Agitation pacifique, mobilisation populaire et négociation : un « modèle » irlandais de résolution des conflits dans la première moitié du xixe siècle
p. 275-285
Texte intégral
1À l’image du film de Ken Loach, The Wind That Shakes the Barley (Le Vent se lève), palme d’or du festival de Cannes 2006, le passé irlandais est souvent évoqué au cinéma, et plus généralement dans les médias, à travers le prisme du tragique, de la guerre ou de la violence. Pourtant, en Irlande, la très riche histoire des conflits politiques et de leur résolution n’a pas toujours été synonyme d’insurrection, de lutte armée et de répression sanglante. La campagne pour l’émancipation des catholiques du Royaume-Uni, dont l’épicentre se situe dans l’Irlande des années 1820, est un épisode célèbre de l’affrontement multiséculaire avec l’Angleterre, au cours duquel la violence fut volontairement – et même stratégiquement – bannie. Ultime séquence de ce qu’il est d’usage de nommer « la question catholique », la campagne qui s’achève en 1829 consacre la victoire des partisans de l’égalité politique entre catholiques et protestants.
2Au cours de cette décennie décisive, un « modèle » irlandais de sortie de crise et de résolution des conflits a émergé, dont nous analyserons les principes, les structures, les stratégies et les pratiques. Nous proposons ensuite une étude de l’écho et des résonances multiples de cette singulière expérience irlandaise qui a largement irradié dans l’espace et dans le temps.
3En guise d’ouverture, plantons brièvement le décor. La « question catholique1 » est un conflit ancien, qui remonte aux conquêtes anglaises des xvie et xviie siècles. Au xviiie siècle, les « papistes » irlandais, soit quatre-vingts pour cent de la population de l’île, sont soumis aux Lois Pénales (Penal Laws), arsenal législatif et juridique qui leur interdit notamment de posséder des terres, de porter les armes et de participer à la vie politique. Il faut attendre la fin du siècle et la menace d’un basculement de l’Irlande dans un radicalisme révolutionnaire à la française pour que le gouvernement anglais concède une série de réformes qui abrogent la plupart des discriminations légales. En 1793, les plus riches parmi les catholiques obtiennent même le droit de vote, un « privilège » dont leurs coreligionnaires britanniques sont alors privés. Reste un point noir : les catholiques irlandais demeurent inéligibles au Parlement, et l’enjeu des luttes se cristallise autour de cette exclusion. Au cours des débats de 1829, les adversaires de l’émancipation politique assurent que si l’état britannique cède, ce sont non seulement des « papistes », mais aussi bientôt des ramoneurs, des Hindous et, pourquoi pas, des femmes qui viendront s’installer sur les bancs de la Chambre des Communes2 !
4Entre 1793 et le début des années 1820, plusieurs tentatives de résolution de la « question catholique » par la réforme se sont soldées par des échecs, avec pas moins de six projets d’émancipation rejetés. Dans l’intervalle, la voie insurrectionnelle est empruntée en 1798, lorsqu’un soulèvement républicain d’inspiration française, favorable à l’émancipation des catholiques, échoue lui aussi3. L’émoi causé par l’insurrection des Irlandais Unis de Wolfe Tone justifie, aux yeux des autorités, le renforcement de la tutelle britannique. Le 1er janvier 1801, la proclamation du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande enterre le parlement autonome de Dublin. Malgré la promesse d’offrir en contrepartie l’émancipation aux catholiques, rien n’est fait au début des 1820. La « question » catholique est alors devenue un « problème » majeur et épineux, et les tensions sont extrêmement vives quand notre modèle émerge.
Le modèle irlandais de sortie de crise : principes et structures
5Daniel O’Connell4, né en 1775 au sein d’une famille de vieille souche gaélique du sud-ouest de l’île, incarne le projet. Au début des années 1820, il est avocat, déjà célèbre, défenseur des pauvres et des catholiques dans le prétoire et militant très en vue de la cause de l’émancipation. Une première citation nous éclaire sur le modèle, tel qu’il a été pensé par son plus illustre représentant. Au lendemain du triomphe de 1829, O’Connell s’adresse en ces termes aux électeurs du comté de Clare, qui l’ont triomphalement élu :
Nous avons obtenu l’émancipation par des moyens pacifiques, légaux et constitutionnels. […] Nous ne nous sommes rendus coupables d’aucun crime. […] Cette glorieuse révolution s’est accomplie […] sans que la moindre goutte de sang humain n’ait été versée. Un peuple aussi réfléchi, exemplaire et religieux ne pouvait éternellement rester enchaîné. Il était devenu trop puissant pour ses oppresseurs ; sa force morale a supplanté leur force physique5.
