Politique de l’enregistrement de la richesse économique : opposition et négociation dans l’Empire ottoman et en France (1830-1860)
p. 151-159
Texte intégral
1Lors du recensement des propriétés et des revenus introduit par les réformes fiscales de 1839, au sud-ouest de l’Anatolie, le conseil local de Burdur fixe, en février 1841, le taux d’imposition des revenus annuels des feux à 8,4 %. Six notables de la ville s’opposent à ce taux en défendant un prélèvement de 2,5 %1 et incitent environ 500 paysans armés à se réunir et se révolter contre le conseil local. L’affaire prend de l’ampleur, l’émeute antifiscale se transforme en révolte sanglante. La foule attaque l’Hôtel du Conseil. Suite à un affrontement armé, le trésorier payeur de la ville, un artisan, le colonel de police, le membre du conseil, et le suppléant du métropolite sont tués, une vingtaine d’artisans sont blessés, deux membres du conseil arrivent à fuir vers Isparta, la ville voisine au nord, et deux autres membres vers Antalya, l’autre ville voisine au sud, tandis que le marché de la ville et les magasins sont pillés.
2Quelques mois plus tard, le 7 août 1841, le Journal de Smyrne, publié dans une autre ville de l’Empire ottoman, transmettait ainsi les nouvelles venant de la France :
Des graves désordres ont eu lieu à Toulouse ; les lois y ont été violées, les autorités méconnues. Voici l’origine et les détails de ce déplorable événement : le maire de Toulouse avait refusé de coopérer aux opérations de recensement de la population et des objets imposables dans les formes prescrites par M. le ministre des finances. Cette résolution ayant été déclarée par M. le maire à M. le préfet, ce dernier, en présence des conflits prêts à s’élever entre les citoyens et les agents des contributions, avait suspendu l’opération de recensement […] L’opération du recensement des propriétés bâties et des portes et fenêtres a été reprise dans la journée du 5 juillet, le lendemain de l’arrivée du nouveau préfet et s’est poursuivie sans opposition, mais de violentes émeutes, qui se sont produites dans les journées des 6, 7, 9, 10, 12, et 13 juillet, ont forcé le nouveau préfet à quitter son poste et à remettre ses pouvoirs aux mains d’un conseiller de préfecture.
3On apprend du Journal de Smyrne du 18 septembre 1841 que « la résistance opposée à l’exécution du recensement des portes et fenêtres ordonné par M. Humann s’est étendue du midi au nord. Lille a imité Toulouse et Bordeaux ».
4L’enregistrement de la richesse économique en vue d’une confection cadastrale ou d’une compilation de statistiques entraîne toujours un processus conflictuel. Au xixe siècle, alors que l’économie politique et la pratique administrative engagent l’universalité des catégories sociales aux dépens des droits particuliers, chaque tentative de recensement (statistique ou des biens-fonds) est contestée au sein de la population. Le problème administratif du xixe siècle est de « fabriquer des choses qui tiennent2 », or les « choses » ne veulent pas tenir debout. Comment dès lors administrer les conflits soulevés par les recensements des biens-fonds et par les statistiques administratives ? Au xixe siècle, les administrations centrales créent un nouvel appareil d’état afin de réduire les résistances sociales et d’administrer l’économie politique dans les meilleurs conditions : ce sont les conseils locaux et les commissions spéciales. Cette nouvelle politique présuppose l’intégration des différents groupes sociaux pour négocier et concilier les intérêts divergents de l’autorité centrale et de ses opposants locaux. En d’autres termes, le nouveau mode de gouvernement exigeant l’universalité doit incorporer le particulier pour fonder une nouvelle légitimité3.
Une nouvelle politique d’enregistrement de la richesse
5À partir du xviiie siècle, la concurrence militaire et économique entre les états eurasiens change de nature en imposant aux gouvernements centraux de nouvelles contraintes matérielles. Les états doivent désormais contrôler et gérer efficacement des ressources territoriales limitées. Mais pour concevoir des politiques économiques répondant à cette fin, l’appareil administratif doit disposer d’une bonne connaissance de la richesse territoriale.
