Perspectives harmoniennes et affrontements partisans. Les fouriéristes et la politique des années 1840 aux années 1880
p. 219-229
Texte intégral
1Quand on observe les trajectoires des militants fouriéristes depuis les années 1830, moment de la constitution de l’école sociétaire, jusqu’aux premières décennies de la Troisième République, on est frappé du décalage entre la hardiesse et l’originalité du projet initial – édifier un « nouveau monde » autour de « l’association intégrale » en satisfaisant l’ensemble des passions humaines – et la modération, voire le conservatisme des engagements politiques des disciples de Fourier sous la Troisième République. Cela peut être dû aux biographies des individus, ainsi qu’au changement de registre discursif et aux difficultés que les disciples de Fourier rencontrent quand ils veulent traduire les aspirations à « l’harmonie universelle » en programmes électoraux, en délibérations municipales ou en votes parlementaires. Mais cela tient également – c’est en tout cas l’hypothèse défendue ici – à la façon dont les militants phalanstériens envisagent la question de la violence dans la sphère politique, aux lectures qu’ils ont faites des crises révolutionnaires, et en particulier de l’insurrection de juin 1848 et de la Commune de Paris en 1871, ainsi qu’aux sentiments qu’ils ont éprouvés face à la radicalisation d’une partie du mouvement ouvrier, à partir de la fin du Second Empire.
La violence exclue de l’univers fouriériste ?
2Pour Fourier et ses disciples, la violence caractérise la Civilisation, elle résulte de la mauvaise organisation sociale qui suscite des conflits entre les individus et les groupes, et dont la perpétuation repose sur la contrainte, en même temps qu’elle engendre des émeutes et des révolutions. C’est le « défaut d’appropriation du milieu social [qui] nous met en révolte perpétuelle contre ce milieu que nous agitons et troublons sans cesse ». Ce malaise latent est aggravé par le paupérisme, et « à mesure que les misères et les souffrances des masses viennent à s’exalter, si quelque idée commune rallie et combine leurs efforts, les tendances subversives dans lesquelles leurs besoins et leurs passions sont si malheureusement engagés, développent, accroissent leur énergie et leur puissance, et la société n’est plus seulement troublée, agitée, elle est bouleversée, révolutionnée ; toutes ou presque les combinaisons d’ordre sont anéanties ; c’est le règne de l’anarchie, du chaos ». L’on ne peut faire cesser les violences, prévenir les révolutions, « qu’en constituant un ordre social conforme aux tendances instinctives, affectives et intellectuelles de l’homme, qu’en réalisant un milieu calculé sur le jeu harmonique de ses passions », c’est-à-dire la phalange1.
3Ce passage d’une phase historique à une autre doit lui-même s’effectuer sans violence et sans heurt : par la réalisation d’un premier phalanstère, dont le succès provoquera sa multiplication sur le globe, permettant ainsi aux hommes de connaître rapidement les félicités de l’Harmonie ; ou, de façon plus lente et graduelle, par la formation de mutuelles, de coopératives et d’associations qui développeront les liens sociaux et conduiront progressivement vers l’Association intégrale : voie que Fourier appelle le « garantisme ». La révolution politique, qui renverse les institutions, mais ne résout pas les problèmes sociaux et laisse intactes les souffrances individuelles, est donc a priori rejetée par les membres de l’école sociétaire. Même si quelques-uns des premiers disciples de Fourier – et peut-être Fourier lui-même – ont pu se réjouir du départ de Charles X en juillet 1830 et espérer du régime qu’il pourrait favoriser les expérimentations sociétaires, ils ont dû abandonner très vite ces illusions2.
