1Le système du Teikei a pris naissance dans les années soixante-dix au cours de la modernisation accélérée de la société japonaise. À l’occasion de la réforme agraire, juste après la défaite de la Seconde Guerre mondiale, puis avec l’introduction des progrès des techniques agricoles, l’agriculture japonaise s’est transformée radicalement en raison de la politique économique de l’état. Pourtant on va voir émerger un mouvement à la recherche d’une agriculture saine, partant de cette agriculture technico-chimique pour aller vers une agriculture soucieuse de l’environnement. Ce mouvement va de pair avec celui en faveur de la vente directe sous l’engagement dit « teikei ».

De la pénurie à l’augmentation de la production de denrées alimentaires (1945-1960)

La pénurie alimentaire et la réforme agraire

2L’agriculture japonaise a connu un grand tournant, il y a juste une soixantaine d’années, autour de l’année 1945. Le Japon a connu la défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, et la nourriture faisait terriblement défaut. Un très grand nombre de Japonais rentrèrent en provenance d’anciennes colonies et des champs de bataille. Durant la guerre, le terrain agricole n’avait quasiment pas été entretenu. De nombreuses villes étaient dévastées, il n’y avait plus de réserves de nourriture et la plupart des usines étaient sinistrées. Aussi un grand nombre de personnes sont-elles parties à la campagne pour se remettre à l’agriculture.

3Certes, la riziculture rapportait des revenus à l’époque, mais les gens s’y mettaient, avant tout, pour satisfaire leurs besoins. La plupart des paysans japonais cultivaient du riz et en remettaient une grande partie au gouvernement. Le riz était une denrée sous contrôle de l’État et la totalité de sa production était achetée par le gouvernement. Ce système (la loi sur le contrôle de l’alimentation de 1942 à 1995), qui avait été établi durant la Guerre, se fondait sur le principe de double prix : l’un pour garantir aux producteurs les coûts de production, et l’autre pour permettre aux consommateurs d’en acquérir sans tomber dans la gêne. Mais en réalité, les paysans ne touchaient pas des revenus importants et, dans des régions moins favorables pour la production de riz, les paysans devaient se nourrir eux-mêmes de pommes de terre et de diverses céréales.

4En 1950, le nombre de foyers agricoles a atteint son sommet de toute l’histoire du Japon, soit 6,17 millions de foyers. Le nombre de travailleurs agricoles a dépassé 16 millions de personnes, et la population des familles agricoles s’est élevée à environ 38 millions de personnes. C’est à ce moment-là que l’agriculture a connu sa place la plus importante de toute l’histoire du Japon.

5En effet, de 1945 à 1950, sous la direction du quartier général des forces alliées, a été menée une réforme agraire radicale. Celle-ci consistait à redistribuer des terrains agricoles. Les propriétaires qui louaient plus d’un hectare de terrain (trois hectares à Hokkaido) ont été contraints de les céder à l’État qui les a revendus, à des prix relativement bas, aux fermiers sans terre et aux petits exploitants agricoles pour stimuler la production. Ainsi, après la réforme agraire, les fermiers ou les tous petits exploitants, qui avaient été majoritaires avant la guerre, ont pratiquement disparu tout en devenant pour la plupart, des paysans propriétaires. L’inflation qui s’accélérait alors, a provoqué une baisse relative du prix de vente des terrains, ce qui a aidé les acquéreurs. Par ailleurs, les propriétaires et les exploitants qui possédaient plus de trois hectares de terre (douze hectares à Hokkaido) ont, en principe, disparu. Il en résulte que le système japonais du fermage qui avait régné depuis l’époque d’Edo jusqu’à l’après-guerre, a été effectivement démantelé.

6Une des caractéristiques de la société agricole japonaise après la réforme agraire, se trouve dans le fait qu’elle a été développée principalement par de petits exploitants autonomes (paysans qui possèdent leur propre terrain et qui l’entretiennent uniquement avec les membres de leur famille). En 1960, en moyenne, la superficie cultivée d’une famille agricole était de 0,88 hectares et le nombre de membres familiaux actifs, de 2,9 personnes.

