Violences politiques et conciliations en Espagne (1808-1868)
p. 287-297
Texte intégral
1À l’image de l’ensemble de l’Europe occidentale, l’Espagne est marquée durant les deux premiers tiers du xixe siècle par l’existence d’intenses luttes politiques et sociales, de la guerre d’Indépendance à la grande révolte cantonaliste de 1873. Le processus révolutionnaire enclenché en 1808 affecte une société soumise à de très fortes tensions sociales, une société traditionnelle fragilisée par les initiatives du réformisme bourbonien et par une fracture au sein de ses élites entre réformistes et contre-révolutionnaires. L’originalité de l’Espagne par rapport au reste de l’Europe tient probablement à la résistance, en 1808 et au-delà, des pratiques et des représentations de la société organique traditionnelle. Par ailleurs, la péninsule connaît de 1808 à 1814 une guerre d’indépendance qui constitue un phénomène complexe et original. Fondatrice de l’histoire politique du xixe, elle est dans un même temps l’acte de naissance d’une nation, une révolution et une guerre civile1.
2Si la violence socio-politique est révélatrice des tensions qui affectent la société dans la recherche d’une solution politique viable et durable, force est de constater que cette solution durable ne s’impose pas en Espagne avant la Restauration de 1875 qui fonde un régime qui contraste par sa stabilité avec la période antérieure. Cette violence socio-politique revêt cependant des caractéristiques différentes sur l’ensemble de la période. Celle qui mène aux années 1840, c’est-à-dire à la victoire d’une forme de libéralisme, le libéralisme modéré, correspond au moment où la violence est la plus forte. La période qui suit, jusqu’à la révolution de 1868, est marquée par la volonté des libéraux modérés au pouvoir de dépasser la guerre civile et de construire un modèle politique durable. Les voies de la conciliation sont alors empruntées, sans toutefois faire disparaître une violence politique qui connaît des mutations importantes.
L’impossible conciliation : 1808-1840
L’intensité de la violence
3La mode romantique du bandit espagnol faisant frémir les lectrices anglaises, françaises ou allemandes des récits de voyage en Espagne n’est qu’une facette folklorisée d’une réalité sociale espagnole marquée par l’insécurité et la violence. Les données relevées par Moreau de Jonnès dans les années 1830 font de l’Espagne le pays le moins sûr d’Europe après la Dalmatie : un crime pour 4113 habitants pour 1/700 pour la Dalmatie), contre un pour 175 000 en France et un pour 115 000 en Angleterre2.
4L’Espagne connaît un état de guerre civile réelle ou larvée de 1808 jusqu’aux années 1840. Le soulèvement patriotique de 1808 ne doit pas faire oublier que la guerre d’Indépendance fut aussi une guerre civile terrible dès son déclenchement. Des responsables politiques ou militaires locaux présumés complaisants à l’égard des Français ont été massacrés par la foule au printemps 1808, le cas le plus célèbre étant celui du comte del Aguila, lynché à Séville. La première guerre carliste, entre 1833 et 1840, est un autre épisode célèbre pour sa violence, tout comme la répression du soulèvement de la Catalogne en 1827. La violence est aussi très forte à l’occasion d’un conflit moins connu qui correspond à l’épilogue de l’expérience libérale du Trienio liberal (1820-1823). Des soulèvements absolutistes et la renaissance d’une guérilla contre-révolutionnaire apparaissent avant même que n’intervienne l’armée des Cent mille fils de Saint Louis, envoyée en avril 1823 pour restaurer Ferdinand VII dans ses droits de roi absolu. Ces mouvements déclenchent une réponse populaire libérale qui vise souvent les ecclésiastiques, considérés comme des agents de « la tyrannie ». Parmi les épisodes tristement célèbres se trouvent la noyade de 51 prisonniers à La Corogne, l’exécution de 24 absolutistes dont 15 ecclésiastiques à Manresa en novembre 1822, puis les exécutions sommaires en Catalogne avec l’avancée des troupes françaises à partir d’avril 1823. Comme durant la guerre d’Indépendance, la mort est mise en scène : « Le curé de St Ines fut égorgé. On lui arracha les yeux, arracha les doigts en les faisant tenir à la main uniquement par les nerfs et on lui taillada la tonsure3. »
5La violence absolutiste qui se développe en parallèle et se prolonge en une véritable terreur blanche durant les années 1823 et 1824 est pire par son ampleur. La chute du régime libéral amène des exécutions sommaires et l’incarcération massive de tous les suspects de libéralisme. à Saragosse, les absolutistes se rendent auprès du capitaine général pour demander un ordre « d’assassinat de tous les miliciens et de tous ceux qui s’étaient signalés en faveur du système ». Par mesure de précaution, le capitaine général préfère enfermer tous les suspects qui seront jusqu’à 1400 dans les prisons de la ville4.
