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Du Teikei aux AMAP

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Hiroko Amemiya

Deuxième partie. Analyses de structurations nouvelles en France

En Languedoc-Roussillon, émergence de solidarités nouvelles entre agriculteurs

Yuna Chiffoleau

Texte intégral

  • 1 Dans le chapitre 11 de Annie Dufour, Cécile Bernard et Aurélie Dumont.
  • 2 Dans le chapitre 12 de Bernard Mondy et Jean Louis Vincq.

1Avec le Languedoc-Roussillon nous restons dans la France du Sud et nous allons aborder des modalités différentes de coopération ou de solidarités entre agriculteurs que celles dont on a retracé précédemment l’expérience, au travers essentiellement de structures de point de vente collectifs, en Rhône-Alpes1 ou en Midi-Pyrénées2. L’objectif de ce chapitre est de montrer en quoi, et à quelles conditions, les circuits courts et l’organisation qu’ils supposent en amont peuvent permettre de renouveler les liens entre les producteurs au service de nouveaux partenariats pour le développement durable. C’est là une analyse de structuration nouvelle qui complète les précédentes et qui s’éloigne des approches les plus fréquentes centrées sur le lien producteur-consommateur (Holloway et al., 2007). Nous allons étudier les dynamiques d’échange et de collaboration que ces circuits créent ou renouvellent entre les producteurs. Le terrain sur lequel porte l’analyse est celui du Languedoc-Roussillon. Croisant les outils de la sociologie des réseaux, de l’innovation et des organisations, nous les appliquons à l’examen dans cette région, et dans la durée, de différents circuits courts impliquant plusieurs producteurs : marché de plein vent, point de vente collectif, opération « Fermes ouvertes »…

2Dans une première section, nous exposerons nos hypothèses et notre cadre de travail, amenant à proposer une approche relationnelle de l’exclusion et de la solidarité dans un contexte où la coopération agricole semble affaiblie. Dans une deuxième section, nous rendrons compte de l’évolution des liens entre les producteurs dans le cadre de ces circuits, en insistant sur l’enjeu d’une évolution des liens « politiques » en relations de coopération technique, favorables à une participation critique. Il s’agira en effet de montrer comment, dans ces circuits, chacun et notamment les acteurs « exclus » peuvent participer en se révélant ad hoc comme « experts » auprès de leurs pairs. Notre réflexion pourra alors dans une troisième section montrer comment s’ouvrent ainsi les enjeux associés au développement de solidarités élargies à partir des circuits courts en agriculture, et la possibilité, dans un contexte d’incertitudes et d’opportunités, de repenser l’agriculture et ses acteurs au cœur d’un projet de société renouvelé, en France comme au Japon.

Repenser la solidarité dans un contexte de coopération agricole a priori affaiblie

Fragilisation de l’agriculture et déclin de la coopération

3La France a perdu 60 % de ses fermes entre 1990 et 2003 (Chatellier, Delame, 2007) et le phénomène se poursuit : 100 000 exploitations en moins sont prévues entre 2006 et 2015 (Lefebvre, 2006). Nombreuses sont les communes où les agriculteurs sont aujourd’hui minoritaires et la dispersion des producteurs sur le territoire limite leurs possibilités d’échanges avec leurs collègues. Le revenu agricole est lui aussi en constante diminution depuis le début des années 1990, surtout dans certaines régions comme le Languedoc-Roussillon (Juin, 2003) : pour compenser, les agriculteurs ont souvent agrandi leurs exploitations, sans augmenter la main d’œuvre, ce qui limite le temps disponible pour échanger avec d’autres. Par ailleurs, la perte de confiance et le discrédit envers l’agriculture et ses acteurs depuis les crises sanitaires (Joly, Paradeise, 2003) ont conduit beaucoup de producteurs à se replier sur eux-mêmes, à délaisser les formes de coopération traditionnelles, que certains accusent d’ailleurs d’avoir contribué à la crise en anticipant insuffisamment les évolutions des marchés. Plus largement, les coopératives agricoles font l’objet de nombreuses critiques car en s’agrandissant pour faire face au contexte économique, elles ont perdu leur « rôle social » sans pour autant toujours faire preuve d’efficacité (Touzard, Draperi, 2005). Les jeunes y adhèrent désormais souvent par défaut. Le contact direct avec les consommateurs devient en effet plus motivant, à la fois économiquement et socialement, d’autant que la demande se renforce (Dubuisson-Quellier, Lamine, 2004). Maîtriser le produit d’un bout à l’autre de la chaîne, faire reconnaître et valoriser sa qualité : la vente directe et plus largement les circuits courts, mobilisant au plus un intermédiaire entre producteurs et consommateurs, offrent de nouvelles perspectives à une population agricole fragilisée, en particulier aux porteurs de projets « alternatifs » (agriculture fermière, biologique…) peu ou pas reconnus par les filières longues (Amemiya, 2007). Toutefois, en projetant les agriculteurs dans une relation privilégiée, voire exclusive avec les consommateurs, les circuits courts ne risquent-ils pas de renforcer la diminution des liens entre producteurs ? L’échange d’expériences entre pairs reste en effet essentiel au développement et à la maîtrise de ces circuits pour beaucoup innovants, souvent basés sur des systèmes de production supposant de nombreux changements techniques et organisationnels (Goodman, 2003). Par ailleurs, les circuits courts ne risquent-ils pas de profiter aux producteurs les mieux dotés en ressources et finalement d’exclure les « petits producteurs » auxquels ils sont a priori destinés ? Contribuer à ce débat nous amène à préciser de quelle façon nous envisageons les termes de référence mobilisés ici.

