les nouvelles technologies constituent une des sources d’innovations commerciales (Gallouj, 2007) qui peuvent médiatiser les caractéristiques d’un format de distribution (Gallouj et Gallouj, 2009). Les bornes interactives d’information et d’orientation, les caisses automatiques, le self-scanning, les tablettes permettant l’autodiagnostic ou les applications mobiles optimisant la visite en magasin sont des supports d’automatisation des services. Ils demandent au client de faire l’apprentissage de nouvelles tâches d’exécution. Dans le cas des caisses automatiques par exemple, le salarié transmet au client une partie de son savoir-faire technique pour que ce dernier puisse exécuter au mieux sa tâche (Ba et Vignon, 2013). Ces innovations technologiques amplifient en magasin la possibilité du self-service. Quand elles ne se substituent pas aux services de contact existants, elles renforcent le degré d’autoproduction dirigée possible pour un client sans qu’il ne soit nécessairement obligatoire. Ainsi un client peut scanner lui-même ses articles ou faire le choix d’un passage en caisse traditionnelle. Un certain degré d’automatisation des services permet de flexibiliser le type et le nombre de tâches d’exécution du client.

16Les drives – c’est-à-dire les points de livraison de commandes réalisées sur Internet – sont une autre forme d’innovation commerciale basée sur les nouvelles technologies. Ils redistribuent la nature des tâches d’exécution réalisées respectivement par le client et par le salarié d’une enseigne dans le processus de co-production d’un service de distribution. Si le client est déchargé de « faire ses courses » c’est-à-dire de parcourir le magasin, manipuler les produits et son chariot, il réalise lui-même d’autres tâches dans la chaîne de valeur (commande des produits, édition de factures, de paiement, etc.). Ainsi, ces innovations technologiques élargissent, diversifient et flexibilisent l’éventail des tâches d’exécution possibles par un client.

17Dans ce contexte, les compétences du client pour coproduire le service de distribution sont multiples et constituent un véritable enjeu. Il est nécessaire pour lui de faire un apprentissage du format de distribution et des tâches à exécuter qui sont attendues, au risque d’une participation inadaptée et d’un comportement inadéquat à la formule de distribution (Bernard, 2009) voire de comportements déviants (Hocquelet, 2013). Codello-Guijarro et al. (2013) sou lignent que « la coproduction ne va pas de soi ». Ces clients sont des employés occasionnels des enseignes, qu’il faut manager compte tenu de l’impact de leur travail sur la qualité de service (Kelly et al., 1990). Ainsi, les enseignes ont-elles à imaginer et mettre en œuvre des dispositifs qui leur permettent de prescrire le travail aux clients, pour le contrôler voire l’évaluer (Mills et al., 1983).

Quels leviers d’action une enseigne de la grande distribution peut-elle utiliser pour faire du client un bon exécutant ?

18Mettre au travail le client en lui déléguant des tâches d’exécution pour en faire un exécutant, en lieu et place d’un salarié, répond à un objectif d’accroissement de la performance de l’entreprise. Pour cela, l’enseigne va devoir gérer ce client et organiser son travail à travers le processus de production du service dans lequel il est intégré (Grönroos, 1984), parfois de façon très poussée.

Gérer le client comme un salarié

19Mills et Morris (1986) considèrent que le client peut être rendu plus productif lorsque les compétences nécessaires, les connaissances et le comportement de ce dernier correspondent au niveau de participation qui est attendu de sa part. Bowen (1986) suggère de gérer les consommateurs des activités de services comme des ressources humaines. Ainsi, trois conditions doivent être réunies pour rendre le client performant. Il doit comprendre quel est son rôle (rôle clair), obtenir une contrepartie en échange de ce travail (motivation) et, enfin être capable de réaliser les tâches attendues (capacité). L’enseigne qui souhaite déléguer des opérations à ses clients doit donc veiller à ce que ces trois conditions soient remplies.