6La violence absolutiste a un caractère social relevé par l’armée française : la foule meurtrière est populaire, avec souvent un encadrement d’ecclésiastiques, et les victimes sont d’un niveau social plus élevé. Le marquis de Miraflores, un libéral modéré, écrivait : « Tous les éléments démocratiques se sont déchaînés pour rétablir la monarchie, […] ce qu’ils appelaient loyauté était réduit à insulter, tuer, voler, incendier, à la faveur d’un terrorisme seulement comparable à celui de l’ignominieuse Révolution française5. »
7À partir de 1808, la conciliation et a fortiori la réconciliation semblent ainsi impossibles entre patriotes et afrancesados, puis entre libéraux et absolutistes. Quels ressorts de ce qui s’apparente à une lutte à mort peut-on faire émerger ?
Les fondements de la violence
8L’invention de la politique moderne en Espagne, et donc des luttes politiques au sens moderne, est largement contemporaine de la guerre d’Indépendance. La lutte politique est assimilée à la lutte contre l’envahisseur. La guerre d’Indépendance constitue ainsi une école de la violence légitimée. Un catéchisme patriotique célèbre de 1808 invente ce dialogue :
- « Est-ce un péché d’assassiner un Français ?
- Non mon Père, il s’agit d’une œuvre méritoire qui libère la patrie de nos violents oppresseurs6. »
9La guerre d’Indépendance est aussi une école de la lutte armée. Il existe une filiation très nette entre la guérilla des années 1808-1814, et les guérillas contre-révolutionnaires de 1822-1823 et de la première guerre carliste. Le chef carliste Zumalacárregui, qui fut de tous ces combats, en est un des exemples les plus célèbres7.
10La guerre d’Indépendance favorise enfin la perception de l’adversaire politique comme celui qui met en danger l’unité de la communauté. En effet, l’Espagne de 1808 était loin des schémas d’Habermas8. La culture politique des patriotes était marquée par l’attachement à l’unanimité du corps social selon un mode traditionnel et catholique d’Ancien Régime. Ces sociétés se pensaient comme un grand corps au sein duquel s’imbriquent des corps hiérarchisés auxquels se juxtaposent ou s’enchevêtrent des groupes, l’église fournissant une doctrine à cette structure politico-sociale. Il n’existe ainsi pas vraiment d’espace autonome du politique, le pouvoir politique pouvant être en grande partie considéré comme un phénomène social.