6Cet extrait est révélateur de quelques-uns des grands principes constitutifs du modèle. Celui-ci repose sur un idéal stratégique, l’agitation constante et pacifique, tout en jouant en permanence sur la potentialité d’une violence qui deviendrait incontrôlable si les revendications n’étaient finalement pas satisfaites. C’est un pari sur le nombre, « la force morale » plutôt que la « force physique », pour avoir raison de la puissante Angleterre. Dans le respect de la légalité, le projet nécessite l’émergence et l’entretien d’une mobilisation de masse et de tous les instants, afin de créer les conditions d’un rapport de force favorable qui puisse faire plier le gouvernement britannique. Et pour citer à nouveau O’Connell : « Pas d’émeute, pas de violence, pas de crime. Mais surtout, pas de désespoir. Nous sommes huit millions6 ! »
7Comment O’Connell et ses premiers compagnons de route ont-il réussi cette savante alchimie, ce tour de force qui a consisté à transformer une population très marginalement partie prenante du combat politique en une force agissante ayant donné naissance, très tôt à l’échelle du xixe siècle, à l’une des plus vastes mobilisations populaires de l’histoire du Royaume-Uni ? L’entreprise repose sur la création, en 1823, de l’Association catholique, une structure originale qui fonctionne sur la base de l’engagement et de l’adhésion volontaire, au moyen d’une cotisation modique d’un penny par mois dont chaque paysan est en mesure de s’acquitter. Cette Catholic Rent permet aux masses irlandaises de jouer un rôle actif pour défendre le projet politique auquel ils souscrivent. Les sommes récoltées dépassent toutes les prévisions : près de 52 000 livres entre le début de l’agitation politique en 1824 et son aboutissement en 18297. Ce trésor de guerre assure le financement des campagnes électorales. Il permet aussi de venir en aide aux fermiers-électeurs qui, au risque de perdre leur emploi et parfois leur logis, ont donné leur voix au candidat soutenu par l’Association catholique et non à celui officiellement investi par le propriétaire terrien.
8Le ralliement de nombreuses personnalités du monde politique et économique protestant – à l’image du célèbre brasseur Arthur Guinness – a aussi beaucoup contribué au rayonnement et au succès du mouvement. Toutefois, la contribution décisive est sans nul doute celle de l’église catholique, qui est à l’époque la seule institution que l’on peut se risquer à qualifier de « nationale ». Ses structures, ses réseaux et son personnel sont mis au service de la cause. L’essentiel de la Catholic Rent est collecté à la sortie de la messe. En chaire, les prêtres n’hésitent pas à s’impliquer et à inviter les fidèles à se mobiliser, leur caution morale achevant souvent de convaincre les plus incrédules de s’engager. En 1845, Thomas F. Fremantle, membre de l’exécutif irlandais, se souvient : « à chaque fois que les prêtres intervenaient auprès de leurs paroissiens pour collecter la rente, de vastes foules se pressaient ensuite aux meetings… En revanche, dans les paroisses où une telle influence n’avait pas eu lieu, alors peu de gens assistaient aux rassemblements8. »
Le modèle en action : l’agitation et la résolution du conflit
9Des réunions publiques locales aux grands rassemblements qualifiés de monster meetings, ces manifestations populaires qui créent l’événement constituent un rouage essentiel du dispositif. En marge des voies électorales et parlementaires, elles symbolisent la reconquête de l’espace politique par les catholiques irlandais9. Au cours de la campagne pour l’émancipation, la moitié des paroisses de l’île a proposé un meeting politique, cent treize rassemblements géants ont été organisés dans les comtés et onze à l’échelle provinciale10. À l’instar de bien des voyageurs contemporains, Jules Michelet est ébloui. Il souligne en particulier la performance oratoire du chef qui galvanise les troupes et constitue le point d’orgue de la manifestation : « Je ne crois pas, écrit-il, que, depuis Mirabeau, aucune assemblée ait entendu rien de comparable11. » Toutefois, pour la plupart des présents, la teneur du discours revêt une importance mineure : malgré sa voix puissante et tonnante, O’Connell n’est audible que de quelques centaines de privilégiés. En fait, plus qu’une foule immense réunie pour écouter « religieusement » la parole du tribun charismatique, chaque meeting implique l’intense participation de dizaines, parfois de centaines de milliers de personnes qui s’échangent des messages politiques. L’ensemble de ces cérémonies, minutieusement orchestrées et ritualisées, constitue l’amorce d’une culture politique spécifique. Comme le drapeau vert est interdit, la foule brandit par exemple des branchages, des rubans ou des mouchoirs de cette couleur12.
