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Du ciel à la terre

 | 
Florent Quellier
, 
Georges Provost

Première partie. Clergé et jardinage (xvie-xviiie siècle)

Réforme catholique et jardins conventuels en Bretagne

Georges Provost

Texte intégral

  • 1 Voir par exemple Régine Pernoud et Georges Herscher, Jardins de monastères, Arles, Actes-Sud, 1996
  • 2 Marcello Fagiolo et Maria Adriana Giusti, Lo specchio del Paradiso. Il giardino e il sacro dall’ A (...)
  • 3 Pierre-Antoine Fabre, « Lieu de mémoire et paysage spirituel : les jardins du noviciat de Sant’ An (...)
  • 4 Une exception notable, encore que peu identifiable par son titre : Martine Constans, « La persista (...)
  • 5 Même dans le cas des chartreux dont on connaît la spécialisation horticole et la spécificité archi (...)
  • 6 Panayota Volti, Les couvents des ordres mendiants et leur environnement à la fin du Moyen Âge, Par (...)

1Existe-t-il, à défaut d’un « jardin de la Réforme catholique », un rapport au jardin qui ait quelque lien avec le catholicisme tridentin ? La question se pose pour le clergé séculier mais elle concerne aussi le monde très varié des religieux et religieuses. Elle invite à mieux connaître une réalité rarement abordée pour elle-même : les « jardins de couvent » aux xviie et xviiie siècles. Force est d’admettre que si les enclos monastiques médiévaux forment une étape classique de l’histoire des jardins – avec leur dimension symbolique référée au Paradis terrestre 1 – leurs successeurs des Temps modernes n’ont généralement pas suscité le même intérêt2. L’histoire des jardins, d’approche souvent très esthétique, privilégie nettement les jardins laïcs où l’innovation paysagère semble s’être peu à peu transférée. Quant à l’histoire religieuse, elle a pu se pencher sur tel « jardin spirituel » d’exception, riche de tout un langage emblématique et mystique 3 mais elle ne s’attarde guère sur la réalité plus ordinaire du jardin monastique4. Si les monographies de maisons régulières font une mention épisodique au jardin, celle-ci reste rapide5, et nous manquons d’une analyse globale de l’environnement des couvents tridentins – paysage architectural et végétal – à l’exemple de ce dont on dispose pour les établissements mendiants de la fin du Moyen Âge6.

  • 7 Alain Croix (coord.), La Bretagne d’après l’Itinéraire de monsieur Dubuisson-Aubenay, Rennes, 2006 (...)
  • 8 Je remercie vivement Alain Croix qui m’a fait connaître ce document, en même temps qu’il m’a fourn (...)

2Et pourtant, la multiplication des enclos conventuels fut bien l’une des mutations majeures des paysages urbains à partir de la fin du xvie siècle. Les voyageurs du temps ne s’y sont pas trompés. En Bretagne, Dubuisson-Aubenay ne manque pas de signaler, dans les villes qu’il traverse en 1636, ces nouveaux couvents qui ont « beaus jardins et bel air7 », à l’exemple des ursulines de Nantes. Quelques années plus tard, un artiste hollandais de passage à Nantes, Lambert Doomer, réalise un dessin aquarellé du jardin des capucins ou plus exactement de l’ermitage que ceux-ci occupent sur un coteau dominant la Loire8. Le jardin est saisi précisément, dans sa disposition et ses usages : des carrés potagers ou fruitiers se laissent deviner, de même qu’une allée couverte en berceau ; des capucins s’y promènent ou méditent. L’intérêt qu’y a porté l’artiste hollandais suffirait presque à justifier que l’on se penche plus attentivement sur les jardins conventuels de la Réforme catholique. La Bretagne nous en fournira la matière : une matière riche, à la mesure des dimensions de la province et du grand nombre de ses couvents, dont plusieurs ont gardé jusqu’à nos jours une forte présence matérielle en bien des villes, petites et moyennes surtout.

  • 9 Elles viennent de faire l’objet d’une publication : dom Thierry Barbeau, Hortésie chez les Maurist (...)

3Cette étude s’attachera à repérer, dans la multiplicité des situations individuelles, l’existence de logiques communes aux jardins des couvents tridentins. Sauf exception, les abbayes seront tenues à l’écart du propos 9 car elles témoignent de réalités sensiblement différentes, ne serait-ce que par les dimensions de leurs jardins. Leur inscription historique dans une durée bien plus longue, la distinction entre l’espace de l’abbé et celui des religieux, le mimétisme fréquent avec les grands jardins aristocratiques tendent d’ailleurs à y brouiller le rapport à la Réforme catholique. En revanche, on prendra en considération les nombreux établissements mendiants hérités du Moyen Âge où des réformes d’inspiration tridentine se sont imposées au xviie siècle. Là plus encore peut-être que dans les strictes fondations tridentines, les remaniements permettent de mesurer les nouveautés introduites par la Réforme catholique : nouveauté paysagère, liée aux sites d’implantation et à l’emprise foncière des couvents tridentins ou « tridentinisés » ; nouveauté horticole aussi, dans la mesure où la fonction productive et commerciale semble prendre une importance particulière. Mais le jardin fut pourtant, pour l’immense majorité des religieux, un espace de récréation et non de travail : le rapport à la Réforme catholique passe donc aussi par la délicate conciliation des corps et des âmes, de l’agrément et de la dévotion.

Le « jardin de couvent » aux XVIIe et XVIIIe siècles : un paysage nouveau ?

  • 10 Tout juste rajeunie par la présence d’espèces végétales en vogue depuis la Renaissance : dans les (...)

4La nouveauté n’est, à l’évidence, que relative. Dans sa structure d’ensemble, le jardin de couvent moderne prolonge l’héritage médiéval des abbayes et des établissements mendiants. Le jardin y est tout d’abord le préau, c’est-à-dire le carré du cloître ; c’est ensuite le potager-fruitier, que les Temps modernes appelleront souvent le « grand jardin » ; ce sont enfin les sections spécialisées du jardin médicinal (proche de l’infirmerie) et du jardin des fleurs destinées à l’ornement des autels (situé à proximité de l’église, il est souvent qualifié de « jardin de la sacristie »). Bien des couvents anciens non encore réformés au début du xviie siècle paraissent conformes à cette disposition traditionnelle10, et c’est probablement dans ces établissements anciens que se mesure le mieux l’incidence concrète des réformes du xviie siècle.