4Sans doute cette présentation très sommaire du rapport des fouriéristes à la politique et à la violence demanderait-elle à être complétée et complexifiée, notamment pour éviter la réduction du militantisme fouriériste à un utopisme ignorant du monde réel et impuissant à agir sur la société. En effet, Michèle Riot-Sarcey a souligné la dimension subversive des textes des réformateurs sociaux, les décalages qu’ils introduisent dans la façon de penser l’organisation sociale et politique, et les espérances de transformation radicale de la société qu’ils peuvent engendrer3. Quant aux fouriéristes, ils participent aux luttes électorales et interviennent lors de la campagne des banquets commencée dans l’été 1847 ; La Démocratie pacifique consacre une large partie de ses colonnes à l’actualité politique, tandis que l’école sociétaire animée par Victor Considerant peut apparaître comme « une préfiguration de ce que pourrait être un parti démocratique au sens moderne du terme4 ». Enfin, il faut tenir compte de la diversité des attitudes et des choix au sein du mouvement fouriériste, dans lequel s’expriment des points de vue différents selon les individus et les circonstances : si les discours prononcés lors des fêtes phalanstériennes organisées annuellement à partir du 7 avril 1838 pour commémorer l’anniversaire de Fourier insistent sur les vertus conciliatrices et pacifiques du projet phalanstérien, qui satisfait tous les intérêts et rassemble tous les partis, la presse militante adopte un ton plus offensif, sensible en particulier au début de l’année 1848.
Conciliation et mobilisation collective sous la Seconde république5
5En janvier-février 1848, en effet, alors que les autorités s’efforcent d’empêcher la tenue d’un banquet à Paris, la Démocratie pacifique prend nettement parti contre le ministère Guizot. à la mi-février, elle dénonce avec virulence les actes de ceux qui, au gouvernement, « méconnaissent les droits de leurs concitoyens et poussent le pays aux émeutes et aux révolutions6 ». Cependant, si les dirigeants de l’école sociétaire imputent la responsabilité d’éventuels heurts entre la force armée et la population à Guizot et à ses amis qui, « pour rester ministres, […] semblent ne pas devoir reculer devant l’emploi sanglant des baïonnettes7 », et s’ils appellent à la démission du gouvernement, ils souhaitent éviter le déclenchement d’une crise révolutionnaire, d’une « extrémité sanglante ». Pourtant, « il est impossible de ne pas admettre qu’une révolution deviendra inévitable si le système politique ne change pas ; mais il est permis d’espérer encore que d’imposantes manifestations, une grande agitation morale suffiront pour obtenir ce changement de système et nous épargner les horreurs de nouveaux déchirements8 ». Les rédacteurs de La Démocratie pacifique déplorent les « premières collisions » entre la population et les soldats le 22 février, et « l’effusion de sang » qui en résulte ; ils attribuent « la responsabilité de ce grand malheur de la guerre civile » aux « hommes de la résistance aveugle » qui sont au pouvoir9. Pendant ces événements de février 1848, l’école sociétaire affirme certes son opposition de principe à l’insurrection armée, mais soutient l’organisation de manifestations et de réunions, ce que La Démocratie pacifique appelle « l’agitation morale », pour établir un rapport de forces et imposer le retrait du gouvernement ; elle envisage – même pour la déplorer – l’hypothèse de la solution révolutionnaire, en cas de blocage du pouvoir.
6Les fouriéristes adhèrent immédiatement au nouveau régime, tout en considérant que si « la République est le moyen », c’est « la réforme sociale [qui] est le but10 ». Ils contribuent au débat politique à travers la presse et les clubs, participent en avril aux élections à l’Assemblée constituante où ils obtiennent quelques élus. L’un d’eux, Victor Considerant, appartient au comité chargé de préparer la future Constitution ; il fait dans les mois suivants plusieurs propositions de loi, afin d’aller vers « la réforme sociale ». Cependant, cette inscription de l’action fouriériste dans le cadre normatif des institutions républicaines se heurte à des difficultés croissantes. Certains condisciples de Considerant désapprouvent cet investissement dans l’arène politique qui se ferait au détriment de l’édification de la phalange – bien que l’une des propositions de loi déposées à l’Assemblée constituante par Considerant le 14 avril 1849, concerne « l’expérience d’une commune sociétaire11 ». Mais les décrets sur la presse et sur les clubs qui, à partir de l’été 1848, réduisent les possibilités de réunion et de propagande, et les résultats électoraux, peu favorables aux socialistes, semblent invalider la voie suivie par Considerant. Enfin, les menaces pesant sur la paix sociale et l’ordre public, quand se font face le mécontentement des uns et la peur des autres, amènent les dirigeants de l’école sociétaire à adapter leur « répertoire d’action » à la nouvelle conjoncture.
