1Le chapitre précédent a exploré le potentiel théorique de l’organisation des marchés qui pourrait permettre en particulier l’essor d’un commerce de proximité très favorable au renforcement du lien social au bénéfice de la démocratie et du bien vivre dans les quartiers des villes. Nous allons maintenant dans ce chapitre contraster le fonctionnement des échanges dans le cadre du système de Teikei, par rapport à celui du système de marché, même librement organisé comme un système d’enchère. Le système de Teikei, n’est pas un système pour des personnes aisées ou pour des intellectuels, c’est un système qui est fondé sur une définition et une formation différente de la valeur. D’une certaine manière on peut considérer, c’est ce que nous explicitons dans la première section, que la loi du marché c’est la loi du malheur tandis que le Teikei, nous le montrons dans la section suivante, nous offre la loi du bonheur. Dans la troisième section nous expliquons pourquoi, même les produits biologiques, n’ont aucune raison d’être chers et réservés à une élite ; aussi est-il important de prendre conscience, comme nous essayons de le faire comprendre dans la section suivante, en quoi consiste la « valeur » des produits biologiques. Enfin il est nécessaire de bien observer la manière dont se réalise un échange de produits fermiers dans un système de Teikei pour s’apercevoir que l’argent qui circule à cette occasion a un caractère radicalement différent de l’argent qui circule dans l’économie de marché. C’est ce qui fait que, d’une certaine manière, le système de Teikei, c’est ce par quoi nous terminons ce chapitre, est une économie au cœur de la vie.

La loi du marché : « la loi du malheur »

2En tant qu’héritier d’une famille d’agriculteurs, je me suis mis à l’agriculture au début des années 1980. À cette époque, parmi nos produits, le riz était expédié à la coopérative agricole et les légumes, toutes sortes confondues, au marché de gros des légumes et des fruits.

3Quiconque envoie ses légumes au marché de gros espère naturellement les vendre le plus cher possible. Tout agriculteur réfléchit alors comment les vendre le plus cher. Et il suppose que ce sont « les légumes de bonne qualité » qui doivent se vendre aux prix élevés. En l’occurrence, « les légumes de bonne qualité » signifient les légumes de belle apparence qui correspondent aux attentes du marché. Si bien que les producteurs se donnent de la peine, au moment de l’expédition, pour trier les légumes selon leur taille, et sont amenés à utiliser plus de pesticides afin d’éviter toutes traces d’insectes nuisibles. Or, en réalité, ce qui détermine le prix, ce n’est pas la qualité, mais la quantité des arrivages. Moins d’arrivages fait monter le prix et plus d’arrivages fait baisser le prix. C’est « la loi du marché ». Dans le marché où les cours varient en fonction de la quantité des arrivages, en quelque sorte, la bonne ou mauvaise qualité de produits n’est qu’un facteur secondaire.

4Dans le cas du marché de gros des légumes et des fruits, s’il y a moins d’arrivages pour un légume, cela signifie que celui-ci a connu une mauvaise récolte. La mauvaise récolte est, dans la plupart des cas, due aux mauvaises conditions climatiques ou aux intempéries, ce qui entraîne en général, une baisse de qualité. Or, en dépit de la baisse de qualité, on assiste à l’envolée du prix. En revanche, si un légume a connu une bonne récolte grâce aux conditions climatiques favorables, on voit arriver sur les étals du marché une grande quantité de produits de bonne qualité. Cependant, le prix reste bas même si la qualité est excellente à cause de la quantité abondante des arrivages.