  • 11 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 9 H 55.
  • 12 Alain Croix (coord.), La Bretagne d’après l’Itinéraire…, op. cit., p. 494.
  • 13 Arch. dép. du Morbihan, 44 H 2, p. 63.
  • 14 Les sœurs justifient l’acquisition d’un jardin supplémentaire au motif qu’un nouveau bâtiment « oc (...)
  • 15 Ainsi aux cordeliers de Vannes qui obtiennent pour ce motif l’extension de leur enclos au xviie si (...)

5Si le discours et l’action des réformateurs privilégient les bâtiments, les enclos et jardins ne peuvent être négligés car ils sont également garants du retour à la régularité. On le mesure clairement aux Grands carmes de Rennes au lendemain de l’introduction de la réforme. Dans les années 1625-1627, les frères n’acquièrent pas moins d’une dizaine de propriétés jouxtant leur enclos. Il s’agit, la plupart du temps, de maisons ayant vue sur le monastère et susceptibles de créer « du divertissements ausditz pères en leurs prières et méditations11 ». Ces carmes réformés aspirent également à « l’escarrement » de leur jardin, soit à sa régularisation : objectif conforme à l’idéal esthétique du temps mais qui résonne sans nul doute avec la régularité monastique retrouvée. La réforme signifie également la limitation de l’accès aux « lieux réguliers » comme ces « allées de lauriers que l’on va voir par curiosité » que Dubuisson-Aubenay avait pu visiter en 1636 chez les cordeliers de Bernon, avant la réforme récollette12. Plusieurs décennies après l’introduction de la réforme, le respect scrupuleux de la clôture inspire encore des améliorations : en 1662, les carmes d’Hennebont bâtissent « une boulangerie et un four pour esloigner les séculiers de la fréquentation trop grande qu’ils avoient en nostre cuisine13 ». La réaffirmation de la clôture pèse ainsi, de manière décisive, dans l’extension et l’organisation des espaces conventuels : en vertu des conceptions aéristes du temps, les nouveaux bâtiments appellent de nouvelles cours et de nouveaux jardins, comme l’expriment les carmélites de Nazareth à Vannes en 162914. La préoccupation sanitaire demeure sensible en ces années marquées par la présence récurrente de la peste : un vaste enclos offre aussi la possibilité de « désairer » les malades15. Exigence de clôture, souci du bon air, affichage social aussi justifient ainsi plusieurs extensions successives, jusqu’à ce que le domaine soit définitivement fermé et solennellement béni en 1679.

  • 16 Étienne Catta, La Visitation Sainte-Marie de Nantes (1630-1792), Paris, Vrin, 1954, p. 56.
  • 17 Archives des ursulines de Quimperlé, histoire manuscrite rédigée au xixe siècle, t. 1, p. 283.
  • 18 Jean-Marie Le Mené, [Histoire des] communautés hors de Vannes, Vannes, 1905.
  • 19 Voir Gilles Ollivier, Les couvents et la ville, Dinan, 1985. Les ursulines parviennent néanmoins à (...)

6Cet idéal du vaste « pourpris » clos et régularisé est pleinement partagé par les nouveaux couvents de la vague tridentine. Rares sont les maisons à jouir dès l’origine d’une dotation conforme à leurs vœux : dans beaucoup de cas, l’enclos « idéal » n’est atteint, ou approché, que par une patiente politique d’acquisition ou d’échange de parcelles étalée sur plusieurs décennies. Les visitandines de Nantes, implantées en 1630, ne disposent qu’en 1653 du terrain suffisant pour construire leur monastère16. Les ursulines de Quimperlé, fondées en 1652, ne parviennent qu’en 1716 à clore leur enclos définitif17, et celles de Muzillac s’étendent encore en 1748, à la veille des mesures limitant la propriété des gens de mainmorte18. L’implantation préférentielle dans les faubourgs – là où l’espace est moins chichement mesuré – se comprend alors aisément. Rares sont les villes où, comme à Dinan19, les enclos tridentins s’insèrent dans le tissu de l’intramuros : aussi bien les municipalités, à l’exemple de Rennes, n’admettent elles les couvents qu’à condition qu’ils s’implantent hors des murs. Au bout de plusieurs décennies de créations régulières, les villes se trouvent ainsi cernées d’une couronne d’enclos conventuels fréquemment jointifs. À Nantes, le plan Cacault réalisé en 1756-1757 révèle combien l’est de la ville est colonisé en quasi-totalité par des établissements religieux récents : minimes, Oratoire, séminaire, ursulines, visitandines, sulpiciens… On pourrait en dire autant, à plus petite échelle, de nombreuses autres villes, de Rennes à Quimper en passant par Tréguier. Les superficies des enclos monastiques s’avèrent pourtant très variables. À partir du moment où l’on peut considérer que le temps des acquisitions est révolu – les années médianes du xviiie siècle – les superficies disponibles oscillent entre quelques cordes (pour quelques couvents insérés dans le tissu urbain, telles les calvairiennes de Cucé à Rennes qui n’ont que « six carrés de jardin » dont deux acquis à la faveur de l’incendie de 1720) et 20 ou 30 journaux dont se prévalent plusieurs monastères mendiants et quelques rares couvents d’ursulines (Saint-Pol-de-Léon et Quimperlé) ou de calvairiennes (Redon, Quimper). Malgré l’amplitude des écarts, un ordre de grandeur médian se laisse deviner, autour d’un à quatre journaux : telle est, sans doute, la dimension ordinaire des enclos monastiques – réformés ou créés de neuf – qui ont fleuri en périphérie des agglomérations.

La fonction productive et commerciale

  • 20 Les mêmes réserves s’appliquent au jardin pittoresque (île, rocher, source…) figuré sur le plan tr (...)

7La nouveauté relative des jardins conventuels modernes ne se limite pourtant pas à leur emprise foncière accrue ni même aux murs dont ils se protègent plus strictement. Elle tient au moins autant à l’activité horticole qui s’y donne cours et au paysage qui en résulte. Pour le connaître, gardons-nous de tirer trop aveuglément parti des plans de ville des xviie et xviiie siècles : la répétition systématique des carrés réguliers ou des parterres de broderie, inspirés de l’idéal du jardin classique, relève de conventions de représentation bien plus que de la réalité, à laquelle les arpenteurs n’ont d’ailleurs probablement pas eu accès20. Mieux vaut se fier à d’autres sources : rares chroniques ou diaires, plus fréquents livres de comptes ou inventaires effectués lors de la Révolution. La dimension productive des jardins en ressort fortement, à des niveaux d’engagement néanmoins très variables d’un couvent à l’autre.