7La première d’entre elles est la conciliation, que Considerant tente d’appliquer lors des journées de juin 1848, consécutives à la suppression des Ateliers nationaux. Les fouriéristes sont absolument opposés à tout ce qui peut menacer la République, puisque c’est nécessairement sous ce régime que peuvent s’opérer de véritables changements sociaux, en particulier l’organisation du travail et le développement de l’association ; de surcroît, l’issue des combats montre que l’insurrection armée ne peut renverser les institutions et que la dictature révolutionnaire ne peut être imposée par la force. Mais en même temps, les rédacteurs de La Démocratie pacifique dénoncent la brutalité avec laquelle a été décidée la fermeture des ateliers nationaux et condamnent la violence de la répression ; la misère dans laquelle vit le peuple, et à laquelle le gouvernement ne s’est pas encore véritablement attaqué, est, considèrent-ils, la véritable cause de l’émeute12.
8Pendant les combats, Victor Considerant intervient à plusieurs reprises à l’Assemblée ; le 23 juin, il demande l’adoption d’une proclamation appelant ceux qu’il qualifie de « frères », de « victimes d’un malentendu fatal », à déposer les armes afin d’éviter le bain de sang et de favoriser la conciliation. Le lendemain, après le vote de l’état de siège, Considerant se prononce en faveur d’une médiation, sans plus de succès13. Après la fin des combats, la Démocratie pacifique s’effraie de l’ampleur des exécutions et des déportations. Victor Considerant intervient auprès de Cavaignac pour obtenir un adoucissement des mesures frappant les insurgés14. Dans les mois qui suivent, les fouriéristes expriment leur compassion voire leur solidarité avec les victimes de la repression. Lors du banquet qui clôt le congrès phalanstérien d’octobre 1848, les organisateurs font une quête au profit des familles des « transportés15 ».
9Le passage du « vieux monde » au « nouveau monde », écrit Victor Considerant à l’automne 1848, doit se faire par la propagande et le suffrage universel, et aussi par l’unité des socialistes et des radicaux et leur capacité à mobiliser l’opinion16. Dans les derniers mois de 1848, les phalanstériens se rapprochent des autres mouvements de gauche et contribuent activement à la formation de la coalition « démoc-soc17 ». La propagande, les urnes, les débats parlementaires, tels sont les moyens d’action, ainsi que la manifestation de rue, comme celle organisée à Paris le 13 juin 1849 par la Montagne pour s’opposer à la politique conservatrice du parti de l’Ordre, et plus particulièrement, à l’intervention de l’armée française au profit du pape et contre la République romaine18. Cela doit être « une démonstration imposante et pacifique », écrit La Démocratie pacifique, dont les rédacteurs appellent à la fermeté face au pouvoir19. D’autres manifestations semblables ont lieu en province, dans lesquelles les fouriéristes jouent un rôle important, par exemple à Colmar, avec le Dr Jaenger20, ou encore à Salins21. À la suite de cette journée, au déroulement assez confus à Paris et en province et qualifiée d’émeutière par les autorités, la répression frappe l’ensemble de la Montagne et en particulier l’école sociétaire. Considerant et plusieurs dirigeants fouriéristes fuient à l’étranger pour échapper à l’arrestation, tandis que les locaux de La Démocratie pacifique sont envahis par la troupe et que la parution du journal est momentanément suspendue.