5En effet, en ce qui concerne les produits agricoles, tels les légumes, les fluctuations des prix sont souvent plus importantes que celles des arrivages. Par exemple, si l’arrivage d’un légume baisse de 10 %, son prix peut doubler. Si l’arrivage baisse de 20 ou 30 %, le prix peut quintupler, voire décupler. Dans ces conditions, la différence de qualité s’évanouit. Ces fluctuations des prix sont particulièrement dures pour les légumes à feuilles qui se récoltent une fois par an comme le chou chinois et le chou. Le prix du chou chinois qui coûte trois cents yens par cageot peut atteindre jusqu’à trois mille yens lors d’une année de mauvaise récolte. Comme les producteurs de choux chinois peuvent réaliser, en un an, l’équivalent d’une dizaine d’années de profit, certains d’entre eux ont construit une grande maison appelée « un palais de choux » grâce aux revenus de la vente. Plus l’écart des prix est grand, plus la production des légumes revêt un caractère de jeu. Certains agriculteurs cultivent en effet, des légumes pris par l’intérêt de l’aspect spéculatif. L’échange des mots : « un gros lot ou non » dans leur langage entre producteurs de légumes à feuilles traduit bien cette réalité.

6Les agriculteurs ne cherchent plus à produire des légumes de bonne qualité. Ils souhaitent simplement que leurs produits soient vendus cher au marché de gros, autrement dit, ils souhaitent qu’il y ait le moins d’arrivage possible. Autrefois, les prix des légumes hors saison étaient élevés, mais aujourd’hui la culture se faisant toute l’année, il n’y a plus ni saison ni hors saison.

7Pour espérer les prix élevés des légumes, on ne peut donc qu’attendre le mauvais temps. Ainsi se propage parmi les agriculteurs un sentiment qui s’oppose à la providence de la Nature et qui n’avait jamais été rencontré dans l’histoire de l’agriculture. Ils souhaitent non pas une bonne récolte, mais une mauvaise récolte, même si ce sentiment n’est pas exprimé. L’idéal pour l’agriculteur serait que ses propres champs bénéficient d’une bonne récolte et que ceux des autres souffrent d’une mauvaise récolte. En moi-même, j’ai senti naître cet « esprit du diable » : je me réjouissais secrètement d’apprendre qu’un typhon avait ravagé les exploitations d’autres régions.

8Aussi peut-on affirmer que la loi du marché est essentiellement la loi du malheur selon laquelle son propre bonheur n’est possible qu’en échange du malheur des autres. Théoriquement, la concurrence favorisée par la loi du marché aurait dû contribuer au progrès social. Or, cette loi a détruit l’esprit d’entraide et la culture traditionnelle, valeurs qui sous-tendaient le milieu rural, et a altéré, les uns après les autres, les beaux paysages des villages agricoles.

9Dans les sphères qui ont affaire avec la vie, comme l’agriculture ou la nature, il doit y avoir d’autres principes que ceux du marché. Notre univers doit reposer sur un relation alternative dans lequel mon bonheur sera partagé avec les autres et que le bonheur des autres me reviendra comme mon propre bonheur. Dans l’univers de la nature, cette relation est appelée « symbiose ». Réaliser cette symbiose dans l’agriculture, voilà ce que vise le Teikei, un nouveau rapport entre les producteurs et les consommateurs.

10De même que dans l’agriculture biologique, les produits agricoles sont cultivés suivant les lois de la nature, sans recourir ni aux pesticides ni aux engrais chimiques, de même leur distribution doit se baser sur ce rapport de symbiose qu’est le Teikei.

Le Teikei : « la loi du bonheur »

11La loi du marché a enlevé aux agriculteurs leur droit de fixer les prix. à cause de la loi du marché les agriculteurs sont dépossédés de leur autonomie, de leur mode de vie, voire de leur culture. Pour en sortir, il faut construire un autre monde, un autre rapport humain.

12La vision du monde du Teikei correspond à cette nouvelle relation. En japonais, le mot teikei signifie : « 1. S’entraider, en se prêtant la main. 2. Réaliser des projets en collaboration. » Le Teikei dans l’agriculture biologique a pour projet justement que les producteurs et les consommateurs s’entraident pour réaliser des projets communs, c’est-à-dire pour mieux vivre ensemble.