6Il existait déjà des outils administratifs visant à enregistrer les sources fiscales des états. Mais ils résultaient d’accords spécifiques, de compromis et de concessions rendus nécessaires par des luttes de pouvoir au sein des états. Plus précisément, ils incluaient dans l’enregistrement les droits et privilèges particuliers. Désormais, la richesse ne résulte plus de privilèges mais des sources mêmes de l’économie, la terre et la production. Par ailleurs, la société de privilèges ne peut mobiliser l’ensemble des ressources territoriales. Les privilèges disparaissent donc, et la « propriété », en tant que catégorie universelle, devient la nouvelle base économique, politique et juridique de la société. C’est pourquoi l’enregistrement de la richesse change aussi de forme et de nature. Les catégories particularistes des registres se transforment en catégories générales conformes au nouveau cadre économique, social et juridique. À travers l’enregistrement de la richesse, l’objectif administratif est désormais triple : l’augmentation des ressources de l’état, l’efficacité fiscale et la croissance économique.
7Ce nouvel ordre juridique et fiscal s’incarne dans le cadastre ou registre des propriétés. Il délimite les propriétés, évalue le produit imposable de chacune d’elles et inscrit les propriétaires dans des registres. Il met aussi en œuvre une nouvelle catégorisation sociale fondée sur la propriété individuelle, évalue la richesse territoriale imposable, sert à asseoir et répartir un impôt universel sur le revenu. Un deuxième registre, fortement corrélé au premier, concerne la compilation des informations sur la production agricole, les prix des produits, les revenus, les dépenses, les modes de production, la main d’œuvre, la distribution des terres, etc. Il évalue ainsi la richesse territoriale et la productivité des propriétés foncières, questionne les rapports sociaux et rend possibles des politiques économiques privilégiant la croissance économique.
8Le développement des pratiques administratives qui permettent de recenser la richesse économique est universel pour les états du xixe siècle. Nous proposons ici une étude comparative entre les enquêtes de l’Empire ottoman et de la France. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur les enquêtes fiscales de 1840 et 1845 du côté ottoman et sur les enquêtes agricoles de 1836 et 1852 du côté français. La comparaison de l’administration de ces enquêtes et de leur réception nous permet de concevoir la convergence des pratiques administratives comme les tensions qu’elles engendrent. La manière dont divers groupes accueillent ces politiques et dont les administrations centrales interviennent pour concilier les intérêts divergents détermine aussi des caractères proprement originaux d’enregistrement de la richesse de chaque pays.
La résistance aux enquêtes fiscales
9De prime abord les registres de propriétés et revenus de l’Empire ottoman peuvent apparaître radicalement différents des enquêtes agricoles françaises. De fait, les registres ottomans présentent un cadastre qui recense des propriétés et revenus afin d’asseoir un impôt universel4 alors que les enquêtes françaises sont des compilations d’informations statistiques sur l’économie rurale. Cependant, l’administration ottomane incorpore à ses enquêtes fiscales des enquêtes sur l’économie rurale5, et les enquêtes agricoles françaises utilisent largement des travaux cadastraux. Chacune de ces enquêtes s’intègre donc à un ensemble cohérent. Elles ont d’ailleurs un objectif commun : la mise en place d’une nouvelle grille administrative afin d’atteindre l’efficacité fiscale et la croissance économique.
10La réception des enquêtes témoigne de convergences entre les deux pays. Alors que les agents chargés des enquêtes s’attachent aux intérêts particuliers ou locaux, les populations contestent quant à elles une telle intervention administrative. C’est une défiance fiscale qui guide la contestation des populations rurales. Tandis que la création d’un nouvel impôt et sa répartition font naître une telle angoisse dans le cas ottoman, c’est la crainte d’une « arrière-pensée » fiscale gouvernementale qui la fait surgir dans le cas français.