20Durant la rencontre de service, le client est intégré à une organisation au sein de laquelle il a un rôle à jouer. Il va devoir adhérer à un groupe social et à un « univers de valeurs » (Goudarzi et Eiglier, 2006) qu’il doit comprendre pour y trouver sa place. Pour cette raison, une socialisation est nécessaire. Brim (1966) définit la socialisation comme le processus à travers lequel « les individus acquièrent les connaissances, compétences et dispositions qui leur permettent de participer comme membre plus ou moins compétent d’une société ». Goudarzi et Eiglier (2006) ont mis en évidence la nécessité pour l’enseigne de procéder à la socialisation organisationnelle du client. Celle-ci comprend trois dimensions : la connaissance et la maîtrise de son rôle, l’intégration sociale et la connaissance de l’organisation (ses valeurs et sa culture).

21Si cette socialisation est un élément important, elle ne suffit pas. Pour que le client consente à travailler à la place d’un salarié, il doit également obtenir une contrepartie en échange et être motivé pour le faire. La théorie de l’autodétermination (Ryan et Deci, 2000) distingue deux sortes de motivation en fonction des buts de l’action. La motivation intrinsèque, d’une part, est liée au plaisir ou à l’intérêt directement procuré par l’action réalisée. La motivation extrinsèque, d’autre part, provient du fait que l’action réalisée apporte un résultat positif distinct de sa réalisation, comme expliqué précédemment. Cette logique explique parfaitement la motivation du travail du client exécutant de la grande distribution (Bonnemaizon et al., 2012).

22Un client socialisé et disposé à travailler n’est pas pour autant opérationnel. L’enseigne doit parfois lui apprendre les tâches qu’il doit réaliser. Il est fréquent de devoir former le client, de développer les compétences qu’il mettra en œuvre dans le processus de production. Vargo et Lusch (2008) considèrent que, comme le personnel, il est une ressource active (operant resource) qui va agir sur des ressources passives (operand resources) mises à sa disposition tels que les marchandises et le matériel. Il faut donc le former, par différents moyens, aux tâches qui lui ont été déléguées. Certaines entreprises assignent ainsi au personnel de contact la mission de former et d’autonomiser le client (Meysonnier et Tahar, 2014) afin qu’il exécute des opérations réalisées auparavant par des salariés. Ce temps accordé au client permet d’économiser par la suite du temps de travail du personnel. Divers outils de communication peuvent également être développés dans cette logique : brochures, affichages, livrets d’accueil, vidéos, tutoriels, applications mobiles, etc.

23La communication occupe ici une fonction importante. Si bien définir les tâches du client, s’assurer qu’il est capable de les réaliser et lui accorder une contrepartie pour les efforts qu’il a fournis sont des conditions nécessaires, la prise de conscience de ces exigences est fondamentale (Meurter et al., 2005). De plus, même s’il est socialisé, motivé et formé, le client ne devient un bon exécutant que si son travail est organisé à travers un processus de production du service bien conçu et dont la chaîne de valeur a été clairement établie (Porter, 1986).

Organiser le travail du client exécutant à travers le design du processus de service

24Concevoir un processus efficace est essentiel pour que le client soit performant dans son travail d’exécution. Après avoir rappelé ce qu’est un processus, nous présentons les outils qui permettent de l’analyser et de l’améliorer. Enfin, nous précisons en quoi ce processus peut contribuer au contrôle organisationnel du client exécutant.

25Lorino et Tarondeau (2006) définissent la notion de processus comme « un ensemble d’activités organisées en réseau, de manière séquentielle ou parallèle, combinant et mettant en œuvre de multiples ressources, des capacités et des compétences, pour produire un résultat ou output ayant de la valeur pour un client externe ». Pour cela, il mobilise des inputs de deux sortes, souvent dénommées « ressources » mais qui incluent en réalité des compétences et des ressources. On retrouve ici la distinction faite par Vargo et Lusch (2008) entre ressources actives et ressources passives. Pour Lorino et Tarondeau (2006), les objets utilisés pour les besoins du processus sont très divers. Ils peuvent être « des machines, des bases de données, de l’espace, le temps de travail des individus, leur énergie et leurs efforts ». Ils ne deviennent des ressources qu’à travers un processus qui va les mobiliser pour remplir une fonction déterminée. Cette idée rejoint le principe énoncé par Zimmermann (1951) selon lequel il n’existe pas de ressources tant qu’elles ne sont pas exploitées (« resources are not ; they become »). Les biens matériels et immatériels n’ont pas de valeur intrinsèque, mais une valeur d’usage (Vargo et Lusch, 2004) qui dépend de leur utilisation par l’entreprise. En effet, « il n’y a pas de compétence organisationnelle sans action organisée » (Lorino et Tarondeau, 2006), c’est-à-dire sans processus qui agence les activités de la firme selon une logique de création de valeur. La performance d’une enseigne se construit donc à travers un processus d’exploitation qui permet de mobiliser les ressources et les compétences dont elle dispose.