10À ce patient travail de terrain viennent s’ajouter d’autres outils de propagande et de diffusion. La presse – Dublin Evening Post, Freeman’s Journal, Catholic Register… – reproduit les tracts, les adresses, les pétitions et bien sûr les harangues de Daniel O’Connell ou de ses lieutenants. Enrichis de commentaires souvent élogieux, ces discours sont aussi retranscrits dans les colonnes des journaux européens, notamment en France, où ils sont régulièrement traduits. Le message porté au public, qu’il soit lu ou entendu, est toujours savamment construit. C’est un habile cocktail de respectabilité, de séduction, de persuasion, d’intimidation et de pédagogie, à l’image de cette exhortation lancée par O’Connell aux 40 000 « non-électeurs » venus l’acclamer à Mitchelstown :
Que tous ceux d’entre vous qui n’ont pas le droit de vote se rassemblent en compagnies de vingt-cinq hommes, que la compagnie aille trouver chacun de ses voisins électeurs, et que l’un de ses membres ôte son chapeau, s’incline et lui demande, aussi poliment que s’il invitait sa belle à danser, d’aller à Cork voter pour Roche et Barry… et personne ne vous résistera13.
11Cette stratégie a effectivement conduit à une issue favorable de la crise. Les élections législatives de 1826 marquent une première fois les esprits : dans six comtés, des candidats protestants soutenus par l’Association catholique sont élus. Dans ces circonscriptions, une majorité d’électeurs a donc choisi de désobéir à la consigne de vote du landlord. Devant de tels bouleversements de la pratique électorale, Romain, le consul de France en Irlande, perd ses repères : « Sérieusement parlant, il est impossible de rien voir de plus bruyant, de plus dégoûtant et même de plus scandaleux que la plupart de ces élections pendant lesquelles on chercherait en vain quelque nuance de dignité et de décorum14. » Deux ans plus tard, un véritable séisme politique se produit. Bien qu’inéligible, Daniel O’Connell remporte, dans la liesse populaire, l’élection partielle qui se tient dans le comté de Clare. Pour le gouvernement, la situation devient critique. Robert Peel, alors ministre de l’Intérieur, écrit à cette occasion un courrier éloquent à son ami Walter Scott : « Comme j’aurais aimé que vous soyez présent à l’élection de Clare, car seule votre plume aurait pu retranscrire l’effrayant spectacle […] offert par des dizaines de milliers de fanatiques disciplinés, qui s’abstenaient de toute forme d’excès, et concentraient toutes leurs passions et leurs sentiments sur un unique objet15. »
12Invalider l’élection, c’est à coup sûr déclencher une insurrection, transformer ces « fanatiques disciplinés » en hordes sauvages et incontrôlables. La crise est d’ailleurs proche lorsque, sous la pression, le gouvernement tory de Lord Wellington présente un projet de loi favorable à l’émancipation. Voté par les deux chambres du Parlement, le Roman Catholic Relief Act devient loi le 13 avril 1829. L’écho de cette sortie de crise inédite résonne partout en Europe : l’ogre britannique a cédé face au lutin irlandais et a déposé les armes sans même avoir combattu.