13La loi du marché tend à fixer les prix des produits de l’agriculture individuellement sans prendre en compte ni la variété de l’assortiment, ni la saison. Alors que, sous le système Teikei, les légumes sont traités globalement suivant la saison, comme un panier de légumes de dix sortes différentes. De plus, les prix sont fixés non pas selon l’état de la récolte de tel ou tel moment de l’année, mais sur une longue période, au moins sur plus d’un an. Avec le système Teikei, les prix des produits agricoles resteront donc stables.

14Certes, cette méthode donne lieu à des situations à certains moments de l’année où les légumes distribués par le marché sont plus chers ou moins chers que les légumes du Teikei, si on ne s’intéresse qu’aux prix. Mais chercher à comparer le prix momentané de chaque légume n’a pas de sens, quoique ce type de comparaison soit assez courante chez de nombreux personnes.

15Par ailleurs il faut noter que, puisque sur le marché, comme on vient de le voir, les prix des légumes baissent lors d’une bonne récolte et grimpent lors d’une mauvaise récolte, les agriculteurs en viennent à espérer une mauvaise récolte. C’est un esprit contre nature. Et c’est cet esprit qui propage « la loi du malheur » selon laquelle on souhaite le malheur des autres afin d’en tirer profit.

16En revanche, avec le système Teikei, indépendamment de l’état de la récolte, les prix sont constants par principe. En outre, en agriculture biologique, les fluctuations des récoltes sont relativement faibles, mais cela n’empêche pas qu’il y ait parfois de bonnes récoltes et parfois de mauvaises récoltes. Pour en revenir au panier de légumes variés, lors d’une bonne récolte, les consommateurs sont contents eux aussi parce que leur panier est rempli de beaux produits de bonne qualité. En revanche lors d’une mauvaise récolte, les consommateurs sont tristes eux aussi parce qu’ils ne peuvent trouver dans leur panier qu’une petite quantité de légumes de moindre qualité.

17Se réjouir d’une bonne récolte et se plaindre d’une mauvaise récolte sont des sentiments naturels chez les agriculteurs. Dans le monde du Teikei, les producteurs et les consommateurs peuvent partager les mêmes sentiments, à savoir la joie d’une bonne récolte et la tristesse d’une mauvaise récolte. Ainsi s’instaure une chaîne de bonheurs : son propre bonheur s’articule avec celui des autres. C’est là « la loi du bonheur » qu’apporte le Teikei.

Les produits issus de l’agriculture biologique ne sont pas des « produits agricoles à valeur ajoutée »

18On dit souvent que les produits issus de l’agriculture biologique sont chers. Effectivement, dans les magasins, ils sont vendus à des prix élevés. Et cela constitue une aubaine pour les maisons de commerce, qui ne la laissent évidemment pas échapper. Celles-ci font valoir les produits biologiques comme des marchandises distinctives qui se veulent différentes des produits conventionnels. Le système de la labellisation « BIO-JAS » sur les produits issus de l’agriculture biologique a été instauré dans ce contexte.

19Si les produits biologiques sont vendus chers dans la société régie par le marché, c’est d’abord parce que leur offre reste minime et qu’ils ont une valeur ajoutée par rapport aux autres, telle qu’ils sont délicieux et bons pour la santé. On invoque souvent cette idée de valeur ajoutée pour justifier d’une façon simple, les prix des produits biologiques, mais à mon avis, c’est une erreur fondamentale.

20Si la quantité de production des produits biologiques reste limitée, c’est qu’elle dépend de la rareté. Selon l’économie de marché, c’est cette rareté qui est mise en valeur, mais dans ces conditions, les produits biologiques ne deviennent que l’apanage d’une poignée de nantis.

21Il est certain que les produits biologiques ont du goût et sont meilleurs pour la santé. Mais à l’origine, n’importe quel produit agricole devrait l’être. Ce n’est pas une valeur nouvellement ajoutée. Ce sont les produits de l’agriculture conventionnelle qui ont perdu de cette valeur primordiale.

