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Sherlock Holmes, un nouveau limier pour le XXIe siècle

 | 
Hélène Machinal
, 
Gilles Menegaldo
, 
Jean-Pierre Naugrette

Troisième partie. Variations sérielles

Les nouveaux enquêteurs des séries télévisées contemporaines : tous héritiers de Sherlock Holmes ?

Maud Desmet

Full text

1Les aventures du célèbre détective créé par Conan Doyle ont inspiré de nombreuses fictions dérivées et réécritures. Selon Denis Mellier, l’universalité de Sherlock Holmes est très fortement liée à l’essor que connaissent les moyens de diffusions et de médiatisations culturelles populaires à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais encore aujourd’hui, alors que l’expansion des médias n’est plus nouvelle, Sherlock Holmes continue de fasciner, certainement parce que Conan Doyle a pris soin, consciemment ou non, de ponctuer son univers fictionnel de failles, de béances, de pistes narratives parallèles qui ont attiré l’attention des lecteurs et nourri leur imagination :

  • 1 Mellier Denis, « L’aventure de la faille apocryphe ou Reichenbach et la Sherlock-fiction », inMelli (...)

C’est au cœur même du Canon que résident, en premier lieu, les réseaux indiciaires et textuels de ses réécritures. Les auteurs apocryphes trouvent dans les titres « des histoires que Watson a évoquées sans les raconter » un signe en attente de fiction, comme jeté dans le récit pour susciter le désir d’un autre récit1.

  • 2 Sherlock, série britannique créée par Mark Gatiss et Steven Moffat (2010-toujours en production).
  • 3 Elementary, série américaine créée par Robert J. Doherty, (2012-toujours en production).

2Un désir qui se trouve aujourd’hui exalté par un nouveau type de fiction, la série télévisée, qui n’a acquis sa complexité narrative et n’a suscité l’intérêt des critiques que depuis une quinzaine d’années. Sherlock Holmes est devenu un héros télévisuel en 1984 sous les traits de l’acteur anglais Jeremy Brett. Puis récemment, deux séries télévisées, Sherlock2 (en 2010) et Elementary3 (en 2012) l’une britannique et l’autre américaine, resituent les aventures de Sherlock Holmes dans notre monde contemporain. Au-delà de ces adaptations de l’œuvre originale, il existe aussi de nombreuses séries policières contemporaines dans lesquelles les traits caractéristiques du détective et ses méthodes font étrangement retour. Même si les enquêtes qu’ils conduisent n’ont plus grand-chose à voir avec celles écrites par Doyle, ces héros-détectives n’en sont pas moins les héritiers secrets de Sherlock Holmes. S’ils en sont les descendants, c’est parce que Sherlock Holmes, personnage soumis à de multiples réinterprétations au cours du temps est lui-même une figure mythique comme le précise Hélène Machinal :

  • 4 Machinal Hélène, « Créatures et créateurs : fondements ontologiques et épistémologiques de la figur (...)

Sherlock Holmes serait devenu une figure mythique parce qu’il incarne un compromis entre différentes visées qui s’opposent, l’approche artistique et l’approche scientifique de la réalité, le retour vers l’origine et la clôture rétablissant le sens, la perspective individuelle et la perspective collective, la perte de la transcendance et le besoin de figure tutélaire4.

3Des réminiscences de la figure mythique et paradoxale d’Holmes se manifestent aujourd’hui dans le paysage policier contemporain à travers un personnage archétypal d’enquêteur qui se trouve décliné, avec quelques variations, d’une série policière à l’autre, et particulièrement dans celles qu’on appelle police procedural, ces séries formulaires qui mettent en scène une enquête par épisode selon une esthétique et une structure narrative sensiblement identiques. Après avoir évoqué la façon dont le duo Holmes/Watson se réincarne aujourd’hui dans les séries contemporaines avec de nouveaux partenaires discordants qui rappellent la paire originelle, nous explorerons la façon dont le dualisme lui-même à l’œuvre dans la personnalité d’Holmes a influencé la construction des personnages d’enquêteurs dans les fictions télévisées d’aujourd’hui. À tel point que celles-ci choisissent de souligner chez leur héros et dans leurs intrigues tantôt l’aspect le plus raisonnable et scientifique de Sherlock Holmes, tantôt au contraire son côté le plus fantasque. Si l’exploitation narrative de l’idéologie scientifique d’Holmes appelle à une lecture systématique et simpliste des corps des suspects par les enquêteurs, versant parfois dans une véritable obsession pour le mensonge ; son côté le plus fantasque permettra au contraire à ces nouvelles fictions de laisser affleurer une mise en abyme assumée et de révéler le caractère profondément mélancolique des héritiers de Sherlock.

4Dans la majorité de ces séries contemporaines, l’enquêteur typique de la fiction policière n’est plus l’inspecteur de police mais le consultant qui l’accompagne et l’aide à résoudre des affaires criminelles grâce à son talent particulier. C’est cette même fonction très particulière de consultant que revendique Sherlock Holmes dans les récits de Conan Doyle dès Une Étude en rouge, ne voulant guère être associé à la masse de policiers souvent incompétents qui forment la police de Scotland Yard et font appel à ses services.

  • 5 Profiler, série américaine créée par C. Saunders (1996-2000).
  • 6 Millennium, série américaine créée par C. Carter (1996-1999).
  • 7 Bones, série américaine créée par H. Hanson (2005-toujours en production).
  • 8 Numbers, série américaine créée par N. Falacci et C. Heuton (2005-2010).
  • 9 Lie to me, série américaine créée par S. Baum (2009-2011).
  • 10 Perception, série américaine créée par K. Biller et M. Sussman (2012-2014).
  • 11 Mentalist, série américaine créée par B. Heller (2008-toujours en production).
  • 12 Unforgettable, série américaine créée par E. Redlich (2011-toujours en production). Le titre de la (...)
  • 13 Hannibal, série américaine créée par B. Fuller (2013-2016).