26Pour optimiser le processus d’exploitation, il est possible de le représenter au moyen d’un blueprint (Shostack, 1984) (logigramme ou carte de processus). Ce schéma met en évidence les phases successives de la réalisation d’une prestation de service en distinguant les opérations exécutées par le client de celles réalisées par le personnel de front office et de back office. Les évidences physiques (éléments physiques de support mobilisés, standards internes en matière de délais d’action, existence ou non de consignes d’action normalisées dans des documents appelés scripts) sont également indiquées à chaque étape. Les blueprints peuvent servir à concevoir un processus mais également à identifier les points d’échec dans une logique de rationalisation (Shostack, 1987). Ces cartes de processus sont souvent utilisées dans les démarches de lean management appliquées au secteur des services (Womack et Jones, 2005). Elles permettent de repenser l’enchaînement des étapes de la servuction c’est-à-dire de l’ensemble des éléments matériels et humains utilisés ainsi que les activités déployées pour concevoir, créer et développer la prestation de service (Eiglier et Langeard, 1987), en retraçant le processus d’un point de vue double : celui du consommateur et celui du prestataire.

27Optimiser un processus passe donc par la mobilisation de compétences et de ressources à travers des activités, celles-ci nécessitant des dispositifs techniques et organisationnels. La méthode des 5M, issue du champ de la gestion de la qualité, est appropriée pour analyser les processus. Elle met en évidence l’importance de chacune de cinq composantes dans la réalisation exacte d’un processus. Ces derniers ont été définis par Ishikawa (2002) : main-d’œuvre, méthodes, matériel, matières et milieu. La combinaison de ces éléments va permettre d’optimiser le processus.

28Au-delà d’organiser le travail du client, Deming (1982) considère que le design d’un processus permet de contrôler le comportement et la motivation des acteurs et d’accroître leur efficacité. Ce contrôle a priori participe d’une conception large du terme, entendu comme « toute influence créatrice d’ordre, c’est-à-dire d’une certaine régularité » (Chiapello, 1996). Chiapello précise : « On est dans une situation de contrôle, selon cette définition, lorsque le comportement d’une personne est influencé par quelque chose ou quelqu’un. » Cela s’applique aux salariés comme au client exécutant. Ainsi, Codello-Guijarro et al. (2013) ont mis en évidence la nécessité pour les entreprises de service de mettre en place un contrôle organisationnel du client. L’organisation va chercher à éviter tout comportement non conforme à ce qu’elle attend car il crée, volontairement ou involontairement, du désordre nuisible pour l’organisation et réduit son efficacité (Hocquelet, 2013) et porte ainsi atteinte à la performance de l’entreprise. Codello-Guijarro et al. (2013) proposent trois modes de contrôle organisationnel du client de service en fonction de l’acteur qui exerce le contrôle : le contrôle organisationnel centralisé, le contrôle organisationnel délégué au client et le contrôle organisationnel délégué aux autres clients. Parallèlement, Fiol (1991) identifie quatre moyens de contrôle : le contrôle par les règlements et les procédures (contrôle des activités), le contrôle de gestion (contrôle des résultats), le contrôle par la satisfaction (contrôle des comportements) et le contrôle par la culture et les valeurs.

29À chacun des déterminants du comportement du client définis par Bowen (1986), il est possible de faire correspondre un moyen de contrôle identifié par Fiol (1991), ce que présente le tableau 2.

