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PostHumains

 | 
Elaine Després
, 
Hélène Machinal

Troisième partie. Biologie posthumaine. Évolution, mutation, clonage, animalité

Un visage de sable…

Roger Bozzetto

Texte intégral

  • 1 Murakami H., 1Q84, Livre 1 : Avril-Juin, Paris, 10/18, 2012, p. 402.

Ce qu’il adviendra pour chacun de nous, c’est un territoire inexploré, dont il n’existe aucune carte1.

  • 2 Foucault M., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 455.

L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, – alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable2.

  • 3 Il y eut des périodes antérieures, comme le monde médiéval ou le monde classique, où l’on se faisai (...)

1Ce visage de sable, qui s’efface lors de la marée montante, a marqué toute une génération et a contribué à engendrer, entre autres, l’image de la mort de l’homme. Pris au sens de Foucault, cela signifiait la mort de l’idée que se faisaient de l’homme les « modernes3 » – c’est-à-dire les Occidentaux à partir du XVIIIe siècle. Elle s’expliquerait par le fait que, pour la première fois dans l’Histoire et alors que l’univers du capitalisme industriel fait place à celui du techno-capitalisme financier, l’humanité envisage sa propre destruction. Se pose ainsi, pour la première fois, la question de savoir s’il y aura encore des époques humaines après la nôtre ou si quelque extraterrestre ou quelque artefact nous succédera. De quoi seront composées ces éventuelles posthumanités ? Y aura-t-il encore une norme de l’humain ? Qui la définira ? Quel sera le visage d’une éventuelle posthumanité ?

  • 4 Fukuyama F., La Fin de l’histoire et l’avènement du dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
  • 5 Il pensait en effet à la gouvernance du monde après la chute du mur de Berlin. Il posait que, puisq (...)

2Cette mort foucaldienne de l’homme ne signifiait ni la mort de la Terre ni celle de l’humanité. Cependant, cette image a été source de nombreuses réflexions pour des philosophes comme Jean-Luc Nancy, ou des sociologues comme Jean Baudrillard. Par la suite, certains essayistes, comme Francis Fukuyama4, ont prédit dans la foulée, une fin de l’Histoire, d’abord pour des raisons politiques, puis devant le développement des biotechnologies. Ce faisant, Fukuyama quittait le domaine de la philosophie, pour celui des fantasmes idéologiques5. Ces fins de l’humanité, selon de multiples modalités, la science-fiction les a depuis longtemps explorées : invasion extraterrestre, virus mortel pour certains, monde post-cataclysmique, chute de météorite, guerres nucléaires, gouvernement mondial, chapeauté ou non par l’ONU, etc. Les images et les solutions inventées pour faire vivre ces hypothèses sont parfois surprenantes. Mais elles sont rarement aussi poétiques que celles qu’Élisabeth Vonarburg propose dans ses nouvelles, où les situations et les inventions de ces posthumanités virtuelles permettent la rencontre sans haine, des hommes, des métamorphes et des artefacts, dans un futur qui tendrait sinon à devenir inhabité.

Un univers post-cataclysmique

  • 6 Vonarburg E., Sang de pierre, Québec, Alire éditeur, 2009.

3Élisabeth Vonarburg nous dépeint, en effet, une humanité en sursis dans un monde post-cataclysmique, où les savants, dans leurs laboratoires, recherchent de quoi permettre la survie de la race humaine, de même que celle d’autres variantes de l’humain. L’auteure nous propose ainsi des images de fins de monde et des disparitions de l’humanité sous sa forme actuelle, dans une série de nouvelles formant un corpus qui essaime dans cinq recueils. Elle signale d’ailleurs, dans la préface du Sang de pierre6, qu’il s’agit du « Cycle de Baiblanca ».

4Dans cette ère future, la Terre a été bouleversée par d’innombrables volcans, qui ont craché des ceintures de feu, et par la montée des eaux, qui ont submergé les terres avant de refluer. Il existe maintenant une vaste mer saharienne, les continents sont bouleversés et la capitale reconstruite au sud de l’Espagne, Baiblanca, gouverne l’Eurafrique. Ajoutons que ceci se situe après des guerres nucléaires qui ont laissé derrière elles d’immenses zones contaminées où survivent pionniers, aventuriers et récupérateurs, sortes d’archéologues de notre futur qui rachètent aux aventuriers des objets des époques antérieures pour les nouveaux laboratoires ou pour des collectionneurs.