Une approche relationnelle de l’exclusion et de la solidarité

4L’enjeu n’est pas ici de proposer une revue complète des notions d’exclusion et de solidarité, mais de nous appuyer sur les apports de la sociologie des réseaux pour construire un cadre pertinent pour analyser les marchés et en particulier les circuits courts. Pour dépasser une notion polysémique et politisée, des sociologues ont en effet proposé de considérer l’« exclusion » non pas comme un état en soi mais comme un processus, à même de toucher n’importe qui et relevant d’une rupture de liens sociaux. Leurs travaux les ont amenés à distinguer plusieurs types de ruptures possibles : avec le monde du travail, avec la sphère privée, avec les institutions (Autès, 2007). La sociologie des réseaux permet alors plus largement de considérer les acteurs exclus non pas comme des catégories définies a priori, mais comme des « profils relationnels » (Degenne, Forsé, 1994) spécifiques au sein de systèmes sociaux. Ces profils exclus sont contingents aux situations et marqués par la faiblesse ou l’absence de liens avec les autres membres du système. Dans une perspective à la fois professionnelle et sociale, la « solidarité » peut s’entendre alors comme le développement, par les uns, de relations de travail et de soutien en direction des acteurs au profil d’exclu. Dans un questionnement autour d’un renouvellement des solidarités, ce qui intéresse l’analyste, ce n’est ainsi pas tant le renforcement du sentiment humaniste, de l’obligation morale d’assistance envers les autres que la création effective de liens qui, motivés ou non par un sentiment moral, rompent l’isolement et contribuent à former un système d’interdépendance entre individus autour d’un intérêt qui devient commun.

5Sur cette base, les circuits courts de commercialisation peuvent être étudiés sous un nouvel angle : au delà des apparences, en quoi et à quelles conditions peuvent-ils renforcer les liens entre producteurs et en particulier, réduire les exclusions et renouveler les solidarités ?

Les circuits courts à l’épreuve d’une analyse relationnelle des solidarités

Matériel et méthode de travail

  • 3 « Compétences, Réseaux, Observatoire, Communication pour soutenir l’agriculture locale par des rés (...)

6Notre analyse a été menée au sein d’un projet de développement en Languedoc-Roussillon, CROC3, visant à soutenir l’agriculture locale par des réseaux de proximité, ainsi qu’à lutter contre les inégalités sociales et réduire les discriminations, dans le cadre du dispositif Equal financé par le Fonds Social Européen. Au sein de ce projet, les circuits courts de commercialisation ont formé des objets d’étude privilégiés, en particulier les circuits collectifs impliquant plusieurs producteurs (Chaffotte, Chiffoleau, 2007) : dans un contexte de coopération agricole apparemment affaiblie, il nous semblait intéressant d’explorer la capacité de ces circuits collectifs à recréer des liens entre pairs et en particulier, à intégrer les populations les plus fragiles.