22D’autre part, parallèlement à ce concept de produits à valeur ajoutée, il y a le fait que les produits biologiques soient devenus, pour ainsi dire, « des produits de marque ». Il s’agit de labelliser certaines régions ou des producteurs particuliers, en vue de vendre plus cher leurs marchandises. Cette méthode est sans doute efficace pour redynamiser l’économie locale, mais elle ne convient pas à l’agriculture biologique, car celle-ci n’est réservée ni à des régions ni à des producteurs particuliers.

23D’ailleurs, la valorisation des produits biologiques par les concepts de « rareté », de « valeur ajoutée » et de « produits de marque » ne tiendra plus avec l’augmentation de la production de produits biologiques et le développement de l’agriculture biologique.

24L’agriculture biologique doit viser à ce que tout le monde puisse manger quotidiennement des produits biologiques de sa région, et cet objectif ne rejoint pas la conquête de la « rareté », de la « valeur ajoutée » et de la « labellisation ».

La « valeur » des produits biologiques ?

25Les prix des produits agricoles sont fixés instantanément sur le marché de gros. Mais la « valeur » des produits agricoles qui sert de base au calcul des prix correspond à la somme des coûts de production majorée du profit. Les coûts de production se composent des frais de terrain, de matériaux, d’amortissement, de mains d’œuvre, etc. Ces coûts augmentent lorsque la culture nécessite une installation comme une serre.

26À ce propos, si on applique cette méthode de calcul aux produits biologiques pour obtenir les coûts de production, il apparaît un paradoxe. Dans l’agriculture conventionnelle, il faut des achats de consommations intermédiaires comme les pesticides et les engrais chimiques, tandis que dans l’agriculture biologique, ce genre de frais diminue. Les prix des produits biologiques sont cependant élevés, phénomène dont on attribue d’habitude la cause aux coûts élevés de la main d’œuvre. Certes, l’agriculture biologique demande plus de soins, ce qui augmente les coûts de main d’œuvre. Mais, si grâce à l’avancée des études sur l’agriculture biologique, on arrive à produire avec moins de main d’œuvre, ou si l’on pense à la méthode agricole qui exige très peu d’intervention humaine telle que l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka, les coûts élevés de main d’œuvre ne constitueront plus une raison valable pour expliquer les prix élevés. En effet, parmi les producteurs qui pratiquent l’agriculture biologique, il y en a qui réussissent à réaliser une grande productivité avec peu de main d’œuvre. Avec les progrès techniques de l’agriculture biologique, les produits issus de cette méthode acquièrent plus de valeur. Or, dans la société régie par le marché, paradoxalement, cette valeur ne se reflète pas correctement dans les prix.

27La cause fondamentale de ce paradoxe tient à ce que dans les prix des produits agricoles ne sont compris que les frais du travail humain. Autrement dit, on ne tient pas compte de l’intervention de la nature, laquelle est indispensable pour l’agriculture. Les produits agricoles peuvent grandir grâce à l’intervention de la nature telle que l’air, l’eau ou la lumière du soleil d’une part, et d’autre part, grâce à l’intervention, qu’on pourrait même appeler le travail, d’êtres vivants dans la nature tels que des micro-organismes, des insectes ou des oiseaux.

28Si les êtres humains essayent d’accomplir toutes ces tâches dans un espace coupé de la nature, il faudra des coûts considérables. L’argent qui correspond à ces coûts est non seulement ignoré, mais encore utilisé gratuitement pour la production. De surcroît, l’agriculture conventionnelle procède de telle façon qu’elle détruit l’intervention de la nature.

29L’agriculture biologique est la méthode qui permet le mieux aux hommes de vivre en symbiose avec la nature, mais l’intervention de la nature, sur laquelle repose l’agriculture biologique, n’est pas valorisée à juste titre, alors qu’elle joue un rôle inestimable pour les êtres humains.