  • 21 Nadine Monvoisin, La vie d’un couvent à l’époque moderne : le monastère des Cordeliers de Rennes a (...)
  • 22 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 17 H 23, 24, 25. Subsistent néanmoins un verger et un « jardin à fle (...)
  • 23 On peut en rapprocher les dominicains parisiens qui baillent leurs jardins et leurs vignes à parti (...)
  • 24 Yves Durand, loc. cit. Le parallèle semble possible avec les « maisons des champs » des séminaires (...)

8Il est en effet des couvents qui semblent tourner le dos à leur jardin, jusqu’à les mutiler peu à peu par des lotissements lucratifs. Tel est notamment le cas des couvents mendiants établis à l’époque médiévale dans l’intra-muros des grandes villes, à l’image des cordeliers de Rennes. À partir du xvie siècle, le couvent franciscain semble surtout soucieux de tirer parti de son voisinage avec le palais du Parlement, construit sur une parcelle appartenant initialement aux religieux. Dans un quartier qui a atteint une valeur foncière sans précédent, les cordeliers préfèrent lotir une part croissante de leur enclos au profit d’hôtels, de maisons, de boutiques sur lesquels ils prélèvent des rentes21. Le jardin se trouve peu à peu dépecé, la communauté s’en remettant au marché urbain pour assurer son approvisionnement : les registres de comptabilité, échelonnés entre la fin du xvie et le xviiie siècle révèlent la part croissante des achats alimentaires, y compris pour des produits très courants22. Le cas des cordeliers rennais n’est pas unique : le même constat vaudrait à Nantes pour les dominicains et surtout les carmes23. Sans doute est-il possible de parler d’un choix cohérent de la part de couvents de fondation ancienne, souvent implantés dans l’intra muros, fortement possessionnés en domaines ruraux et dont les communautés demeurent, même au xviie siècle, d’effectif relativement restreint. Rien n’y pousse à faire du jardin une priorité, surtout quand des opportunités spéculatives s’offrent à portée de main : les carmes de Nantes tirent ainsi profit de la location de boutiques sur l’îlot qui porte leur nom. À terme, ils ne disposent que d’une terrasse pour leur récréation quotidienne ; mais la maison qu’ils ont acquise à l’intention des pestiférés leur offre l’occasion hebdomadaire d’une promenade compensatoire24.

  • 25 Arch. dép. du Finistère, 40 H 10, acte d’acquisition du 4 mai 1644.
  • 26 Emmanuelle Daniellou, Les enseignantes en Bretagne aux xviie et xviiie siècles. Religion, éducatio (...)

9La différence est frappante avec la plupart des couvents de fondation plus récente que tout oriente, au contraire, vers une active valorisation du jardin. Première incitation, leur installation dans des faubourgs déjà voués antérieurement aux productions maraîchères : à Saint-Pol-de-Léon, les ursulines acquièrent ainsi en 1644 un « pourpris » déjà voué aux « herbes potagères », et plus particulièrement aux artichauts25. Nombre de communautés n’ont, par ailleurs, obtenu l’accord des communautés de ville qu’en s’engageant à vivre de leurs propres revenus sans être aux dépens du public. La rentabilité du jardin est donc une exigence du quotidien, pour des établissements peu rentés en domaines ruraux. Elle s’impose plus encore pour les maisons féminines – à l’écart de la manne des fondations – alors même que celles-ci doivent nourrir une population nombreuse : les communautés croissent rapidement, pour atteindre parfois l’effectif d’une centaine de religieuses à la fin du xviie siècle ; les pensionnaires, souvent présentes dès les origines, se multiplient au xviiie siècle26 ; s’ajoute enfin, selon les maisons, l’entretien de pénitentes, de pauvres renfermés, de malades ou de retraitants.

  • 27 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 27 H 17.
  • 28 Florent Quellier, Des fruits et des hommes, Rennes, PUR, 2003 ; du même auteur, La table des Franç (...)
  • 29 Les gages semblent se situer autour d’une centaine de livres annuelles à la fin du xviiie siècle, (...)
  • 30 Arch. dép. de la Loire-Atlantique, Q 41. Aucun élément, en revanche, pour l’autre Chartreuse breto (...)
  • 31 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 20 H 12.
  • 32 En témoigne le niveau des revenus du jardin, quand il est connu : jusqu’à 800 L. de bénéfice chez (...)

10L’investissement horticole ne se limite pourtant pas au seul approvisionnement : à la faveur de la proximité des marchés urbains, il peut déboucher sur la commercialisation de surplus ou de cultures ouvertement spéculatives. Les carmélites de Rennes en fournissent un exemple saisissant au milieu du xviie siècle. La précision de leur registre de comptes pour les années 1639-166627, révèle comment s’est constituée, en l’espace de quelques années, une véritable économie du jardin conventuel. Chaque année voit en effet s’allonger et se diversifier la liste des produits vendus au marché : choux, porée, laitues, abricots, oignons, fèves, prunes, pois, lavande, poires de garde (dite de « bon chrétien »), cerise, betteraves, artichauts, chicorée, coings, fleurs, fruits rouges, asperges… Très tôt, deux spécialisations se dégagent avec netteté : l’abricot, qui rapporte certaines années près de 300 Lt. et que les religieuses font garder par des vigiles à l’été 1658 ; l’oignon, que les jardiniers portent à la foire du même nom, qui se tient à deux pas du couvent. Se devine ici un choix réfléchi de commercialisation de « menues denrées » fruitières et potagères, en réponse à la demande renouvelée du public que repèrent, dès le début du xviie siècle, les historiens de l’arboriculture et de l’alimentation28. Cette orientation s’avère durable : dans la seconde moitié du xviiie siècle, les ventes du jardin des carmélites rapportent fréquemment 1 500 Lt., soit près de 15 % de leur recette totale annuelle : une fois ôtés les frais d’exploitation – entretien des jardiniers29, dépenses de fumure (ou « marnix »), outils, rames, gaules, etc. – le couvent conserve un bénéfice de 800 Lt. Peu de communautés atteignent sans doute un tel degré de spécialisation mais rares sont celles qui ne tirent pas parti des excédents de leur jardin. Chez les hommes, les chartreux de Nantes constituent sans doute un cas à part : en 1790, ils reconnaissent à demi la vente de fruits et légumes et même « de quelques pieds d’arbres30 », aveu probable d’une activité de pépiniériste qui fait écho à la grande réputation des chartreux parisiens. Se signalent aussi quelques couvents mendiants, de fondation significativement récente, comme les minimes de Rennes31. La valorisation du jardin est cependant beaucoup plus systématique dans les maisons féminines32, réserve faite de celles qui ont fait le choix d’investir plutôt dans la réalisation de « petits ouvrages » textiles (Refuge du Bon Pasteur à Rennes) ou encore de « fausses fleurs » (ursulines de Quimperlé).