30L’enseigne IKEA illustre depuis longtemps cette volonté de développer une coopération avec le client.

Comment IKEA contrôle-t-elle le travail du client pour en faire un bon exécutant ?

31Quand on pense à la mise au travail du client exécutant, une enseigne de la grande distribution s’impose : IKEA, leader mondial de l’ameublement. Pour mieux comprendre comment elle procède, nous avons choisi de représenter un processus d’achat d’un article de base sans prestation complémentaire à travers un blueprint. En nous appuyant sur l’exemple de cette enseigne, nous proposerons ensuite une typologie des modes de contrôle organisationnel dont peuvent disposer les enseignes de la grande distribution et nous verrons qu’ils nécessitent des dispositifs techniques et organisationnels pour rendre le client opérationnel.

Le processus de production de base chez IKEA

32On observe de nombreuses variantes du processus d’achat au sein d’IKEA. Le mode de production du service variera en fonction des choix faits par le client. Il peut préparer sa venue en magasin à partir du site internet ou de l’application mobile. Il peut ainsi choisir ses articles, en vérifier la disponibilité dans son point de vente, établir et imprimer sa liste d’achat. Il peut également décider de ne pas se rendre en magasin pour récupérer les articles et se les faire livrer comme sur n’importe quel site marchand, faisant ainsi revenir IKEA à ses origines d’entreprise de vente à distance. S’il se rend en magasin, il peut acheter des services complémentaires comme la préparation de commande, la livraison et le montage des meubles. Face à cette multiplication des modes de production du service, nous avons choisi de représenter celui qui concerne la très grande majorité des achats réalisés chez IKEA : choix en magasin d’un article de base sans prestation complémentaire2.

33Ce processus est analysé à l’aide d’un blueprint. Nous avons apporté quelques modifications à cet outil. Nous mettons en évidence les éléments du processus définis dans la méthode 5M. Nous distinguons ce qui relève de chacun d’entre eux : méthodes, matériel, matières-marchandises, milieu et main-d’œuvre. Les quatre premiers sont rassemblés dans la partie qui concerne les évidences physiques. Pour le dernier, la main-d’œuvre, partant du principe que le client est un exécutant qu’il faut gérer comme du personnel, nous avons considéré qu’elle pouvait être classée en trois catégories : le client exécutant, le personnel en contact et le personnel de support (encadré 1).

34Cette représentation met en évidence la part importante de travail d’exécution réalisée par le client dans le processus. Elle témoigne également de l’importance des évidences physiques, éléments techniques et organisationnels, qui lui permettent de mener à bien les tâches qui lui sont assignées. L’enseigne l’équipe en lui fournissant un matériel qui facilite son travail : un crayon, une liste d’achat, un mètre en papier pour préparer sa commande, un sac plastique, un chariot plus ou moins grand pour transporter ses achats, une caisse automatique pour les régler achats et un ordinateur pour réaliser une facture. Les marchandises sont également adaptées à la manipulation et au transport, il s’agit de paquets plats, faciles à manipuler et à transporter. Les articles exposés font l’objet d’un double étiquetage clair permettant un repérage facile du colis (nom, référence, allée et emplacement). Le milieu permet une circulation du client en boucle et le guide grâce à des indications très claires et visuelles (plan du magasin et de ses passages rapides, numéros d’allées et d’emplacement dans l’entrepôt en libre-service). Les méthodes de travail lui sont systématiquement expliquées par le biais d’un affichage en magasin. Elles sont également justifiées par le biais de messages écrits qui expliquent que sa participation lui permet de faire bénéficier de prix bas.

35Ce processus se prolonge hors du point de vente par le transport et le montage du meuble. Là encore, les évidences physiques sont essentielles : les cartons plats peuvent être transportés dans le coffre d’une voiture, l’assemblage des pièces est facilité par la clé fournie dans le paquet et la méthode est expliquée dans une notice imagée sans texte (compréhensible quelle que soit la langue parlée par le client) fournie dans le carton. La socialisation du client dépasse elle aussi les murs du point de vente. L’enseigne entretient et nourrit régulièrement un lien avec son client notamment par le biais des catalogues, des outils de gestion de la relation client (carte IKEA Family).