13À examiner les faits de plus près, le triomphe irlandais, aussi spectaculaire soit-il, est aussi une négociation. La réforme s’accompagne en particulier de l’interdiction légale de l’Association catholique, afin de ne pas laisser prospérer en Irlande une structure politique qui inquiète car elle organise les masses, échappe au contrôle de l’état, nomme des représentants, se permet de financer des candidats et intègre des non-électeurs au processus politique. En outre, les adversaires de l’émancipation obtiennent l’élévation de la franchise électorale, de quarante shillings à dix livres. La hausse conduit à une réduction drastique du corps électoral irlandais qui chute de 216 000 à 37 000 électeurs. Sur le moment, cette brutale mise à l’écart fait l’objet de peu de commentaires. L’essentiel semble résider ailleurs, dans la reconnaissance tardive de l’égalité des droits politiques entre catholiques et protestants.
Échos contemporains
14Bousculés puis débordés par le raz-de-marée catholique des années 1826-1829, les ennemis politiques directs d’O’Connell, les conservateurs irlandais les plus intransigeants, se sont aussi très tôt inspirés du modèle élaboré par leur adversaire. Le mouvement pour l’émancipation les contraint à réagir dans l’urgence, à faire évoluer leurs pratiques, à se compter et à s’organiser sous une même bannière16. Dès 1828, les Brunswick Constitutional Clubs sont créés en réponse à l’influence grandissante de l’Association catholique à travers le pays. Ils ont vocation à regrouper les élites protestantes hostiles à l’irruption des catholiques dans le débat politique17. Si la réforme de 1829 signe leur arrêt de mort, le flambeau de la défense des intérêts protestants est ravivé par The irish Protestant Conservative Society. Cette association entend répondre à la nouvelle donne politique – l’émancipation des catholiques en 1829, mais aussi l’extension du corps électoral consécutif au Reform Act de 1832 – en lançant en Irlande un vaste mouvement populaire et conservateur, destiné à organiser le soutien du peuple protestant. La référence au modèle de l’adversaire, qui a si habilement réussi à entraîner les masses catholiques, est manifeste. Une Protestant Rent est prélevée, qui fait écho à la Catholic Rent ; un réseau local est tissé, souvent sous le contrôle du clergé, anglican cette fois.
15En 1836, l’irish Metropolitan Conservative Society, aux contours plus policés, prend à son tour le relais. Elle présente des candidats dont elle finance les campagnes, en particulier dans les circonscriptions réputées acquises à l’adversaire, afin d’y troubler le jeu électoral, à la manière de l’Association catholique une décennie plus tôt. Elle reçoit le soutien de formations plus ouvertement sectaires, telle la Protestant association, fondée la même année, qui encourage les protestants ayant obtenu le droit de vote en 1832 à s’inscrire sur les listes électorales. En exergue de la première brochure de la Protestant association, une citation de Burke résume la situation : « Quand les mauvais s’organisent, alors les bons doivent se rassembler18. » En 1841, les efforts déployés par les conservateurs irlandais pour mobiliser leur électorat ont payé. En remportant quarante-trois sièges aux élections générales, ils deviennent pour un temps la famille politique irlandaise le mieux représentée à Westminster.
16L’étonnante expérience irlandaise irradie aussi sur le continent. Les exemples des usages, des emplois et des appropriations du modèle irlandais sont légions, notamment en Allemagne et dans la France de la monarchie de Juillet où, des légitimistes aux républicains, des libéraux aux réformateurs socialistes, il alimente les messages propagandistes19. Entre 1830 et 1832, les catholiques libéraux, groupés autour de Félicité de Lamennais, de Charles de Montalembert et du Père Henri Lacordaire ont, plus que toute autre formation à vocation politique, puisé leur inspiration à la source irlandaise. À leurs yeux, le présent du catholicisme irlandais préfigure l’avenir d’un catholicisme français revitalisé. Par l’intermédiaire de leur journal L’avenir, ils manifestent un soutien régulier à la cause irlandaise et affirment leur proximité idéologique avec l’Association catholique qui entend réconcilier modernité libérale et enseignements religieux20. En outre, les catholiques libéraux transposent, adaptent et réinscrivent dans la réalité française les stratégies et les méthodes irlandaises. En décembre 1830, ils lancent l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, dont l’organisation et le fonctionnement sont ouvertement inspirés de l’Association catholique. Dans son très instructif Rapport sur les activités du second semestre 1831, l’Agence affiche son ambition : devenir un vaste mouvement de masse organisé, revendicatif, déterminé et non violent, à la fois force de pression et de proposition. Elle est présidée par Lamennais, chef charismatique parfois surnommé « l’O’Connell français », son financement est assuré par les modestes contributions (dix francs par an) de ses adhérents et, comme son aînée irlandaise, elle compte de nombreuses ramifications en province21. Au moment du lancement de l’Agence, Montalembert attire l’attention sur la filiation avec l’Association catholique :
Et nous, laïcs, nous qui naissons dans un siècle où il est si dur de vivre, mais si glorieux de combattre, si jamais le découragement venait nous saisir […], songeons aux merveilles de l’Association Catholique, qui ne commença qu’avec sept membres, et qui, après quinze ans de lutte, a conquis l’indépendance religieuse de l’Irlande, et jeté les fondements de son indépendance nationale22.
