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L’iconoclasme politique (1814-1848) : une violence fondatrice ?
p. 231-241
Texte intégral
1Les emblèmes politiques peuplant le décor urbain, voire villageois, font l’objet de luttes symboliques particulièrement intenses au cours du premier xixe siècle. Des gestes d’iconoclasme politique ont accompagné les moments de vacance, de transfert ou d’affaiblissement des pouvoirs : lacération et brûlement de drapeaux ou de cocardes, bris de bustes de souverains, grattage de monogrammes, de couronnes, d’aigles, d’abeilles, de fleurs de lys ou de coqs, effacement d’inscriptions, profanation de statues et de monuments, abattage d’arbres de la liberté, destruction de croix fleurdelisées en sont autant de manifestations possibles. Chargés d’une certaine sacralité, les images et emblèmes dégradés cristallisent des passions politiques1, et témoignent des liens étroits entre politique et sensibilités au xixe siècle. Le sentiment, sans doute illusoire, d’un processus de pacification des signes politiques a conduit à négliger ces gestes de destruction ou de mutilation. L’iconoclasme politique du xixe siècle – « profanation » d’images ou de signes politiques – mérite pourtant à plus d’un titre d’être érigé en véritable objet d’histoire, au même titre que le vandalisme révolutionnaire2 ou l’iconoclasme protestant3. Spontané ou officiel – quoique les frontières en soient souvent bien floues –, il permet de détecter la persistance des luttes symboliques de la Révolution française, et de mettre au jour les seuils de tolérance aux signes de l’ennemi. Il permet aussi de déterminer le rôle des violences symboliques dans les révolutions et dé-révolutions qui se succèdent entre Restauration et Deuxième République, et de mesurer la fonction cathartique de telles violences, au demeurant ciblées et limitées dans le temps. C’est ici, précisément, que se croisent des mécanismes de violence et de conciliation : dans quelle mesure l’iconoclasme politique permet-il de clore des cycles de vengeances en les détournant sur des symboles ? En quoi permet-il d’instaurer un ordre autant que de détruire un passé honni et devient-il, à ce titre, fondateur ? En quoi, enfin, laisse-t-il la place au compromis et au bricolage, en un siècle d’aiguisement de la conscience patrimoniale4 ?
2Cela suppose de dépasser une lecture « antiquaire » assimilant les auteurs de dégradations à d’aveugles vandales, ennemis de la civilisation, de la raison et du progrès5. Une telle histoire requiert aussi une attention aux indices les plus infimes, tant l’iconoclasme est d’abord une violence de détail, dont la signification n’est pas écrite a priori. Cela suppose enfin, lorsque cela est possible, d’inscrire ces violences dans une histoire et une mémoire locales qui leur donnent sens. Le cadre de cette contribution sera cantonné aux premières conclusions d’une enquête en cours 6.
Une violence ciblée
3Au xixe siècle, l’iconoclasme politique n’épouse en rien le fantasme de la table rase. Le vandalisme révolutionnaire, lui-même, relevait d’ailleurs davantage de l’épuration sélective que de l’anéantissement7. Cette tendance est amplifiée à l’âge romantique en raison de l’approfondissement de la notion de patrimoine collectif. Ainsi les statues royales, éliminées lors de la vague iconoclaste de 1792-1793, et en partie rétablies sous la Restauration, sont-elles préservées des révolutions successives. L’appropriation symbolique devient une alternative au vandalisme. En 1848, le Louis XIV de la place Bellecour à Lyon, un temps menacé, est au final préservé, ses inscriptions latines effacées, et un drapeau tricolore ajouté8… De même, toujours en février 1848, le Louis XIII de la place des Vosges à Paris est-il surmonté d’un bonnet rouge, de même que le Louis XIV de la place des Victoires, et le Henri IV du Pont-Neuf affublé d’un drapeau de la même couleur…
4La violence iconoclaste se manifeste plutôt par l’effacement sélectif du détail politique devenu, dans des circonstances données – émeute, révolution, changement dynastique –, intolérable. Même la fameuse scène du « pillage » des Tuileries le 24 février 1848, mise en récit par Flaubert à partir d’une documentation impressionnante9, ne vise pas aveuglément le décor politique. Les emblèmes de la monarchie et les effigies du souverain furent en priorité détruits : dais royal lacéré, trône promené puis brûlé place de la Bastille, bustes de Louis-Philippe brisés, statue du roi citoyen fondue dans un bûcher improvisé, portraits criblés de balles. Dans la salle des Maréchaux, seuls les portraits de Soult et de Bugeaud, associés à la répression des canuts lyonnais et au massacre de la rue Transnonain, ont été entièrement lacérés. Inversement, les portraits du duc d’Orléans et du prince de Joinville furent relativement épargnés10.