10Aussi, lors du coup d’état du 2 décembre 1851, le mouvement phalanstérien est-il très affaibli ; La Démocratie pacifique a définitivement disparu au mois de novembre précédent ; les militants ont généralement cessé de se réunir ou de mener une activité de propagande sociétaire. Certains ont rallié les organisations républicaines et s’opposent au changement de régime. Dans la Nièvre et l’Yonne, par exemple, on les trouve dans les sociétés secrètes, les « Marianne » qui prennent les armes pofur défendre la République22 ; dans le Sud de la France, plusieurs d’entre eux animent la résistance au coup d’état, ainsi à Rodez, dans l’Aveyron, avec Durand de Gros23.
11Tentative de conciliation en juin 1848, appel à la mobilisation des forces démocrates socialistes pour manifester dans la rue leur opposition à la politique gouvernementale en juin 1849, participation à la résistance armée au coup d’ état afin de défendre la République en décembre 1851 : les fouriéristes – ou tout au moins une partie d’entre eux – ont adopté des modes d’intervention dans l’espace public qui paraissent bien éloignés de ceux que semble leur assigner leur statut « d’utopistes ». S’il privilégie la transition pacifique vers le « nouveau monde », Considerant n’exclut pas en 1850 que des actes de violence puissent accompagner la destruction de l’ordre ancien24.
Des fouriéristes contre-révolutionnaires
12La répression menée après le 13 juin 1849 et le 2 décembre 1851 qui oblige des militants sociétaires à s’exiler, tandis que d’autres sont arrêtés et envoyés en Algérie, les divisions au sein du mouvement fouriériste, dont certains membres critiquent l’engagement sur la scène politique, et les déceptions engendrées par l’échec de l’installation au Texas, au milieu des années 1850, tout cela réduit considérablement les forces et l’audience de l’école sociétaire ; elle ne subsiste autour de 1860 qu’à travers une librairie, sans beaucoup d’activité, et quelques publications éphémères, jugées peu intéressantes au sein même de l’école, à la parution irrégulière, et surtout destinées à maintenir un lien entre les militants (Revue moderne, juillet 1857-février 1858 ; Bulletin du mouvement sociétaire, d’octobre 1857 à décembre 1860 ; Communications familières du doyen, janvier 1861 à août 1862).
13Cependant, au cours des années 1860, quelques individus entreprennent de rassembler leurs condisciples et, à partir du milieu de la décennie, reconstituent progressivement une organisation militante ; l’ancienne librairie, moribonde, est transférée en 1864 dans de nouveaux locaux qui servent aussi de siège à l’école ; ses dirigeants publient des ouvrages et des brochures fouriéristes, puis un périodique, La Science sociale (1867-1870), dirigée en 1870 par un jeune disciple de 27 ans, Valère Faneau ; des réunions hebdomadaires et un dîner mensuel rassemblent les militants parisiens, et un banquet annuel célébré à Paris, mais aussi dans plusieurs grandes villes, commémore chaque 7 avril la naissance de Fourier ; des liens sont renoués avec les fouriéristes provinciaux, qui, dans certaines localités, forment des groupes plus ou moins actifs. Des disciples projettent à nouveau de créer des « ménages sociétaires » et observent avec satisfaction le développement du Familistère de Guise par Godin, que beaucoup continuent à considérer comme l’un des leurs ; certains fondent des établissements éducatifs et des entreprises coopératives d’inspiration fouriériste ; et à Paris en 1870, plusieurs militants ouvrent un « Cercle parisien des familles », qui veut être un lieu de distraction ouvert à tous, et de propagande sociétaire recrutant des disciples parmi ceux qui le fréquentent. D’autre part, les membres de l’école sociétaire, à Paris et en province, contribuent à la formation de coopératives, de mutuelles ou encore d’associations d’éducation populaire. Sans doute ce renouveau est-il tempéré par les difficultés éprouvées par le mouvement phalanstérien à rajeunir ses effectifs et à élargir son audience ; surtout, de nombreux disciples de Fourier – issus pour la plupart dans les années 1860, d’une part des catégories diplômées (médecins, ingénieurs, officiers…), du monde de la rente et de celui de l’entreprise – observent avec inquiétude l’essor du mouvement ouvrier, et le développement de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT).