5Dans ce cadre post-cataclysmique, nous assistons à l’émergence d’autres êtres dont le statut d’humain est à questionner, car ils sont aussi perçus, selon le cas, comme des non-humains, des mutants ou des artefacts, questionnant ainsi le sens à donner au statut même d’« humain ».

  • 7 Dish T., Génocides, Paris, J’ai Lu, 1970.
  • 8 Spitz J., La Guerre des mouches, Paris, Bragelonne, 2009.
  • 9 Spinoza, Éthique III, proposition VI.

6Pour justifier la présence de ces survivants, ou de ces nouvelles formes « humaines », Élisabeth Vonarburg n’exploite pas la variante guerrière d’une invasion extraterrestre, comme le fait, par exemple, Thomas Dish dans Génocides7. Elle évite aussi l’image du remplacement de notre espèce par une autre, après un combat terrestre interracial, à la manière de Jacques Spitz dans La Guerre des mouches8. Elle ne donne pas de cause unique à cette fin de l’humanité « normale », même si les radiations pourraient facilement accréditer l’apparition de mutants, comme des métamorphes. De fait, on trouve, dans ce monde de l’après, trois tentatives, naturelles ou techno-scientifiques, pour que l’humanité, malgré ses métamorphoses, continue « à persévérer dans son être9 ».

  • 10 Rosny aîné, La Mort de la terre, Paris, Denoël, 1960.
  • 11 Vonarburg E., op. cit., p. 152.

7Dans cet univers futur, l’humanité « normale » n’est pas anéantie, mais comme chez Rosny aîné, dans La Mort de la Terre10, elle ouvre au contraire la voie à une espèce nouvelle. Ce mot « normal », qui n’est pas présent dans les récits, est ici employé pour distinguer les descendants des humains sans modification génétique. Ceux-ci vivent dans la crainte existentielle de leur avenir, puisque les naissances de bébés humains se raréfient et que, désormais, « [le] bébé tue la mère pendant la grossesse11 ».

  • 12 Film de Ridley Scott (1982), d’après le roman de Philippe K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de mout (...)

8En outre, peut-être sous l’effet des radiations, une variante mutante de l’espèce humaine, les métamorphes, fait son apparition. Au premier abord, ces mutants diffèrent très peu des humains « normaux », leur différence ne se révélant qu’à la puberté. Capables de prendre toutes les formes, humaines et même animales, ils sont carrément indestructibles et ne peuvent quitter la vie qu’en se faisant exploser. À cause de cette caractéristique, les « normaux » les envoient dans des lieux où eux-mêmes craindraient de s’aventurer. Ces métamorphes sont infatigables et corvéables à merci ; ils ont contribué à la construction de la capitale. Ils pourraient être comparés aux répliquants de Blade Runner12, avec la différence que ces métamorphes ne se révoltent pas, ils se suicident, mais il s’agit toujours là d’une solution individuelle.

  • 13 Vonarburg E., « Les Dents du dragon », in La Maison au bord de la mer, Québec, Alire, 2000, p. 144.

9Ils sont aussi capables de changer de forme et de sexe, ce qui les rend fascinants et horrifiants à la fois, selon les nouvelles. On les craint aussi, car ils sont parfois en « amok », et peuvent devenir dangereux. Certains, mais très peu, sont capables de contrôler leurs métamorphoses, ce qui leur permet de prendre l’apparence de dirigeants « normaux » de la ville ; et, puisque certains vivent très vieux, ils semblent, aux yeux des « normaux », se succéder de « père » en « fils » ; d’où la réflexion paradoxale du dirigeant obligé de devenir sa propre descendance : « Je ne suis pas mon père13. »

  • 14 Van Vogt A. E, À la poursuite des Slans, Paris, Gallimard, 1954.
  • 15 Bear G., Les Enfants de Darwin, Paris, Laffont, 2003.