5L’inventaire rapide des dégradations iconoclastes au cours de la période permet d’esquisser une évolution des sensibilités aux signes politiques et des seuils de tolérance à ces derniers. La première Restauration, les Cent-Jours et les débuts de la deuxième Restauration constituent sans aucun doute le moment iconoclaste le plus intense, affectant l’ensemble des départements et une gamme élargie de signes politiques. Dès le 4 avril 1814, le gouvernement provisoire arrête la destruction de « tous les emblèmes, chiffres et armoiries qui ont caractérisé le gouvernement de Bonaparte », et la suppression de tous les drapeaux et cocardes tricolores. À l’inverse, sous les Cent-Jours, ce sont les cocardes et drapeaux blancs qui sont traqués et détruits, et les cachets et timbres à fleurs de lys grattés… Puis la deuxième Restauration pousse à son paroxysme la guerre des images et des couleurs, ajoutant à la liste des signes pourchassés les arbres de la liberté, les violettes – associées aux Cent-Jours – et les œillets rouges – considérés comme emblèmes bonapartistes. L’anathème est porté sur tous les signes d’une parenthèse révolutionnaire allant de 1789 à 1814-1815. Deux circulaires successives adressées aux préfets par le ministre de la police et de l’Intérieur, en novembre 1815 et février 1816, attestent une véritable politique nationale d’effacement iconoclaste, traduite ici et là en des autodafés publics et expiatoires11. Acteur à son corps défendant de l’iconoclasme officiel appliqué aux édifices parisiens, l’architecte Fontaine témoigne de cette obsession de l’effacement d’une mémoire par ailleurs niée :
Partout on supprime, on gratte, on enlève avec une recherche scrupuleuse les objets qui offrent la plus petite réminiscence du règne passé. […] [La Restauration] avait fait ridiculement la guerre aux images de Napoléon, elle aurait voulu, si la chose eût été possible, les détruire toutes, espérant ainsi, si la chose eût été possible, parvenir à effacer et sa personne et son nom12.
6En 1830-1831, l’iconoclasme officiel et populaire prend pour cibles les drapeaux blancs, les fleurs de lys et les croix de mission, ainsi que les monuments d’inspiration contre-révolutionnaire. C’est l’alliance bourbonienne du trône et de l’autel, et l’expiation politico-religieuse qui sont ici visés, au-delà de l’emblématique du régime déchu. L’éradication des fleurs de lys est fortement encouragée par les autorités, jusque sur les croix de cimetières, et l’émeute anticléricale de février 1831 les conduit même à ôter du sceau de l’état les fleurs de lys, les armes des Orléans étant remplacées par un livre ouvert représentant la Charte constitutionnelle13. Par ailleurs, une centaine de croix de mission au moins furent abattues – pour la moitié d’entre elles environ – ou déplacées, entre 1830 et 183214, parfois remplacées par des arbres de la liberté dont elles formaient le pendant symbolique. En outre, les monuments de place publique perçus comme expiatoires ou contre-révolutionnaires subirent des dégradations ou mutilations. Ainsi la statue de Louis XVI à Montpellier dut-elle être déplacée en 183115, celle du Loroux-Bottereau (Loire-Atlantique) fut-elle mutilée, tandis que les statues de Pichegru à Besançon et Lons-le-Saunier furent mises en pièces16, et la colonne du 12 mars à Bordeaux, commémorative de la première Restauration, abattue le 2 août 183017. Le monument expiatoire à la mémoire du duc de Berry, à Paris, inachevé, est également détruit, sur ordre officiel18. C’est généralement un ancien contentieux qui se trouve réglé dans la fulgurance d’un changement de régime ou de luttes civiles. Ainsi la statue du général Pichegru à Besançon, financée par souscription sous la Restauration, passait-elle aux yeux des libéraux pour une ode à la trahison et aux revirements19. De même les croix et calvaires profanés renvoient-ils au souvenir détesté de missions religieuses à contenu politique. À Besançon, la croix de la grande mission de 1825 est le premier monument menacé par les émeutiers de 1830 après la statue de Pichegru20.