7Quant au monde rural, les communautés rurales étaient composées, en moyenne, de 64 foyers, dont 61 % étaient des fermiers. À cette époque-là, plus de la moitié de la population japonaise vivait à la campagne et pour l’essentiel la population était paysanne.

8La réforme agraire a suscité chez les paysans japonais une forte conscience d’être les acteurs principaux de la production alimentaire du pays. En même temps, ils ont considéré le fermage dans lequel ils avaient été astreints jusqu’à la fin de Seconde Guerre mondiale comme « un système féodal » et pour franchir ce stade, ils ont fait appel au concept de « modernisation ». C’était aussi un concept fréquemment invoqué par des intellectuels de l’époque.

Les techniques scientifiques et la « modernisation » de l’agriculture

9Nombreux furent les paysans japonais qui cherchèrent à « moderniser » l’agriculture et pas seulement à travers la réforme agraire. Ainsi, le premier objectif fut la « modernisation » pour accroître le rendement de la production. Prenons à titre d’exemple le riz, nourriture principale des Japonais. De 1945 à 1965, d’une manière générale, la production de riz n’a pas été suffisante au Japon. Au début, il manquait environ quatre millions de tonnes de riz (soit un tiers de la quantité nécessaire), puis, entre un et deux millions de tonnes chaque année pour nourrir la population. La nourriture qui faisait défaut a été remplacée par l’aide américaine en blé et par l’importation de riz étranger. Afin de combler le déficit alimentaire et d’augmenter la production de riz, les paysans, le ministère de l’agriculture et les facultés d’agriculture se sont engagés à résoudre trois problèmes techniques.

10Le premier a été d’améliorer les variétés de riz, le second de mettre au point de nouveaux engrais, et le troisième d’éliminer les maladies des plantes et les insectes nuisibles. Cela signifiait que l’agriculture « moderne » allait l’emporter sur l’agriculture « traditionnelle ». Par exemple, pour l’amélioration des variétés de riz, il a été créé et enregistré 121 nouvelles variétés en quinze ans, de 1946 à 1960. On a mis au point des variétés résistantes au froid, à la maladie et aux insectes et dont le rendement était le principal critère de choix à prendre en compte.

11Quant aux engrais, on a délaissé les engrais organiques au profit d’engrais chimiques. L’agriculture traditionnelle datée de l’époque d’Edo utilisant les matières fécales s’est poursuivie jusqu’aux années 1950, mais les engrais organiques ont été petit à petit supplantés par les engrais chimiques. Le coût des engrais chimiques représentait une part importante dans les dépenses des foyers agricoles. Dans les années 1960, les compagnies d’engrais ont fabriqué et vendu de nombreuses sortes d’engrais chimiques. La récolte de riz par rapport à la surface cultivée a également augmenté.

12La création de nouvelles variétés de riz, l’utilisation d’engrais chimiques et le recours aux pesticides et aux produits chimiques ont considérablement amélioré le rendement du riz par unité de surface cultivée. En 1946, le rendement du riz était de 3 000 kilos par hectare. En 1960, il s’est élevé à 4 000 kilos et en 1984, il a atteint 5 000 kilos. De même, la récolte nationale de riz a augmenté, dépassant, chaque année, 12 millions de tonnes. La production de riz a atteint le niveau dont le pays a besoin pour sa consommation. La « modernisation » a ainsi augmenté la production agricole et, de ce fait, a réalisé également l’augmentation des revenus des paysans.

Le machinisme agricole

13Alors que le rendement du riz par unité de surface cultivée a augmenté dès les années 1950 l’augmentation de la production par rapport au temps de travail a commencé dans les années 1960. En effet, l’ensemble de la surface agricole cultivée avait alors atteint son apogée en dimension dans l’histoire du Japon. C’était aussi le début de la mécanisation des outils agricoles. La mécanisation commença par le motoculteur que l’homme utilisait pour labourer les champs en le poussant à pied. Le motoculteur remplaça les bœufs et les chevaux utilisés jusqu’alors à cette fin. Dès lors, le nombre d’animaux destinés aux travaux des champs diminua considérablement.