17La plus vigoureuse croisade de la jeune organisation est menée au nom de l’article 69 de la Charte révisée qui prévoit, « dans le plus court délai possible », l’instauration de la liberté de l’enseignement. Dans ses Mémoires, Louis de Carné, l’un des protagonistes du mouvement, précise : « L’avenir ne se bornait pas à défendre en théorie la liberté de l’enseignement […] ; il entendait la conquérir de haute lutte, à l’exemple d’O’Connell, dont le rôle restait, pour plusieurs, une perpétuelle tentation23. » L’agitation, brève mais retentissante en 1831, a de toute évidence contribué à la reconnaissance de la liberté de l’enseignement primaire inscrite dans la loi Guizot de 1833. Dans l’intervalle, en août 1832, une condamnation pontificale a décimé le catholicisme libéral : le mouvement s’est disloqué, le journal et l’association ont disparu… mais la référence à l’expérience irlandaise demeure. En 1845, Jules Gondon, un proche de Montalembert, estime encore qu’il est urgent pour les catholiques du royaume de :
Marcher sur [l]es nobles traces [d’O’Connell]. […] L’Irlande et O’Connell ouvrent une nouvelle ère dans l’histoire de la civilisation, en enseignant aux nations opprimées comment elles peuvent se servir de la religion et de la légalité contre leurs oppresseurs. […] Il serait glorieux pour la France d’entrer la première dans la nouvelle voie qu’O’Connell et le clergé d’Irlande ouvrent aux peuples civilisés24.
Résonances mémorielles
18Depuis sa mort en 1847, Daniel O’Connell est l’objet de débats passionnés en Irlande, entre ceux qui se réclament de son héritage – et donc du « modèle » qui lui est associé – et ceux qui le réfutent. L’évolution des discours sur le personnage reflète les grandes scansions de l’histoire nationale25.
19Entre 1846 et 1851, la Grande Famine, avec son cortège de morts et d’émigrés, inaugure une période noire pour le mouvement national irlandais. Tout est à reconstruire, mais sur quelles bases ? Le pathétique échec de l’insurrection de 1848 a conforté dans leurs certitudes les nostalgiques de l’agitation pacifique et de Daniel O’Connell, l’avocat du peuple, l’homme des réformes possibles. En parallèle, un culte populaire du héros catholique se développe dans les campagnes, efficacement relayé par le clergé, qui compare O’Connell à Moïse. En août 1875, trois jours de festivités sont organisés à Dublin pour célébrer le centenaire de la naissance du grand homme. L’événement est considérable ; on en perçoit l’ampleur à la lecture du volumineux ouvrage publié pour l’occasion : foules immenses, spectaculaire procession à travers la ville, banquets, illuminations, concerts, rencontres sportives, régates, etc.26.