10Dans ce contexte, l’auteure suggère que la fin de notre monde pourrait avoir pour cause les modifications génétiques internes de notre espèce après une guerre mondiale où les explosions nucléaires auraient bouleversé l’ancien ordre physique du monde et, avec lui, le génome. Dans les nouvelles de Vonarburg, les chercheurs en biologie tentent de comprendre quels gènes sont à l’origine de ces mutations et donc de l’apparition de ces métamorphes. Selon leurs hypothèses, soit ils constituent un nouveau rameau de l’humanité, née de gènes altérés, soit ils ont été créés par manipulations, au cœur de l’humanité prétendument « normale ». Ce thème de la création d’une super-humanité est présent chez d’autres auteurs de science-fiction. Il a été notamment illustré par Van Vogt dans À la poursuite des Slans14, où les créatures mises en scène dans le roman, les Slans, sont poursuivies par les « normaux », pour une véritable ratonnade. Plus récemment, plus proche des réalités scientifiques et avec plus de profondeur, on trouve Les Enfants de Darwin15 de Greg Bear. Chez Vonarburg, les bio-techniciens créent dans leurs laboratoires différentes combinaisons de gènes entre ces métamorphes et les « normaux ». Ils espèrent que cela permettra une procréation nouvelle qui sauverait de son anéantissement la « merveilleuse race humaine ». La biologie et la génétique apparaissent donc, ici, comme la seule voie de salut contre la déchéance annoncée de la race humaine. Mais cette constatation engendre aussi une sorte de fatalisme, qui conduit à un certain fanatisme. Par exemple, la secte des Escatois, dont les membres, convaincus de l’évidence d’une fin de ce monde, s’activent pour en accélérer la venue en tuant, brûlant, etc. Ils assassinent notamment la femme d’un célèbre bio-sculpteur, créateur de statues parlantes à qui il a donné le visage de l’être aimé.

  • 16 Vonarburg E., « Les Dents du dragon », op. cit., p. 251.
  • 17 Ibid., p. 147. Rappelons que l’Homo sapiens sapiens que nous sommes est composé à 90 % de gènes d’o (...)

11Malgré ces réactions, destructrices ou créatives, devant l’anéantissement éventuel de l’humanité, la plupart des « normaux » sont dans le déni. Pour eux, « ce n’est pas parce que la race humaine est condamnée que toute vie doit disparaître16 », car « l’évolution fonctionne de façon très curieuse17 ». Mais les hommes auront-ils encore un rôle à jouer dans leur propre avenir ? Et si oui, lequel ? Et qui détiendra ce pouvoir ?

Les métamorphes, les artefacts et les sirènes : trois embryons de solution

12On trouve dans les récits de Vonarburg, plusieurs pistes de survie pour une humanité en danger de disparition : l’utilisation des gènes des métamorphes, l’invention des artefacts et les créations trans-espèces avec les sirènes.

Les métamorphes : une impasse

13La piste des métamorphes aboutit d’elle-même à une sorte d’impasse. Les métamorphes sont en effet dans l’impossibilité de se reproduire entre eux ; leur race, éphémère, semble donc vouée à l’extinction, comme celle des humains dont ils dépendent. En effet, lorsque les enfants survivent à la mort de leur mère, ils se développent comme des humains « normaux » jusqu’à la puberté, où se dévoile leur nature de métamorphe – ce qui en conduit plusieurs au suicide. Cependant, des généticiens songent à manipuler des cellules souches de métamorphes pour créer des hybridations avec des cellules « normales », grâce à une technique semblable au clonage. Les résultats seraient prometteurs, mais cela reste très spéculatif, puisque Vonarburg n’a pas poursuivi dans cette voie.

14Dans « Les dents du dragon », l’humanité, pour survivre et se perpétuer, se trouve dans la nécessité de s’hybrider génétiquement avec les métamorphes. Ces nouveaux hybrides apparaîtraient ainsi comme le futur rameau d’une nouvelle déclinaison de l’humanité. Mais la question de la réussite de cette hybridation demeure ouverte. Là non plus, Vonarburg n’a pas poursuivi.

La relève par les artefacts ?

  • 18 Ibid., p. 240.

15La piste des artefacts est différente. Le point de départ est purement esthétique, il est le fait de bio-sculpteurs qui exploitaient les ressources de la bio-informatique pour orner les parcs et les jardins de Baiblanca. Ils y construisaient des statues animées, pouvant échanger avec les visiteurs. Par exemple, dans « Janus », les bio-sculptures sont programmées pour quelques gestes simples activés par le son de la voix. On en retrouve également dans « La Maison au bord de la mer », usées et vieillies, se minéralisant dans le Parc aux Colibris18. Mais nous n’avons, sur ces statues animées de première génération, qu’un regard extérieur : on ne s’interroge jamais sur leur subjectivité éventuelle, qui pose un problème fascinant. Comment se situer devant un « objet » qui a tout d’un sujet ?