11Ainsi, pendant l’enquête agricole de 1852, la commission cantonale de statistique de Lancerre, dans le Cher, lorsqu’elle constate « chez la plupart de ses collaborateurs la pensée que les déclarations à consigner [devront] servir de base au mouvement de baisse ou de progression de l’impôt territorial », entreprend de rectifier les renseignements recueillis en « exagérant » les chiffres des productions cantonales :
Nous avons craint que cette préoccupation ne les entraînât trop loin de la vérité ; et nous avons tiré en sens inverse : nous avons cru bien faire, et nous n’avons voulu, en tout cas, que nous approcher autant que possible de la vérité, tantôt exacte tantôt approximative. Mais y avons-nous réussi ? Et ne sommes nous pas tombés dans l’excès contraire ? Assurément, nous n’en pouvons pas répondre6.
12Vu les difficultés suscitées, le président de la commission de Rethel, dans les Ardennes, éprouve pour sa part le besoin de citer la circulaire du 30 mars 1853 qui annonce l’utilité et le but des travaux statistiques, pour mieux rappeler la nécessité d’estimations véridiques, démentant les rumeurs d’un surcroît ou d’une création d’impôts7.
13L’enquête fiscale de 1840 dans l’Empire ottoman se distingue cependant des trois autres enquêtes. Elle représente le passage d’un ancien régime, où les privilèges règnent, à un nouveau régime où les catégories administratives et juridiques évoquent l’uniformité. La contestation soulevée contre elle exprime précisément une opposition aux catégories générales. Ainsi, en catégorisant les membres de la société en tant que propriétaires ou non propriétaires, les registres de 1840 introduisent un impôt universel qui supprime tous les autres impôts et services imposés aux populations par les notables locaux. Cette nouvelle conception administrative provoque de vives réactions des notables locaux dans tout l’Empire et notamment dans les Balkans. En effet, ils ne sont plus définis par rapport à leurs privilèges mais par rapport à leurs propriétés, ce qui leur fait perdre le droit d’imposer des redevances aux paysans. Quant aux paysans, puisqu’ils travaillent sur les terres des notables, la nouvelle catégorisation signifie aussi la perte de leur droit traditionnel sur les terres, ce qui les transforme en locataires ou ouvriers et les prive d’une source de subsistance.
14À Niş (Niš, actuellement en Serbie), dès que les réformes sont mises en œuvre en 1840, le gouvernement affronte l’irritation de la population et des notables locaux8. La première dénonce le fait que, lors du recensement des biens-fonds, les feux aient été enregistrés avec le double de leur valeur. Les seconds réagissent contre les réformes car, alors qu’il payaient jusqu’alors un impôt équivalent à celui des paysans moyens, ils doivent désormais payer un impôt proportionnel à leurs revenus. Dans une pétition envoyée à Istanbul, des plaintes sont formulées par deux notables qui se désignent comme les représentants des paysans : « Bien qu’on ait annoncé l’imposition de 3 guruş et 12 paras pour 100 guruş de revenu, lors de la perception, 8 guruş et 12 paras sont prélevés pour 100 guruş ; les fonctionnaires oppriment la population par la levée des impôts. » Dans ce contexte, les notables incitent les paysans à ne pas payer l’impôt et à se révolter en les menaçant de détruire les vignes, de ne plus les embaucher dans les vignes et de cesser d’acheter leurs raisins. Les autorités locales n’arrivent pas à gérer la tension, et des révoltes menées par des notables dans divers villages de Niş éclatent donc. Elles ne peuvent être calmées que par l’envoi des troupes.
15En revanche, pour l’enquête fiscale ottomane de 1845 et les enquêtes agricoles françaises de 1836 et 1852, l’opposition rencontrée se situe bien dans le cadre défini par les deux administrations centrales, et ne remet pas en cause les nouvelles catégories administratives. Autrement dit, elle est immanente à ces catégories. Les enquêtes deviennent donc des espaces de négociation entre l’administration et divers groupes sociaux. Du côté ottoman, les populations rurales – y compris les notables locaux – négocient le montant de l’imposition qui les frappe, et du côté français leurs équivalents négocient les quantités de production, les revenus et dépenses en 1836 et 1852.
