Le patrimoine architectural trégorrois, expression d’une prospérité économique (xvie-xixe siècles)
p. 137-147
Texte intégral
1Le Conseil général des Côtes-d’Armor, représenté par le service des Archives départementales, conduit depuis 2002 une opération d’inventaire préliminaire à l’étude du patrimoine des communes littorales du département en collaboration avec le ministère de la Culture et de la Communication par l’intermédiaire du service régional de l’Inventaire1.
2Votée par l’assemblée départementale en 1999 dans le cadre du programme « Les Côtes-d’Armor et la Mer », cette opération concerne près de soixante communes appréhendées à travers l’étude de l’architecture2 et des objets mobiliers religieux3, mais également de la mémoire, des usages et des savoir-faire liés à la présence de la mer4. Elle vise à établir un état des lieux des richesses patrimoniales de la façade littorale costarmoricaine et à élaborer un outil de connaissance indispensable à la conduite d’actions de recherche, de sauvegarde et de valorisation du patrimoine. Les résultats des enquêtes réalisées jusqu’à ce jour sont contenus dans des dossiers électroniques consultables sur les sites internet des Archives départementales5 et du service de l’Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Bretagne6.
3En raison de son caractère généraliste, la démarche d’inventaire préliminaire n’octroie pas une place de choix à l’étude de l’activité textile. Elle permet cependant, et c’est là toute la pertinence d’une opération de cette nature, de dégager des thématiques territoriales significatives, au rang desquelles l’activité linière est apparue fondamentale pour la compréhension du patrimoine des communes littorales du Trégor.
4Pour le secteur géographique concerné, la programmation pluriannuelle a retenu les communes de Trédrez-Locquémeau en 2003, de Plestin-les-Grèves, Ploulec’h, Ploumilliau, Saint-Michel-en-Grève et Tréduder en 2003, de Pleumeur-Bodou, Trébeurden et Trégastel en 2005, de Perros-Guirec et Saint-Quay-Perros en 2006.
5Une forte densité de patrimoine bâti est apparue au terme de ces enquêtes, l’architecture domestique et agricole, dans une très large mesure, et l’architecture religieuse occupant une place prépondérante au sein d’un corpus dont les œuvres sont principalement héritées des xviie et xixe siècles7. Certes, la vision extensive du patrimoine qui sous-tend l’action des chercheurs de l’Inventaire explique cette forte densité, mais la richesse patrimoniale du Trégor, que tout à chacun peut appréhender par un simple regard, et qu’une telle enquête permet de mettre en lumière et de valoriser par la production d’un regard collectif, est, toutes proportions gardées, l’expression matérielle et toujours visible d’une prospérité économique soutenue par une société à large composante rurale marquée par des hiérarchies.
6Plusieurs sources, dont la connaissance et l’analyse de l’existant chères aux principes et méthodes de l’Inventaire, ont permis d’apprécier l’importance de cette réalité économique et sociale en Trégor.
7La consultation du cadastre parcellaire de la 1re moitié du xixe siècle, plus communément appelé cadastre napoléonien en vertu de son institution par la loi de finances du 15 septembre 1807, constitue une source privilégiée pour évaluer la diffusion et l’implantation de la culture du lin à cette époque. Deux extraits de plans cadastraux parcellaires datés respectivement de 1818 (figure 1) et 1819 (figure 2), le second étant associé à une vue de l’existant prise à la fin de l’année 2005 (figure 3), ont permis d’identifier, du fait d’une implantation en réseau et de l’attribution d’un numéro de parcelle, des routoirs à lin aux lieux-dits traou-an-Dour en Plestin-les-Grèves8 et parcou-Merrien en Pleumeur-Bodou9.
Figure 1 : Plestin-les-Grèves, Traou-an-Dour, routoirs à lin d’après le cadastre de 1818

© Archives départementales des Côtes-d’Armor.
Figure 2 : Pleumeur-Bodou, Parcou-Merrien, routoirs à lin d’après le cadastre de 1819

© Archives départementales des Côtes-d’Armor.
Figure 3 : Pleumeur-Bodou, Parcou-Merrien, anciens routoirs à lin