7Au printemps 1848, les gestes d’iconoclasme dans les départements, à la différence des violences antifiscales ou anti-machinistes21, furent, semble-t-il, moins diffus qu’après les Trois Glorieuses. Le drapeau tricolore louis-philippard fut remplacé en théorie par un drapeau républicain bleu-rouge-blanc, dans l’ordre de 1792, et affublé d’une rosette rouge : la rupture symbolique avec la monarchie de Juillet était mineure. Certes, des bustes et portraits de Louis-Philippe furent ici et là menacés, et des coqs gaulois arrachés de schakos ou de hampes de drapeaux, mais l’iconoclasme resta marginal. Faut-il y voir l’indice d’une pacification des signes politiques ? La traque intense des emblèmes « révolutionnaires » entre 1849 et 1852 – bonnets rouges et arbres de la liberté pour l’essentiel – témoigne au contraire d’un retour des passions symboliques. Il en est de même des gestes iconoclastes de 1870-187122…
Une violence d’instauration et de dissidence
8Les violences symboliques ont sans doute moins pour fonction de canaliser les conflits que d’accélérer le cours de l’histoire. Les gestes iconoclastes s’apparentent à une violence d’instauration, de type insurrectionnel dans un premier temps, avant qu’ils ne soient relayés par les pouvoirs qui cherchent à s’enraciner par ce biais. L’immense majorité des gestes d’iconoclasme politique ont pour enjeu le transfert de souveraineté, son anticipation, son acceptation ou son refus par les communautés locales. Ils sont le corollaire d’une incertitude sur la localisation du pouvoir. Aussi se concentrent-ils pour l’essentiel dans les années 1814-1816, 1830-1831 et 1848.
9L’iconoclasme politique marque généralement une prise de pouvoir symbolique sur la ville ou le village, anticipant parfois sur le changement effectif de régime. Cette prise de pouvoir symbolique peut avoir de palpables effets politiques. Ainsi à Paris, le jour de l’entrée des alliés, le 31 mars 1814, le très royaliste Sosthène de La Rochefoucauld encourage-t-il la destruction de la statue de la colonne Vendôme, pour attester la haine du peuple parisien contre l’empereur et accélérer le choix par les alliés de la Restauration des Bourbons23. Cette destruction sera effective, sous la pression des Russes, quelques jours plus tard. Dans les départements, les gestes iconoclastes prolongent directement les premières rumeurs relatives à un changement de régime dans la capitale. Ils signifient localement la prise de pouvoir d’un groupe contre un autre. À Besançon en mars 1815, les premières nouvelles relatives au Vol de l’Aigle provoquent une série de gestes iconoclastes qui marquent autant d’étapes dans le transfert de souveraineté : le 9 des soldats ont enlevé « la fleur de lys dont ils avaient été décorés » ; le 18, les « affiches relatives aux affaires publiques » sont arrachées, des fleurs de lys effacées d’une enseigne ; le 21, des « planches [officielles] placées devant l’hôtel de ville » sont abattues ; le 22, « toutes les armes de France ont été enlevées de tous les endroits où elles avaient été placées depuis la Restauration » et le drapeau tricolore a été placé à l’hôtel de ville24. Or, le lendemain, 23 mars, la dépêche annonçant l’entrée de Napoléon dans la capitale parvient à Besançon, et l’ordre d’arrestation des élites locales attachées aux Bourbons est donné par le maréchal Ney. Précisément, en période de transition, l’iconoclasme et le vandalisme visent à imprimer l’effroi aux ennemis politiques et à accélérer l’épuration des pouvoirs locaux. Ainsi à Vienne en février 1848, l’enseigne de la sous-préfecture est-elle arrachée, promenée et brûlée en place publique pour signifier le départ souhaité du sous-préfet25.