  • 33 Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 1 Q 135.
  • 34 Arch. dép. de la Loire-Atlantique, Q 62, inventaire du 8 brumaire an III.
  • 35 Arch. dép. du Finistère, 1 Q 2536.
  • 36 Arch. dép. du Finistère, 1 Q 2502.
  • 37 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 Q 853, description des jardins par le prieur, [février] 1790.

11Seuls des inventaires précis peuvent permettre de cerner plus précisément le contenu des jardins de couvents. À cet égard, les états réalisés entre 1790 et 1792 sont rapides et souvent décevants mais ils ont donné lieu, dans cinq cas au moins, à un inventaire détaillé des plants, en tout cas des fruitiers. En termes quantitatifs, trois de ces jardins peuvent être qualifiés de « moyens », les capucins et les dominicains de Guingamp33, les dames de Saint-Charles à Nantes34 : 200 à 300 plants y sont individuellement dénombrés, sans parler des arbustes mentionnés globalement (groseillers, sauvageons). Avec un millier de plants, les deux autres jardins inventoriés atteignent une envergure supérieure, chez les ursulines de Saint-Pol-de-Léon 35 et les dominicains de Morlaix36. Tous ces jardins font une part écrasante aux fruitiers, dans toutes les configurations possibles : arbres de plein vent, espaliers, contre-espaliers, petits fruitiers entourant les carrés potagers… avec le souci visible de tirer parti de toutes les expositions et des différents murs. Quand l’inventaire prend la peine de détailler les variétés de pommes et surtout de poires – c’est le cas aux dominicains de Morlaix – on devine l’objectif de produire des fruits d’été comme d’hiver. Quelques plants de vigne, un ou deux figuiers complètent fréquemment le verger. La présence d’une pépinière (130 sauvageons chez les dominicains de Guingamp), la mention d’osier ou de frênes destinés au palissage des fruitiers confirment la spécialisation arboricole. D’autres couvents n’hésitent pas à faire venir des plants ou des graines des pépinières réputées de la vallée de la Loire (à Rennes, plants d’Orléans chez les calvairiennes de Saint-Cyr, graines de Tours chez les minimes). La place des légumes est probablement sous-estimée car les inventaires révolutionnaires prennent rarement la peine de détailler carrés de choux ou d’artichauts. Divers indices suggèrent néanmoins l’importance que peut prendre au xviiie siècle la production des asperges : à Rennes, les calvairiennes de Saint-Cyr en achètent 3 000 pattes en 1762-1763, quand les bénédictins de Saint-Melaine se désolent qu’elles ne viennent pas bien dans leur potager37.

  • 38 Décelable au fait que les comptes d’approvisionnement se limitent à la viande, au poisson, au vin, (...)
  • 39 « Comme l’on nous a assuré que vous auré de très beaux fruits d’hiver, et propres à se conserver, (...)
  • 40 Cité par Monique Soulabaille, Guingamp sous l’Ancien Régime, Rennes, PUR, 1999, p. 139-140.
  • 41 Mentionnons néanmoins les verrines recensées chez les récollets et les capucins de Saint-Servan (A (...)
  • 42 Instruction pour les jardins fruitiers et potagers…, 1690, cité par Florent Quellier, Des fruits e (...)

12Il semble donc possible d’avancer que le jardin tient une place importante dans la vie temporelle des couvents des xviie et xviiie siècles. Outre une large autoconsommation38, ils permettent une commercialisation parfois lointaine : les ursulines de Saint-Pol-de-Léon vendent ainsi en 1726 plusieurs milliers de pommes et de poires d’hiver à leur marchand de vin de Bordeaux39. L’impact reste le plus souvent local, au risque de susciter l’animosité : en 1789, les cahiers de doléances de Guingamp ne reprochent-ils pas aux religieuses d’être entre autres, « jardinières, confiseuses, liqueuristes40 » ? Faire des couvents modernes les pionniers d’une horticulture de pointe serait à coup sûr excessif : en 1790, l’absence apparente de tout ouvrage spécialisé dans leurs bibliothèques (contrairement aux abbayes) plaide en ce sens, comme la banalité des outils inventoriés41. La Quintinie ne parle-t-il pas de « poire de communauté » pour désigner un fruit ordinaire42 ? On ne peut pourtant nier que l’investissement horticole fut une réalité de beaucoup de couvents de la Réforme catholique.

« Un jardin de plaisance » ?

  • 43 Archives municipales de Rennes, CC 713. Je remercie mon collègue Gauthier Aubert qui m’a signalé c (...)
  • 44 Aux calvairiennes de Saint-Cyr, à compter de 1765-1766 (Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 26 H 5).
  • 45 Ils sont invités par le provincial à « travailler une heure au jardin ou ailleurs » (Arch. dép. du (...)
  • 46 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 9 H 2, règle de la réforme des carmes.

13Faut-il pour autant borner les jardins conventuels des xviie et xviiie siècles à leur dimension économique, si visiblement favorisée par les sources écrites ? Ceux qui les peuplent – religieux, religieuses mais aussi pensionnaires – n’ont sans doute jamais ressenti la fonction productive du jardin de manière aussi hégémonique, ne serait-ce que parce qu’ils n’y mettent quasiment jamais la main. Des jardiniers sont, en effet, employés presque partout : dix-sept jardiniers de couvent figurent dans le rôle de capitation de la ville de Rennes en 170643, et certains résident à demeure, dans une maison construite dans le jardin même44. Les couvents masculins invitent à plus de nuances : il arrive que la règle prévoie que les religieux travaillent au jardin, à l’exemple des récollets de Cuburien 45 mais il est plus fréquent que la tâche revienne exclusivement à un religieux de rang inférieur, frère convers ou oblat chez les Grands carmes de Rennes46. De même chez les religieuses, les converses semblent s’abstenir des travaux du jardin et s’il existe une « sœur jardinière » parmi les mères de chœur, son titre ne doit pas faire illusion : sa tâche consiste d’abord à superviser le travail des jardiniers, comme l’expose la règle des ursulines de Vannes :