36L’usage du site internet ou de l’application mobile peut modifier le processus. Avant de se rendre au magasin, le client peut préparer son travail : concevoir son projet d’ameublement, faire son choix parmi les produits, vérifier la disponibilité des articles, imprimer sa liste d’achats, vérifier les horaires d’ouverture et prévoir son itinéraire. Il peut également se servir de ces services pour réaliser le montage du meuble : toutes les notices sont disponibles en ligne, des vidéos expliquent également certaines opérations plus délicates (poser un parquet par exemple).

37Ainsi, l’étude du processus de production nous permet d’identifier les modes de contrôle organisationnel et les dispositifs techniques et organisationnels associés qu’IKEA développe pour faire de ses clients de bons exécutants.

Les modes de contrôle organisationnel et les dispositifs techniques et organisationnels associés chez IKEA

38En résumé, pour que le client réalise de manière efficace les missions qui lui sont affectées, il faut qu’il accepte de travailler, qu’il soit intégré dans l’univers de l’enseigne et qu’il en ait les capacités. Son action doit être organisée dans le cadre d’un processus. L’enseigne va donc chercher à orienter son travail en mobilisant trois modes de contrôle organisationnel adaptés. Mais ceux-ci doivent être concrétisés par le biais de dispositifs techniques et organisationnels.

39Les trois modes de contrôle identifiés dans l’étude de cas de IKEA relèvent d’un contrôle organisationnel centralisé (Codello-Guijarro et al., 2013). Chacun de ces modes de contrôle répond à un déterminant du travail, auquel correspond également un des moyens de contrôle définis par Fiol (1991). Le contrôle par la socialisation va permettre d’intégrer le client à l’univers de l’enseigne. Il repose sur la transmission de la culture et des valeurs de l’entreprise. Le contrôle par la motivation va avoir pour objectif de faire accepter le travail au client en lui expliquant l’intérêt qu’il peut en retirer. Il repose sur la satisfaction du client, celle-ci peut être issue d’un facteur financier (économie) ou non (plaisir, intérêt). Enfin, le contrôle par l’autonomisation lui donne les moyens de travailler.

40Pour que ces trois modes de contrôle orientent efficacement le client dans son travail, ils doivent se concrétiser dans des dispositifs techniques et organisationnels qui vont permettre de rendre opérationnel un client exécutant potentiel. Les dispositifs utilisés par IKEA sont analysés dans le tableau 3.

41Le contrôle par la socialisation repose sur le partage d’une culture et de valeurs. Elle nécessite également une communication qui se déploie sur différents supports. Les messages écrits sur le lieu de vente, la campagne de communication basée sur un « cri de ralliement » (NJUT !), l’idée d’une famille IKEA (carte IKEA Family) ont tous pour objectif de développer un sentiment d’appartenance, de faire entrer le client dans l’univers d’IKEA. Le personnel en contact a également pour objectif, à travers un temps d’investissement dans la relation (Meyssonnier et Tahar, 2014), d’installer une relation durable entre le client et l’enseigne. Il y a là une forme d’enrôlement du consommateur dans la production du service qui vise à la rendre « inoffensive » (Larsson et Bowen, 1989).

42Pour motiver le client, la récompense est principalement financière. Une importante communication écrite le rappelle systématiquement dans le point de vente, mais également sur les autres points de contact et dans les autres moyens de communication (catalogues, journaux, etc.). L’argumentation est très explicite et se veut très pédagogique : « En faisant le travail vous-même, vous ne payez personne d’autre pour le faire. Grâce à cette participation, vous bénéficiez d’une grande différence de prix. »