  • 4 Réseaux soutenus respectivement par les Fédérations des CIVAM (Centres d’initiatives pour la valor (...)
  • 5 Dans le cadre du projet PSDR Coxinel soutenu par la région Languedoc-Roussillon, cf. http://www.ps (...)

7Toutefois, de façon à analyser ces systèmes sans a priori positif, nous nous sommes basés sur une analyse longitudinale des relations entre producteurs au sein de différents circuits contrastés, de par leur nature, taille et ancienneté. Plusieurs marchés, boutiques ou réseaux à vocation marchande (opération « Fermes ouvertes », réseau Bienvenue à la Ferme4…) associant des producteurs font ainsi l’objet d’un suivi depuis 20055 : la démarche consiste à analyser, à intervalles réguliers, les différents types de liens développés entre les producteurs associés au collectif et à comparer ces liens aux réseaux qui existaient auparavant. L’enjeu est notamment de confronter les réseaux actuels à ceux activés avant l’insertion des producteurs dans le système de vente. Dans le cadre d’une interview en face à face, chaque producteur associé au collectif est ainsi invité à préciser le type de lien qu’il entretient (entretenait) avec les autres membres du collectif. Nos travaux précédents sur la coopération et l’innovation en agriculture nous ont amenés à distinguer différents types de liens, à même d’influencer les dynamiques individuelles et collectives : dialogue professionnel, coopération, échange de conseil, lien politique, amitié (Chiffoleau, 2005). Les producteurs interviewés sont donc invités à préciser leurs différents interlocuteurs pour chaque nature de lien et les données sont ajustées par triangulation et observation.

Du partage d’idées au développement de l’amitié et de la coopération

8Le développement de circuits courts impliquant plusieurs producteurs (marché, boutique en particulier) apparaît, dans les cas que nous avons étudiés, fortement lié à l’existence de relations préalables entre certains, qui permettent l’échange et la convergence des points de vue sur la nature et l’objectif du circuit à développer. Ces liens sont donc aussi parfois des liens syndicaux, à dimension militante pour certains. Toutefois, dans le cas des collectifs qui perdurent, cette dimension « politique » s’atténue ou plutôt se transforme au fur et à mesure que le circuit se construit. De plus, au delà du lien fondateur formé par le partage d’idées ou d’objectif, d’autres types de relations sont amenés à se créer ou à se renforcer, en particulier des liens de coopération et d’amitié qui contribuent à stabiliser le collectif mais ne se superposent pas forcément entre eux. Nos analyses montrent que ces liens croisent les générations et les territoires et permettent l’intégration de populations exclues.

9Pour mieux appréhender ces résultats, prenons l’exemple d’un marché de producteurs de l’Hérault que nous avons étudié : ce marché est né de deux groupes de producteurs qui avaient développé des liens entre eux en se fréquentant sur un même marché ou en tant que voisins d’habitation. Ces liens n’étaient toutefois pas seulement des liens de voisinage, ils étaient, d’après leur dires, soutenus par le partage de valeurs communes sur le type d’agriculture et de marché « qui convient » (Thévenot, 1990) : dans ce cas, il s’agit d’un marché de producteurs fermiers uniquement, interdit aux revendeurs et dont l’objectif est de défendre le métier de producteur. Au fur et à mesure que le marché s’est développé et que des producteurs s’y sont insérés, des relations de dialogue professionnel, de coopération et d’amitié se sont créées, entre des producteurs qui parfois se connaissaient pas ou peu, et ce, indépendamment de leur âge, localité d’origine ou ancienneté sur le marché (cf. tableau 12-1). D’après les producteurs eux-mêmes, c’est la rencontre régulière au sein du collectif de vente où chacun s’expose, montre ce qu’il fait, en matière de qualité et de valorisation des produits notamment, qui génère à la fois une confiance en soi et dans les autres favorable à la coopération. Cette coopération prend des formes très différentes, de l’échange de fichiers clients à la création d’un nouveau point de vente collectif, en passant par la vente ou la transformation des produits d’un autre. La figure 12 permet de visualiser l’évolution des relations de coopération entre les producteurs aujourd’hui membres du marché, depuis leur insertion dans le système de vente. Plusieurs noyaux de coopération se sont formés : les producteurs 2, 17 et 29, par exemple, échangent paille contre fumier biologique, dans un contexte régional où les intrants pour l’AB sont rares et chers. Le producteur 6, petit producteur pluriactif récemment installé, très en demande d’échange de travail et de matériel avant son insertion dans le marché, se retrouve aujourd’hui au cœur d’un groupe territorial qui mutualise son offre de produits pour fournir la cantine du village : sa femme y travaille, il a ainsi servi de relais et son activité de logisticien du spectacle, qui ne lui permet pas de vivre, lui a donné en revanche la capacité d’organiser des groupes. À l’inverse, l’acteur 13 a été écarté de certaines relations de coopération car à l’épreuve du marché régulier, il s’est révélé pratiquer un peu de revente, tolérée néanmoins car le groupe a besoin de sa capacité à dialoguer facilement avec tous. Plus largement, et ce même si en enquête les producteurs admettent difficilement demander des conseils aux autres, la discussion autour des relations de dialogue professionnel a permis de faire ressortir des échanges de compétences au cœur d’une véritable intégration de profils relationnels auparavant exclus.