14« L’office de la sœur jardinière

  1. La Jardinière se représentera souvent le soin amoureux que nostre Seigneur prend de cultiver nos âmes, pour les rendre agréables à son Père éternel ; & pour ce, qu’elle mette peine de déraciner les mauvaises inclinations, habitudes et passions déréglées, afin de luy estre un Iardin de plaisance.
  2. Elle doit avoir soin que le Iardin soit bien faict, & cultivé en la saison, & les allées tousiours nettes afin que les Sœurs y puissent prendre quelque récréation.
  3. Qu’elle fasse en sorte qu’il y aye en toute saison des herbes potagères : afin que sa mesnagerie espargne d’envoyer au marché pour en achepter ;
  4. Qu’elle départe si bien les carreaux qu’il y en aye tousiours quelqu’un avec des fleurs pour parer l’autel.
  5. Elle doit tenir le Iardin fermé, & clos en sorte que la poulaille ni aultres bestes n’y portent aucun dommage.
  6. Elle fera que le Iardinier entretienne bien les bords, les taillant ès saisons qu’il faut, & qu’il y en aye de sauge, Romarin, lavande, hissope, mariolaine, thym & autres herbes nécessaires à la Cuisine et à l’Infirmerie.
  7. Qu’elle ne permette qu’autre qu’elle cüeille les herbes du Iardin, ou à son deffaut qu’une commise par elle.
  8. Elle fera cueillir les fruicts & graines en leur saison, & arrouser les herbes & fleurs au temps chaud47. »
  • 48 « Notice sur les paroisses : Morlaix », Bulletin diocésain d’histoire et d’archéologie du diocèse (...)
  • 49 De la même manière, l’image de la pépinière (ou du « séminaire ») désigne de façon récurrente le p (...)
  • 50 Cité par R. Piacentini, Les chanoinesses régulières hospitalières de la Miséricorde de Jésus de l’ (...)
  • 51 Règle des augustines (cité par R. Piacentini, op. cit.). De même aux carmélites de Nazareth autour (...)

15Un tel règlement, probablement biaisé lui aussi par rapport à la réalité, a néanmoins le mérite d’envisager plus largement la signification du jardin de couvent. Le spirituel a, comme il se doit, préséance : le jardin soigneusement entretenu est l’image de l’âme qui se donne toute à Dieu et se garde du péché. Il n’y a rien là d’original : la littérature spirituelle du temps use abondamment de la métaphore horticole, à l’exemple de Thérèse d’Avila dans son Autobiographie ; les carmélites de Morlaix pouvaient du reste contempler au réfectoire le tableau d’un carme jardinant au pied du Christ en croix48. Tout laisse penser que cet horizon symbolique est présent à l’esprit des communautés, voire de leurs pensionnaires49. Ceci posé, le règlement des ursulines donne du jardin une image très traditionnelle, avec la trilogie des fleurs, des herbes potagères et médicinales. L’inflexion tridentine se lit plutôt dans la mention, dès le 2e article, de la récréation. Prévue par la plupart des règles monastiques, la « récréation » collective, qui suit généralement le repas de midi, est prise au chauffoir durant l’hiver et au jardin durant l’été. Si les religieux déambulent au long des allées, les religieuses font en sorte « qu’il y ait en un lieu commode et ombragé une allée verte faite en berceau, couverte de vignes, rosiers et autres fleurs… [avec] une chaise en bois en haut et des bancs tout autour50 ». Une telle disposition, sans doute fréquente dans les maisons féminines51, cherche à concilier l’agrément d’un moment de détente et les exigences de l’état religieux (hiérarchie entre sœurs, silence ou en tout cas conversation innocente, travail éventuel).

  • 52 Règles communes et particulières de la congrégation de Saint-Maur, 1687, citées par Monique Bugner(...)
  • 53 Pratique de la règle de saint Benoît, Paris, 1680.
  • 54 Visitation de Nantes (E. Catta, op. cit., p. 65-66).
  • 55 À la Révolution, Cambry écrit que le jardin des dominicains est à Morlaix le seul digne d’accueill (...)
  • 56 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 Q 899 ; Arch. dép. de Loire-Atlantique, Q 62.
  • 57 Ces dernières font même l’acquisition d’une « chaloupe » en 1716 (Archives des ursulines de Quimpe (...)
  • 58 En 1665, les calvairiennes de Nantes érigent ainsi un mur « qui fait la séparation du jardin de no (...)
  • 59 Georges Provost, « Dans les coulisses du pèlerinage : le village de Sainte-Anne-d’Auray au xviiie (...)
  • 60 Arch. dép. du Morbihan, 44 H 2, diaire des carmes d’Hennebont.

16Encore faut-il que le délassement légitime ne se fasse pas au détriment de la régularité et de l’austérité conventuelles. Sont ici en cause la manière dont les religieux se comportent mais aussi le mode d’aménagement du jardin lui-même. Les mauristes du xviie siècle fixent clairement les seuils à ne pas dépasser : le jardinier de la communauté « ne fera point de parterres à la mode des séculiers, qui ressentent le faste et la vanité, mais de simples carreaux ou autres formes convenables à la simplicité et modestie religieuse. […] Il ne s’amusera pas à cultiver des choses qui demandent trop de soin, d’artifice, de sujettion, de travail, de frais ou de culture, et qui sont de nulle ou de peu d’utilité, comme sont les orangers, les citroniers, les mirthes en caisse52 ». Aux moines de se comporter comme il convient lors de la récréation : ils « n’iront point çà et là, d’allée en allée, de lieu en lieu, qui est une marque d’inconstance ou de curiosité ; mais ils prendront d’abord une allée où ils passeront leur récréation dans la modestie & le recueillement, autant que cet exercice le peut permettre ». Et ils méditeront, « regardant parfois les créatures innocentes comme sont les arbres, les fleurs, les fruits, les oiseaux, afin de prendre occasion de ce qu’ils voyent & entendent de s’élever au Créateur & de le glorifier dans ses ouvrages53 ». Si de telles mises en garde sont nécessaires – sans être forcément suivies pour autant – dans les abbayes mauristes, il ne semble pas qu’elles aient eu à s’exprimer fréquemment dans l’univers des couvents tridentins où les tentations somptuaires sont contenues par la taille relativement modeste des enclos et la priorité réservée aux cultures productives. Si l’on exclut les carrés floraux de la sacristie, le jardin d’agrément au sens strict se borne souvent au parterre du cloître, orné d’une fontaine, de buis, d’un if taillé, d’une aubépine54. À la fi n du xviiie siècle, les arbres exotiques restent rares : un « tuya de la Chine » chez les dames de Saint-Charles à Nantes, un « superbe beaumier du Pérou » chez les dominicains de Morlaix55. La seule concession à l’agrément se borne le plus souvent à l’allée ombragée de charmilles (ursulines de Vitré) ou d’une rangée d’arbres (ursulines de Guérande)56. Quelques rares enclos de grande étendue peuvent comporter un « bocage », un bois de haute futaie ou un cours d’eau : ursulines de Saint-Pol-de-Léon ou de Quimperlé57, calvairiennes de Quimper ou de Redon. Mais aucun couvent ne succombe à la tentation des longues perspectives classiques, au demeurant contradictoires avec la structure très compartimentée induite par la clôture, y compris à l’intérieur du domaine58. Plusieurs couvents mendiants, en particulier carmes, échappent néanmoins à ce parti de simplicité propre aux religieuses : fortement dotés lors de leur fondation, ils manifestent un souci de prestige qui admet volontiers avenues (« rabines »), pièces d’eau, bois de haute futaie (carmes de Bondon, de Sainte-Anne-d’Auray, ces derniers il est vrai de fondation royale59). À la différence des maisons féminines, le xviiie siècle les voit céder à la séduction des « agréments » avec le soutien des séculiers qui y ont probablement accès : en 1732, le prieur des carmes d’Hennebont fait ainsi percer « une porte pour passer du refectoir dans le jardin » et aménager « plusieurs allées avec des plates-formes, murs, perons, bassins, escalliers et autres agrémens ». Un endroit jadis impraticable devient « la plus charmante promenade qu’il y ait aux environs » aux applaudissements des « Mrs de la ville qui admirent ces ouvrages60 ».