20En rupture avec cette légende dorée, une entreprise de démolition du mythe s’engage dès les années 1850 et s’intensifie dans le dernier tiers du siècle. Pour les tenants du no compromise et de la révolution – qui effectuent leur grand retour sur la scène nationaliste dans les années 1860 –, le modèle de conciliation proposé par les hommes de l’Association catholique est une insulte à l’identité irlandaise. O’Connell est un homme politique faible, opportuniste, rongé par l’ambition et responsable d’une injustifiable collaboration avec l’ennemi anglais. Pour John Mitchel, l’un des plus actifs promoteurs de cette légende noire, O’Connell « usa de tout son art et de son éloquence pour émasculer une nation hardie et chevaleresque […]. Ainsi, il fut, juste derrière le gouvernement britannique, le pire ennemi que l’Irlande ait jamais connu – ou plutôt son plus fatal ami27 ». La Ligue Gaélique lui reproche d’avoir négligé la langue irlandaise, le poète Patrick Pearse vomit son pacifisme, Arthur Griffith et le Sinn Féin blâment celui qui a cherché à négocier le sort de l’Irlande au Parlement. Pour sa part, le nationaliste et socialiste James Connolly considère qu’il fut un grand adversaire de la classe ouvrière et des syndicats28. Le discrédit et l’opprobre jeté par les partisans de la lutte armée et de « l’Irlande éternelle » se prolongent jusqu’au traumatisme et au désenchantement causés par la guerre civile de 1922-1923.
21Le retour de balancier mémoriel s’amorce alors, dans une Irlande indépendante et marquée à vif par les séquelles d’une guerre fratricide. Dès 1924, la rue principale de Dublin est rebaptisée O’Connell Street. Cinq ans plus tard, le centenaire de l’émancipation catholique est l’occasion pour le jeune état Libre de réinvestir le souvenir du modèle de conciliation pacifique des années 1820. Si les commémorations sont orchestrées par l’église, le président William Cosgrave et plusieurs ministres, ainsi que des représentants du Parlement, s’affichent au cours des cérémonies aux côtés d’Eamon de Valera, figure historique de l’opposition au Traité signé avec l’Angleterre en 192129. Cependant, en marge de cette mise en scène de la réconciliation nationale, les rancoeurs anciennes n’ont pas tout à fait disparu. Ainsi, dans la plus pure tradition romantique et révolutionnaire du xixe siècle, l’auteur d’un pamphlet républicain hostile à la fièvre commémorative dénonce la « glorification » de l’homme qui « n’a pas libéré mais au contraire asservi son pays. […] J’abhorre le credo politique du Libérateur. […] Je m’élève contre ces honteuses célébrations de l’émancipation ». Et il conclut par un vibrant hommage « aux vrais émancipateurs de l’Irlande – les partisans de la force physique30 ».
22D’anciens révolutionnaires, tel Seán O’Faoláin en 1938, vont au contraire apporter leur contribution à la réhabilitation du « roi des mendiants » et de son modèle politique31. Ils sont soutenus dans cette entreprise par des universitaires de renom, à l’image de Denis Gwynn, puis de Michael Tierney après la Seconde Guerre mondiale32. Plus près de nous, le 20 août 1967, au moment de la réouverture officielle de la demeure familiale des O’Connell à Derrynane, Eamon De Valera, icône de la révolution de 1916 devenu président de la République, ajoute sa pierre à l’édifice. Il estime que les nationalistes de sa génération n’ont pas su apprécier l’action menée par O’Connell à sa juste valeur : « En lui révélant le pouvoir qu’il portait en lui, [O’Connell] a redonné espoir à un peuple qui semblait n’avoir plus aucun avenir33. » Plus récemment encore, à l’occasion du cent cinquantenaire de sa disparition, Mary Robinson, la présidente en exercice, rend un vibrant hommage au Libérateur, au cours duquel elle précise :
On lui doit d’avoir porté à bout de bras ce qu’il appelait la « force morale », la mobilisation de masses sans violence. Cela demeure son héritage le plus durable et sa plus précieuse contribution à l’histoire de l’Irlande contemporaine. […] O’Connell fut le grand pionnier de l’entrée en politique des plus défavorisés34.
23Ce discours a été prononcé en mai 1997, soit trois ans après le cessez-le-feu de l’IRA en 1994 et un an avant les accords de paix du Vendredi Saint. Le regain de prestige contemporain d’O’Connell est aussi à mettre en relation avec l’évolution de la situation politique en Irlande du Nord, où la population se détourne progressivement de la lutte armée. Dans cette phase délicate de transition du militaire au politique, de la violence à la négociation au cordeau, le modèle de sortie de crise proposé au début du xixe siècle semble avoir trouvé un nouvel écho favorable.