14Pour la riziculture la mécanisation était plus difficile que pour la culture du blé. En effet, la riziculture japonaise ne se fait pas par semis direct, mais par repiquage : on repique de jeunes pousses germées dans les pépinières, un à un à la main dans des rizières labourées et remplies d’eau. Il a fallu beaucoup de temps pour inventer une machine capable d’assumer une telle opération délicate. La première repiqueuse a vu le jour dans les années 1970, et la repiqueuse à quatre roues, dans les années 1980. Avec l’invention de la repiqueuse, il est devenu possible de recourir à des machines dans toutes les étapes de la riziculture.

15Quant aux tracteurs, on a introduit d’abord ceux venus de l’étranger en attendant que soient inventés et produits des tracteurs japonais. Néanmoins, les tracteurs étrangers étaient trop grands pour les rizières japonaises, et, en outre, leur prix était élevé. Ce fut seulement après les années 1980 qu’un exploitant moyen a pu avoir les ressources nécessaires à une acquisition individuelle. Jusqu’alors, avec l’aide du ministère de l’agriculture, les agriculteurs avaient organisé des coopératives pour l’utilisation commune de machines. Or le système du partage des machines n’a pas bien fonctionné, en raison du climat japonais et de la mentalité des fermiers. L’utilisation d’un tracteur est essentielle durant la période de labourage qui est une période de très courte durée. Aux moments les plus propices, tous les foyers agricoles se disputent les tracteurs. Si le labourage est retardé de deux semaines, cela influence la période de repiquage, celle de la récolte et, par conséquent, la quantité produite. La plupart des agriculteurs japonais n’ont pas apprécié ce système d’utilisation commune de machines en raison de la difficulté d’obtenir un accès au moment opportun. Ils se sont donc efforcés de posséder leur propre machine afin de pouvoir l’utiliser au moment où ils en ont besoin.

L’urbanisation et la « désagriculturation » du monde rural (1960-1980)

L’adoption de la loi fondamentale sur l’agriculture

16Des années 1960 aux années 1980, le Japon s’est transformé progressivement en une société industrialisée, et le monde rural a fourni de la main-d’œuvre aux grandes villes. La population agricole a diminué d’année en année. Pour la préparation des Jeux Olympiques qui se sont déroulés à Tokyo en 1964, on a construit de nouveaux axes routiers et de nouvelles lignes de chemin de fer avec le Shinkansen (TGV, train à grande vitesse japonais) faisant fonctionner de nombreux chantiers jusqu’à la veille des jeux. Les travailleurs saisonniers, issus du milieu rural, ont participé à l’aménagement de l’infrastructure japonaise. La plupart d’entre eux étaient des paysans. Pendant les saisons de travaux agricoles, ils s’occupaient dans leur village et, en hiver, quand ils étaient relativement libres, ils travaillaient sur des chantiers de construction de bâtiments ou de routes. Ces travailleurs saisonniers étaient appelés dekasegi – partis gagner de l’argent. Déjà avant 1960, les jeunes avaient commencé à partir travailler en ville. Appelés « œufs d’or », ces jeunes, qui venaient de sortir du collège ou du lycée, ont quitté l’agriculture pour travailler dans l’industrie ou dans le commerce.

17Les années 1960 ont été une époque charnière pour l’agriculture japonaise. En effet, c’est le gouvernement et le milieu économique qui ont mis en place les éléments nécessaires pour que la main d’œuvre soit déplacée de la campagne vers la ville. En 1961, le gouvernement a adopté la loi fondamentale sur l’agriculture. Cette loi s’inspirait des lois fondamentales sur l’agriculture de France et d’Allemagne, mais elle contenait une réforme de la structure économique propre au Japon.