5Dès les années 1990, Sam Waters et Frank Black, les profilers des séries Profiler5 et Millennium6 endossaient déjà cette fonction de consultant mais sans être annoncés comme tel dans la diégèse. Il faudra attendre l’année 2005 pour que le terme de consultant soit repris et explicitement mentionné dans deux séries policières et scientifiques, Bones7 et Numbers8. Si la fonction de consultant est d’ordinaire associée à un rôle secondaire de conseiller, dans ces séries contemporaines elle définit au contraire le véritable héros, celui dont les capacités exceptionnelles d’expertise constitue le programme narratif principal, voire unique, des fictions, ainsi que le reflète leur titre : Lie to Me9, Perception10, Mentalist11, Unforgettable12 … Ce sont précisément ses aptitudes impressionnantes qui permettent au consultant de porter un regard original sur les enquêtes qu’il mène, lui conférant un statut différent de celui du policier ordinaire mais le condamnant aussi à être en marge, non seulement de la police ou de l’organisation gouvernementale pour laquelle il travaille mais aussi, plus généralement, du monde qui l’entoure. Cette marginalité l’amène aussi indubitablement, qu’il soit scientifique, médium ou profiler, à éprouver des difficultés d’adaptation sociale. Dans Perception, le professeur Daniel Pierce n’a ainsi pour compagnie que son assistant et passe beaucoup de temps seul à l’université, assis sur un banc, un casque sur les oreilles, à écouter de la musique et à parler tout seul. Will Graham, le profiler d’Hannibal13 est aussi présenté comme un être asocial qui vit à l’écart de la civilisation en compagnie d’une tribu de chiens domestiques. Dès le pilote de la série (s. 1. 1), un dialogue entre l’agent John Crawford et lui met l’accent sur ces difficultés de sociabilité :

John Crawford : Je vois que vous vous consacrez à un poste d’enseignant alors que j’ai cru comprendre qu’il était difficile pour vous d’être sociable.
Will Graham : Eh bien, je leur parle juste, je ne les écoute pas, cela ne nécessite pas d’être sociable.
[…]
John Crawford : Où vous situez-vous exactement sur le spectre de la santé mentale ?
Will Graham : Je suis plus proche des Aspergers et des autistes que des narcissiques et des psychopathes.

  • 14 Mellier Denis, « L’aventure de la faille apocryphe ou Reichenbach et la Sherlock-fiction », in Mell (...)

6Ce statut marginal est une caractéristique essentielle du personnage de Sherlock Holmes comme l’affirme notamment Denis Mellier dans Sherlock Holmes et le signe de la fiction : « Sherlock Holmes sert une société dans laquelle lui-même n’aurait nulle place, si les mésaventures criminelles qui l’occupent ne venaient le sauver de l’ennui14. » Son fidèle partenaire, Watson est quant à lui garant d’une certaine « normalité » voire banalité. Ce duo contrasté que forment Holmes et Watson a vraisemblablement donné naissance à un canevas narratif typique dans lequel s’inscrivent la plupart des séries policières contemporaines (et surtout américaines). Dans ces séries, c’est le personnage d’inspecteur de police qui remplit le rôle de Watson. Il n’a plus qu’un simple statut de partenaire s’évertuant tant bien que mal à maîtriser les excentricités du consultant. Mais dans son rôle rébarbatif de garde-fou, le policier ordinaire valorise finalement, par contraste, la marginalité de l’enquêteur atypique. Ses réactions face aux excentricités du consultant le lient au spectateur avec qui il partage un statut commun. Cette fonction spectatorielle du policier au sein même de la fiction évoque bien entendu le rôle de narrateur tenu par Watson dans les aventures de Sherlock Holmes. Ces personnages ordinaires de policiers soucieux des règles et de la loi semblent également servir dans ces fictions à s’affranchir de la moralité parfois douteuse de leur héros atypique et farfelu. En effet, la droiture du personnage du policier garantit auprès des spectateurs, non sans hypocrisie, qu’une certaine morale et une vision conventionnelle du monde et du crime soient respectées dans ces fictions.

7Au-delà de ce duo dissonant que forment Holmes et Watson, Sherlock lui-même est un personnage caractérisé par une forme de dualité. Il se présente comme un être qui use de la raison et d’une science de la déduction pour exercer ses talents d’enquêteur mais Watson le dépeint aussi fréquemment comme un doux rêveur, absorbé dans ses pensées et son monde intérieur. Jean-Jacques Lecercle expose ainsi le dualisme d’Holmes :

  • 15 Lecercle Jean-Jacques, « Les deux Sherlock Holmes ou le chaînon manquant et la chaîne remarquable  (...)

Ces deux figures s’opposent par corrélation. Le premier est fin limier, le second un rêveur ; le premier agit, parfois frénétiquement, le second écoute, dans une torpeur apparente ; le premier rassemble des indices, le second invente des hypothèses ; le premier ne s’intéresse qu’aux faits, qu’il collectionne avec avidité, le second exploite ceux que le hasard lui fournit15.

  • 16 Les Experts, série américaine créée par A. Zuiker (2000-toujours en production).
  • 17 En 2008 puis en 2009, Les experts est classée série la plus regardée au monde, devant son spinoff (...)
  • 18 Dr House, série américaine créée par D. Shore (2004-2012).
  • 19 ConanDoyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, tome 1, Paris, Omnibus, 2005, p. 9.
  • 20 Ibid., p. 217.