  • 19 Ibid., p. 250.
  • 20 Ibid., p. 249.

16Dans « La Maison au bord de la mer », nous avons le point de vue d’un artefact qui ignore qui (ou quoi ?) elle est. Elle a été conçue en cachette par une géniale bio-chercheuse en génétique, qui a tenté sur elle une expérience, un pari. Elle a calqué la gestation et le développement de sa créature sur ceux d’un bébé humain, et ce, depuis la conception. Elle l’a élevée comme une enfant « normale » et cet artefact s’est toujours cru « normal », jusqu’au jour où, lors d’un examen médical approfondi, on l’a obligée à se reconnaître comme une « non-personne ». C’est pour elle un choc intense : son absence d’identité la terrifie. Elle va donc retrouver sa « mère » pour lui demander des explications, mais celle-ci refuse de prendre en compte la subjectivisation douloureuse de l’artefact. Elle maintient son discours scientifique, dénué d’émotion, et se justifie en mettant de l’avant les progrès de la science, qui ont rendu possibles la création de matière vivante et de l’art organique. Cependant, elle la réconforte en affirmant : « tu es un être humain comme tous les soi-disant artefacts19 ». D’ailleurs, elle avance une piste nouvelle : « les artefacts ne [seraient] pas obligatoirement stériles20 », mais elle ne la développe pas davantage.

17Cela permet d’imaginer une autre relève possible de l’humanité par des artefacts, qui sont peut-être des humains améliorés susceptibles d’hybridations. Fort heureusement, cette « mère » a l’intelligence de donner à cette « non-personne » un nom : Manou. Elle l’hominise ainsi par le don de ce nom, la différenciant de la créature innommable (car innommée) de Frankenstein, qui demeure jusqu’à la fin un « monstre ».

Les sirènes et la trans-espèce

18Dans « Sang de pierre », Vonarburg propose une nouvelle approche. Dans un Centre, qui vit en symbiose avec un petit village, s’est créé un écosystème isolé et protégé. Un chercheur a conçu une réponse originale à la catastrophe : des créatures hybrides obtenues par l’utilisation d’ovules d’une rescapée qui étaient en bon état, avec du sperme de la sirène Tilsit, recueilli lors de son changement de sexe. L’ovule fécondé a été cloné et des enfants en sont nés, puis ont prospéré dans cet écosystème.

19Dans le village, les enfants des sirènes jouent avec ceux des hommes, qui ont subi quelques améliorations et jouissent de nouveaux pouvoirs. Les enfants nés de ces manipulations peuvent en effet communiquer entre eux par signaux luminescents qui apparaissent sur leur torse comme des sortes de SMS. De plus, ils peuvent, comme les dauphins, nager longtemps sous l’eau. En procédant à son expérience, le savant a été très loin, au-delà même de l’hybridité et des barrières de l’espèce. Ici aussi, la race humaine se perpétue, grâce à cette manipulation trans-espèce. Si les descendants des sirènes sont modifiés, c’est pour donner naissance à une humanité « augmentée ». Il s’agit là de la version la plus optimiste de posthumanisation présentée par Vonarburg, car elle suppose une amélioration de la « merveilleuse race humaine » grâce à l’hybridation trans-espèce. Par contre, et c’est nouveau dans l’œuvre de Vonarburg, la société où vivent ces posthumains n’est plus une réplique de la société occidentale. Leur vie est davantage modelée sur le modèle utopique/exotique des îliens de Samoa ou de Tahiti, un mode de vie mieux adapté à leur « réalité augmentée ». Ces posthumains sont non seulement physiquement différents, mais ils vivent différemment et ne reproduisent pas le « mode de vie occidental », considéré comme une norme.

Conclure ?

20Élisabeth Vonarburg inscrit ses récits du « Cycle de Baiblanca » dans la perspective d’une fin de notre monde humain, en douceur, sans bruit. Rien des fureurs des Apocalypses et des Armaggedons. Elle voit cette fin dans le silence et telle que l’imaginait T. S. Eliot dans The Hollow Men: « This is the way the world ends/Not with a bang but a whimper. »

  • 21 Le monde selon Lamarck, si l’on en croit Cuvier qui lui rend hommage, est à l’opposé du monde darwi (...)