18Le texte de la loi fondamentale sur l’agriculture n’explicite pas cet objectif. Mais ce que visaient le gouvernement et le milieu économique de l’époque était de transformer le Japon, d’une société agricole en un pays exportateur de produits industriels, et en le réalisant, de faire partie des pays développés. De fait, en 1963, conformément à l’article XI du GATT, le Japon a supprimé les restrictions sur les importations et en 1964, le contrôle des changes, suivant l’article VIII du FMI. De cette manière, en s’engageant dans le système du libreéchange, le Japon a été intégré dans les pays développés. Pour l’agriculture japonaise, toutefois, cela signifiait que des produits agricoles étrangers meilleur marché pourraient être massivement importés. Le gouvernement japonais a décidé alors une attribution d’aide dit de « développement sélectif » à certains produits agricoles. Le riz, les produits de l’élevage et les fruits ont ainsi été sélectionnés et des fonds publics y ont été injectés. D’un autre côté, de 1960 à 1962, le gouvernement a libéralisé l’importation de 230 espèces de produits agricoles et sylvicoles.

19Les communautés rurales japonaises ont fortement subi l’influence de cette loi. La « modernisation » de l’agriculture japonaise a été poussée à l’extrême par la promotion d’un agrandissement de l’exploitation, par l’aménagement des réseaux d’irrigation et par les travaux d’amélioration de terrains agricoles.

20C’est en 1995 que cette loi fondamentale sur l’agriculture a pris fin et elle a été remplacée par une nouvelle loi : la loi fondamentale sur l’alimentation, l’agriculture et les communautés rurales. Néanmoins, au cours de ces trentequatre années d’existence de la loi, la superficie agricole cultivée en moyenne par foyer n’a pratiquement pas augmenté.

Les distorsions dues à la société industrielle

21L’époque de la loi fondamentale sur l’agriculture a été l’époque où la société japonaise s’est transformée passant de la situation d’une société agricole à celle d’une société industrielle, tout en s’éloignant de l’agriculture. Entre les années 1960 et les années 1980, l’agriculture japonaise s’est totalement intégrée dans l’économie de marché. Les prix des produits agricoles qui étaient sous contrôle du gouvernement ont été libéralisés en grande partie durant cette période. Seul le riz restait encore sous contrôle de l’état. Aujourd’hui, sa vente est quasiment libéralisée, et les producteurs sont obligés d’affronter les concurrences mondiales dans le cadre de l’économie de marché.

22Les produits agricoles sont empêtrés dans l’économie de marché, qui s’est calquée sur le système de distribution des produits industriels. Ainsi, même les produits agricoles ont fini par suivre les étapes de production des produits industriels : les produits agricoles sont évalués et classés comme les produits industriels, selon les critères standardisés de même calibre, de même variété, de même couleur, sans tâche ni trou causé par des insectes. Pour répondre à cette exigence, il a fallu utiliser quantité de pesticides et de produits chimiques. Des produits agricoles semblables à des produits industriels sont ainsi étalés dans les rayons des supermarchés et de petits commerces. Voir des produits agricoles parfaitement identiques, c’est absurde, car cela va à l’encontre de la nature ou des êtres vivants. Les produits de la terre sont tous différents les uns des autres. Ils ne doivent pas être identiques comme des produits industriels. La diversité est une caractéristique propre aux êtres vivants et ceci est aussi vrai pour les produits agricoles.

23En fait, c’est à cette époque que dans les années 1970, sont nés deux mouvements, le mouvement pour la vente directe du système Teikei et le mouvement pour l’agriculture biologique. De nombreux problèmes ont surgi comme celui des pollutions lorsque le fonctionnement et les valeurs de la communauté agricole ont été complètement supplantés par le fonctionnement et les valeurs de la société industrielle. L’épandage d’insecticides et l’utilisation massive d’herbicides ont nui à la santé des producteurs, et les produits agricoles sont arrivés chez les consommateurs citadins avec des résidus de pesticides. Se sont alors formés des mouvements contre l’usage de pesticides ou pour diminuer la quantité de pesticides utilisés et réduire ainsi le danger d’intoxication. À travers ces mouvements, les producteurs se rapprochaient des consommateurs. De même, des consommateurs ont cherché à entretenir une communication directe avec les producteurs. Nombreux sont les mouvements de Teikei qui ont pris naissance au cours de la réorganisation de la société, de l’agriculture en industrie, pour résister à la transformation. Ces mouvements ont été fondés sur les principes de l’agriculture et non pas sur ceux de l’industrie. Nous allons en observer la genèse.