Le Trégor : un sol, un climat, propices à la culture du lin
p. 43-51
Texte intégral
1Pendant des siècles, le lin a été abondamment cultivé dans les Côtes-d’Armor, et plus particulièrement en Trégor, apportant la richesse à de nombreux bourgs. Un hasard ?
D’où nous vient le lin ?
Origine géographique
2Le lin, Linum usitatissimum L., est probablement originaire de la péninsule indienne ; c’est en effet dans cette région ainsi que dans les zones voisines situées un peu plus au nord, que l’on rencontre la plus grande diversité de types de lins. Au terme d’une analyse portant sur un peu plus d’un millier de types de lins originaires d’Europe et d’Asie, Vavilov (1957) avait conclu à l’existence de deux centres de diversification : le premier en Asie du Sud-Ouest (Inde, Afghanistan, Turkestan), correspond aux types oléagineux. Le second, pour les types à fibres, comprend les régions méditerranéennes, depuis l’Espagne et l’Algérie jusqu’à la Grèce et l’Égypte, avec une région de transition (Asie mineure, Caucase, Mer Noire et pourtour de la Mer Caspienne) où l’on rencontre des formes mixtes.
Domestication
3Il aurait été plus ou moins domestiqué, il y a de cela 8 000 ans environ, dans les contrées montagneuses du Proche-Orient en même temps que le blé amidonnier et l’orge. Deux grands groupes géographiques se sont alors rapidement différenciés : l’un sur les collines semi-arides du Kurdistan iraquien et en Iran, avec des lins annuels de type hiver ; l’autre sur les régions côtières méditerranéennes, avec des types pérennes. Le premier a donné naissance aux lins multicaules cultivés depuis les temps anciens sur la côte nord de la Turquie, la côte caspienne de l’Azerbaïdjan et sur quelques zones côtières de la Mer Noire ; il serait l’ancêtre des lins à petites graines retrouvés à proximité des cités lacustres du centre de l’Europe à l’époque préhistorique. Le second présente les plus fortes teneurs en huile ainsi que les plus grosses graines parmi tous les lins. (Zeven et Zhukovsky, 1975).
Introduction
4Deux voies d’introduction auraient amené le lin en Europe (Helback, 1971) : l’une par la Grèce et la vallée du Danube en direction du centre puis de l’ouest de l’Europe et la seconde vers le Nord en direction de la Russie par l’ouest de la Mer Noire. La première concernerait probablement des types hiver et la seconde des types printemps ; ces derniers ont gagné l’Europe Centrale et Occidentale dans le courant du premier millénaire après J.-C.
5Les lins à fibre trouvés en Russie ont pu apparaître par sélection naturelle à partir des types oléagineux d’Asie du Sud-Ouest lors de leur progression vers le nord. Quant à ceux qui sont rencontrés dans les régions méditerranéennes, ils ont pu provenir des formes mixtes de la zone de transition ou peut-être d’un autre centre de diversification en Abyssinie ; ils ont également pu s’étendre à partir de la Russie via la Finlande et les régions d’Europe de l’Est. L’hypothèse a même été avancée que tous les lins à fibre seraient originaires de la région baltique ; ils seraient devenus plus courts, plus ramifiés et avec des graines plus grosses en migrant vers le sud (Durrant, 1972).
6Les plus anciennes civilisations ont donc connu le lin. Les Égyptiens enveloppaient leurs momies de bandelettes de lin tandis que l’huile de lin faisait partie des ingrédients nécessaires à l’embaumement. Plus près de nous, ce sont probablement les Phéniciens qui ont introduit sa culture en Irlande, en Angleterre et en Bretagne. Les Celtes cultivaient eux aussi le lin textile, mais on doit aux Romains d’avoir largement encouragé sa culture pour satisfaire leurs besoins vestimentaires. Virgile, Ovide, Cicéron et Pline y font fréquemment référence.
Que disent les agronomes des exigences de la culture ?
Quelques repères historiques
7Pour Olivier de Serres (1600), il faut réserver au lin la terre la plus fertile que l’on possède, si possible irrigable ; l’absence d’arrosage, possible malgré tout, donne un produit moins beau et moins abondant. Cette culture a la réputation de dessécher la terre, qu’il faut donc beaucoup fumer. La terre doit être fine, bien fragmentée, non compacte. Quant au climat, la plante préfère l’air tempéré, approchant plus du froid que du chaud.