8Le premier aspect de la personnalité d’Holmes trouve un écho contemporain dans la vague de séries policières dont le héros est un scientifique. Ce type de série arrive sur le petit écran en 2000 avec le lancement de la série Les Experts16, puis se poursuit de 2005 jusqu’à aujourd’hui avec la production d’ersatz de séries policières et scientifiques inspirées par son succès17. Au contact de ce personnage d’enquêteur scientifique, la fiction policière se modifie profondément, particulièrement la série télévisée qui accueille, avec cette figure, de nouvelles formes esthétiques et idéologiques. Dans ce type de fiction, la scène d’autopsie devient un motif indispensable de l’intrigue policière. L’examen minutieux du cadavre est systématique alors qu’auparavant l’aspect médico-légal de l’investigation policière était relégué au second plan. En mettant en scène un enquêteur scientifique qui s’en tient uniquement aux faits et aux preuves, ces séries télévisées modernisent une tradition du récit de déduction héritée de Sherlock Holmes. Maladroit et introverti (Grissom dans Les Experts), antipathique et condescendant avec son entourage (Temperance Brennan dans Bones, Gregory House dans Dr. House18), l’enquêteur scientifique ne sait voir le monde et interagir avec les autres qu’à travers son regard méthodique de savant. Cela n’est pas sans rappeler la façon dont Holmes est présenté à Watson par l’ami commun qui les met en relation dans Une Étude en rouge et qui dit du détective : « Holmes est un peu trop scientifique à mon 178 Maud Desmet goût. Ça frise l’insensibilité19. » Dans Le Signe des quatre c’est cette fois Watson qui déclare à Sherlock : « Vous êtes un automate, une machine à calculer […] Il y a par moments quelque chose de véritablement inhumain en vous20. »

  • 21 Ginzburg Carlo, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 147

9Ce personnage d’enquêteur scientifique est le meilleur représentant fictionnel d’une volonté d’objectivité absolue qui va obligatoirement passer par l’analyse scientifique des preuves. Elle est portée par une sémiologie indiciaire empruntée à Carlo Ginzburg et qu’il associait lui-même aux techniques d’investigation de Sherlock Holmes. Selon celle-ci : « des traces même infinitésimales permettent de saisir une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement21 ». C’est bien de l’analyse de l’infiniment petit (cheveux, mégot de cigarette, etc.) que l’on part dans les enquêtes de la série Les Experts pour trouver le criminel. Dans Bones, c’est l’étude de tous les os, même les plus petits, qui va servir à résoudre l’énigme.

  • 22 Voir l’article suivant : Meyer-Bolzinger Dominique, « Enquête et modèle clinique », Fabula/Les col (...)

10Dans la plupart des séries policières contemporaines, même celles qui n’ont pas recours à des techniques scientifiques et médicales pour combattre le crime, est véhiculée la même conception positiviste du corps que donnent à voir les fictions d’autopsie issues des Experts. La sémiologie médicale holmésienne22 qui caractérise les séries scientifiques est appliquée au corps de façon similaire, qu’il soit mort ou vivant. Ainsi dans Mentalist, l’ancien médium Patrick Jane pratique-t-il sur les scènes de crime une lecture du corps mort digne de Sherlock Holmes. Après avoir observé un cadavre seulement quelques secondes, Jane dévoile toutes sortes d’informations personnelles sur la victime dans l’épisode « The Red Mile/Enquête assistée » (s. 3. 18) :

Patrick Jane : Il est dans la finance mais pas dans la banque. Un secteur plus agressif comme la bourse. Il boit rarement. Ses revenus ont augmenté donc il était sous pression. Listé comme indépendant, il a toujours voté républicain et même s’il a beaucoup d’argent, sa femme en a plus que lui. […] Il a acheté ses chaussures quelconques, elle lui a offert ces boutons de manchettes en argent sertis d’opale.

11Cette lecture qui s’appuie principalement sur l’observation visuelle de la victime peut aussi solliciter d’autres sens, ainsi suffit-il à Jane d’humer un parfum particulier sur le corps d’une victime – ce qu’il fait souvent et qui déconcerte les équipes de police locales – pour deviner où elle est allée avant son crime (à un rendez-vous amoureux, dans une forêt, etc.). Quant aux vivants, Patrick Jane arrive également à percer leur véritable personnalité en observant leur corps et/ou toutes leurs réactions instinctives, comme dans l’épisode « Bleeding Heart/Rouge vif » (s. 2. 12) dans lequel il perce à jour la situation maritale compliquée d’un policier présent sur la scène de crime :

Patrick Jane : Savon bon marché, chemise froissée, maux d’estomac, récente perte de poids. Je vais avancer une folle hypothèse : vous êtes malheureux et en colère parce que vous vivez dans un hôtel depuis que votre femme a su que vous aviez eu une aventure avec une autre. Vous êtes une masse bouillonnante de rage et de dégoût de soi et c’est compréhensible.

12Cette capacité de lecture s’étendant aux corps des vivants est directement héritée de Sherlock Holmes et des interprétations précises qu’il formule par la simple observation du physique des clients qui viennent lui demander ses services. Ainsi le célèbre détective devine-t-il en un coup d’œil dans Une Étude en rouge qu’un homme est un ancien sergent de la marine :

  • 23 Conan Doyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, op. cit., p. 33.

Même de l’autre côté de la rue, j’ai pu voir une grande ancre bleue tatouée sur le dos de la main du type. Cela sentait la mer. Il avait le maintien d’un militaire, cependant, ainsi que les favoris réglementaires ; nous étions, à n’en pas douter, dans la marine. Il donnait l’impression de se prendre un peu au sérieux, et avait un certain air de commandement. Rappelez-vous son port de tête et la manière dont il balançait sa canne ! Un homme d’âge moyen, solide, respectable, courageux : toutes choses qui m’ont amené à penser qu’il s’agissait d’un sergent23.

  • 24 Jost François, Les Nouveaux méchants, quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien (...)
  • 25 Jost François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS éditions, 2011 (...)
  • 26 Dans la série Sherlock, un procédé visuel particulièrement efficace illustre d’une façon similaire (...)