Source : Cliché Inv. P. Pichouron © Conseil régional de Bretagne, Inventaire général du patrimoine culturel de Bretagne/Conseil général des Côtes-d’Armor, 2005.
8La découverte de l’activité linière s’effectue également in situ, comme à Saint-Quay-Perros, où deux sites de production et de transformation du lin ont été identifiés grâce à des témoignages oraux. Le site du moulin de Boscao (figure 4), repéré au début de l’année 2006, conserve ainsi, outre un logement daté de l’année 1778, un corps de moulin du xviie siècle qui fut un temps, et jusqu’en 1920, un moulin à teiller le lin approvisionné en matières premières par les fermes environnantes. Si l’édifice accuse de nombreux remaniements, il n’empêche que la mémoire d’une activité, comme dans beaucoup de lieux du Trégor, peut ici être associée à des traces matérielles importantes. C’est bien le cas, au lieu-dit Balaneyer (figure 5) où, en complément des témoignages oraux, la microtoponymie et la lecture des archives notariales privées10 attestent la permanence d’une activité de production du lin depuis le xviie siècle. Un des propriétaires actuels, dont la mère produisait et travaillait le lin jusqu’au milieu du xxe siècle en complément d’autres activités agricoles, possède plusieurs outils à travailler le lin, du mobilier spécifique, telle une armoire communément appelée « presse à lin », ou des produits manufacturés (figure 6).
Figure 4 : Saint-Quay-Perros, vue générale du site de Boscao

Source : idem, 2006.
Figure 5 : Saint-Quay-Perros, Balaneyer, corps de bâtiment du xviie siècle

Source : idem, 2006.
Figure 6 : Saint-Quay-Perros, Balaneyer, chemise de Cap-hornier en lin, collection particulière

Source : © Patrick Pichouron, 2006.
9Y a-t-il des effets induits par cette activité sur la production architecturale ? Des formes architecturales et des éléments de typologie procèdent-ils directement de la culture, de la transformation et de la commercialisation du lin ? Étant donné le caractère préliminaire de l’enquête, il paraît hasardeux de se prononcer. Toutefois, plusieurs éléments matériels suggèrent l’existence de liens étroits établis dès le xvie siècle entre cette région du Trégor et le pays de Morlaix. L’étude de la diffusion de formes architecturales spécifiques et la présence de certains matériaux de construction sur un territoire donné s’avèrent intéressants.
10Au sein de l’architecture religieuse, l’église paroissiale de Ploumilliau possède ainsi un clocher-mur édifié vers 1500 par l’atelier de l’architecte morlaisien Philippe Beaumanoir (figure 7). Très répandu en Trégor où il a été reproduit tout au long de l’Ancien Régime, voire ultérieurement pour des cas isolés11, ce modèle de clocher-mur, qualifié de type Beaumanoir en raison de sa structure associant une tour centrale dans-œuvre, une terrasse en encorbellement et une tour latérale abritant un escalier en vis, est ici d’autant plus intéressant qu’il est précédé d’un porche surmonté d’un étage abritant une « salle du lin12 ».
Figure 7 : Ploumilliau, église paroissiale Saint-Milliau, clocher de type Beaumanoir et porche à étage

Source : idem, 2004.
11De la même manière, la croix du cimetière de Ploumilliau (figure 8), probablement datée du xviie siècle et dont le millésime 1804 lisible sur le socle signale un remaniement, appartient, selon la typologie développée par le service de l’Inventaire de la région Bretagne, à la catégorie des croix de type finistérien. L’édicule, caractérisé par sa croix terminale dotée d’un croisillon portant deux personnages accompagnant le Christ, présente une parenté formelle avec les croix localisées dans l’actuel département du Finistère.
Figure 8 : Ploumilliau, croix de cimetière

Source : idem, 2004.
12À l’instar de l’architecture religieuse, l’étude de l’architecture domestique et agricole apparaît fort instructive. L’opération d’inventaire préliminaire des communes du Trégor littoral a mis en exergue l’importance numérique d’un type d’habitat indépendant caractéristique d’une zone comprenant le Léon, le nord de la Cornouaille et l’ouest du Trégor : la maison à avancée (figure 9). Connue sous le terme d’apoteiz dans le secteur des Monts-d’Arrée et de la partie méridionale du haut Léon, d’apothis taol dans la plus grande partie du Léon, l’avancée, qui sert quasi-exclusivement à accueillir la table, mais en aucun cas le métier à tisser, est désignée sous le nom de kuz taol dans le Trégor (cache table, coin de la table). Il est, par ailleurs, intéressant de signaler la longévité de ce type d’habitat tant il a servi de modèle aux partisans de l’architecture régionaliste de l’entre-deux-guerres puis de l’après-guerre.
Figure 9 : Plestin-les-Grèves, maison à avancée à pignon du xviie siècle