Intégration par les compétences et dynamique d’irréversibilisation

10Nos analyses à l’échelle de différents circuits courts collectifs amènent au même type de résultats, même si les collectifs n’existent plus aujourd’hui ou n’ont pas généré autant de nouveaux liens que le marché de producteurs décrit ici. Tout d’abord, ces circuits permettent la connaissance et la reconnaissance des compétences respectives de chacun et à ce titre, facilitent l’intégration de populations auparavant fragilisées par leur manque de liens avec leurs collègues. C’est le cas pour des plus jeunes, des pluriactifs ou des petits producteurs néo-ruraux, qui de par leur formation, autre ou ancien métier, révèlent par exemple des compétences en matière d’organisation (cf. producteur 6 du marché décrit ci-dessus) ou de communication qui peuvent profiter au collectif et à chacun pour renforcer la promotion des systèmes de vente. D’autres se révèlent bien meilleurs que leurs collègues au niveau de la gestion d’une gamme à la fois conséquente en volume et variée, ce qui, concrètement, est rendu visible à travers la participation au marché ou à la boutique et suscite l’évaluation par les pairs : ce sont souvent des maraîchers très professionnalisés de par une longue pratique en circuit long supposant une gestion serrée des calendriers de semis et récolte, et qui ont su diversifier leur gamme pour vendre en circuit court avec la même rigueur. Auparavant peu liés avec les autres voire marginalisés car « trop néo » ou « trop conventionnels », ces acteurs sont souvent intégrés au départ dans le collectif par intérêt, pour compléter la gamme ou remplacer des départs, mais aussi parfois par humanisme ou obligation morale vis à vis d’acteurs plus faibles, ce qui témoigne alors d’un sentiment de « solidarité » de la part de ceux « qui s’en sont sortis ». Surtout, une fois acceptés, ces acteurs bénéficient d’un cadre d’action qui leur permet d’exprimer leurs capacités, de les rendre visibles, de donner des conseils aux autres et ainsi développer de nouveaux liens, qui à la fois fondent leur réelle intégration et contribuent à construire la « communauté de destins » qui transforme le collectif en système « solidaire ». Dans la figure 12-1 qui montre l’évolution des relations de coopération entre les producteurs du marché décrit précédemment, c’est le cas des producteurs numérotés 14 et 27 par exemple, respectivement petite productrice de volailles fermières « très douée pour présenter joliment les étals » et « gros » maraîcher auparavant spécialisé dans l’expédition. Les circuits courts et l’organisation qu’ils supposent en amont impliquent en effet de nombreuses innovations, à la fois techniques et organisationnelles, qu’il s’agit de coordonner au sein de systèmes d’activités complexes et évolutifs. Les organismes d’appui à l’agriculture proposent encore peu de conseils adaptés à leur mise en œuvre et maîtrise, si bien que l’échange d’expériences, de conseils entre praticiens, mis en avant par de nombreux analystes des innovations en milieu professionnel (Darré, 1996 ; Wenger, 1998 ; Lazega, 2001), redevient une clé de progrès et de réussite. De plus, au vu des discours recueillis, ces échanges permettent aux individus d’être reconnus par et pour eux-mêmes et ainsi de renforcer leur identité dans une société hypermoderne où beaucoup manquent de repères et cherchent des liens dans lesquels en construire (Lipovetsky, Charles, 2004).