13Ces corps que Sherlock Holmes et ses héritiers parviennent à lire avec tant de facilité jouent aussi un rôle narratif déterminant dans ces nouvelles fictions dans la mesure où ils viennent révéler le mensonge. Dans Les Nouveaux méchants, François Jost souligne à quel point le mensonge est un élément narratif essentiel dans les séries américaines contemporaines parce qu’il « a sa pleine valeur de péché dans la mentalité américaine, mais surtout parce qu’il est une fantastique machine à inventer et à concerner le spectateur, qui se trouve, en quelque sorte, pris à témoin24 ». Le mensonge permet d’élaborer des intrigues captivantes pour le spectateur qui se sent privilégié dans la mesure où son savoir est plus important que celui de la plupart des personnages abusés eux-mêmes par le ou les mensonges des autres. Lorsque le spectateur n’est pas lui-même averti par la fiction d’un mensonge, certains héros de séries servent de relais pour révéler dissimulations et supercheries aux yeux de celui-ci. Et dans les fictions policières plus particulièrement, « le but de l’enquête est de révéler ce qui est caché par les protagonistes25 ». Le mensonge qui obsède tant les protagonistes des séries policières contemporaines est toujours trahi par le corps même des individus qui le profèrent. Ne faisant pas confiance aux suspects qu’il interroge, Patrick Jane préfère souvent les hypnotiser dans Mentalist afin d’obtenir la vérité. Dans Lie to me, le métier de l’expert Cal Lightman est bien de détecter si les suspects sont en train de mentir, juste en observant leurs réactions corporelles. Glotte qui tremble, goutte de transpiration, mains serrées, rien n’échappe au regard de l’enquêteur, et sous sa vision experte, chaque manifestation physique cache forcément un mensonge potentiel. C’est en tout cas l’idée transmise par la série et cela, dès son générique. Dans celui-ci on peut voir une suite de très gros plans de parties du corps d’individus dont chaque manifestation physique est désignée par des légendes s’inscrivant à l’image. Les légendes relient ces manifestations corporelles à un état émotionnel précis qui démontre lui-même que l’individu est en train de mentir26. Aucune ambiguïté donc, c’est le corps seul – ce producteur incessant de sens – qui peut trahir la nature criminelle du suspect. Cette vision réductrice du corps extérieur comme reflet de la nature intérieure de l’homme n’est pas sans rappeler celle que véhiculaient les théories pseudo-scientifiques de l’anthropologue criminel Cesare Lombroso.

Figure 1. Générique Lie to me

Figure 2. Générique Lie to me

  • 27 Life série américaine créée par R. Ravish (2007-2009).
  • 28 Castle série américaine créée par A. W. Marlowe (2009-toujours en production).

14Mais l’influence du célèbre détective de Conan Doyle sur les séries policières contemporaines ne se réduit pas à la seule perpétuation de cette idéologie scientifique. L’autre partie de la personnalité d’Holmes, celle du rêveur qui laisse aussi son imagination et le hasard le guider dans ses enquêtes a également eu un impact considérable sur la façon dont sont représentés et caractérisés les héros modernes du paysage télévisuel policier. Un nouveau type d’enquêteur apparaît dans la fiction policière de la fin des années 2000. À la fois atypique et totalement imprévisible, il agit sans prendre en compte les conventions sociales. Il est presque toujours chargé des fonctions de consultant et doté d’un don particulier lié à son « autre » métier ou à ses expériences de vie : ancien médium et hypnotiseur doué de dons d’observation et de manipulation (Mentalist), policier innocenté dont la longue incarcération a donné un nouveau regard philosophique sur le monde (Life27), expert dans la détection du mensonge (Lie to Me), écrivain fantaisiste et immature (Castle28), professeur de neuroscience schizophrène (Perception)… Loin des méthodes ordinaires du simple policier, l’enquêteur atypique développe sa propre technique d’investigation. Elle peut naître d’un mélange d’intuition et d’analyse psychologique souvent stéréotypée ou d’une capacité d’expertise entièrement articulée autour d’un domaine précis et imperméable à toute autre forme de savoir. Les méthodes farfelues d’investigation des enquêteurs atypiques ne s’avèrent pourtant pas si éloignées de « la science de la déduction » de Sherlock Holmes. Denis Mellier affirme à propos des « déductions » du héros de Conan Doyle :

  • 29 Mellier Denis, « L’illusion logique du récit policier », in Colas Duflo (dir.), Philosophies du ro (...)

finalement Holmes ne déduit rien, pas plus qu’il n’induit. Il a parfaitement raison lorsqu’il affirme à ses détracteurs qu’il ne devine pas. Littéralement, Holmes invente une fiction de réponse. Elle se donne comme la meilleure alternative – la plus probable et la plus séduisante – à l’énigme que la fiction a elle-même fondée : Sherlock Holmes procède de ce mode conjectural et fictionnel qu’est l’abduction. Ce que le logicien Peirce envisageait comme une « remarquable salade », faite d’imagination, de pari conjectural, de logique29

15L’abduction dont use Sherlock Holmes dans la fiction holmésienne est également au cœur de la construction narrative des séries ayant pour héros des enquêteurs atypiques. Dans les récits de Conan Doyle, subsiste souvent la volonté de faire croire que la méthode de Sherlock Holmes est rigoureusement scientifique, comme l’affirme Charles Palliser :

  • 30 Palliser Charles, « Sherlock Holmes : une séduction durable », in Mellier Denis (dir.), op. cit., (...)

La réussite de Holmes dépend beaucoup de l’intuition, de conjectures et des élans de son imagination. On pourrait avancer que ces aventures subvertissent autant qu’elles exaltent la démarche scientifique dans son ensemble, prônant les valeurs de l’imagination, de l’intuition et de l’émotion tout en faisant croire au lecteur qu’on célèbre les valeurs scientifiques30.

  • 31 CBI : California Bureau Investigation. Dans la réalité, cette agence ayant pour but d’aider les éq (...)
  • 32 Naugrette Jean-Pierre, « La mort de Sherlock Holmes : réflexions sur la diagonale du détective », (...)