10Dans un deuxième temps, les autorités prennent le relais de cet iconoclasme « spontané » en éliminant de l’espace public les traces de souverainetés concurrentes. La deuxième Restauration est sans aucun doute le régime qui est allé le plus loin dans cette violence d’instauration, devenue violence d’institution. Les Cent-Jours, il est vrai, avaient redonné un nouveau lustre aux emblèmes de la Révolution. Par ailleurs, l’expérience des parjures et des trahisons aurait vidé de leur substance les mots de la politique, laissant derrière eux, à nu, une forêt de symboles en lutte les uns contre les autres26. Cette lutte prend donc des formes nettement épuratoires en 1815-1816. Toute la pyramide administrative, des maires, adjoints, commissaires de police, jusqu’aux ministres de l’Intérieur et de la police générale, est sollicitée pour traquer, rassembler et détruire drapeaux, cocardes, écharpes tricolores, bonnets phrygiens, aigles en tous genres, cachets, poinçons, gravures, bustes et portraits de l’empereur, sans oublier les arbres de la liberté, et ce jusqu’au printemps 1816. La simple survie d’un emblème subversif paraît alors aussi périlleuse que sa visibilité : tous les signes du régime passé, même remisés dans les magasins des sous-préfectures, doivent être détruits sans exception, pour ne pas entretenir « les espérances criminelles des ennemis du gouvernement27 ». Par ailleurs, la traque se fait très extensive dans l’espace : bien au-delà des monuments publics, des enseignes d’échoppes, des étals de marchands d’estampes ou de fripiers, sont visés les domiciles d’opposants politiques. Ainsi le maire de la commune de Blond, en Haute-Vienne, s’est-il rendu personnellement au domicile du chef de bataillon de la garde nationale locale durant les Cent-Jours, pour exiger de lui un drapeau tricolore afin de le détruire28. Dans le département du Gard, profondément marqué par les massacres de la Terreur blanche, le préfet n’hésita pas à requérir des visites domiciliaires, exécutées avec un zèle excessif par les autorités locales… Dans le village de Saint-Maurice, le sous-préfet d’Alès, accompagné de la force armée, fit ainsi brûler publiquement une écharpe tricolore trouvée chez un particulier, réduite en vérité à un morceau d’étoffe rouge29…
11Symétriquement, cet iconoclasme d’instauration entraîne dans son sillage un iconoclasme de dissidence, en un moment de concurrence des légitimités. Ainsi, pour se limiter au cas de la deuxième Restauration, les gestes de profanation de drapeaux blancs sont-ils particulièrement fréquents durant l’été et l’automne 1815, émanant souvent d’anciens fédérés ou de soldats « bonapartistes ». Au point de devoir intégrer dans la loi sur les cris séditieux du 9 novembre 1815 le délit d’iconoclasme politique : « Sont déclarés actes séditieux l’enlèvement ou la déprédation du drapeau blanc, des armes de France et autres signes de l’autorité royale […] » (art. 7). Dans le département de la Haute-Vienne, dans l’arrondissement de Limoges, un dixième environ des prévenus pour délits politiques entre juillet 1815 et janvier 1816 sont accusés de gestes profanatoires à l’endroit d’emblèmes bourboniens – arrachage de cocardes blanches, enlèvement d’un drapeau blanc30… Durant l’été 1815, les gestes iconoclastes sont le plus souvent le fait de soldats farouchement hostiles à l’abandon des trois couleurs « nationales » : ainsi, à Tours, le 13 juillet 1815, un corps de plusieurs centaines de soldats se fait remettre tous les drapeaux blancs arborés aux fenêtres de la ville, et les déchire aux cris de « Vive l’empereur31 ! » De même à Besançon, le 10 juillet, des officiers ont-ils « brisé une enseigne de loterie, sur laquelle on avait substitué ‘‘royale’’ à ‘‘impériale’’ [et] enlevé des affiches de la mairie portant le timbre royal32 ». Par la suite, une fois le régime mieux enraciné, si ce type de gestes se raréfie, il s’intègre néanmoins au répertoire d’action protestataire, sous la Restauration comme sous la monarchie de Juillet33.