8On sème du lin d’hiver et du lin de printemps : ce dernier rapporte moins de « poil » et de graines, mais le « poil » est plus fin et de meilleure qualité. Cependant, si le temps est rigoureux, les lins d’hiver peuvent être détruits. L’agriculteur doit donc réaliser des semis précoces pour qu’ils soient suffisamment fortifiés avant l’arrivée de l’hiver. Dans certaines régions, il est même de tradition de couvrir les lins d’hiver avec des lattes pour y déposer de la paille ou des fougères, en aménageant une ouverture vers le midi.
9Un siècle et demi plus tard, Liger, (1772) distingue deux sortes de lins : le lin têtard et le grand lin. Le lin têtard est plus bas, fort branchu, avec beaucoup de têtes qui s’ouvrent et perdent leurs graines. Le grand lin est plus haut, moins branchu, les capsules ne s’ouvrent pas. De façon générale, le lin aime les terres grasses mais pas trop humides, qui ne sauraient être trop meubles ni trop bien nettoyées de toute racine, plante ou herbe. On a recours au cylindre pour casser les mottes et tasser le sol, sinon le vent et la pluie risqueraient de déchausser les plantes de lin. Les terres pierreuses sont aussi acceptables du moment qu’elles ont un fond humide et que le soleil les réchauffe bien.
10Le lin use beaucoup la terre par le grand nombre de ses racines. Il faut donc éviter le retour fréquent du lin sur une même parcelle ; si on y est obligé, il faut attendre une année ou deux en semant des productions légères comme le pois ou la vesce. Il ne sert à rien de semer dans une terre maigre ni derrière un blé ; par contre, le trèfle est un bon précédent qu’on fauche à la fin août. Les prés et autres terres nouvellement défrichées conviennent bien au lin têtard. Les engrais conseillés sont les cendres de lessive, les rognures de corne ou encore les curures des mares.
11Comme le lin craint le froid, on ne le sème que lorsque les gelées ne sont plus à craindre, de février à mi-mai ; dans les pays chauds, on le sème dès septembre-octobre, mais il donne alors plus de grains, ce qui nuit à la qualité du fil et de la toile. Après la levée, il lui faut quelques petites pluies de temps en temps. L’humidité de l’air est recherchée, car à la récolte, le lin roui à la rosée donne une filasse plus belle que celle qu’on a mis à rouir dans l’eau.
12Dans « Agriculture de l’Ouest », publié entre 1840 et 1847 sous la direction de Jules Rieffel, plusieurs auteurs interviennent sur la culture du lin et sa transformation industrielle. Pour Rouxel, les meilleurs lins viennent dans les terres fortes bien travaillées et convenablement engraissées. En Belgique, on en produit d’excellente qualité sur des terres sableuses très légères mais au prix d’une grande quantité d’engrais et de procédés habiles de culture. Dans d’autres pays, le lin est également cultivé dans ce genre de terre sableuse, mais la qualité n’en est pas aussi bonne. Dans presque aucun pays en dehors des rives de la Lys, le rouissage n’est aussi bien conduit que dans les routoirs de Basse Bretagne et dans les petites rivières à eaux douces.
13Lucas indique que le lin demande une terre neuve, qui n’a pas produit de lin depuis 5 à 6 ans au moins, sans mauvaises herbes, bien ameublie et bien émottée. Lui aussi indique que la réussite du rouissage dépend de la qualité de l’eau : l’eau courante donne au lin plus de blancheur et de qualité que l’eau stagnante.
14À peu près à la même époque, Gustave Heuzé (1860) insiste sur la qualité des sols : le lin demande des terres franches, douces, plutôt sablonneuses que compactes, des terrains profonds à sous-sols perméables, des terres fraîches, riches ou substantielles ou des alluvions douces ou sablonneuses. Les meilleures zones de production sont riches en matières organiques. Le lin redoute les terres trop sèches comme trop humides, les terrains compacts et froids, les sols ombragés et montagneux ; de préférence les terres doivent se trouver dans une vallée aérée ou dans une plaine abritée des grands vents. Le lin qui pousse sur des sols où l’humidité est en excès ou sur des terres trop compactes fournit une filasse grossière et rude au toucher. Le lin est épuisant et réclame le concours d’engrais très fertilisants.