  • 61 Les dénominations « profanes » ou purement fonctionnelles sont toutefois infiniment plus nombreuse (...)
  • 62 Un inventaire non exhaustif en révèle la présence à Rennes chez les premières visitandines, les re (...)
  • 63 Arch. dép. du Morbihan, 69 H 30, p. 252, abrégé des vertus de Sœur Marie du Verbe incarné (morte e (...)
  • 64 Attesté également au couvent des calvairiennes de Machecoul (Arch. dép. de Loire-Atlantique, Q 62)
  • 65 Marcello Fagiolo et Maria Adriana Giusti, « Giardini come esercizi spirituali », Lo specchio…, op. (...)

17Peut-on identifier enfin des choix paysagers qui soient porteurs d’une intention spirituelle ? Les rosiers des dominicains de Morlaix suggèrent un lien possible avec le Rosaire dont ils sont les propagateurs. On retiendra plus sûrement, dans de nombreux jardins, la présence de statues liées au patronage d’un saint sur tout ou partie des espaces 61 ou plus encore la mention d’oratoires qualifiés le plus souvent de « grottes » au xviiie siècle. Ces derniers apparaissent surtout dans les couvents féminins, ceux où la clôture est la plus stricte62. Ils sont parfois consacrés à la Vierge : au Petit Couvent de Vannes, une religieuse « se faisoit un plaisir du soin qu’on lui avoit donné de deux chapelles qui lui sont dédiées dans notre jardin, les ornant et entretenant d’une grande propreté, ne passant point de jour sans y faire quelque visite63 ». Mais la dédicace mariale n’est peut-être pas la plus courante : dans le jardin des calvairiennes de Nantes, sainte Scolastique et sainte Madeleine patronnent deux grottes qui matérialisent le « désert » réservé à la méditation des sœurs, conformément à l’inspiration érémitique de leur règle64. Celles-ci projetèrent également une grotte de « Jésus en agonie », dont le choix n’a rien d’anodin : il s’agit ici de faciliter la méditation des religieuses sur la Passion en les transportant mentalement à Gethsémani, sur le principe de la « composition du lieu » chère aux exercices spirituels65. Si la grotte de l’Agonie ne fut jamais réalisée à Nantes, elle existe dans l’enclos des carmélites de Rennes : en 1760, celles-ci font même repeindre « la perspective de Notre Seigneur au jardin des Olives »… pour une somme de 100 L… tirées de la vente des produits du jardin !

18Il semble donc possible de reconnaître une certaine unité au jardin conventuel de la Réforme catholique, tel qu’il s’est multiplié en périphérie de la plupart des villes aux xviie et xviiie siècles. Héritier des modèles médiévaux, le jardin conventuel n’en est pas moins redevable à l’esprit tridentin, dans ses deux dimensions souvent paradoxales : une stricte exigence de séparation et, dans le même temps, une évidente connexion avec le monde extérieur. En témoigne ici la manière dont les enclos monastiques, comme bien d’autres jardins du temps, se sont engagés dans une activité horticole tournée partiellement vers le marché. Si la tentation des agréments demeure contenue, en tout cas chez les femmes, le jardin de couvent participe néanmoins d’un affichage extérieur et d’une recherche de dignité, recherche inhérente à l’Église tridentine mais également propre aux élites dont proviennent, dans la grande majorité des cas, religieux et religieuses. Si les jardins de couvents ne sont à la pointe ni de l’horticulture ni de l’art des jardins, ils n’en tiennent pas moins une place spécifique. Entre le jardin de prestige et celui du simple particulier, l’enclos monastique a pu occuper une position intermédiaire et stratégique… tout comme, peut-être, les domaines ruraux des couvents, non pris en compte ici.

  • 66 Je remercie vivement les ursulines de Morlaix, et notamment soeur Marie-Dominique Ergon, prieure, (...)

19En Bretagne, il apparaît que le jardin conventuel élaboré au xviie siècle s’est profondément enraciné dans la durée. En 1904, une ursuline de Morlaix, Mère Cœur de Marie Laurent, peint une vue perspective du jardin de son couvent, occupé par la congrégation depuis 1638 et rapidement réintégré après la Révolution66. La netteté de la clôture externe, la multiplicité des murs intérieurs, l’importance du potager et des vergers, la maison des jardiniers (construite ici en 1824), la ferme, « la grande allée », les petits oratoires, l’animation que créent religieuses, pensionnaires et personnel… ne diffèrent guère du modèle lentement élaboré au long des xviie et xviiie siècles. Défiant tranquillement les lois anti-congréganistes, le couvent continue d’illustrer la forte présence sociale du clergé en même temps qu’un puissant idéal de régularité, de dignité et de simplicité relative. À tous ces titres, le jardin de couvent apparaît bien comme le cousin du « jardin de curé », et ce n’est pas sans raison que les deux se confondent parfois dans un même imaginaire.

L’enclos des ursulines de Morlaix en 1904, peint par une des religieuses (cliché ursulines de Morlaix).