11Avec la guerre d’Indépendance, les Français et les afrancesados sont perçus comme ceux qui ont voulu rompre l’unité du corps social. L’évolution de la résistance illustre la prégnance de ces conceptions. Les juntes patriotiques font appel au printemps 1808 à la vieille doctrine pactiste issue de la néoscolastique. Le cheminement des représentations politiques de ces juntes nous est désormais connu grâce aux travaux de Richard Hocquellet. Le pacte est le moment où les hommes avaient décidé de confier le pouvoir venant de Dieu à un chef commun, à un roi. La souveraineté réside donc dans la communauté. Avec l’absence du roi, la communauté s’incarne par les juntes qui se sont soulevées et qui se réapproprient provisoirement cette souveraineté, dans l’attente du retour du souverain. Pour les contre-révolutionnaires, le raisonnement s’arrête là. Pour ceux qui deviennent libéraux, un basculement s’opère en 1809 quand la communauté devient nation. L’élan patriotique a contribué à introduire parmi les patriotes un élément essentiel de la modernité politique : le débat public et l’apparition d’une opinion publique. On passe de la patrie à la nation, « du consensus populi à la volonté générale », les juntes représentant la nation. Ce glissement est de type révolutionnaire. Il contraint à repenser les modalités pratiques de la représentation de la communauté9.
12Ainsi la lutte politique est conçue par les contre-révolutionnaires, mais aussi par les libéraux, comme une anormalité car elle menace l’unité de la communauté, d’où le recours à la violence pour repousser cette menace. La rhétorique d’exclusion est plus aisée quand il s’agit de viser l’étranger, le Français. Elle est toutefois utilisée selon le même mode pour des adversaires appartenant à la communauté. Elle se nourrit du vieux thème de l’exclusion, très marqué dans la pensée contre-révolutionnaire dès l’apparition de celle-ci au travers de l’apologétique des années 1770-178010. En 1824, au moment où la diplomatie française tentait d’imposer une amnistie à Ferdinand VII en faveur des libéraux, le gouverneur du Conseil de Castille expliquait à l’ambassadeur Boislecomte : « On n’a jamais vu un révolutionnaire espagnol se corriger, de ce fait il est dangereux de leur pardonner, il faut plutôt les expulser comme les morisques. Il y a en Espagne trois ou quatre millions de libéraux sur neuf millions d’habitants, […] mais il vaut mieux vivre à un million selon la volonté de Dieu qu’avec dix millions de révolutionnaires11. »
13Jusqu’aux années 1840, la contre-révolution pense le corps social en terme de communauté traditionnelle subissant depuis 1808 un traumatisme. L’objectif est donc de revenir à la situation antérieure à 1808, voire même à celle qui existait avant les reformes de la ilustración. Le carlisme, qui est une manifestation de la contre-révolution, n’est pas né sur la défense des fueros. Il s’agit d’un mouvement interclassiste, fruit d’une réaction de défense des communautés traditionnelles, patriarcales, contre l’agression de la ville, des impôts, de l’état, des principes d’égalité et des principes économiques du libéralisme.
14Les libéraux sont eux aussi largement dépendants de cette prégnance de l’unité traditionnelle du corps social. Une des origines revendiquées par les rédacteurs de la Constitution de Cadix de 1812 n’est pas la Constitution française de 1791, mais bien la vieille théorie pactiste. Par ailleurs, cette constitution montre l’impossibilité à penser la liberté religieuse : la communauté est catholique, la nation confessionnelle. Enfin, ce texte fondateur du libéralisme espagnol est révélateur de la difficulté à penser l’individu : on y décrit les droits de la nation, pas ceux de l’individu12.
15La violence politique est enfin à relier à l’impression d’un monde qui s’écroule au travers d’une série de maux : la misère croissante, la crise économique, les épidémies de fièvre jaune, la forte augmentation de la pression fiscale, la perte de l’Empire et la réduction de 50 % des ressources de l’état qu’elle entraîne. Cette perte des repères, conjuguée à la gravité de la situation économique et sociale, est génératrice de violence. Le banditisme atteint un niveau inégalé et même les routes principales ne sont pas sûres. La frontière est particulièrement poreuse entre banditisme et guérilla, qu’elle soit contre-révolutionnaire ou libérale. Le glissement s’effectue alors dans les deux sens, celui d’une politisation du banditisme mais aussi celui d’un basculement de la guérilla vers le banditisme. Ce constat est particulièrement visible dans les zones carlistes des années 1830, tout spécialement la Navarre.