11Un deuxième type de conclusion se dégage des différents collectifs étudiés : d’après les enquêtés eux-mêmes, la progression et la stabilisation du réseau d’innovation (Callon, 1986) associé aux circuits courts apparaissent très liées à la capacité de ses acteurs à transformer leurs valeurs ou objectifs initiaux en dispositifs, règles et objets qui permettent de les affirmer, voire revendiquer, tout en les protégeant des dérives liées aux recherches de pouvoir personnel souvent exercées à travers les liens « politiques ». Dans le cas du marché de producteurs présenté précédemment, une charte a permis par exemple de poser le principe d’un marché réservé aux producteurs fermiers. De plus, le règlement intérieur a contribué à donner sens à l’objectif de rapprochement entre producteur et consommateur en instituant un mode de décision basé sur la représentation des consommateurs par un collège au poids égal à celui des producteurs. Les producteurs 25 et 33 se sont d’ailleurs beaucoup impliqués dans la matérialisation des idées en modes de fonctionnement concrets, ce qui peut expliquer leur position actuelle de médiateurs au sein du réseau de coopération (cf. figure 12-1). Dans d’autres systèmes étudiés, c’est au contraire l’incapacité à transformer les idéaux ou utopies en règles et modes de fonctionnement visibles et pouvant être appropriés par chacun qui, de l’avis de leurs acteurs eux-mêmes, est source de difficultés voire a fait péricliter le projet. Dans le langage de la sociologie des réseaux, les circuits courts forment ainsi des espaces qui révèlent non seulement le fort « encastrement » des pratiques économiques dans des relations sociales (Hinrichs, 2000) mais aussi la nécessité de leur « découplage », ou matérialisation, dans des dispositifs spécifiques ayant du sens pour les acteurs (Granovetter, 1985 ; White, 1992) et qui permettent l’irréversibilité du réseau d’innovation (Callon, 1998).

12Ces résultats amènent à proposer une analyse élargie et renouvelée des circuits courts, dépassant la vision souvent négative de système « alternatif » pour considérer au contraire des systèmes permettant de contribuer au développement durable, notamment dans sa dimension sociale, à travers l’activation de nouvelles solidarités.

Des circuits courts au développement d’une éthique par l’agriculture participative

L’intégration des exclus repensée comme « action positive »

13Les analyses montrent que les circuits courts impliquent de nouveaux besoins, techniques, organisationnels, révèlent aux individus leurs faiblesses, ce qui les encourage à échanger avec d’autres qui dans le même temps, montrent leurs capacités. Pour reprendre les termes de Durkheim, les circuits courts sont à la base de l’activation d’une « solidarité organique », à savoir du développement d’un système d’interdépendance basé sur la reconnaissance des complémentarités pour la mise en œuvre et la maîtrise de différentes activités (Durkheim, 1893). D’après les cas étudiés, cette dynamique est facilitée par les situations où les règles du jeu sont explicitées et reflètent le sens, la signification donnés à l’action : en plus d’affirmer les valeurs recherchées, une telle organisation favorise une « participation critique » permise à chacun non seulement par l’acquisition d’un niveau de connaissances suffisant pour être à même de décider mais aussi par la connaissance des enjeux associés aux décisions (Friedberg, 1988). Dans ce cadre, l’intégration de profils exclus, ayant auparavant peu ou pas de liens avec les autres mais se révélant experts dans ces nouvelles situations, peut s’appréhender en tant qu’« action positive » motivée par une éthique de responsabilité (Weber, 1919) analysant la diversité comme vecteur de durabilité (en ce sens, inspirée de l’« affirmative action » développée aux États-Unis), plutôt que de l’appréhender en termes de discrimination positive ne relevant que d’une éthique de conviction (Keslassy, 2004).