16Les fictions télévisées contemporaines mettant en scène des enquêteurs atypiques sont, au contraire, loin de laisser croire en la logique indéfectible des argumentations de leurs héros. Elles cachent rarement le caractère arbitraire et fantaisiste de leurs prétendues déductions. Lors de l’épisode « John Le Rouge contre Patrick Jane/Red Sky in the Morning » (s. 2. 23) de Mentalist, Patrick Jane se plaint du caractère peu crédible des intuitions de Kristina Frye, la médium qui aide le CBI31. Sa partenaire, Teresa Lisbon, lui rétorque alors que cette médium utilise le même type de compétences intuitives que lui. Lorsque Jane doit révéler l’identité du criminel à la fin de chaque épisode, il organise une réunion des suspects et met en scène un tour de passe-passe, un piège, souvent simple, uniquement dans le but que le criminel se trahisse. De même, dans les récits de Conan Doyle, Sherlock Holmes adore mettre en scène ses talents déductifs hors-normes et impressionner son auditoire (Watson, ses clients). Le personnage est aussi lié à une certaine théâtralité à cause de son goût pour la mise en scène de la révélation et pour les déguisements. J.-P. Naugrette compare d’ailleurs les compétences d’Holmes à celles d’un magicien : « De fait, nombreuses sont les nouvelles du cycle dans lesquelles Holmes, le froid logicien, croit bon de se muer en audacieux magicien, devant ce spectateur privilégié qu’est Watson32 … » Un lien avec la prestidigitation qui est explicité dans Mentalist chez le personnage de Patrick Jane puisqu’il est capable de faire des tours de magie et de pratiquer l’hypnose. On apprend également au cours de la série qu’il a travaillé toute sa jeunesse comme médium dans un cirque.

  • 33 Les Nerfs à vif a été réalisé par J. L. Thomson en 1962 et a donné lieu à un remake tout aussi célè (...)
  • 34 Mellier Denis, « L’énigmatique contemporaine du récit policier », in Grivel Charles, Mellier Denis (...)
  • 35 Bien avant Castle, en 1986 apparaît sur les écrans de télévision la désormais célèbre série polici (...)

17Alors que les séries mettant en scène un enquêteur scientifique tentent encore de faire croire au spectateur à la logique irréfutable de ses déductions, la vague de nouvelles séries policières dont les héros sont des enquêteurs atypiques, semblent au contraire assumer pleinement le caractère artificiel des déductions et hypothèses de leurs enquêteurs. Suivant un procédé métafictionnel évident, l’enquête est « écrite » sous les yeux du spectateur par l’enquêteur lui-même. Dans Castle, la technique d’investigation de l’enquêteur/écrivain Richard Castle consiste bien souvent à inventer le dénouement que pourrait prendre l’enquête sur laquelle il est consultant. Dans un épisode de la deuxième saison (s. 2. 9), alors qu’il découvre le cadavre d’un juge qui a été poussé du toit d’un immeuble, Castle affirme à propos du supposé criminel : « Votre Jack est plutôt grand, seul un costaud pourrait faire ça. Je sais ce qui s’est passé. Le juge met le criminel en prison. Celui-ci trouve ça injuste et se venge. C’est Les Nerfs à vif votre histoire. » Parce que Castle assimile le vrai crime à l’histoire d’un célèbre film noir33, ses « déductions » apparaissent on ne peut plus clairement fantaisistes et « fictionnelles ». Elles semblent évidemment plus proches de l’invention que de la déduction logique. Plus tard dans ce même épisode, Castle prête – à raison, cette fois – une double vie au juge assassiné, qui serait, selon lui, le mystérieux proxénète que la police cherche à arrêter depuis des années. Kate Beckett, l’inspectrice chargée de cette affaire et partenaire de Castle, lui fait alors remarquer à quel point il manque de preuve pour étayer son hypothèse. L’écrivain se contente de répondre avec nonchalance : « Qui a besoin de preuve ? C’est une excellente histoire ! » Pour Denis Mellier, « le détective, communément perçu comme archi-lecteur et sémiologue, se confond aussi en profondeur avec la figure de l’écrivain, il lui appartient de forger des récits, d’élaborer des fictions34 ». La série Castle35 explicite totalement ce lien entre enquêteur et écrivain puisque c’est un écrivain de livres policiers qui participe aux enquêtes policières, s’amusant à fantasmer différents scénarios criminels à partir de la scène de crime, comme s’il était en train d’élaborer la trame narrative d’un de ses futurs romans. D’ailleurs, l’inspectrice que Richard Castle aide dans ses enquêtes, Kate Beckett, devient le personnage principal de son roman en cours, une nouvelle façon pour cette série policière de rappeler sa nature de fiction. Castle mêle sans cesse monde réel et monde fictif notamment grâce aux apparitions récurrentes dans ses intrigues de vrais écrivains de romans policiers à succès (Stephen J. Cannell, et Michael Connelly) qui jouent leur propre rôle, retrouvant Castle pour jouer au poker. Partant de cette même porosité entre monde réel et monde fictif, le livre policier écrit par Castle dans la série Vague de chaleur est véritablement sorti en librairie, sous la signature de Richard Castle et sans qu’il y ait mention du nom du véritable auteur qui a réalisé ce projet.

  • 36 Conan Doyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, op. cit., p. 17.
  • 37 Ibid., p. 219.

18Si Sherlock Holmes sait faire preuve de la fantaisie enthousiaste de l’inventeur, ces moments n’existent qu’en alternance avec d’autres, lors desquels le détective devient soudainement mutique, replié sur lui-même et sur ses pensées, touché par une forme de lassitude et d’ennui. Watson décrit cette humeur duelle chez le détective dans Une Étude en rouge : « Son énergie surpassait tout lorsqu’il s’immergeait dans le travail, mais de temps en temps, le contrecoup se faisait sentir et il restait allongé des journées entières sur le canapé du salon. C’est à peine s’il prononçait un mot ou bougeait un muscle du matin au soir36. » On retrouve une description similaire du caractère double d’Holmes dans Le Signe des quatre : « Il était jovial, enthousiaste et d’excellente humeur, état qui chez lui alternait avec des accès de l’abattement le plus sombre37. »

  • 38 Prigent Hélène, Mélancolie, les métamorphoses de la dépression, Paris, Gallimard, 2005, p. 19.
  • 39 Ibid., p. 22.