Épuration, catharsis et compromis
12Ciblé dans le temps et dans l’espace, expression d’une concurrence de légitimités, l’iconoclasme politique a-t-il permis de canaliser les conflits ? En leur trouvant un exutoire symbolique, il se rattacherait à ce titre à la tradition judiciaire de l’exécration publique de l’image infâmante, ou de l’exécution en effigie (dans les cas de contumace) : l’iconoclasme châtierait l’ennemi en atteignant sa simple image, en un simulacre maîtrisé. L’analyse des gestes précis des iconoclastes plaide en partie pour cette thèse. Le cas de la statue du général Pichegru à Besançon est à cet égard exemplaire : une fois le monument brisé le 1er août 1830, sa tête est promenée dans les rues puis jetée sur le pont de la Madeleine34. Seule une mémoire controversée est ici visée, et les élites associées à cette mémoire et plus largement au régime de la Restauration, n’ont pas été physiquement menacées.
13Le simulacre d’exécution ou de violence contre l’effigie du « despote » exécré structure sur la très longue durée le geste iconoclaste, jusque dans ses manifestations les plus récentes – statues de Saddam Hussein en Irak ou d’Enver Hoxha à Tirana35. Ainsi la statue de Napoléon au sommet de la colonne Vendôme a-t-elle été souffletée par un émeutier le 31 mars 1814, avant d’être abattue quelques jours plus tard36 ; de même à Toulouse en juillet 1815 un buste de l’« usurpateur » a-t-il été traîné la corde au cou avant d’être plongé dans la Garonne37. L’exécution en effigie relève d’ailleurs autant de la culture protestataire et des pratiques carnavalesques que du rituel judiciaire. Ainsi la pendaison d’un coq préalablement fouetté dans un village du Var fut-elle interprétée comme un geste séditieux à l’encontre de Louis-Philippe38. De même à Marseille, en juin 1815, l’éventration à l’arme blanche puis le cortège grotesque et l’abandon dans des immondices d’un mannequin de Napoléon rappellent-ils l’exécution carnavalesque de Caramentran39. La profanation des couleurs ennemies peut parfois prendre l’allure d’un charivari : ainsi en août 1830, dans un village près de Nîmes, des partisans de Charles X ont-ils promené à travers les rues un âne portant aux oreilles des cocardes tricolores40.
14Pour autant, ces violences cathartiques ont-elles toujours brisé le cycle de vengeances ? La réponse ne peut être univoque. Indéniablement, l’effacement symbolique de l’ennemi, à la faveur d’un transfert de souveraineté, possède une efficacité concrète, et peut apaiser une foule agitée. Ainsi, à Marseille, le 14 avril 1814, à l’arrivée du courrier de Paris annonçant la chute de l’Empire, un attroupement de 10 000 personnes, rassemblé devant l’hôtel du préfet Thibaudeau, semble menacer ce dernier ; des conciliateurs incitent la foule à se porter sur un buste de « l’usurpateur » pour le mettre en pièces ; une fois l’idole abattue, « il n’y a eu […] que des signes d’allégresse, danses publiques, illuminations, etc.41 ». Le sacrifice du despote en effigie a rompu le cycle vindicatoire. Cette catharsis ne se révèle pas, toutefois, toujours suffisante. Le jeu des conflits locaux, les rapports de forces sociopolitiques en décident parfois autrement : ainsi, à l’issue des Cent-Jours, dans la même ville (Marseille), le même geste (le bris de buste de Napoléon) devient le prélude d’un implacable massacre perpétré au son du tocsin42.