14Pourtant, les fouriéristes dans leur ensemble se montrent tout d’abord assez favorables à l’Internationale ouvrière. Deux d’entre eux, Antoine Limousin et Antoine Bourdon, ont d’ailleurs contribué à sa création en 1864 ; et le fils du premier, Charles Limousin, également fouriériste, assure le secrétariat de la section parisienne de la fin de 1864 (ou du début 1865) à 1866. Cette présence phalanstérienne au sein de la Première Internationale est repérable dans la Tribune ouvrière (1865), premier organe de l’AIT française ; Charles Limousin en est le directeur-gérant et Antoine Bourdon le secrétaire de rédaction ; certains articles affichent une tonalité nettement fouriériste25. Au cours de l’année 1866, les fouriéristes sont marginalisés au sein de la section française de l’AIT, au profit des proudhoniens. Cependant, en 1867, la Science sociale, l’organe fouriériste, reste assez bienveillante à l’égard de l’Internationale, même si ses rédacteurs émettent des réserves quand les congrès de l’AIT soulignent les limites des associations de production et de consommation, ou critiquent le droit de propriété. Julien Le Rousseau, en 1867, assure à l’AIT « un avenir souverain […] si elle se conduit avec prudence et sagesse26 ». Une rubrique de la Science sociale, le « Bulletin des associations », rend compte assez régulièrement des activités de l’Internationale, et son responsable dénonce en février et mars 1868 les poursuites lancées par le régime impérial. Cependant, l’évolution de l’AIT vers les thèses collectivistes, ainsi que sa radicalisation révolutionnaire, provoquent des critiques croissantes au sein de l’école sociétaire. Julien Le Rousseau, rédacteur en chef de La Science sociale de 1867 à la fin de l’année 1869, pressent le déclenchement d’une « guerre sociale » provoquée par « des hommes et des doctrines qui, malgré les meilleures intentions peut-être, compromettent le véritable progrès par leurs erreurs, leur violence27 ». Charles Pellarin dénonce « de regrettables exagérations, de dangereuses erreurs [qui] ont été professées et même votées » au congrès de Bâle (septembre 186928) et craint « le courant révolutionnaire qui nous entraîne et qui s’accélère d’heure en heure » car les objectifs de l’Internationale sont « partagés, il ne faut pas qu’on l’ignore, par les masses ouvrières des grands centres industriels29 ».
15Ces inquiétudes sont aggravées par les réunions publiques, dont la tenue est favorisée par la loi du 6 juin 1868 ; celle-ci abolit le régime de l’autorisation pour les réunions non politiques, soumises désormais à la seule déclaration devant les autorités. Progressivement, les propos tenus lors de ces réunions deviennent plus radicaux, tandis que le déroulement des séances devient plus agité. La presse conservatrice critique de plus en plus vivement le désordre de ces assemblées, ainsi que les attaques qu’on y profère contre la famille, la propriété, la religion, l’autorité… ; et certains rédacteurs de La Science sociale l’accompagnent, comme Pellarin qui dénonce leur violence, leur intolérance et les « exagérations fâcheuses » qu’on y entend30.
16Sans doute sur l’Internationale comme sur les réunions publiques, y a-t-il au sein de l’école sociétaire quelques points de vue moins hostiles ou plus nuancés. Valère Faneau voit dans l’AIT une « puissance respectable, et « si quelques-uns peuvent lui reprocher ses aspirations révolutionnaires, nul ne saurait nier qu’elle ne travaille pour le droit et la justice31 ». Le même défend les réunions publiques, tout comme Antoine Limousin qui, s’il regrette « les violences de langage » qui s’y commettent, invite ses condisciples à y faire de la propagande sociétaire32. Ces voix sont cependant tout à fait minoritaires au sein de l’école sociétaire.