19Dans ces moments d’abattement, l’état de Sherlock Holmes est proche de ce qu’on appelle la mélancolie. Le terme de mélancolie sied bien aux états d’âme du détective puisque si la définition clinique d’Hippocrate associe le mélancolique à des sentiments de « crainte et de tristesse », l’appréhension philosophique du terme que l’on doit à Aristote fait du mélancolique un être « d’exception » et de « génie38 ». On ne saurait mieux définir Holmes et ses héritiers télévisuels que selon ces caractéristiques exceptionnelles et cette coexistence dans leur personnalité d’une profonde tristesse et d’une intelligence hors-norme. L’iconographie typique de la mélancolie représente son sujet principal dans une position de méditation, mêlant l’abattement et la rêverie. Le modèle iconographique de la mélancolie le plus traditionnel est « un personnage assis, la tête appuyée sur la main, dans une attitude de méditation sur la mort39 ».

20Dans l’épisode « The Leviathan » (s. 1. 10) d’Elementary, le personnage de Sherlock, plongé dans une intense réflexion, s’immobilise quelques instants dans cette pose typique du mélancolique. Au cours des autres épisodes, lors de moments d’activité intellectuelle extrême, le corps de l’enquêteur est souvent figé dans des postures qui évoquent la rêverie éveillée et la réflexion.

Figure 3. St Jean-Baptiste dans le désert, Jérôme Bosch, 1489

Figure 4. Mélancholia, Albrecht Dürer, 1514

Figure 5. Elementary

Figure 6. Elementary

21Si dans les séries contemporaines, on ne voit pas toujours les enquêteurs atypiques épouser aussi explicitement cette pose caractéristique de la mélancolie, ils sont tout de même très souvent représentés dans des positions méditatives. Dans Mentalist le consultant Patrick Jane est souvent représenté en position allongée, soit sur le canapé qu’il a fait installer dans les bureaux du CBI, ou sur le matelas vide de son ancienne maison dans laquelle il vit encore au début de la série. Jane s’allonge lorsqu’il est à court d’inspiration et cherche de nouvelles pistes.

Figure 7. Mentalist

Figure 8. Mentalist

22Suite à ces moments de repos lors desquels il s’étend sur son canapé fétiche, un nouvel élan le gagne et une idée inédite inspirée par sa méditation germe dans son esprit. Cette propension de Jane au repos mélancolique place le personnage du côté de l’invention et de l’imagination. Elle l’assimile à un artiste qui trouve en lui-même les réponses aux énigmes criminelles auxquelles il est confronté comme s’il en était le créateur. Cette position de demi-sommeil évoque le rêve et les capacités imaginaires, deux éléments qui caractérisent la mélancolie dans ses plus vieilles définitions :

  • 40 Prigent Hélène, Mélancolie, les métamorphoses de la dépression, op. cit., p. 20-21.

Dans son traité De la divination, Aristote caractérise les mélancoliques par leur propension « à suivre leur imagination », l’imagination étant entendue ici au sens de mouvement par lequel toutes les sensations perçues par l’individu s’impriment dans sa mémoire sous forme d’images, de la même façon qu’un sceau apposé sur un bloc de cire y laisse une empreinte40.

  • 41 Conan Doyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, op. cit., p. 955.

23Dans « Flamme d’argent », c’est Sherlock Holmes lui-même qui vante l’utilité de l’imagination dans une investigation : « Vous voyez l’importance de l’imagination, dit Holmes. […] Nous avons imaginé ce qui avait pu se passer, nous avons agi suivant cette supposition et constaté que nous avions raison41. » Si les enquêteurs atypiques comme Sherlock Holmes dans Elementary, Patrick Jane dans Mentalist ou encore Daniel Pierce dans Perception bâtissent leurs investigations à partir de preuves réelles et concrètes, toutes décelées par leur fin sens de l’observation, ce n’est finalement que secondaire par rapport à leur capacité à imaginer des scénarios criminels, à créer à partir de traces et d’objets résiduels une histoire avec des protagonistes et des enjeux. Mais la propension des mélancoliques à « suivre leur imagination » peut aussi constituer une menace. Leur foi en l’imaginaire les amène parfois à côtoyer l’illusion et la folie ainsi que l’explique Hélène Prigent :

  • 42 Prigent Hélène, Mélancolie, les métamorphoses de la dépression, op. cit., p. 22.

Même les stoïciens, qui expliquent que « le sage ne peut sombrer dans la folie », admettent néanmoins que « peuvent fondre sur lui des imaginations étranges en raison d’une mélancolie ou d’un délire fébrile ». […] La double tradition de la mélancolie dans l’Antiquité – génie et maladie – tient aussi tout entière dans l’ambivalence de l’imagination, et selon que l’on privilégie les séductions qu’elle propose ou les dangers qu’elle comporte, la mélancolie sera perçue comme le signe du génie ou au contraire le symptôme d’une pathologie42.

24Les fictions policières mettant en scène les enquêteurs atypiques n’oublient pas de montrer que la frontière entre génie et folie est parfois très mince. Dans les deux adaptations sérielles contemporaines de ses aventures, Sherlock Holmes est dépeint comme un être farfelu frisant la folie. Dans Sherlock, Holmes recouvre son bras de patch à la nicotine pour arrêter de fumer, tire dans le mur de son appartement, et rentre chez lui au petit matin, un harpon dans la main. Dans Elementary, Holmes laisse des ordures joncher le sol de sa cuisine pour tester les propos de Watson qui lui assure que vivre dans le désordre n’aide pas à réfléchir.

  • 43 Voir Larue Anne, L’Autre mélancolie, Acedia, ou les chambres de l’esprit, Paris, Hermann, 2001 et (...)