L’enclos des ursulines de Morlaix en 1904, peint par une des religieuses (cliché ursulines de Morlaix).

Notes

1 Voir par exemple Régine Pernoud et Georges Herscher, Jardins de monastères, Arles, Actes-Sud, 1996.

2 Marcello Fagiolo et Maria Adriana Giusti, Lo specchio del Paradiso. Il giardino e il sacro dall’ Antico all’ Ottocento, Milano, Silavana Editoriale, 1998.

3 Pierre-Antoine Fabre, « Lieu de mémoire et paysage spirituel : les jardins du noviciat de Sant’ Andrea del Quirinale selon la Peinture spirituelle de Louis Richeôme », Les jardins, art et lieu de mémoire, Besançon, éd. de l’Imprimeur, 1995 ; à partir de l’ouvrage Partheneia sacra du jésuite anglais Hawkins, Jean-Marc Chatelain, « Du territoire au territoire de l’âme. Jardin et conclusion du lieu dans l’emblématique sacrée au xviie siècle », ibid., p. 149-166.

4 Une exception notable, encore que peu identifiable par son titre : Martine Constans, « La persistance des “jardins de curés” », Martine Constans (dir.), Jardiner à Paris au temps des rois, Paris, 2003, p. 152-156.

5 Même dans le cas des chartreux dont on connaît la spécialisation horticole et la spécificité architecturale – chaque cellule est flanquée d’un jardinet individuel – illustrée, à la fin du xviie siècle, par les tableaux de la Galerie des Cartes de la Grande Chartreuse (voir par exemple Paul Amargier, Régis Bertrand, Alain Girard et Daniel Le Blévec, Chartreuses de Provence, Aix-en-Provence, 1988).

6 Panayota Volti, Les couvents des ordres mendiants et leur environnement à la fin du Moyen Âge, Paris, CNRS, 2003.

7 Alain Croix (coord.), La Bretagne d’après l’Itinéraire de monsieur Dubuisson-Aubenay, Rennes, 2006, p. 765.

8 Je remercie vivement Alain Croix qui m’a fait connaître ce document, en même temps qu’il m’a fourni un volumineux dossier iconographique sur les couvents nantais. Sur l’ermitage, arch. dép. de Loire-Atlantique, H 332.

9 Elles viennent de faire l’objet d’une publication : dom Thierry Barbeau, Hortésie chez les Mauristes. Les jardins monastiques à l’époque moderne, ITF, 2007.

10 Tout juste rajeunie par la présence d’espèces végétales en vogue depuis la Renaissance : dans les premières années du xviie siècle, le carré du cloître des carmes de Rennes est ainsi planté de cyprès et de lauriers qui l’animent « d’ombres verdoyantes » (P. Lezin de sainte Scolastique, La vie du vénérable P. Philippe Thibaut, Paris, 1673, cité par Suzanne-Marie Bouchereaux, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson, Paris, Vrin, 1950, p. 70).

11 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 9 H 55.

12 Alain Croix (coord.), La Bretagne d’après l’Itinéraire…, op. cit., p. 494.

13 Arch. dép. du Morbihan, 44 H 2, p. 63.

14 Les sœurs justifient l’acquisition d’un jardin supplémentaire au motif qu’un nouveau bâtiment « occupe quelque peu l’air de notre enclos » (cité par Jean-Marie Le Mené, « Les communautés de Vannes », Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, 1897, p. 54).

15 Ainsi aux cordeliers de Vannes qui obtiennent pour ce motif l’extension de leur enclos au xviie siècle ; ainsi aux capucins voisins, dont le sanitat justifie l’accroissement en 1648 (Jean-Marie Le Mené, op. cit.) ; de même aux carmes de Nantes qui achètent en 1626 une maison sur la paroisse Saint-Donatien « pour servir de retraite durant les temps de peste » (cité par Yves Durand, Un couvent dans la ville. Les Grands carmes de Nantes (1378-1790), Rome, 1997, p. 302).

16 Étienne Catta, La Visitation Sainte-Marie de Nantes (1630-1792), Paris, Vrin, 1954, p. 56.

17 Archives des ursulines de Quimperlé, histoire manuscrite rédigée au xixe siècle, t. 1, p. 283.

18 Jean-Marie Le Mené, [Histoire des] communautés hors de Vannes, Vannes, 1905.

19 Voir Gilles Ollivier, Les couvents et la ville, Dinan, 1985. Les ursulines parviennent néanmoins à doubler leur enclos en 1695 par l’achat de seize petites maisons, un verger et plusieurs jardins.

20 Les mêmes réserves s’appliquent au jardin pittoresque (île, rocher, source…) figuré sur le plan très tardif (après 1786) de l’enclos des dominicains de Vannes (Arch. dép. du Morbihan, 1 Fi 278).

21 Nadine Monvoisin, La vie d’un couvent à l’époque moderne : le monastère des Cordeliers de Rennes aux xviie et xviiie siècles, mémoire de maîtrise, université Rennes 2, 1993.

22 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 17 H 23, 24, 25. Subsistent néanmoins un verger et un « jardin à fleurs » pour lequel les frères achètent « des violettes de mars » (13 avril 1630).

23 On peut en rapprocher les dominicains parisiens qui baillent leurs jardins et leurs vignes à partir de la fin du xvie siècle (Panayota Volti, op. cit., p. 113, note 131).

24 Yves Durand, loc. cit. Le parallèle semble possible avec les « maisons des champs » des séminaires tridentins.

25 Arch. dép. du Finistère, 40 H 10, acte d’acquisition du 4 mai 1644.

26 Emmanuelle Daniellou, Les enseignantes en Bretagne aux xviie et xviiie siècles. Religion, éducation et société, thèse de doctorat, université Strasbourg II, 2005.

27 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 27 H 17.

28 Florent Quellier, Des fruits et des hommes, Rennes, PUR, 2003 ; du même auteur, La table des Français, Rennes, PUR, 2007.

29 Les gages semblent se situer autour d’une centaine de livres annuelles à la fin du xviiie siècle, sachant qu’il n’est pas rare qu’il jouisse d’une part des produits vendus au marché.

30 Arch. dép. de la Loire-Atlantique, Q 41. Aucun élément, en revanche, pour l’autre Chartreuse bretonne d’Auray.

31 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 20 H 12.