Source : idem, 2004.
13La présence de certains matériaux sur un territoire donné est également riche d’enseignement. Toujours à Ploumilliau, où le patrimoine architectural religieux antérieur à la Révolution s’avère très dense, les croix monumentales de Coz-Douar et de Kertanguy datées du xviie siècle, la première étant gratifiée du millésime 1622 et d’un calice en bas-relief signalant le statut social de son commanditaire13, fournissent un précieux témoignage de l’intégration de cette zone dans des circuits commerciaux. Le décor en ronde-bosse, Christ en croix et Vierge à l’Enfant, est ici sculpté dans de la kersantite14 et présente une parenté stylistique avec la statuaire des enclos paroissiaux du Léon.
Figure 10 : Ploumilliau, Coz-Douar, croix monumentale, vue générale

Source : idem, 2004.
Figure 11 : Ploumilliau, Coz-Douar, croix monumentale, vue détaillée du Christ en croix

Source : idem, 2004.
14Au terme de cette présentation, il apparaît qu’une mise en perspective architecturale globale de la problématique liée au lin s’avère intéressante. Pour l’Inventaire, un champ d’investigation est désormais ouvert, qui devrait s’inscrire dans une logique pluridisciplinaire afin de saisir, sur un territoire dont l’échelle reste à définir, les effets de l’activité linière sur la production architecturale. Une action de repérage, d’analyse et d’interprétation de l’existant, à laquelle il serait fortement souhaitable d’associer un travail sur la mémoire et les usages, permettrait ainsi d’engager une démarche d’appropriation collective d’un patrimoine reconnu comme tel ou ignorer et, à terme, d’assurer une politique de préservation et de valorisation patrimoniale pérenne.
Notes de bas de page
1 Créé en 1964 à l’initiative d’André Malraux, puis rattaché aux directions régionales des affaires culturelles, ce service, dénommé à l’origine Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, a été placé sous la responsabilité des régions en application de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 et rebaptisé depuis Inventaire général du patrimoine culturel.
2 Chercheur : Patrick Pichouron.
3 Chercheur : Erwana L’Haridon (2002-2004), puis Céline Robert (depuis 2005).
4 Chercheur : Guy Prigent.
5 http ://archives.cotesdarmor.fr, rubrique « Inventaire du patrimoine ».
6 http ://www4.culture.fr/patrimoines/patrimoine_architectural_et_mobilier/sribzh/main.xsp.
7 Les bornes chronologiques des enquêtes étant fixées, selon les principes de l’Inventaire, entre le début du Haut Moyen Âge pour la limite haute et à trente ans avant la réalisation de l’enquête pour la limite basse, les enquêtes de terrain des onze communes citées précédemment ont permis de procéder au repérage de plus de 2 700 œuvres, parmi lesquelles 2 227 relèvent de l’architecture domestique et agricole et 197 de l’architecture religieuse, commémorative et funéraire.
8 Archives départementales des Côtes-d’Armor : http ://archives.cotesdarmor.fr, rubrique « cadastre numérisé », commune de Plestin-les-Grèves, cadastre de 1818, section A, 2e feuille.
9 Idem, commune de Pleumeur-Bodou, cadastre de 1819, section C, 2e feuille.
10 Plusieurs actes notariés mentionnent l’existence d’une maison aux tisserands et d’une loge à tisser le lin.
11 L’inventaire préliminaire de la commune de Trévou-Tréguignec effectué au début de l’année 2007 a mis en évidence la présence d’un clocher-mur de type Beaumanoir sur l’église paroissiale reconstruite à partir de 1924.
12 ASSOCIATION HENTOU-KOZH. Les vieilles pierres m’ont raconté l’église de Ploumilliau, Impram, Lannion, 1999, n° 5.
13 Le socle porte l’inscription suivante : I. BIHAN 1622. 1825 F(ait) R(elever) P(ar) F. BIHAN & G. PERSON. J. PRAT J. GUEN.
14 La kersantite, communément désignée sous le nom de pierre de Kersanton, est une roche magmatique subvolcanique à granulométrie très fine, résistante au temps et aux intempéries. Elle provient du village de Kersanton situé dans la commune de Loperhet à proximité de la rade de Brest.
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