15Par ailleurs, les conflits symboliques laissent-ils une part au compromis et à la transaction ? Il convient à cet égard de distinguer fortement les comportements à l’endroit des emblèmes et des couleurs, toujours intransigeants tant il s’agit d’effacer toute trace de souveraineté concurrente, et le traitement réservé aux monuments dans leur ensemble, qui s’efforce de concilier le respect dû à l’art et l’éradication des signes intolérables. Les régimes successifs, à cet égard, usent de tactiques déjà éprouvées sous la Révolution43, alternatives au vandalisme : l’effacement ou le grattage ponctuels, la dissimulation temporaire ou le déplacement des images contestées. Les architectes et artistes jouent souvent un rôle décisif auprès des administrateurs pour infléchir l’iconoclasme officiel. Ainsi, sous la Restauration, en plein iconoclasme anti-napoléonien, la statue de Napoléon qui surmontait l’arc de triomphe du Carrousel a-t-elle été dissimulée par l’architecte Fontaine dans une caisse de l’Orangerie, jusqu’en 183044. De même l’architecte du Palais-Bourbon, Poyet, a-t-il proposé en juillet 1815 de couvrir d’un châssis orné d’une toile le bas-relief impérial afin d’éviter – en vain – sa destruction45, et celui du Panthéon, Baltard, a-t-il obtenu de bâcher plusieurs années le fronton révolutionnaire de Moitte, afin d’en retarder le démontage par le régime de la Restauration. Ces tentatives se sont révélées parfois infructueuses : en 1823 à la suite de l’intervention très active de l’archevêque de Paris, les allégories révolutionnaires du Panthéon sont démontées et remplacées par une gloire rayonnante, achevant la resacralisation de l’église Sainte-Geneviève46… Au-delà d’ailleurs des compromis tentés par la Restauration, un vandalisme contre-révolutionnaire, mené par des militants de la mémoire royaliste, est bel et bien attesté. Ainsi, à Besançon, deux statues ornant l’entrée de l’Académie, représentant la Constitution et la Morale universelle, ont été mutilées par des étudiants en théologie – geste resté impuni47. À Dôle, une statue de la Liberté érigée en 1795 est décapitée par un royaliste en 1817, d’un coup de marteau, puis enterrée, là encore sans poursuite judiciaire48.
16L’éloignement et la clôture de monuments devenus subversifs ont été privilégiés par la monarchie de Juillet. Soustraire aux regards l’image controversée, le temps que s’apaisent les passions, ou de manière définitive, a permis de concilier l’urgence politique et le respect patrimonial. Ainsi la statue du chef vendéen Cathelineau, à Pin-en-Mauges, a-t-elle été sur ordre du préfet déplacée vers la chapelle du cimetière49. De même les croix de mission contestées ont-elles été, sur ordre des préfets, souvent transférées dans des lieux clos – églises paroissiales ou chapelles – lors de la vague anticléricale de 1830-1831. Ce geste au demeurant protecteur n’en fut pas moins lu comme une forme de vandalisme par les catholiques intransigeants et engendra dans son sillage nombre de cérémonies d’amende honorable50. La dissimulation des images a également été pratiquée au Panthéon : au plus fort des émeutes anticléricales et anti-légitimistes de février 1831, le ministre de l’Intérieur Guizot a ordonné, afin d’éviter de probables destructions, de bâcher la partie de la fresque de Gros représentant Louis XVIII, la duchesse d’Angoulême et le duc de Bordeaux51.
17L’iconoclasme est une réalité politique qui accompagna l’histoire troublée du premier xixe siècle, singulièrement dans les moments de concurrences de légitimités. Ces gestes de violence se sont généralement révélés fondateurs : ils ont accompagné les transferts de souveraineté sur l’ensemble du territoire, signifiant aux yeux de tous, autant que la lecture des dépêches officielles, les alternances de régimes et les troubles civils52. Aussi doivent-ils être intégrés au processus d’instauration et d’enracinement de chacun des régimes. Ces violences symboliques ont parfois permis de rompre localement avec la tentation de la vengeance, en concentrant sur des emblèmes ou des effigies la haine de l’« ennemi » et du voisin. Aussi l’iconoclasme participe-t-il, non sans paradoxe, aux efforts de réconciliation, qui suivent toute rupture politique, entre des communautés divisées. Encore ces violences doivent-elles demeurer ciblées. Le traitement réservé par les autorités aux monuments publics est à cet égard décisif : pour préserver la paix civile, les compromis se révèlent souvent nécessaires, par la dissimulation temporaire ou l’effacement sélectif du signe « maudit », alternative à la destruction pure et simple.
Notes de bas de page
1 Maurice Agulhon, « Politique, images, symboles dans la France post-révolutionnaire », in Histoire vagabonde, I-Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Paris, Gallimard, 1988, p. 283-318.
2 Simone Bernard-Griffiths (dir.), Révolution française et « vandalisme révolutionnaire », Clermont-Ferrand, Universitas, 1992.
3 Très finement étudié par Olivier Christin, Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1991.
4 Sur les origines du sentiment patrimonial, cf. Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine. 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.