25Le délire imaginaire associé à la mélancolie a été défini autrefois selon le terme d’acedia43 qui est le pendant religieux et mystique de la mélancolie. L’acedia était considéré comme un péché, jugé comme dangereux et dévastateur parce que les images qui prenaient naissance dans l’esprit des sujets victimes de mélancolie étaient censées être l’œuvre du diable. Étonnamment, cette acceptation religieuse de la mélancolie semble encore aujourd’hui correspondre aux comportements mélancoliques dont font quelquefois preuve les héritiers télévisuels de Sherlock Holmes. Dans l’épisode « La tête ailleurs/Cherry’s Devil » (s. 5. 2) de Mentalist, dont le titre évoque clairement le lien entre le diable et les visions hallucinatoires dont fait mention l’acedia, Jane a des hallucinations lui permettant de converser avec sa fille décédée pendant tout l’épisode parce qu’il a accidentellement bu un thé empoisonné à la Belladone. Daniel Pierce l’enquêteur atypique de Perception est, quant à lui, victime d’hallucinations non pas seulement le temps d’un épisode mais tout au long de la série. Mais celles-ci sont entièrement liées à ses compétences d’enquêteur. Elles sont les projections de ses propres réflexions personnelles. Dans ses hallucinations, il voit des protagonistes de l’affaire criminelle sur laquelle il enquête, des morts, des vivants ou des personnages qui n’ont même rien à voir avec l’intrigue. C’est en conversant avec eux que son esprit peut parvenir à reconsidérer des détails qu’il avait omis concernant l’enquête l’aidant ainsi à la résoudre. La série dévoile alors l’ambivalence inhérente à la mélancolie : parce qu’ils se nourrissent de la même propension à produire des images mentales, le génie et la folie tendent parfois à se confondre. Quant à la folie du personnage de Pierce, capable de voir des personnes n’existant pas et de converser avec elles, elle est essentiellement ce qui nourrit son génie puisqu’elle influence positivement sa perception des choses et des gens. À la fin du pilote de la série (s. 1. 1), Pierce aborde dans un cours magistral la question de la normalité :

Daniel Pierce : Cette semaine, je veux vous parler de la norme. Qu’est ce qui est normal ? Si vous ressentez de la tristesse, est-ce que vous avez juste un coup de blues ou est-ce que vous souffrez d’un désordre neurochimique ? L’immense majorité des études de cas que nous avons observées implique des patients dont les cerveaux sont tout sauf normaux et il n’y a pas de doutes qu’ils souffrent. Mais est-ce pour autant totalement mauvais ? Pour certains d’entre eux leur état neurologique les protège peut-être en fait de vérités blessantes auxquelles personne ne voudrait penser. […] Et si nous sommes capables de traiter ceux qui vivent avec des troubles neurologiques, de restaurer leur normalité, bien sûr nous les aidons. Mais parfois ne sommes-nous pas aussi amenés à leur retirer ce qui les rend uniques, leur volant ainsi une part essentielle de qui ils sont ?

26Le monologue de Pierce fait très précisément référence à l’état mélancolique puisque le professeur parle d’« un coup de blues » qui pourrait être le signe d’une maladie plutôt que d’un simple changement d’humeur. Cette incertitude se prête bien au terme « mélancolique » dont l’acception a longtemps oscillé entre la définition médicale d’une maladie, la dépression, ou le simple état rêveur et méditatif de l’homme d’exception, de l’artiste et du penseur. Ainsi, de Sherlock Holmes à ses héritiers contemporains, la condition essentielle aux talents d’un investigateur réside dans cet équilibre précaire entre folie et génie, imagination et délire, tristesse et méditation… Plus que jamais l’enquêteur type des fictions policières contemporaines se destine à la marginalité et se dégage des normes, comme son ancêtre Holmes. C’est cette capacité à déborder des conventions, à adopter un comportement étrange et anormal qui donne à l’enquêteur un regard différent sur les crimes, mais aussi sur le monde. Au sein de ces séries policières souvent classiques et conventionnelles, l’héritage holmésien se présente donc comme un outil de subversion permettant de construire un personnage d’enquêteur complexe et nuancé qui va bousculer quelque peu les limites habituelles dictées par ce type de fiction.

Bibliography

Bibliographie

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Duflo Colas (dir.) Philosophies du roman policier, Fontenay/St-Cloud, ENS éditions, 1995.

Ginzburg Carlo, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.

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Jost François, Les Nouveaux méchants, quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Paris, éditions Bayard, 2015.

Jost François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS Éditions, 2011.

Kristeva Julia, Soleil noir, dépression et mélancolie, Paris, éditions Gallimard, 1987.

Larue Anne, L’Autre mélancolie, Acedia, ou les chambres de l’esprit, Paris, Hermann, 2001.

Liard Véronique, Histoires de crimes et société, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2011.

Mellier Denis (dir.), Sherlock Holmes et le signe de la fiction, Fontenay/Saint-Cloud, ENS Éditions, 1999.

Meyer-Bolzinger Dominique « Enquête et modèle clinique », Fabula/Les colloques, Séminaire « Signe, déchiffrement, et interprétation », [http://www.fabula.org/colloques/document931.php], page consultée le 20 novembre 2015.

Prigent Hélène, Mélancolie, les métamorphoses de la dépression, Paris, Gallimard, 2005.

Notes

1 Mellier Denis, « L’aventure de la faille apocryphe ou Reichenbach et la Sherlock-fiction », inMellier Denis (dir.), Sherlock Holmes et le signe de la fiction, Fontenay/Saint-Cloud, ENS Éditions, 1999, p. 163.

2 Sherlock, série britannique créée par Mark Gatiss et Steven Moffat (2010-toujours en production).

3 Elementary, série américaine créée par Robert J. Doherty, (2012-toujours en production).

4 Machinal Hélène, « Créatures et créateurs : fondements ontologiques et épistémologiques de la figure mythique de Sherlock Holmes », inLiard Véronique, Histoires de crimes et société, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2011, p. 229-237.

5 Profiler, série américaine créée par C. Saunders (1996-2000).

6 Millennium, série américaine créée par C. Carter (1996-1999).

7 Bones, série américaine créée par H. Hanson (2005-toujours en production).

8 Numbers, série américaine créée par N. Falacci et C. Heuton (2005-2010).

9 Lie to me, série américaine créée par S. Baum (2009-2011).

10 Perception, série américaine créée par K. Biller et M. Sussman (2012-2014).

11 Mentalist, série américaine créée par B. Heller (2008-toujours en production).

12 Unforgettable, série américaine créée par E. Redlich (2011-toujours en production). Le titre de la série qu’on peut traduire en français par le terme « inoubliable » fait référence aux capacités mnésiques exceptionnelles de la consultante Carrie Wells qui lui permettent de venir en aide à la police du Queens.