15Avec Henri Hitier et Roger de Saint-Maurice (1928), l’influence des conditions climatiques est analysée finement pour la première fois : sous les climats secs et chauds, on le cultive pour sa graine. Il apparaît par contre, que dans les pays à climat doux, régulièrement humide où le lin peut végéter sans interruption, c’est pour la filasse qu’on le cultive. C’est ainsi le cas de la France depuis les Flandres jusqu’à la Vendée en suivant le littoral. Le lin craint en effet les sécheresses prolongées autant que les pluies excessives et continues ; les vents du nord ralentissent ou arrêtent sa végétation ou le rendent fourchu ; la grêle coupe et détruit les plantes. Les lins de printemps semés de bonne heure ont plus de chances d’échapper à la sécheresse qui risque de ralentir leur croissance.
16Pour ce qui concerne les sols, les remarques rejoignent les observations antérieures : à l’exception des sols pauvres et secs ou des sols argileux humides, le lin réussit dans tous les sols suffisamment fertiles, meubles et bien travaillés ; cependant les terres sablo-argileuses de consistance moyenne, riches en humus, profondes et perméables avec de bonnes réserves hydriques sont les terres de prédilection du lin.
Que savons-nous aujourd’hui des exigences du lin ?
17Les observations des grands agronomes de notre histoire se trouvent parfaitement confirmées par nos connaissances actuelles : on retrouve en effet dans les préconisations de l’Institut Technique du Lin (Sultana, 1995) tous les éléments favorables – ou défavorables – précédemment relevés.
18À propos des facteurs agrologiques : le lin se plaît dans les limons profonds et fertiles, mais il accepte des sols sableux, silico-argileux et même argileux dès lors que le sous-sol est perméable et que l’alimentation en eau est assurée. La structure joue un grand rôle dans la réussite de la culture : un sol battant asphyxie la plante et un sol soufflé donne un mauvais enracinement. (Le catalogue actuel des variétés de lin prend en compte la nature du sol pour le choix de variétés adaptées : « terre profonde » ou « terre moyenne » ou « terre superficielle »).
19Un pH acide ou neutre convient bien à la plante qui accepte aussi un pH légèrement basique.
20Le lin aime les sols riches en « vieille graisse » dont la nitrification n’est pas excessive (en cas de libération très importante d’azote minéral, la verse est certaine : le rendement sera médiocre et la fibre de mauvaise qualité).
21À propos des facteurs écologiques : la croissance du lin s’effectue correctement sous un climat doux et humide. Des précipitations annuelles de 700 à 750 mm d’eau suffisent pour la culture à condition d’être bien réparties pour alimenter la plante pendant environ 100 jours de végétation.
22Un temps sec après le semis provoque une levée échelonnée sur 2 à 3 semaines ; la culture est très hétérogène et la fibre s’en ressent.
23Une croissance rapide par temps chaud et humide favorise l’élongation des fibres et améliore la finesse, mais le rendement en lin teillé est réduit : la plante, moins lignifiée, verse plus facilement. Une température excessive au printemps, associée à un temps sec, accélère la floraison. Les plantes se développent alors peu et la richesse en fibres est plus faible.
Et le Trégor dans tout cela ?
24Tout a été dit dans ce qui précède ; et pour tous ceux qui connaissent les caractéristiques naturelles du Trégor, il est évident qu’on y trouve rassemblés tous les éléments qui concourent à la réussite de la culture du lin. Cependant, la présence de la mer (figure 1) et les effets du relief sont à l’origine de quelques différences dans les potentialités agricoles du milieu : la pluviométrie annuelle, par exemple, qui atteint 1 000 mm pour l’ensemble du département varie d’un peu plus de 750 mm à Pleubian à 1 300 mm à Glomel (figure 2). De même, les températures sont plus tempérées en bordure maritime qu’à l’intérieur des terres où les écarts sont plus accentués (figures 3 & 4). Ces différences n’ont généralement que de faibles conséquences sur les cultures, mais il peut arriver que des accidents se produisent parfois (coups de chaleur ou coups de froid), et l’intérieur y sera plus sensible.
25Quant aux caractéristiques géologiques et pédologiques (figure 5), elles ont globalement délimité des petites régions agricoles dont la nature et l’importance des productions varient (X – Ministère de l’Agriculture, 1957) :
- la région côtière porte par place (Trégor, Ploubalay) un limon fertile qui assure la prospérité des cultures ;
- la région qui lui succède plus au sud est en général de moins bonne qualité que sur la côte. La profondeur et les propriétés physiques des sols sont variables suivant la nature du sous-sol et la diversité des terres y est frappante ;
- la région des collines est constituée de terres légères, peu profondes, ingrates ;
- le sud-ouest du département, majoritairement situé sur schistes, bénéficie de terres profondes et plus riches.