5 Lecture qui prédomine dans le classique (et précieux) Louis Réau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, Paris, Robert Laffont, 1994. Monument d’érudition, l’ouvrage perd curieusement toute mesure dès qu’une interprétation est donnée aux gestes de « vandalisme ». La « psychologie des vandales » repose ainsi sur « l’instinct bestial de destruction, la cupidité, l’envie, l’intolérance ou tout simplement la bêtise » (Ibid., p. 13). La notion de vandalisme est d’ailleurs définie d’emblée comme un « stigmate », appliqué à la « destruction ou à la mutilation barbare des œuvres d’art créées au cours des siècles par le génie humain » (Ibid., p. 9).
6 Ont été consultées à ce stade les sous séries F2, F7, F13, F21, BB18 et BB30 des Archives nationales, ainsi que la série M des Archives départementales de la Haute-Vienne. Pour le cas de Besançon, nous avons utilisé la thèse de Denis Saillard, La mémoire de la Révolution française en Franche-Comté. 1815-1914, thèse de doctorat, histoire, sous la dir. de Maurice Agulhon, Paris I, 1994, 4 vol., 1169 p.
7 Dominique Poulot, op. cit., p. 148 notamment.
8 Chambet (aîné), La statue de Louis XIV, place Bellecour, sera-t-elle ou non enlevée ? Récit des émotions que cette question a causées à Lyon, Lyon, Chambet aîné, s. d. (mai 1848).
9 L’avant-texte de l’Éducation sentimentale (3e partie chapitre 1), publié sur le site http://www.hull.ac.uk/hitm comporte les très précieuses notes de lectures de Flaubert relatives aux événements de février 1848.
10 Lorédan Larchey, éd., Les Tuileries en février 1848, Paris, F. Henry, 1868, 208 p. ; Abbé A. Denys, Le Palais des Tuileries en 1848. Épisode de la Révolution de février, Paris, Albanel, 1869.
11 Sur la mise en place de cet effacement symbolique, cf. Sheryl Kroen, Politics and Theater. The Crisis of Legitimacy in Restoration France, 1815-1830, Berkeley, University of California Press, p. 39-58. Sur les autodafés purificateurs, cf. Jean-Claude Caron, Les feux de la discorde. Conflits et incendies dans la France du xixe siècle, Paris, Hachette Littératures, p. 209-212.
12 Pierre-François-Léonard Fontaine, Journal. 1799-1853, Paris, École nationale des Beaux-Arts, 1987, tome 1, p. 471 et p.998.
13 Ordonnance royale du 16 février 1831, prise à l’instigation de Laffitte.
14 Michael J. Phayer, « Politics and Popular Religion : the Cult of the Cross, 1815-1840 », Journal of Social History, printemps 1978, p. 346-365.
15 Louis-J. Thomas, « La statue de Louis XVI à Montpellier », Bulletin de l’Académie des sciences et des lettres de Montpellier, 1930, n°60, p. 85-116.
16 Respectivement les 1er et 4 août 1830. Denis Saillard, thèse citée, p. 309-311.
17 Louis Desgraves et Georges Dupeux (dir.), Bordeaux au xixe siècle, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1969, p. 62.
18 François Macé de Lépinay, « Un monument éphémère, la chapelle expiatoire du duc de Berry », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 1973, p. 273-298.
19 Pichegru (1761-1804), d’abord héros républicain, général en chef des armées de Sambre-et-Meuse, accueillit dès 1795 les propositions d’un agent royaliste, avant de participer à la conspiration de Cadoudal contre Bonaparte en 1804. Le bibliothécaire bisontin Charles Weiss note de manière prophétique dans son journal, le 24 juin 1822 : « Il y a ce me semble bien de l’immoralité à anoblir la trahison. […] Il faut espérer que la génération future brisera tous les monuments coupables », Charles Weiss, Journal. 1815-1822. Établissement du texte, introduction et notes de Suzanne Lepin, Paris, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1972, p. 365.
20 Charles Weiss, Journal. 1823-1833, Établissement du texte, introduction et notes de Suzanne Lepin, Paris, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1981, p. 160.
21 Frédéric Chauvaud et Jean-Jacques Yvorel, « Les provinces face à février 1848. échos et contre-échos (22 février-16 mars) », dans Jean-Luc Mayaud (dir.), 1848. Actes du colloque international du Cent-cinquantenaire de la Révolution de 1848, Paris, Créaphis, 2002, p. 251-274.