17La guerre de 1870-1871 interrompt la publication de La Science sociale et suspend les réunions phalanstériennes. Aussi, quand commence la Commune de Paris, il n’y a plus de mouvement fouriériste organisé et intervenant en tant qu’école sociétaire, mais des disciples isolés qui adoptent des attitudes très dissemblables. Quelques-uns, mais très peu semble-t-il, participent aux combats, aux côtés des insurgés ou des Versaillais (en tant qu’officiers de l’armée régulière). Certains fouriéristes se rangent plutôt du côté de la Commune, ou tout au moins adhèrent à une partie de son programme, notamment en faveur de l’autonomie communale et de réformes sociales ; ils se prononcent alors en faveur de la médiation et appartiennent à ce que Philip G. Nord a appelé le « parti de la conciliation33 ». On y trouve par exemple Victor Considerant, Charles Limousin. D’autres fouriéristes, demeurant en dehors de la capitale, adoptent des positions identiques : à Nantes, François Cantagrel, rédacteur en chef de l’Union démocratique, attribue à Thiers, coupable d’avoir refusé de négocier avec la Commune, « la responsabilité du carnage » parisien, mais aussi d’une éventuelle « guerre civile générale » en France34.
18Mais beaucoup de fouriéristes, épouvantés par l’insurrection, manifestent leur hostilité envers la Commune, et après la fin des combats, déversent leur haine envers ce qui, selon Pellarin, constitue « la plus ignoble tyrannie, la violation de toutes les libertés » ; le même dénonce les « atrocités, le carnage » commis par les « implacables oppresseurs, refoulés par les troupes de l’armée nationale au prix de mille combats de rue35 » ; Jean Leclaire s’emporte contre les « scélérats », pillant les maisons, fusillant les innocents, heureusement empêchés, écrit-il, de continuer leur œuvre d’assassins et d’incendiaires grâce à l’arrivée des troupes versaillaises, venues délivrer Paris ; Julien Le Rousseau, qui avait dirigé La Science sociale de 1867 à 1869, qualifie les insurgés de « malfaiteurs36 » ; comme lui, Leclaire, demande que « la répression légale la plus énergique » soit exercée contre « ces crimes d’état qui ébranlent la société civile jusqu’en ses premières assises37 ».
19Cette répulsion envers la violence politique, principalement associée aux organisations ouvrières et aux mouvements révolutionnaires, devient à partir de la fin des années 1860 l’un des traits structurants du discours, ou plutôt des discours fouriéristes ; elle détermine largement les formes de reconversion idéologique sous la Troisième République.
Reconversions réformistes, opportunistes et conservatrices
20En effet, prévenir la révolution, empêcher un affrontement de classes, telles semblent être les préoccupations dominantes des fouriéristes à partir des années 1870, alors que l’école sociétaire, réorganisée en 1872 à l’issue d’un « congrès phalanstérien » survit modestement jusqu’au milieu des années 1880, avec de profondes divergences et sans véritable projet mobilisateur. Les événements passés et le sentiment d’une menace révolutionnaire produisent des « effets de recomposition politique38 » chez les fouriéristes qui se divisent en trois courants.
21L’un exprime une aspiration persistante à de profonds changements sociaux, tout en souhaitant qu’ils s’accomplissent progressivement par le biais de réformes ; le « programme socialiste garantiste », publié par Charles Limousin dans le Bulletin du mouvement social, à la veille des élections législatives de 1876, revendique l’établissement d’une protection sociale et l’obtention de droits dans les entreprises pour les travailleurs ; il reprend d’autre part des aspirations des républicains (instruction gratuite, laïque et obligatoire) et notamment du courant radical (séparation des églises et de l’état). Le socialisme garantiste de Limousin s’inscrit dans la filiation qui mène des démocrates socialistes de la Seconde République au radicalisme de la fin du xixe siècle et en particulier à sa dimension solidariste. Ce programme n’est toutefois pas repris par les fouriéristes qui se présentent aux élections en 1876 et dans les années suivantes.