Figure 1 : Relief du département des Côtes-d’Armor

Figure 2 : Pluviométrie annuelle du département des Côtes-d’Armor

Fig 3 : Moyennes mensuelles des températures à Perros-Guirec (1951)

Fig 4 : Moyennes mensuelles des températures à Plouisy (1956)

Figure 5 : carte géologique du département des Côtes-d’Armor

Source des cartes : Monographies agricoles départementales 22, les Côtes-du-Nord, Ministère de l’Agriculture, La Documentation française, Paris.
26C’est en composant avec l’ensemble de ces éléments que la culture du lin a pu prospérer :
« Dans le Trégorrois, la couverture d’humus […] offrait aux longues racines du lin un sol profond et meuble ; leurs tiges frêles se trouvaient protégées de la violence des vents par le relief accidenté des sols, par les haies vives et les talus garnis d’arbres dont la campagne est coupée. » (Bourdais et Durand, 1922.)
« Filé et tissé dans les monts du Mené, le lin était une production du Trégor et du Goëlo, c’est-à-dire de la bordure littorale septentrionale, la fameuse Ceinture dorée au sol limoneux, réchauffé par les courants, stimulé par les amendements de goémon, garanti par la brise de mer contre tout risque de sécheresse excessive. » (Andrieux et Giraudon, 1990.)
« Le climat océanique dominant en Bretagne, doux et humide, convient bien à la culture […] : semé en avril et récolté en juillet, il ne risque pas de subir de gelées, au moins dans les régions côtières, et bénéficie des pluies de printemps, indispensables pour permettre la croissance et empêcher que les tiges deviennent trop sèches et trop dures. L’humidité favorise également le rouissage […].
Il faut également […] des sols fertiles : le lin épuise le sol au point qu’on ne peut pas le semer dans la même terre avant un délai de six à huit ans. Or la Bretagne possède sur sa côte nord et jusque dans le bassin de Rennes, des placages de lœss provenant des fonds marins de la Manche asséchés au quaternaire. Ces terres, très fines et naturellement calciques, ont encore été enrichies au cours des siècles par les apports d’amendements calcaires – trez, sable coquillier, maërl – et d’engrais marins (goémon). » (Tanguy, 1994.)
27En dépit de ces descriptions idylliques, la réussite n’était cependant pas toujours au rendez-vous, comme en témoigne le rapport sur l’agriculture, remis à Louis-Philippe en 1844. À cette époque, la région intérieure était encore loin de bénéficier d’un milieu aussi favorable que celui de la zone côtière : « l’intérieur, dépourvu d’engrais marins, manquant de l’amendement calcaire, ruiné par la décadence de l’industrie linière, qui formait autrefois pour lui un commerce florissant, décimé dans sa population par l’émigration d’une partie de ses ouvriers, privé longtemps de moyens de communication, sous l’influence d’un climat plus âpre, sur un sol montagneux et appauvri de longue main, sans capitaux, est resté stationnaire avec ses landes, sa culture misérable son chétif bétail » (Sée, 1919-1920). C’est sans doute la raison pour laquelle, en 1845, Baron du Taya déclarait que la « question la plus sérieuse en ce moment est […] d’encourager la culture du lin dans l’intérieur du pays et d’obtenir que le littoral perfectionne la qualité de son lin par une meilleure préparation […]. On ne doit pas craindre d’étendre la culture du bon lin dans l’intérieur comme sur le littoral ; l’intérieur le cultive peu, mais il est excellent et c’est celui qui nous fournit les plus belles douettes ». Malheureusement améliorer le sol ne suffit pas à donner toutes ses chances à la culture lorsque les conditions climatiques deviennent défavorables : en 1846, dans trois communes (Allineuc, L’Hermitage et Uzel), les lins, souffrant de la gelée et de la sécheresse, ne dépassaient pas, parvenus à maturité, 35 à 60 cm (Andrieux et Giraudon, 1990). Fort heureusement, il semble que ces accidents aient été relativement rares, mais c’est ainsi que se sont écrites les grandeurs et les misères du lin dans le département…
***
28Peut-on conclure en se disant que finalement, pourquoi ne pas essayer à nouveau la culture du lin ? Le milieu n’a pas changé et les terres n’ont pu que s’améliorer ! Et il est vrai qu’on voit parfois ici et là de belles parcelles bleues. Le milieu, c’est vrai, est toujours là, mais les hommes et l’économie ont bien changé.
Auteur
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