21Par ailleurs, elle refuse tout fatalisme qui annoncerait une mort programmée de l’humanité et propose, pour l’éviter, des solutions qui supposent une hybridation adaptative, lamarckienne21. On y sent un refus de l’idéologie dominante qui promeut une lutte pour la vie suivant un modèle para-darwinien, qui prolifère dans de nombreux textes de science-fiction qui dépeignent la mort de la Terre ou la disparition de l’humanité.

  • 22 La singularité technologique, envisagée par John von Neumann et popularisée par Vernor Vinge et Ray (...)

22Ici, la passation des pouvoirs et la qualification d’« humains » des mutants, comme les métamorphes ou les sirénoïdes, se fait sans conflit racial. Il en va de même de la relève éventuelle de l’humanité par les artefacts, choix qui rappelle la transmission qui a eu lieu entre le dernier homme et les ferro-magnétaux dans La Mort de la Terre de Rosny aîné. Mais, chez Vonarburg, comme nous l’avons dit, l’humanité ne meurt pas, elle trouve de nouvelles ressources dans l’hybridation entre espèces et l’apparition d’une trans-espèce. L’auteure propose ainsi, poétiquement, pour une survie de l’humain, la nécessité de diverses hybridations, de symbioses entre les « normaux » et les métamorphes, comme avec les artefacts et les sirénoïdes. Et l’hybridation avec les artefacts va encore plus loin que l’hybridation trans-espèce. Et cela suppose que nous soyons entrés dans un monde post « singularité22 ».

23Curieusement, dans cette société toujours structurée sur l’ancienne, celle des « normaux », les autres composantes de la (future) posthumanité n’ont aucune voix au chapitre. On retrouve alors, sous des dehors différents, ce qui est la marque des utopies : la voix du maître seul se fait entendre, un discours accepté comme des vérités révélées, alors qu’il s’agit de vérités éphémères issues d’expériences de laboratoire. Le maître ici c’est ce qui se subsume, c’est-à-dire la base sociale et ses formes, la structure économique et politique. On nous présente une société qui ne voit de solutions à ses problèmes de survie que dans sa confiance aveugle à la technique biologique. On remarquera aussi que, à l’opposé des utilisations sans frein de technologies lourdes dans les récits de science-fiction plus anciens, Vonarburg n’accorde que peu d’importance à la « quincaillerie ». En fait, elle délaisse tout ce qui renvoie au monde et aux conflits sociaux pour ne dépeindre que des aventures individuelles, comme le montre, même chez les savants, la mère de Manou, qui garde pour elle son secret. Pourquoi ?

  • 23 Vonarburg E., « Les Dents du dragon », op. cit., p. 251.

24Vonarburg laisse à penser, par ses personnages de « normaux », que l’humanité, en tant que telle, se perçoit comme « la merveilleuse race humaine » et qu’il s’agirait de la renouveler, même si ce n’est pas à l’identique. Les « posthumains » que sont les métamorphes et les sirenoïdes ne se posent pas cette question. Pourquoi ? Sans doute, parce que, ainsi que le souligne la narratrice de « La maison au bord de la mer » : « Ce n’est pas parce que la race humaine originelle est condamnée à plus ou moins longue échéance que toute vie doit disparaître23 ».

25La posthumanité, telle qu’elle apparaît ici – de façon plus poétique que scientifique – serait, dans le meilleur des cas, constituée d’humains (?) « enrichis » de gènes exotiques. Il en découlerait une fraternisation entre les sirènes dont proviendraient ces gènes, les métamorphes et les artefacts. Pas de conflit, mais plutôt une sorte de cohabitation. Assistons-nous à une nouvelle version de l’utopie ? Mais qui ne pourrait se développer qu’avec nos éventuels descendants, comme si l’humanité actuelle avait gâché sa chance, et cédait la place, sans regret et sans haine ?

  • 24 Nietzsche F., Par-delà le bien et le mal, III, § 62.

26Comme l’homme des périodes antérieures, ou l’homme moderne, l’homme de la posthumanité n’est sans doute qu’un mythe, mais il nous aide à nous situer dans l’Histoire comme un éventuel chaînon manquant entre le présent et des futurs inconcevables, et sous des formes insoupçonnées. Nietzsche ne disait-il pas que : « l’homme est un animal dont les qualités ne sont pas encore fixées24 » ?