14Dans d’autres cas étudiés que le marché, nos analyses montrent par exemple non pas une augmentation des liens entre producteurs à travers le développement du circuit mais une redistribution de ces liens qui auparavant en isolaient certains au profit d’une réparation plus équilibrée à l’échelle du groupe et basée sur l’échange de compétences spécifiques, révélées par le circuit et les besoins qu’il génère. La figure 12-2 illustre cette dynamique à l’échelle d’une opération « Fermes ouvertes », associant des agriculteurs pour l’organisation annuelle d’une journée commune d’accueil des consommateurs dans chacune de leurs fermes : à la différence du marché décrit ci-dessus, l’indicateur remarquable ici n’est pas la densification des liens mais la réduction de l’écart-type au sein du groupe en matière de nombre moyen de relations pour chacun. à temps disponible constant voire réduit par l’opération Fermes ouvertes, les producteurs ont parfois diminué leur nombre de liens mais surtout, d’après leurs dires, tous ont pu créer ou renforcer des liens de coopération qu’ils jugent « importants » pour la maîtrise de leur activité tandis que la répartition actuelle des liens facilite, toujours selon eux, le partage du sentiment d’appartenir à un « groupe » avec lequel « on se sent solidaire ».

L’agriculture participative au cœur d’une nouvelle éthique

15Sans aller trop loin ici dans la présentation de nouveaux cas, il nous semble important de conclure, à partir de nos travaux, que les circuits courts peuvent également être à l’origine d’une intégration élargie des profils exclus dépassant les simples catégories de producteur ou consommateur. Dans le cas d’un réseau de producteurs initié dans l’objectif d’une sélection participative de variétés adaptées à l’agriculture biologique devant permettre la création de filières courtes en blé dur, de nouveaux échanges ont par exemple pu être créés entre producteurs très contrastés, militants pour la biodiversité d’un côté, opportunistes soudainement motivés par l’agriculture biologique et les circuits courts de l’autre. En effet, l’objectif de renforcer une filière fragilisée par le manque de variétés et de débouchés alternatifs à la filière longue les a réunis et le dispositif de sélection participative mis en œuvre a permis la rencontre entre ces deux profils relationnels extrêmes qui s’excluaient mutuellement. Le dispositif a aussi permis d’enrichir les deux profils formés de producteurs par l’intégration de consommateurs, industriels, chercheurs, également inscrits dans des réseaux militants pour les uns, dans des alliances à vocation technique ou économique pour les autres. L’interdépendance construite entre les différents profils au sein du réseau multi-acteurs repose sur de nouvelles relations qui facilitent l’émergence d’une « communauté de destins » où les acteurs prennent conscience que leurs avenirs par rapport au blé dur et aux semences biologiques sont liés autour d’enjeux communs et nécessitent l’articulation des compétences et réseaux de chacun. Une telle « solidarité » permet aujourd’hui d’envisager la reconnaissance d’innovations techniques (création d’une variété de blé dur adaptée à l’agriculture biologique), organisationnelles (mise au point de procédés de transformation artisanale et développement de la vente directe), mais aussi institutionnelles puisque l’enjeu est d’inscrire les variétés issues de la sélection participative au catalogue des semences et des plants même si elles ne satisfont pas aux exigences de productivité habituellement requises (Chiffoleau, Desclaux, 2006). Le développement des circuits courts et l’organisation qu’ils suscitent en amont et aval, des sphères techniques aux sphères politiques, émergent ainsi comme les vecteurs de la construction et du partage d’une nouvelle « éthique », entendue comme « la visée d’une vie bonne, avec autrui, dans des institutions justes » (Ricœur, 1990).

Conclusion

16Souvent encore réduits à des processus économiques marginaux, notamment parce que implicitement associés aux seules AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), les circuits courts en agriculture représentent des systèmes à même de permettre l’intégration de populations exclues et l’exercice de nouvelles « solidarités ». Celles-ci ne sont plus subies, imposées par la morale, mais fondées sur la reconnaissance des spécificités de chacun, processus qui, dans le même temps, génère ou renforce le sentiment d’être lié aux autres au sein d’une « communauté de destins ». L’enjeu est toutefois que leur acteurs arrivent à transformer les valeurs et objectifs recherchés en dispositifs et règles de fonctionnement à la fois porteurs de sens et opérationnels, concrétisant et stabilisant le système d’interdépendance tout en le maintenant ouvert à la diversité. Beaucoup d’échanges et de travaux restent à développer, renforcer pour concevoir et partager de « nouveaux indicateurs de richesse » (Gadrey, Janet-Catrice, 2007) de façon à analyser ces circuits sans a priori positif ou négatif. L’enjeu est sans doute aussi d’étendre davantage encore les solidarités autour de ces circuits à d’autres types d’acteurs et de profils relationnels afin de les inscrire plus largement dans des projets de développement durable des territoires et des sociétés hypermodernes. Les dynamiques pionnières développées au Japon au sein de hameaux éco-citoyens, où l’agriculture et les circuits courts jouent un rôle à la fois structurant et fédérateur, semblent ainsi particulièrement intéressantes à confronter aux premiers essais et réflexions menés en France.