Les voies étroites et discrètes de la conciliation
16Jusqu’aux années 1840, conciliation et réconciliation sont impossibles, à une exception près : celle de la famille, qui constitue la cellule de base de la société organique. La guerre d’Indépendance avait brisé provisoirement la solidité de cette cellule sociale structurante, ce qui traduit toute l’ampleur du séisme socio-politique. Les solidarités familiales semblent cependant redevenir efficaces assez rapidement. Il ne s’agit pas là d’évaluer uniquement comment le lien affectif se reconstruit mais bien de voir s’opérer le retour à une forme de lien social structurant de la société, celui par lequel la parenté était un lien imposé qui soumettait l’individu à des droits mais aussi à des devoirs définis par la loi ou par la coutume13.
17Cette question n’a jamais été traitée en tant que telle. Toutefois, plusieurs exemples indiquent le retour à une solidarité familiale dépassant les clivages politiques les plus profonds. Le cas d’Alexandre Marie Aguado, un afrancesado exilé à Paris, est particulièrement probant. Il avait un frère et une mère patriotes ainsi qu’un oncle libéral. Le lien avec la mère n’est jamais rompu et se concrétise par l’envoi d’argent au fils en détresse. L’oncle renoue avec le neveu vers 1816 et lui permet d’ouvrir à Paris un commerce florissant de vins espagnols et de produits coloniaux. Les relations avec l’ensemble de la parenté reprennent ensuite et sont même étroites avec un beau-frère, Pedro Grimarest, connu pour être un contre-révolutionnaire virulent14.
18La fin de la guerre carliste constitue en 1839 l’unique conciliation, partielle, qui dépasse le cadre familial. Elle n’est obtenue que par l’épuisement des belligérants. Chez les carlistes, profondément divisés, une majorité de militaires accepte la conciliation proposée par le camp libéral, lui aussi exsangue : symboliquement a lieu l’accolade de Vergara, en août 1839, entre Maroto et Espartero, les chefs des deux camps en présence. Les carlistes acceptent de rendre les armes, de cesser les hostilités contre une amnistie et une intégration dans l’armée libérale. La conciliation n’est cependant que partielle : le prétendant au trône, Don Carlos, suivi par des milliers de carlistes, la refuse et s’exile en France15.
La conciliation autour d’une nouvelle communauté : la nation
19Une période plus stable débute avec la fin de la première guerre carliste. La même souveraine incarne la monarchie de 1843 à 1868, le régime libéral n’est plus menacé sérieusement et une constitution, celle de 1845, domine durant cette période. Un exemple traduit la nouvelle situation : celui de l’épisode de la fusillade de Sueca, près de Valence. En 1851, la troupe tire sur une foule dénonçant les mesures du gouverneur de la province en matière d’irrigation. On relève six morts dont des femmes et des enfants. L’affaire devient un scandale national qui trouve un écho dans la presse et dans une séance houleuse aux Cortes. Elle participe alors largement au renversement du gouvernement de Bravo Murillo16. Cet épisode montre que la violence politique reste bien une réalité, mais que son degré recule et qu’elle est moins bien acceptée par la société. On note toutefois deux types de conflits et de violences politiques : d’une part, celui qui se déroule entre les autorités et les exclus du système politico-social, et d’autre part, celui qui existe entre les partisans de la monarchie libérale.
La conciliation refusée
20Les carlistes constituent le premier groupe des exclus du système politico-social. Ceux qui ont refusé la conciliation de 1840, puis celle des années 1860 au travers d’un rapprochement avec les néo-catholiques fidèles à Isabelle II, reprennent la lutte armée en Catalogne en 1846, lors de la révolte des Matiners, puis entre 1872 et 1876, lors de la deuxième guerre carliste17.