24Avec pour credo l’agitation pacifique, la mobilisation populaire et la négociation politique, le modèle de sortie de crise élaboré dans les années 1820 a conduit à la résolution de la question catholique, lancinante depuis le xviie siècle en Irlande. Il a ainsi légitimé le versant constitutionnel du nationalisme insulaire, devenu une alternative crédible à la voie insurrectionnelle et armée. Au cours des années 1840, l’échec de la campagne pour l’abrogation de l’union législative entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, conduite par O’Connell sur des bases similaires à celles des années 1820, a ensuite pointé les limites du modèle et alimenté les discours de ses détracteurs. Pourtant, le modèle a continué de frapper les imaginations en Europe. Sans doute représentait-il alors, comme le souligne Eric Hobsbawn, le « seul mouvement national, organisé sous une forme cohérente, qui fut vraiment appuyé sur les masses » avant 184835. Ce nouveau mode d’action a favorisé, tôt à l’échelle du xixe siècle, l’apprentissage de l’action politique pour les masses irlandaises, alors très majoritairement exclues du système, et qui ont pris conscience qu’elles étaient en mesure de peser collectivement sur les décisions prises à Londres. Les luttes des années 1820 ont aussi amorcé la reconquête de l’espace public par les catholiques. En ce sens, elles témoignent d’une brève et somme toute assez rare période de l’histoire irlandaise, au cours de laquelle les projets et les stratégies des élites nationalistes se sont trouvés en relative adéquation avec les attentes et les aspirations du plus grand nombre.
Notes de bas de page
1 Thomas Bartlett, The Fall and Rise of the Irish Nation. The Catholic Question, 1690-1830, Dublin, Gill and Macmillan, 1992.
2 Maurice Goldring, « Tu ne voteras point ». L’exclusion du suffrage universel dans l’Irlande du xixe siècle, Anglet, Atlantica, 2005, p. 11.
3 Marianne Elliott, Partners in Revolution : the United Irishmen and France, New Haven et Londres, Yale University Press, 1982.
4 Oliver MacDonagh, The Life of Daniel O’Connell, 1775-1847, Dublin, Weidenfeld and Nicholson, 1990.
5 « O’Connell’s second address to the electors of the County Clare, London, May 25, 1829 », dans O’Connell Centenary Committee (by authority of), The O’Connell Centenary Record 1875, Dublin, Joseph Dollard, 1878, p. 496.
6 Daniel O’Connell, « First letter to the People of Ireland, 1833 », dans Mary Frances Cusacks, The Speeches and Public Letters of the Liberator (Daniel O’Connell), with Preface and Historical Notes, Dublin, McGlashan and Gill, 1875, volume 2, p. 383.
7 Chiffres publiés dans la presse et repris par Fergus O’Ferrall, Catholic Emancipation. Daniel O’Connell and the Birth of Irish Democracy, 1820-1830, Dublin, Gill and Macmillan, 1985, appendix 1, p. 317.
8 Cité par K. Theodore Hoppen, Elections, Politics and Society in Ireland, 1832-1885, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 250.
9 Sean McGraw et Kevin Whelan, « Daniel O’Connell in comparative perspective, 1800-50 », Éire-Ireland, volume 40, 1-2, 2005, p. 60-89.
10 Fergus O’Ferrall, Daniel O’Connell, Dublin, Gill and Macmillan, 1981, p. 54. L’Irlande compte trente-deux comtés et quatre provinces.
11 « L’Irlande et O’Connell », Le Magasin pittoresque, 6e année, octobre 1838, p. 336.
12 Gary Owens, « Constructing the Repeal spectacle : monster meetings and people power in pre-Famine Ireland », dans Maurice O’Connell (ed.), People Power. Proceedings of the Third Annual Daniel O’Connell Workshop, Dublin, DOCAL, 1993, p. 80-93 ; Id., « “A moral insurrection’’ : faction fighters, public demonstrations and the O’Connellite campaign, 1828 », Irish Historical Studies, 1997, volume xxx, n° 120, p. 513-541.
13 Dublin Evening Post, 27 juillet 1837.
14 Dépêche du consul Romain au baron Damas, 28 juin 1826, archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique, Angleterre, 1826.
15 Cité par James A. Reynolds, The Catholic Emancipation Crisis in Ireland, 1823-1829, New Haven, Yale University Press, 1954, p. 158.