Nature des liens Période

Dialogue professionnel

Coopération

Amitié

Avant l’insertion des producteurs dans le marché

7 %

2 %

3 %

En 2008

78 %

5 %

11 %

Tableau 12-1 – Évolution de la densité des différents réseaux de relations entre producteurs membres d’un même marché en 2008 dans l’Hérault, avant leur insertion dans le marché et en 2008 (densité = nombre de relations existantes/nombre de relations possibles x 100).
Source : enquêtes INRA.

Figure 12-1 – Évolution des relations de coopération entre les producteurs membres d’un même marché en 2008, avant leur insertion dans le marché (à gauche) et en 2008 (à droite).
Source : enquêtes INRA.

17Chaque cercle numéroté désigne un producteur membre du marché en 2008, les flèches correspondent aux relations entre les producteurs selon le sens où elles ont été déclarées. La disposition des cercles et flèches sur le graphe n’a pas de rapport avec la localisation géographique des fermes des producteurs ni avec la position de ceux-ci sur le marché. Les différents tons de gris à gauche permettent de repérer les groupes coopérant plus fortement.

18La comparaison des deux graphes permet de montrer le changement de position des producteurs, notamment des acteurs numérotés 14 et 27, exclus à gauche et intégrés à droite.

Figure 12-2 – Évolution des relations (dialogue et coopération) entre les producteurs membres d’une opération « Fermes Ouvertes » départementale en 2008, avant leur insertion dans l’opération (à gauche) et en 2008 (à droite). Source : enquêtes FR CIVAM LR/INRA.

19Chaque cercle numéroté désigne un producteur membre de l’opération en 2008, les flèches correspondent aux relations entre les producteurs selon le sens où elles ont été déclarées. La disposition des cercles et flèches sur le graphe n’a pas de rapport avec la localisation géographique des fermes des producteurs.

20Contrairement au cas du marché décrit précédemment, la densité du réseau n’a pas augmenté mais les liens ont été redistribués au sein du groupe : cf. nouveaux liens entre les acteurs 2, 4, 6, 8.

Bibliographie

Éléments de bibliographie

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Wenger E., Communities of practice. Learning, meaning, and identity, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

White H. C., Identity and Control : A Structural Theory of Social Action, Princeton, Princeton University Press, 1992.

Notes

1 Dans le chapitre 11 de Annie Dufour, Cécile Bernard et Aurélie Dumont.

2 Dans le chapitre 12 de Bernard Mondy et Jean Louis Vincq.

3 « Compétences, Réseaux, Observatoire, Communication pour soutenir l’agriculture locale par des réseaux de proximité », projet européen coordonné par la FD CIVAM 34, http://www.equal-croc.eu.

4 Réseaux soutenus respectivement par les Fédérations des CIVAM (Centres d’initiatives pour la valorisation de l’agriculture et du milieu rural) et les Chambres d’agriculture, et appuyant les producteurs en vente directe dans l’organisation d’activités de promotion (publicité, accueil…).

5 Dans le cadre du projet PSDR Coxinel soutenu par la région Languedoc-Roussillon, cf. http://www.psdr-coxinel.fr.

Table des illustrations

Légende Figure 12-1 – Évolution des relations de coopération entre les producteurs membres d’un même marché en 2008, avant leur insertion dans le marché (à gauche) et en 2008 (à droite).Source : enquêtes INRA.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/53967/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 29k
Légende Figure 12-2 – Évolution des relations (dialogue et coopération) entre les producteurs membres d’une opération « Fermes Ouvertes » départementale en 2008, avant leur insertion dans l’opération (à gauche) et en 2008 (à droite). Source : enquêtes FR CIVAM LR/INRA.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/53967/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 33k

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