22Une seconde tendance est justement représentée par ceux qui exercent des mandats politiques. Dans les années 1870 et 1880, une dizaine de fouriéristes – c’est-à-dire qui continuent à fréquenter les réunions de l’école sociétaire et à souscrire à la Librairie des sciences sociales et au Bulletin du mouvement social – sont élus à la Chambre des députés ou au Sénat ; d’autres, plus nombreux, sont membres de conseils généraux, conseils d’arrondissement ou conseils municipaux. Les premiers siègent généralement sur les bancs de l’Union et de la Gauche républicaines dans les années 1870, et votent avec les opportunistes dans les années 1880 (seul se distingue de ses condisciples parlementaires François Cantagrel, député radical). Les seconds, à de rares exceptions près, soit se définissent seulement comme républicains, soit se réclament de sa partie la plus modérée, comme Cyprien Poujade, député maire de Carpentras et conseiller général du Vaucluse.
23Enfin, les plus hostiles au courant révolutionnaire, les plus marqués par la Commune, rejoignent des positions plus conservatrices qu’ils expriment dans les colonnes d’une feuille boursière, La Finance nouvelle. La participation des bénéfices aux salariés n’est plus véritablement envisagée comme une manifestation de l’association du capital, du travail et du talent et comme un instrument de changement des relations au sein de l’entreprise, mais comme un moyen de détourner les travailleurs des courants révolutionnaires et d’assurer la paix sociale sous la bienveillante autorité des dirigeants39.
24Les disciples de Fourier, aux débuts de l’école sociétaire, aspiraient à un « nouveau monde » qui romprait avec la « Civilisation » et dont serait exclue la violence – sous toutes ses formes. Dans les années 1870-1880, beaucoup d’entre eux identifient la violence au mouvement ouvrier, source de désordres et menace pour les personnes et les biens. La crainte de la révolution, surtout après la Commune, les conduit généralement, sous la Troisième République, à adopter des positions très modérées dans le champ politique, et, pour certains, à se rapprocher de certaines solutions leplaysiennes ou paternalistes au sein de l’entreprise.
Notes de bas de page
1 « Des causes des révolutions », La Phalange, 10 septembre 1836.
2 Jonathan Beecher, Fourier. Le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1993 (éd. américaine en 1986), p. 427.
3 Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’Utopie. Essai sur le politique au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, 306 p., en particulier p. 259-270.
4 Michel Vernus, Victor Considerant (1808-1893). Le cœur et la raison, Dole, Canevas éditeur, 1993, « Vers le parti politique », p. 109-113.
5 Sur les fouriéristes et la Seconde République, voir en particulier Thomas Bouchet (dir.), « Fouriérisme, révolution, république. Autour de 1848 », Cahiers Charles Fourier, 1999, n° 10.
6 La Démocratie pacifique, 13 février 1848.
7 Ibid., 14 et 15 février 1848.
8 Ibid., 20 février 1848.
9 Ibid., 23 février 1848. Je remercie Vincent Robert d’avoir attiré mon attention sur ces articles de La Démocratie pacifique, dont les prises de position sont beaucoup plus nettes et hostiles au gouvernement que ce qui est souvent rapporté sur l’attitude des fouriéristes en février 1848.
10 Ibid., 25 février 1848.
11 Ibid., 17 avril 1849.
12 Ibid., 1er juillet 1848, « Leçons pour tous et à tous ».
13 Ibid., 24 et 25 juin 1848 ; le numéro du 30 juin reproduit la proclamation ; et Le Moniteur universel, 24 et 25 juin 1848.
14 Jonathan Beecher, Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California, 2001, p. 217.
15 La Démocratie pacifique, 22 octobre 1848, « Banquet phalanstérien ».
16 Le Socialisme devant le vieux monde, ou le vivant devant les morts, Paris, Librairie phalanstérienne, décembre 1848, 264 p. Cf. l’analyse de Jonathan Beecher, « Vieux monde et nouveau monde. La Révolution de 1848 vue par Victor Considerant », Cahiers Charles Fourier, n° 10, 1999, p. 17-26.