13 Hannibal, série américaine créée par B. Fuller (2013-2016).

14 Mellier Denis, « L’aventure de la faille apocryphe ou Reichenbach et la Sherlock-fiction », in Mellier Denis (dir.), Sherlock Holmes et le signe de la fiction, op. cit., p. 157.

15 Lecercle Jean-Jacques, « Les deux Sherlock Holmes ou le chaînon manquant et la chaîne remarquable », in Mellier Denis (dir.), Sherlock Holmes et le signe de la fiction, op. cit., p. 78.

16 Les Experts, série américaine créée par A. Zuiker (2000-toujours en production).

17 En 2008 puis en 2009, Les experts est classée série la plus regardée au monde, devant son spinoff Les experts : Miami lors des 47e et 48e festivals de la télévision de Monte Carlo (voir « La série la plus regardée au monde est… » posté par Charles Decant sur www.ozap.com le 11 juin 2011). En 2013, c’est la série Mentalist qui remplace Les experts en haut du classement des séries télévisées les plus regardées dans le monde (voir « Mentalist, la série la plus regardée au monde » posté par Oliver Corriez sur www.tf1.fr, le 14 juin 2013).

18 Dr House, série américaine créée par D. Shore (2004-2012).

19 ConanDoyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, tome 1, Paris, Omnibus, 2005, p. 9.

20 Ibid., p. 217.

21 Ginzburg Carlo, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 147.

22 Voir l’article suivant : Meyer-Bolzinger Dominique, « Enquête et modèle clinique », Fabula/Les colloques, Séminaire « Signe, déchiffrement, et interprétation », [http://www.fabula.org/colloques/document931.php], page consultée le 20 novembre 2015.

23 Conan Doyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, op. cit., p. 33.

24 Jost François, Les Nouveaux méchants, quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Paris, éditions Bayard, p. 201.

25 Jost François, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS éditions, 2011, p. 52.

26 Dans la série Sherlock, un procédé visuel particulièrement efficace illustre d’une façon similaire le principe de sémiologie médicale – donner à chaque détail une interprétation globalisante – qu’exerce Sherlock Holmes. Des légendes écrites apparaissent à l’image sur le corps d’une personne pour désigner et donner une interprétation immédiate de différents éléments visibles qui se donnent à voir sur ce corps.

27 Life série américaine créée par R. Ravish (2007-2009).

28 Castle série américaine créée par A. W. Marlowe (2009-toujours en production).

29 Mellier Denis, « L’illusion logique du récit policier », in Colas Duflo (dir.), Philosophies du roman policier, Fontenay/Saint-Cloud, ENS éditions, 1995, p. 84.

30 Palliser Charles, « Sherlock Holmes : une séduction durable », in Mellier Denis (dir.), op. cit., p. 22.

31 CBI : California Bureau Investigation. Dans la réalité, cette agence ayant pour but d’aider les équipes locales californiennes dans leurs enquêtes n’existe plus. Elle a fusionné avec d’autres agences gouvernementales.

32 Naugrette Jean-Pierre, « La mort de Sherlock Holmes : réflexions sur la diagonale du détective », in Mellier Denis (dir.), Sherlock Holmes et le signe de la fiction, op. cit., p. 88.

33 Les Nerfs à vif a été réalisé par J. L. Thomson en 1962 et a donné lieu à un remake tout aussi célèbre réalisé en 1991 par Martin Scorsese dans lequel Robert De Niro reprend le rôle de l’exdétenu vengeur initialement tenu par Robert Mitchum.

34 Mellier Denis, « L’énigmatique contemporaine du récit policier », in Grivel Charles, Mellier Denis et Ruiz Luc (dir.), Dramaxes, de la fiction policière, fantastique et d’aventures, Fontenay/Saint-Cloud, ENS éditions, 1995, p. 97.

35 Bien avant Castle, en 1986 apparaît sur les écrans de télévision la désormais célèbre série policière Arabesque (Murder She Wrote en anglais), dans laquelle Angela Lansbury interprète elle aussi un écrivain à succès aidant les policiers dans leurs enquêtes. Archétype de la série policière classique et « pantouflarde », Arabesque a marqué les esprits, surtout grâce à l’interprétation humoristique de Lansbury.

36 Conan Doyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, op. cit., p. 17.

37 Ibid., p. 219.

38 Prigent Hélène, Mélancolie, les métamorphoses de la dépression, Paris, Gallimard, 2005, p. 19.

39 Ibid., p. 22.

40 Prigent Hélène, Mélancolie, les métamorphoses de la dépression, op. cit., p. 20-21.

41 Conan Doyle Arthur, Les Aventures de Sherlock Holmes, op. cit., p. 955.

42 Prigent Hélène, Mélancolie, les métamorphoses de la dépression, op. cit., p. 22.

43 Voir Larue Anne, L’Autre mélancolie, Acedia, ou les chambres de l’esprit, Paris, Hermann, 2001 et Kristeva Julia, Soleil noir, dépression et mélancolie, Gallimard, Paris, 1987.

List of illustrations

Caption Figure 1. Générique Lie to me
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Author

Docteure en études cinématographiques, Maud Desmet est intervenue dans divers colloques consacrés aux séries télévisées et à la représentation du corps, à Paris, Lyon et Montréal. Elle a également écrit plusieurs articles universitaires sur la mise en scène du cadavre dans les fictions policières contemporaines. Elle figure notamment parmi les auteurs de l’ouvrage collectif Corps et représentation : une liaison dangereuse ? paru aux éditions L’Harmattan en 2014. Elle fait partie du collectif Tous Malades ! qui sera publié en 2016 aux éditions Orizons dans lequel elle consacre une analyse à la représentation du corps des patients dans Nip/tuck et Dr House. Elle a également écrit un essai sur la mise en scène de l’autopsie dans les fictions policières qui paraîtra aux éditions Rouge Profond en juin 2016.

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