Notes

1 Murakami H., 1Q84, Livre 1 : Avril-Juin, Paris, 10/18, 2012, p. 402.

2 Foucault M., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 455.

3 Il y eut des périodes antérieures, comme le monde médiéval ou le monde classique, où l’on se faisait de l’homme une idée différente. On qualifie généralement de « moderne », l’Occident depuis la révolution industrielle.

4 Fukuyama F., La Fin de l’histoire et l’avènement du dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

5 Il pensait en effet à la gouvernance du monde après la chute du mur de Berlin. Il posait que, puisqu’il n’y avait plus qu’une seule grande puissance, c’était à elle de faire en sorte que l’Histoire soit comme figée, au stade de la démocratie (sous entendu au modèle étasunien) ; celle-ci s’installerait mécaniquement, à l’image qu’il a cru voir au Japon après Hiroshima et l’occupation étasunienne.

6 Vonarburg E., Sang de pierre, Québec, Alire éditeur, 2009.

7 Dish T., Génocides, Paris, J’ai Lu, 1970.

8 Spitz J., La Guerre des mouches, Paris, Bragelonne, 2009.

9 Spinoza, Éthique III, proposition VI.

10 Rosny aîné, La Mort de la terre, Paris, Denoël, 1960.

11 Vonarburg E., op. cit., p. 152.

12 Film de Ridley Scott (1982), d’après le roman de Philippe K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1966).

13 Vonarburg E., « Les Dents du dragon », in La Maison au bord de la mer, Québec, Alire, 2000, p. 144.

14 Van Vogt A. E, À la poursuite des Slans, Paris, Gallimard, 1954.

15 Bear G., Les Enfants de Darwin, Paris, Laffont, 2003.

16 Vonarburg E., « Les Dents du dragon », op. cit., p. 251.

17 Ibid., p. 147. Rappelons que l’Homo sapiens sapiens que nous sommes est composé à 90 % de gènes d’origine simiesque, que nous possédons de nombreux gènes de l’homme de Néanderthal et d’autres espèces du genre Homo, dont l’Homo erectus.

18 Ibid., p. 240.

19 Ibid., p. 250.

20 Ibid., p. 249.

21 Le monde selon Lamarck, si l’on en croit Cuvier qui lui rend hommage, est à l’opposé du monde darwinien. Selon Cuvier, voici comment Lamarck voit la transformation des êtres et l’évolution : « le premier effort de l’être commençant ainsi à se développer, devra tendre à le faire subsister, à lui former un organe nutritif. Voilà une cavité alimentaire ! D’autres besoins, d’autres désirs, produits par les circonstances, amèneront d’autres efforts, qui feront naître d’autres organes ; car, par une hypothèse de plus ajoutée à toutes les autres, ce ne sont pas les organes, c’est-à-dire la nature et la forme des parties, qui donnent lieu aux habitudes et aux facultés ; ce sont les habitudes, la manière de vivre, qui, avec le temps, font naître les organes : c’est à force de vouloir nager qu’il vient des membranes aux pieds des oiseaux d’eau ; à force d’aller à l’eau, à force de ne vouloir pas se mouiller, que les jambes s’allongent à ceux de rivage ; à force de vouloir voler, que les bras de tous se produisent en ailes, et que les poils et les écailles s’y développent en plumes », Cuvier G., Éloge de M. de Lamarck, par le Baron Georges Cuvier, 1832.

22 La singularité technologique, envisagée par John von Neumann et popularisée par Vernor Vinge et Ray Kurzweil, est un terme utilisé par les futurologues pour désigner le moment où les ordinateurs seront suffisamment puissants pour égaler, voir dépasser, la puissance du cerveau humain, ouvrant la possibilité, pour les transhumanistes, au transfert de l’esprit humain sur un support numérique. Le sujet humain, ainsi numérisé, attendrait hypothétiquement une forme d’immortalité. Voir notamment à ce sujet : Kurtzweil R., Humanité 2.0 : La bible du changement, Paris, M21Éditions, 2007.

23 Vonarburg E., « Les Dents du dragon », op. cit., p. 251.

24 Nietzsche F., Par-delà le bien et le mal, III, § 62.

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