43Enfin, le contrôle par l’autonomisation nécessite l’existence de règlements et de procédures, ainsi que leur appropriation et leur mise en œuvre par le client. Ce mode de contrôle donne les moyens au client de réaliser correctement son travail d’exécution. Le client est formé à travers des procédures écrites, mais également par les explications données par le personnel en contact durant un temps d’autonomisation du client (Meyssonnier et Tahar, 2014). Rendre le client capable de faire son travail implique également de lui en donner les moyens matériels. Comme la création du chariot de supermarché a été à l’origine d’un nouveau modèle économique (Grandclement et Cochoy, 2006), le matériel mis à disposition par IKEA a véritablement professionnalisé le travail du client (Dondeyne, 2002). Du crayon à la clé de montage, le client est équipé par l’enseigne pour réaliser correctement son travail. Les marchandises et leur packaging facilitent les tâches de logistique (Goudarzi et Rouquet, 2013) déléguées au client. L’adaptation du milieu (le point de vente) pilote le parcours du client. Ses tâches sont séquencées, son chemin est guidé vers l’emplacement de la marchandise.

44Si dans la littérature ont été évoquées les notions du client membre éphémère de l’organisation (Goudarzi et Eiglier, 2006) et d’un client employé à temps partiel (partial employee) (Bowen, 1986), l’analyse du cas d’IKEA fait émerger la figure d’un client salarié intermittent. En effet, les modes de contrôle utilisés et les dispositifs techniques et organisationnels mis en œuvre visent non seulement à faire que le client travaille bien lorsqu’il est en magasin mais aussi à ce qu’il ne perde pas ses compétences organisationnelles lorsqu’il n’y est pas présent. Il alterne des périodes de travail (shopping, manutention, transport et montage des meubles) et des périodes non travaillées. Les efforts mis en œuvre par les entreprises pour le rendre plus efficace témoignent de leur volonté d’inscrire la relation au client dans la durée notamment par des dispositifs de gestion de relation client.

Conclusion

45L’histoire de la grande distribution témoigne d’une mise au travail croissante du client, notamment par la délégation de tâches d’exécution. En lui demandant de prendre en charge de nombreuses opérations de la chaîne de valeur, de nombreuses enseignes construisent une véritable coopération avec leur client et cherchent à l’inscrire dans la durée.

46Pour que cette coopération soit efficace, l’action du client exécutant doit être organisée dans le cadre du processus de production du service. Son comportement doit être orienté et doit donc être contrôlé en amont. Nous avons identifié trois modes de contrôle organisationnel du client exécutant : le contrôle par la socialisation, le contrôle par la motivation et le contrôle par l’autonomisation. Chacun d’entre eux répond à un déterminant du travail, auquel correspond également un moyen de contrôle. Ces modes de contrôle centralisés doivent se concrétiser à travers des dispositifs techniques et organisationnels en magasin : une communication écrite très claire et omniprésente sur les raisons de la participation, l’appartenance à un groupe et les procédures du travail d’exécution, un personnel de contact clairement identifiable (uniforme) et localisable (accueil et stands d’information), un matériel et des marchandises adaptées et un milieu (le point de vente) qui guide le client dans son travail. L’ensemble de ces dispositifs constitue un véritable marketing de la coproduction dont l’objectif est de contrôler le travail du client pour en faire un bon exécutant.

47Cependant, face au développement du commerce en ligne, les modes de contrôle organisationnel du client tels que ceux mis en place par IKEA sou lèvent différentes interrogations. Comment une enseigne dont la formule repose autant sur les dispositifs techniques et organisationnels peut-elle trouver sa place dans un modèle économique où les opérations en ligne sont de plus en plus nombreuses ? Dans quelle mesure la transposition de ces dispositifs sur un site internet ou sur une application mobile est-elle envisageable ? N’y a-t-il pas un risque pour l’enseigne de perdre son avantage concurrentiel ? Par ailleurs, alors qu’IKEA a depuis longtemps pour objectif d’intégrer ses clients dans son univers, un univers bien défini, elle fait le choix d’un contrôle organisationnel entièrement centralisé sans chercher à tirer profit du développement des communautés et des réseaux sociaux. Un contrôle par la socialisation, basé sur le sentiment d’appartenance, peut-il se dispenser d’une véritable communauté, sous la forme par exemple d’un site où les clients laissent des avis externes ? Les évolutions actuelles du comportement des consommateurs pourraient ainsi bousculer les dispositifs existants visant à faire du client un bon exécutant.