17 Michel Cordillot, « Les fouriéristes et l’émergence de la coalition démoc-soc à l’automne 1848 », Cahiers Charles Fourier, n° 13, 2002, p. 59-85.
18 Bernard H. Moss, « June 13, 1849 : The Abortive Uprising of French Radicalism », French Historical Studies, vol. XIII, n° 3, printemps 1984, p. 390-414.
19 La Démocratie pacifique, 13 juin 1849.
20 Paul Leuilliot, « Le 13 juin 1849 à Colmar et dans le Haut-Rhin et le Procès de Besançon (novembre 1849) d’après le compte rendu des assises du Doubs », Annuaire de la Société historique et littéraire de Colmar, tome X, 1960, p. 106-122.
21 Michel Vernus, « La révolution de 1848 à Salins et Arbis : la présence du fouriérisme dans le mouvement démocratique », Cahiers Charles Fourier, n° 10, 1999, p. 77-90.
22 Michel Cordillot, « Les fouriéristes, les ‘‘Mariannes’’ et le coup d’État du 2 décembre 1851 », Cahiers Charles Fourier, n° 15, décembre 2004, p. 39-52.
23 Jean-Michel Cosson, La Trilogie Durand de Gros. Apôtres de la science et martyrs de la liberté, Rodez, Imp. Rémy et Canitrot, 1993, p. 69-85.
24 Victor Considerant, La Dernière guerre et la paix définitive en Europe, Paris, Librairie phalanstérienne, 1850, 13 p.
25 Michel Cordillot, « Le fouriérisme dans la section parisienne de la Première Internationale (1865-1866) », Cahiers Charles Fourier, 1992, n° 3, p. 51 ; voir aussi Julian P. W. Archer, The First International in France 1864-1872. Its origins, theories and impact, Lanham-New York-Oxford, University of Press America, 1997, p. 47-48.
26 Julien Le Rousseau, « Mouvement ouvrier européen », La Science sociale, 16 avril 1867.
27 Julien Le Rousseau, « À Messieurs les membres du Comité de rédaction de la Science sociale », La Science sociale, 1er juin 1870.
28 Charles Pellarin, « Congrès de Bâle et de Lausanne », La Science sociale, 1er octobre 1869.
29 Charles Pellarin, « Un nouveau baiser Lamourette », La Science sociale, 16 octobre 1869.
30 « Sur le résultat des élections », La Science sociale, 16 juin 1869.
31 « Bulletin », La Science sociale, 1er mai 1870.
32 « Question d’actualité pour l’École sociétaire », La Science sociale, 1er mars 1870.
33 Philip G. Nord, « The Party of Conciliation and the Paris Commune », French Historical Studies, 1987, n°1, p. 1-35.
34 L’Union démocratique, 26 et 27 mai 1871 ; AD Loire-Atlantique, 5 U 181/1, Dossier de procédure criminelle.
35 Préface à la 5e édition de la Vie de Fourier, Paris, Dentu et Librairie des sciences sociales, 1871, p. V.
36 Julien Le Rousseau, La prospérité de l’État et la stabilité des pouvoirs par la réforme économique et l’organisation des libertés, Paris, Guillaumin et Cie et Dentu, 1871, p. 187.
37 Jean Leclaire, Dialogue entre un vieil ouvrier et un bourgeois sur l’association de l’ouvrier aux bénéfices du patron, Paris, Armand Le Chevalier, 1872 (2e éd.), p. 4-5.
38 Philippe Braud, Violences politiques, Paris, Seuil, 2004, p. 91-110.
39 Par exemple, les ouvrages de Julien Le Rousseau, Éléments d’économique progressive, Paris, Guillaumin, 1873, 313 p. ; De l’association de l’ouvrier aux bénéfices du patron, Paris, Hachette, 1870 (réédité en 1886), 376 p. Ou les articles d’André-Sartunin Morin, de Charles Pellarin et de Charles Sauvestre (sous le pseudonyme de Thrasybule) dans La Finance nouvelle, de 1875 à 1883.
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