30Ivan Illich, penseur social, a dénommé les tâches ménagères sur laquelle se fonde notre société « le travail fantôme » (shadow work), travail qui n’est pas apprécié comme il serait juste de le faire. On peut dire que le travail des êtres vivants dans la nature est aussi un « travail fantôme ». Dans les champs d’agriculture biologique, la vie des produits agricoles repose sur les activités d’un grand nombre de micro-organismes, d’insectes et d’oiseaux qui y habitent. Le travail de ces êtres vivants n’est pas récompensé, mais c’est un travail essentiel pour la culture des légumes et du riz biologiques.

31Enfin, nul ne contestera l’idée qu’on juge correctement le travail des êtres vivants en reconnaissant ce travail comme des frais nécessaires et en dépensant ces frais pour la survie de ces êtres vivants dans la nature.

De l’argent qui sert à « couper » à l’argent qui sert à « nouer »

32Suivant la manière dont l’homme comprend ce qu’est l’agriculture, ce qu’est la circulation des produits, les produits agricoles grandissent différemment, présentent des qualités différentes. Ils sont distribués dans des circuits différents, sont cuisinés d’une façon différente. C’est ainsi que varie la manière de vivre de chacun. Cela signifie que l’économie et la société peuvent être transformées selon la manière d’être de l’agriculture.

33L’agriculture conventionnelle, qui ne considère les produits agricoles que comme des « marchandises pour gagner de l’argent », tend à ce que de grands exploitants cultivent chacun un seul produit en grande quantité pour réduire les coûts. Mais le défaut fatal de ce procédé réside dans le fait qu’il n’est pas durable. C’est la terre, base de l’agriculture, qui sera détruite par l’apparition massive d’insectes nuisibles, par les mauvais effets de la monoculture et enfin par l’érosion des sols. Ensuite on se trouvera confronté à un dilemme : plus on produit, plus le prix baisse sur le marché. La baisse des prix entraîne une baisse de qualité, ce qui déclenche encore une baisse de prix. On sombrera ainsi dans un engrenage négatif.

34L’agriculture biologique, quant à elle, considère les produits agricoles non pas comme des marchandises, mais comme des « aliments qui relient les hommes à la vie ». Les consommateurs n’« achètent » pas des légumes et du riz, mais ils les reçoivent comme des « soutiens au maintien de la vie ». Ces « soutiens au maintien de la vie » sont livrés à domicile, par exemple, sous la forme d’un panier de légumes variés. Celui-ci est rempli de plusieurs sortes de légumes de saison.

35Ce qui détermine les espèces à cultiver et la taille des légumes, c’est la nature, c’est-à-dire le ciel et la terre. On n’essaie pas de cultiver des légumes hors saison, on ne cherche pas à les faire pousser en taille anormale, car seuls les légumes adéquats sont profitables pour le corps humain. Les consommateurs qui ont reçu des « soutiens au maintien de la vie » les renvoient sous forme d’argent ou de travail. Voilà le rapport du Teikei comme entraide pour la vie.

36L’échange d’argent selon le système du Teikei a un caractère radicalement différent de celui que possède la « vente » de produits dans l’économie de marché. Dans le cas de la « vente », les consommateurs dépensent de l’argent pour acheter les légumes qu’ils veulent dans un magasin ou chez un producteur. C’est alors que s’établit un rapport sous la forme du contrat d’achat. Ce contrat disparaît quand les consommateurs payent. S’ils ne payent pas, ils contractent une dette envers le magasin ou le producteur. Sans dénouer cette relation de dette, ils ne peuvent plus acheter de légumes. C’est dire que l’argent sert pour couper le lien avec le magasin ou le producteur. Après avoir coupé le lien, les consommateurs passent un nouveau contrat d’achat avec un autre magasin ou un autre producteur.

37Cela peut paraître comme une liberté, mais à chaque fois il faut choisir des légumes dont on ne connaît pas les producteurs. On demeure dans un état isolé. C’est un acte téméraire et préoccupant que d’acheter des légumes dont on ne sait pas par qui, où et comment ils ont été cultivés.