21À l’autre extrémité de l’échiquier politique, le pays voyait se développer des insurrections sociales à caractère révolutionnaire à partir des années 1830. On assiste alors à une politisation du conflit social. Le phénomène apparaît pour la première fois à Barcelone en 1835 dans la révolte des ouvriers de l’usine El Vapor, qui n’est pas sans rappeler la révolte des canuts lyonnais car on y brûle les machines textiles à vapeur qui avaient été installées en 1832. Cette révolte alimente les rangs des révolutionnaires démocrates barcelonais qui animent dans les années 1835-1837 les journées révolutionnaires qui secouent la capitale catalane18.
22Les grandes révoltes andalouses de 1857 représentent un autre théâtre de la politisation du conflit social. À Utrera et Morón éclatent des insurrections fomentées par de jeunes républicains socialistes utopiques qui parviennent à entraîner des paysans dans leur mouvement. On brûle les locaux de la Garde Civile, les archives, on revendique un impôt direct sur les riches et on brandit pour la première fois le drapeau rouge. Les paysans pauvres qui agissent alors se découvrent révolutionnaires. Surprises par l’appui paysan aux insurgés, les autorités réagissent par une répression féroce qui fait une centaine de victimes et plus de deux cents prisonniers19.
23Ainsi, à Barcelone comme dans les campagnes andalouses, l’usage de la violence représente une forme d’accès à la citoyenneté et un reflet de la politisation des classes populaires que l’on rencontre dans l’ensemble de l’Europe occidentale20. Par la répression menée, l’état devient un des premiers acteurs de la violence politique en assimilant la contestation sociopolitique à une atteinte à l’ordre public.
La violence nécessaire à la conciliation
24Une deuxième forme de violence politique perdure des années 1840 à 1868 et même au delà : celle qui accompagne les soulèvements urbains et la constitution de juntes. Ce phénomène du juntismo constitue une forme archaïque d’expression de la communauté. Le soulèvement correspond à plusieurs facteurs qui se mêlent : un vide du pouvoir (1854 ou 1868), un danger (le danger carliste dans les années 1830), le rejet d’un pouvoir arbitraire, une protestation fiscale ou un refus de la levée de troupes. Comme en 1808, l’insurrection populaire est suivie de la constitution de juntes qui s’attribuent l’ensemble des facultés gouvernementales à l’échelle locale et agissent comme de véritables gouvernements locaux. Constituées des élites locales, ces juntes canalisent le mouvement en filtrant les revendications de la foule : liberté de la presse, du suffrage universel, rejet des impôts sur la consommation. Les soulèvements urbains qui réussissent sont ceux qui parviennent à imposer une alternance au sommet de l’état et l’avènement du parti progressiste21.
25La violence populaire est globalement modérée lors de ces soulèvements. Les saccages, pillages et manifestations d’anticléricalisme violent (églises brûlées et profanées) apparaissent à partir du Trienio Liberal ; en revanche, les victimes sont rares, sauf quand il s’agit de militaires ayant échoué dans une tentative de pronunciamiento22. Ce juntismo s’accompagne d’une forme de violence populaire canalisée. En associant classes moyennes et populaires, ce phénomène participe à la socialisation des milieux populaires et répond à une demande d’intégration politique, de citoyenneté. Le juntismo devient un moyen d’assurer une alternance prévue par le système parlementaire mais refusée par la monarchie et par les acteurs politiques. La violence est acceptée et intégrée dans le mode de résolution d’un conflit politique. Un député progressiste qualifiait ainsi les juntes d’ » apothéose de la démocratie ». Une fois l’alternance obtenue, les juntes sont dissoutes par le nouveau pouvoir et les membres de ces juntes trouvent une place dans les services administratifs du nouveau régime. Ainsi, en 1868, le gouvernement provisoire déclare le 4 octobre que « la mission des juntes est terminée », une fois « passé le moment de la plainte et de la colère23 ». Les progressistes sont les principaux mobilisateurs du corps social, mais les modérés ne sont pas en reste, malgré leur rêve d’anesthésie du corps politique. Un modéré, Cánovas del Castillo, est l’auteur du manifeste de Manzanares, l’un des textes les plus célèbres rédigé à l’occasion d’un soulèvement urbain