22 Voir notamment Bertrand Tillier, La Commune, Révolution sans image ? Politique et représentations dans la France républicaine, 1871-1914, Seyssel, Champ Vallon, 2004, chapitre 2.
23 Mémoires de M. de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville, Paris, Michel-Lévy frères, 1861-1864, t. 5, p.465.
24 Charles Weiss, Journal. 1815-1822… op. cit., p. 31-37.
25 Alexandre Crépu, La Révolution de 1848 dans le département de l’Isère, Grenoble, Allier, 1949.
26 Nous suivons ici l’analyse d’Emmanuel de Waresquiel, L’histoire à rebrousse-poil. Les élites, la Restauration, la Révolution, Paris, Fayard, 2005, p. 27.
27 Circulaire du ministre de la police générale, Decazes, du 24 novembre 1815.
28 Rapport du sous-préfet de Bellac au préfet de la Haute-Vienne, 25 mars 1816. AD Haute-Vienne, 1M129.
29 Lettre du préfet du Gard au ministre de la police générale, le 23 décembre 1815. AN F7 9813.
30 5 individus sur 56 prévenus. ADHV, 1M130.
31 Bulletin de police du 15 juillet 1815. AN F7 3734.
32 Bulletin de police du 18 juillet 1815. AN F7 3734.
33 Nous n’avons pu, dans le cadre de cette contribution, rendre compte des nombreuses affaires contenues dans les sous-séries BB18 et BB30.
34 Charles Weiss, op. cit., p. 160.
35 Pour une analyse de longue durée du phénomène iconoclaste, cf. Dario Gamboni, The Destruction of Art. Iconoclasm and Vandalism since the French Revolution, Londres, Reaktion Books, 1997.
36 Henry Houssaye, 1814, Paris, Perrin, 1888, p. 561-562.
37 D’après Henri Houssaye, 1815. La Seconde abdication, la Terreur Blanche, Paris, Perrin, 1905, p. 470.
38 épisode rapporté par Maurice Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970, p. 268.
39 Récit précis dans Victor Gelu, Marseille au xixe siècle, Paris, Plon, 1971, p. 50-51.
40 David Pinkney, La Révolution de 1830 en France, Paris, PUF, 1988, chapitre 6.
41 Bulletin de police du 26 avril 1814. AN, F7 3733.
42 Marseille, Nîmes et ses environs en 1815, par un témoin oculaire, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1818, p.17.
43 Dominique Poulot, op. cit., p.148 et suiv.
44 Pierre-François-Léonard Fontaine, op. cit., p. 999.
45 AN F21 584.
46 Emmanuel Fureix, « La ville coupable. L’effacement des traces de la capitale révolutionnaire dans le Paris de la Restauration. 1814-1830 », in Christophe Charle et Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les expériences européennes. xviiie-xxe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 9-22.
47 Charles Weiss, Journal. 1815-1822… op. cit., p.102-103 (27 février 1816).
48 D’après Denis Saillard, thèse citée, p. 17.
49 AN F21 4382.
50 Cf. L’Ami de la religion et du roi, t.65-67.
51 AN F21 578.
52 Alain Corbin le fait remarquer à propos de Louis-François Pinagot, les drapeaux arrachés marquant localement les changements de régimes, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998, p. 256 et suiv.
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Entre violence et conciliation
Ce livre est cité par
- (2019) L'Europe au 19e siècle. DOI: 10.3917/arco.caron.2019.01.0455
- Härter, Karl. (2013) Violent Crimes and Retaliation in the European Criminal Justice System between the Seventeenth and Nineteenth Century. SSRN Electronic Journal. DOI: 10.2139/ssrn.2218350
- Hébrard, Véronique. (2016) Justicia «excepcional» y lógicas de radicalización durante la primera pacificación de Venezuela (1812-1814). Revista de Indias, 76. DOI: 10.3989/revindias.2016.001
Ce chapitre est cité par
- Karila-Cohen, Pierre. (2010) Les préfets ne sont pas des collègues. Retour sur une enquête. Genèses, n° 79. DOI: 10.3917/gen.079.0116
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