38Entre l’« achat-vente » et le Teikei, les produits issus de l’agriculture biologique ne représentent pas le même intérêt. Le but de l’« achat-vente » réside dans la recherche du profit, tandis que le Teikei a pour objet de transmettre la vie. Par conséquent, l’argent que dépensent les consommateurs ne joue pas le même rôle. Dans l’« achat-vente », les consommateurs payent afin de mettre un terme au rapport. Dans le système Teikei, l’argent sert à entretenir des rapports de la même manière que celle d’un versement de cotisations à une association dont l’objectif est de vivre ensemble en s’entraidant.

Le Teikei comme l’Économie au cœur de la vie

39Dans la société de consommation, on dit souvent que le consommateurs est roi. Dans la société régie par le marché, toutes sortes d’objets sont fabriqués à la demande des consommateurs pour satisfaire leurs désirs. Parmi ces objets, il y en a qu’on peut même qualifier de « caprice du roi », comme des tomates ou des fraises en plein hiver. Les consommateurs-rois se procurent tout ce qu’ils veulent à travers le monde entier, en faisant appel au pouvoir qui s’appelle l’argent. En effet, ils croient que c’est là la richesse. L’économie de marché a ainsi transformé les consommateurs en des rois armés d’argent. Les producteurs sont également pris dans l’illusion que les bons producteurs se doivent de satisfaire les désirs capricieux des consommateurs-rois.

40Quant au système Teikei, les consommateurs ne sont pas pris pour des rois. Les consommateurs et les producteurs sont égaux dans le système Teikei. Ils entretiennent un rapport d’égalité et en même temps, ils sont autonomes. Ce rapport est proche de la relation d’amitié. (On parle aussi de lien de parenté mais le rapport de parenté n’est pas toujours un rapport d’égalité.)

41L’échange de produits sous le système Teikei ressemble donc à celui de cadeaux entre amis. Les producteurs envoient avec soin les meilleurs légumes de saison aux consommateurs. Ces derniers conçoivent des menus en rapport avec la saison, répondant ainsi aux attentions des producteurs qui sont leurs amis. L’argent est donné non pas comme le prix des légumes mais comme un remerciement. Les consommateurs peuvent aussi payer par avance les producteurs sous une forme de type cotisation. Dans ce cas-là, ce sont les producteurs qui remercient les consommateurs, en leur envoyant des produits biologiques, parce que les consommateurs soutiennent les activités de la nature et les activités agricoles.

42L’échange de produits et d’argent dans le système Teikei n’est pas une vente. Les produits biologiques du Teikei n’ont pas de prix, car les produits biologiques sont la vie elle-même. On ne peut pas donner un prix à la vie.

43Sous le système Teikei, l’argent que paient les consommateurs est l’argent qui sert à soutenir les producteurs et à garder des liens avec eux. Ce que contient cet argent est le cœur des consommateurs qui cherchent à vivre en symbiose avec la nature à travers les activités de l’agriculture biologique.

44À l’origine, l’agriculture consistait à relier les hommes aux produits de la terre et à entretenir la relation entre les hommes qui vivent à travers la vie de ces produits. Or, ces relations ont été abandonnées au profit de la modernisation de l’agriculture et on a poursuivi la production de marchandises inorganiques pour en tirer des bénéfices tout en croyant que c’était ce qu’il fallait faire pour le progrès de l’agriculture. L’agriculture a été ainsi dénaturée et on assiste aujourd’hui à une situation critique qui risque de compromettre l’existence de l’être humain, comme l’introduction de la technologie avec les organismes génétiquement modifiés.

45J’entends dire que parmi les entreprises qui produisent des marchandises inorganiques et qui se consacrent entièrement à la recherche du profit, celles bonnes et durables ne sont pas dénuées d’une relation fraternelle entre les hommes.

46Je pense que l’agriculture biologique est une action, une réflexion et une façon de vivre (une philosophie) pour construire un monde heureux où on vit ensemble en paix, par la réhabilitation de l’esprit Teikei, une relation entre les hommes et la nature et entre les hommes, qui est au fondement originel de l’agriculture.