L’impossibilité à penser l’alternance
26Il s’agit là d’une des raisons fondamentales à la permanence de la violence politique. Le nouveau régime libéral qui s’impose dans les années 1840, celui des libéraux modérés, ambitionne de parvenir à la stabilité par une limitation du recours à la mobilisation populaire. Ce projet des modérés repose sur une conciliation entre plusieurs groupes politiques qui s’est construite dans les années 1830 et trouve son aboutissement avec l’élaboration de la constitution de 1845. Une première conciliation s’ébauche entre les modérés du libéralisme et de l’absolutisme à la mort de Ferdinand VII. Les ennemis d’hier se retrouvent alors autour d’un même double rejet : celui du carlisme et celui de la révolution. L’expérience du Trienio liberal entre 1820 et 1823 avait divisé le camp des libéraux et l’exil avait familiarisé un bon nombre d’entre eux avec les thèses des doctrinaires français ou avec l’utilitarisme de Bentham. Cette évolution les a conduit à rejeter le caractère démocratique de la révolution espagnole, telle qu’elle se dessinait dans la constitution de Cadix24. Les absolutistes modérés rejetaient quant à eux le passéisme de la contre-révolution et étaient acquis à la vertu des principes économiques libéraux autour de la propriété et de la liberté des échanges et autour de l’uniformisation juridique et administrative du pays. Les anciens afrancesados rejoignent ce groupe et certains, tel Alberto Lista, ont posé le jalon de cette doctrine dès 1809 : « L’équidistance entre l’absolutisme (‘‘pouvoir arbitraire’’) et la démocratie (‘‘anarchie’’) ; et l’application institutionnelle du juste milieu : l’équilibre des pouvoirs entre les Cortes et le Roi25. » De 1833 à 1840, cette conjonction ne peut vraiment s’affirmer car la menace carliste impose de s’appuyer sur les forces populaires. Elle s’impose par la suite, créant un modèle et un mouvement politique, celui du parti libéral modéré, qui domine la vie politique espagnole jusqu’en 1868.
27Ces libéraux se réconcilient avec l’église au travers du concordat de 1851. L’église prend officiellement ses distances avec le carlisme et légitime le régime libéral qui, en contrepartie, confirme la place prééminente de l’église dans l’encadrement social et intellectuel de la nation. Le concordat contribue à dessiner une nation libérale à l’identité catholique affirmée, mais une nation qui a toujours du mal à penser la tolérance religieuse. La littérature, l’histoire, l’art, sont mis au service de cette construction nationale et d’un régime qui se perçoit comme l’aboutissement de la lutte séculaire de la nation espagnole pour obtenir sa liberté26.
28Le projet politique modéré avait cependant une large part d’utopie. Il était impossible de limiter la sphère du politique en faveur d’une petite minorité après quelque trente ans d’une intense mobilisation menée par les libéraux et les contre-révolutionnaires. Le processus de politisation du corps social était en marche, y compris dans certains secteurs des milieux populaires. Il entrait en contradiction avec la dépolitisation de la plus grande part du corps social voulue par les modérés. La violence politique est la conséquence de cette contradiction et le reflet d’une demande de socialisation politique laissée sans réponse
29Les grands rivaux des modérés, les progressistes, auraient pu représenter une alternative. Ils ont joué ce rôle à intervalle régulier, mais sans parvenir à imposer un contre modèle crédible. Assez proches de ce que fut la gauche dynastique sous la Monarchie de Juillet, ils souhaitaient limiter la place de l’église et élargir la base sociale du régime, en renonçant toutefois à l’idéal démocratique de la constitution de Cadix. Cependant, leur projet s’est avéré lui aussi utopique. L’utopie progressiste consistait en la croyance en un changement politico-social pacifique par en haut : faire l’éducation du peuple pour conjurer son potentiel violent et révolutionnaire et pour le transformer en un peuple sage et discipliné, puis en classes moyennes27. Ce discours moral et non pragmatique a vu son influence se réduire au fil du temps en faveur de solutions républicaines, en rupture avec la monarchie libérale, donc avec la légalité.