16 Pour le développement qui suit, je m’appuie essentiellement sur les travaux de K. Theodore Hoppen, op. cit., p. 280-284 et Maurice Goldring, op. cit., p. 85-92.
17 Les archives des Brunswick Clubs sont conservées à la National Library, Dublin, Ms 5017.
18 First Report of the Irish Protestant Association, Dublin, Royal Irish Academy, RR Gall 20/1/16.
19 Pour l’Allemagne, voir Geraldine F. Grogan, The Noblest Agitator. Daniel O’Connell and the German Catholic Movement, 1830-1850, Dublin, Veritas, 1991. Pour la France, je renvoie à mon article : « Les usages français de Daniel O’Connell », dans Sylvie Aprile et Fabrice Bensimon (dir.), La France et l’Angleterre au xixe siècle, Paris, Créaphis, 2006, p. 369-383.
20 Voir notamment les éditoriaux de Lamennais dans L’Avenir et les Lettres sur la situation en Irlande, rédigées par Charles de Montalembert, à son retour d’un voyage en Irlande, et publiées dans L’Avenir les 1er, 5 et 18 janvier 1831.
21 Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, Rapport sur les opérations du second semestre de 1831, Paris, aux bureaux de l’Agence, 1832.
22 L’Avenir, 18 janvier 1831, p. 2.
23 Louis de Carné, Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration, Paris, Didier, 1872, p. 259.
24 Jules Gondon, L’Agitation irlandaise depuis 1829. Le procès, la condamnation et l’acquittement de Daniel O’Connell, Paris, Waille, 1845, introduction. Pour un exposé plus détaillé de l’influence irlandaise sur le catholicisme politique en France, notamment au moment de la formation du « parti catholique » au début des années 1840, voir Laurent Colantonio, « Daniel O’Connell : un ‘‘pont’’ entre les catholiques français et l’Irlande dans les années 1840 », dans CEI/Rennes II (dir.), Passerelles et impasses, Le Faouët, LIV’éditions, 2007, p. 37-46.
25 Donal MacCartney, « The changing image of O’Connell », dans Kevin B. Nowlan et Maurice R. O’Connell (eds), Daniel O’Connell. Portrait of A Radical, Belfast, Appletree Press, 1984, p. 19-31 ; Maurice R. O’Connell, « Collapse and recovery », dans Daniel O’Connell. The Man and His Politics, Dublin, Irish Academic Press, 1990, p. 53-60.
26 O’Connell Centenary Committee (by authority of), op. cit.
27 John Mitchel, The Last Conquest of Ireland (Perhaps), Glasgow, author’s edition, 1876 (1re éd. 1861), p. 136.
28 James Connolly, « A chapter of horrors : Daniel O’Connell and the working-class », dans Labour in Irish History, Dublin, Maunsel, 1910.
29 Catholic Emancipation Centenary Committee, Catholic Emancipation, Centenary Celebrations : Dublin June 16-23, 1929, Dublin, Veritas, 1929.
30 Seacránaide [Frank Ryan], Emancipation, Dublin, The Republican Press, 1929, 15 p. Sur l’exemplaire consulté à la National Library (Dublin), un lecteur visiblement en désaccord avec le contenu de la brochure a ajouté à la main, dans la marge : « The Republican Press should be ashamed of themselves » !
31 Seán O’Faoláin, King of the Beggars. A Life of Daniel O’Connell, the Irish Liberator, in A Study of the Rise of the Modern Irish Democracy, 1775-1847, Dublin, Allen Figis, 1938.
32 Denis Gwynn, Daniel O’Connell, Cork, Cork University Press, 1947 ; Michael Tierney (ed.), Daniel O’Connell. Nine Centenary Essays, Dublin, Brown and Nolan, 1949.
33 Discours de Eamon De Valera, cité dans Kevin Whelan (ed.), Daniel O’Connell, Dublin, Keough-Notre Dame Centre, 2002, p. 20.
34 Mary Robinson, « Daniel O’Connell : a tribute », discours prononcé au Reform Club, Londres, 15 mai 1997, repris dans ibid., p. 14-21.
35 Eric J. Hobsbawm, L’Ère des révolutions, Paris, Complexe, 1988, p. 178 (1re éd. 1962 : The Age of Revolutions).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008