32 En témoigne le niveau des revenus du jardin, quand il est connu : jusqu’à 800 L. de bénéfice chez les calvairiennes de Saint-Cyr à Rennes dans les années 1770 (Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 26 H 5) et 150 L. chez les calvairiennes nantaises en 1785-86 (Arch. dép. de la Loire-Atlantique, H 448, cité par M.-Chr. Hervé, Le couvent des Bénédictines de Notre-Dame du Calvaire de Nantes de son origine à la Révolution (1623-1792), mémoire de maîtrise, université de Nantes, 1985). Les déclarations de 1790 en font également mention chez les ursulines de Landerneau et de Lesneven (Arch. dép. du Finistère, 18 L 53 et 1 Q 2528), du Faouët (Arch. dép. du Morbihan, L 878) et de Ploërmel (J.- M. Le Mené, [Histoire des] communautés situées hors de Vannes, Vannes, 1905, p. 234). À Lannion, les ursulines paient un droit pour que la sœur tourière ait une place au marché hebdomadaire (E. Daniellou, op. cit., p. 482).

33 Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 1 Q 135.

34 Arch. dép. de la Loire-Atlantique, Q 62, inventaire du 8 brumaire an III.

35 Arch. dép. du Finistère, 1 Q 2536.

36 Arch. dép. du Finistère, 1 Q 2502.

37 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 Q 853, description des jardins par le prieur, [février] 1790.

38 Décelable au fait que les comptes d’approvisionnement se limitent à la viande, au poisson, au vin, à l’huile et à quelques épices.

39 « Comme l’on nous a assuré que vous auré de très beaux fruits d’hiver, et propres à se conserver, nous vous serions très obligé de nous réserver deux milliers de vos plus belles pommes de rennete et un millier de vos plus belles poires d’hiver » (Arch. dép. du Finistère, 40 H 4, lettre de M. de Lezongar-Héliès à la supérieure des ursulines de Saint-Pol-de-Léon, 27 juin 1736 ; le correspondant est manifestement un Breton établi à Bordeaux).

40 Cité par Monique Soulabaille, Guingamp sous l’Ancien Régime, Rennes, PUR, 1999, p. 139-140.

41 Mentionnons néanmoins les verrines recensées chez les récollets et les capucins de Saint-Servan (Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 Q 864 et 865).

42 Instruction pour les jardins fruitiers et potagers…, 1690, cité par Florent Quellier, Des fruits et des hommes, op. cit., p. 68.

43 Archives municipales de Rennes, CC 713. Je remercie mon collègue Gauthier Aubert qui m’a signalé cette piste.

44 Aux calvairiennes de Saint-Cyr, à compter de 1765-1766 (Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 26 H 5).

45 Ils sont invités par le provincial à « travailler une heure au jardin ou ailleurs » (Arch. dép. du Finistère, 23 H 4, ordonnances du provincial en visite, 1642).

46 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 9 H 2, règle de la réforme des carmes.

47 Règles de saint Augustin à l’usage des religieuses de sainte Ursule, Vannes, 1646, p. 113-115.

48 « Notice sur les paroisses : Morlaix », Bulletin diocésain d’histoire et d’archéologie du diocèse de Quimper et de Léon, 1937, p. 203.

49 De la même manière, l’image de la pépinière (ou du « séminaire ») désigne de façon récurrente le pensionnat, notamment dans les biographies de religieuses (Emmanuelle Daniellou, op. cit., p. 431).

50 Cité par R. Piacentini, Les chanoinesses régulières hospitalières de la Miséricorde de Jésus de l’ordre de saint Augustin, Vannes-Malestroit, 1635-1935, Paris, [1935].

51 Règle des augustines (cité par R. Piacentini, op. cit.). De même aux carmélites de Nazareth autour d’une « belle fontaine en forme de rond » (d’après le registre historique tenu par l’un des confesseurs de la maison, cité par Jean-Marie Le Mené, « Les communautés de Vannes », art. cit.) ; au Petit Couvent de Vannes, où la sœur économe assemble les converses autour d’elles dans un endroit ombragé du jardin « afin de les délasser » (Arch. dép. du Morbihan, 69 H 30, p. [373], abrégé des vertus de Sœur Marie de Jésus mourant).

52 Règles communes et particulières de la congrégation de Saint-Maur, 1687, citées par Monique Bugner, Cadre architectural et vie monastique des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, Nogent-le-Roi, 1984, p. 133-134.

53 Pratique de la règle de saint Benoît, Paris, 1680.

54 Visitation de Nantes (E. Catta, op. cit., p. 65-66).

55 À la Révolution, Cambry écrit que le jardin des dominicains est à Morlaix le seul digne d’accueillir le jardin botanique.

56 Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 Q 899 ; Arch. dép. de Loire-Atlantique, Q 62.

57 Ces dernières font même l’acquisition d’une « chaloupe » en 1716 (Archives des ursulines de Quimperlé, histoire manuscrite du couvent, t. 1, p. 302).

58 En 1665, les calvairiennes de Nantes érigent ainsi un mur « qui fait la séparation du jardin de nos sœurs tourières et du jardinier » (Arch. dép. de Loire-Atlantique, H 446, état du couvent en 1665, cité par Marie-Christine Hervé, op. cit.).

59 Georges Provost, « Dans les coulisses du pèlerinage : le village de Sainte-Anne-d’Auray au xviiie siècle », Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 78, 2000, p. 133-162.

60 Arch. dép. du Morbihan, 44 H 2, diaire des carmes d’Hennebont.

61 Les dénominations « profanes » ou purement fonctionnelles sont toutefois infiniment plus nombreuses : grand jardin, petit jardin, jardin de l’étang, du cadran, du jard…

62 Un inventaire non exhaustif en révèle la présence à Rennes chez les premières visitandines, les religieuses de la Trinité, les capucins ; à Vannes, chez les ursulines et les carmélites de Nazareth ; à Nantes, chez les calvairiennes ; à Savenay, chez les cordelières.

63 Arch. dép. du Morbihan, 69 H 30, p. 252, abrégé des vertus de Sœur Marie du Verbe incarné (morte en 1701).

64 Attesté également au couvent des calvairiennes de Machecoul (Arch. dép. de Loire-Atlantique, Q 62).

65 Marcello Fagiolo et Maria Adriana Giusti, « Giardini come esercizi spirituali », Lo specchio…, op. cit., p. 114-161.

66 Je remercie vivement les ursulines de Morlaix, et notamment soeur Marie-Dominique Ergon, prieure, pour avoir permis la publication de ce cliché.

Table des illustrations

Titre L’enclos des ursulines de Morlaix en 1904, peint par une des religieuses (cliché ursulines de Morlaix).
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© Presses universitaires de Rennes, 2008

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