30Cette impossible anesthésie du corps social se combine avec la permanence du mythe de l’unanimité de la communauté pour expliquer le recours à la violence. Cette permanence est manifeste par le refus des modérés et des progressistes de penser l’alternance, pourtant prévue par les constitutions en vigueur. Dans ces conditions, le coup de force modéré ou progressiste est le seul moyen d’obtenir cette alternance. Les multiples changements de gouvernement survenus sous le règne d’Isabelle II masquent le fait qu’aucun gouvernement en place n’a perdu d’élections législatives.
31La recherche de l’unanimité de la communauté n’est pas le monopole d’une pensée conservatrice. On la retrouve dans la conception de l’élection qui apparaît parmi les représentants de l’aile la plus avancée du parti progressiste. Ainsi, Fermín Caballero écrivait dans les années 1840 : « Je peux dire à la face de tous que jamais je n’ai écrit la moindre lettre pour annoncer ma candidature (j’ai été pourtant député de 1834 à 1843), je n’ai jamais demandé non plus à mes amis et condisciples qu’ils me donnent leur voix ou me procurent des suffrages. » Pour Fermín Caballero, l’élu est celui qui s’impose par son influence naturelle. L’existence de concurrents lors d’élections brise l’harmonie sociale qui est censée s’imposer naturellement28.
32La phase révolutionnaire de 1868-1873 voit la fin d’un mode d’articulation entre violence et politique. La grande révolte cantonaliste de 1873 peut être considérée à bien des égards comme l’apogée du juntismo, mais elle s’accompagne de la désagrégation provisoire de l’état et d’une grande peur de la révolution. La leçon est tirée pour les progressistes et les modérés sous la Restauration qui suit : l’alternance pacifique de l’exercice du pouvoir est préférable. Les oligarchies, en particulier celles qui étaient acquises au progressisme, ne veulent plus avoir recours à une quelconque mobilisation populaire pour régler les conflits qui l’affectent. Le conflit politique ne peut plus se résoudre par une violence régulée, ritualisée. Le recours à la violence politique est nié et la protestation politico-sociale reléguée à une atteinte à l’ordre public. L’absence de véritable alternance s’accompagne du recul des espoirs d’intégration politico-sociale dans le cadre de la monarchie libérale et de l’état qui la personnifie. Cette négation est génératrice d’une nouvelle violence politique qui rejette dans un même temps la monarchie et l’état et qui s’exprime en particulier par la diffusion de l’anarchisme.
Notes de bas de page
1 Sombras de Mayo, Mitos y memoria de la Guerra de la Independencia (1808-1908), Madrid, Casa de Velázquez, 2007.
2 Alexandre Moreau de Jonnès, Estadistica de España : territorio, población, agricultura, minas, indus-tria, comercio, navegación, colonias, hacienda, ejército, justicia e instruccíon pública, Barcelona, 1835.
3 Josep Fontana, De en medio del tiempo. La segunda restauración española, Barcelona, Ed. Crítica, 2006, p. 85-86.
4 Ibid., p.87.
5 Ibid., p. 88.
6 Cité dans Jean-René Aymes, La guerre d’Indépendance espagnole (1808-1814), Paris, Bordas, 1973, p. 114.
7 Jordi Canal, El carlismo, Madrid, Alianza editorial, 2000, p. 77.
8 Jurgüen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978.
9 Richard Hocquellet, Résistance et révolution durant l’occupation napoléonienne en Espagne 1808-1812, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2001, p. 86-87. Richard Hocquellet, « Du consensus populi à la volonté générale. La représentation du pouvoir chez les dirigeants patriotes pendant la guerre d’Indépendance », dans La naissance de la politique moderne en Espagne (milieu du xviiie siècle-milieu du xixe siècle), Mélanges de la Casa de Velázquez, 35-1, 2005, p. 79-98.
10 Lluis Roura, « La Contre-Révolution en Espagne et la lutte contre la France, 1793-1795 et 1808-1814 », dans Jean-Clément Martin (dir.), La Contre-Révolution en Europe xviiie-xixe siècles. Réalités politiques et sociales, résonances culturelles et idéologiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 205-219.
11 J. Fontana, op. cit., p. 97.
12 José María Portillo Valdés, Revolución de nación : orígenes de la cultura constitucional en España 1780-1812, Madrid, 2001 ; Jean-Baptiste Busaal, La réception du constitutionnalisme français dans la formation du premier libéralisme espagnol (1808-1820), thèse de doctorat en droit, Université d’Aix-Marseille III-Paul Cézanne, 2006.
13 José María Imizcoz, « Communauté, réseau social, élites. L’armature sociale de l’Ancien Régime », dans Juan Luis Castellano, Jean-Pierre Dedieu, Réseaux, familles et pouvoirs dans le monde ibérique à la fin de l’Ancien Régime, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 31-66.
14 Felipe Cortine y Murube, Un sevillano en Paris (1785-1842), Madrid, Fortanet, 1918, p. 50.
15 J. Canal, op. cit., p. 108.
16 Salvador Calatayud, Jesús Millán, María Cruz Romeo, « Une administration apolitique ? Bravo Murillo face à la société civile libérale dans les campagnes valenciennes » dans Patrick Fournier, Jean-Philippe Luis, Luis P. Martin et Natividad Planas, Institutions et représentations du politique. Espagne, France, Italie, xviie-xxe siècles, Clermont-Ferrand, Presses de l’université Blaise-Pascal, 2006, p. 121-156.
17 J. Canal, op. cit., p. 120-210.
18 Ana María García Rovira, « Sociedades secretas, facciones y partidos políticos durante la revolución liberal : la Barcelona revolucionaria (1835-1837) », Trienio, n° 32, noviembre 1998, p. 67-102.
19 La era isabelina y el sexenio democrático (1834-1874), Historia de España de Ramón Menéndez Pidal, t. XXXIV, Madrid, Espasa Calpe, 1981, p. 200.
20 Jean-Claude Caron, L’été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Paris, Aubier, 2002, p. 297.
21 Antoni Moliner Prada, Revolución burguesa y movimiento juntero en España, Lleida, Editorial Milenio, 1997.
22 Ainsi, la révolte de 1844 s’est soldée par 214 fusillés. Miguel Artola, La burguesía revolutionaria (1808-1874), Madrid, Alianza Editorial, 1973, p. 213. Un pronunciamiento militaire visant à susciter une insurrection urbaine constitue un modèle d’action politique « classique » en Espagne depuis le pronunciamiento de Riego en 1820.
23 Javier Fernández Sebastián, Juan Francisco Fuentes, Diccionario político y social del siglo XIX español, Madrid, Alianza Editorial, 2002, p. 392-393.
24 Celle-ci proposait un suffrage quasi universel. Joaquín Varela Suanzes, « El pensamiento constitucional español en el exilio : el abandono del modelo doceanista (1823-1833) », Revista de Estudios Políticos, n° 88, abril-junio 1995, p. 63-90.
25 J. Fernández Sebastián, J. Francisco Fuentes, Diccionario político y social..., op. cit., p. 449.
26 Benoit Pellistrandi, « La culture de l’histoire dans l’Espagne du xixe siècle », Siècles, n° 13, 2001, p. 55-68.
27 María Cruz Romeo, « La cultura política del progresismo : las utopías liberales, una herencia en discusión », Berceo, n° 139, 2000, p. 9-30,
28 María Cruz Romeo, « patricios y nación : los valores de la política liberal en España a mediados del siglo XIX », dans La naissance de la politique moderne en Espagne..., op. cit., p. 126.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008