Les procédures de négociation et de conciliation
16Dans le cas ottoman, la négociation s’effectue à la fois au niveau des individus et à l’échelle de la circonscription administrative. Dans le cas français, elle s’observe à l’échelle de la commune (en 1836) puis du canton (en 1852). Il reste que l’objectif de négociation reste le même : subir une charge fiscale inférieure et obtenir une répartition plus équilibrée entre circonscriptions.
17La perception et l’accueil des enquêtes déterminent dès lors le sort des politiques d’enregistrement de la richesse. Ainsi l’administration centrale, face aux contestations de l’enquête agricole de 1836, réorganise-t-elle les travaux de statistique en France. Le recours aux agents administratifs est jugé peu efficace pour la compilation des statistiques : soit ils ne parviennent pas à recueillir les informations nécessaires en raison de l’opposition des populations rurales, soit les informations qu’ils transmettent ne reflètent que des intérêts locaux ou particuliers.
18Dans le Puy-de-Dôme, suivant les instructions ministérielles, le préfet adresse aux maires, le 6 août 1836, une circulaire accompagnée de tableaux à remplir. Parallèlement, les sous-préfets sont invités à surveiller l’accomplissement de l’enquête. Les maires ne paraissent guère impliqués. Le sous-préfet de Thiers, le 28 septembre 1836, note qu’il n’a reçu qu’une dizaine de réponses : « Plusieurs maires m’ont déclaré être dans l’impossibilité de les établir avec quelque certitude… Le recensement des animaux est trop fatigant après celui de la population (qui venait d’avoir lieu). » Des lettres de quelques maires sont également jointes à la lettre de sous-préfet : « Je me reconnais incapable, plus incapable que jamais de le [le tableau] remplir convenablement… joignez à cela la mauvaise foi des habitants qui ne verront dans cette statistique qu’un acheminement à une augmentation des impôts », dit le maire de Neyronde en renvoyant les tableaux non remplis. Le maire de Viscomtal écrit : « Au sujet du tableau des cultures de la commune, je ne sais de quelle manière m’y prendre pour remplir ce tableau dans la forme qu’il exige9. » Le sous-préfet d’Ambert, face à ces difficultés, veut n’envoyer qu’un résumé pour tout l’arrondissement. Sur ordre du préfet il doit en fait reprendre le travail.
19De manière générale, les maires, n’ayant aucune habitude de pareils travaux, se perdent dans un labyrinthe d’erreurs et de contradictions10. En outre, leur opposition à l’enquête se traduit soit par un refus de concours, soit par des mystifications statistiques. L’autorité municipale, représentant les intérêts locaux, tend généralement à falsifier les statistiques, notamment à amoindrir le chiffre des populations urbaines, pour prévenir toute nouvelle imposition ou augmentation de l’impôt.
20Par ailleurs, compte tenu de l’histoire même des enquêtes et des recensements en France, l’administration centrale ne pouvait exiger la poursuite d’enquêtes domiciliaires pour recueillir les statistiques. Elle redoutait non seulement une sous-estimation des déclarations, mais aussi des troubles dans les campagnes. Le recensement des portes et fenêtres de 1841 qui donne lieu dans toute la France à un véritable « été rouge » le prouve amplement11. Non seulement les conseils et les agents municipaux refusent de participer au recensement, mais les populations refusent la visite d’agents du fisc à leur domicile, quand elles ne se livrent pas à des manifestations violentes :
Nous, soussignés, locataires et propriétaires de la maison n. 42, dans la rue des Tourneurs, déclarons avoir donné l’ordre à notre portier de fermer la porte de la rue, attendu que notre intention n’était pas de recevoir les employés du fisc chargés du recensement, et que par conséquent le commissaire de police qui a forcé violemment la porte pour s’introduire chez nous, s’est rendu coupable d’une violation de domicile d’autant plus odieuse qu’il s’est jeté lui-même sur la personne de notre portier, l’a maltraité et ensanglanté, et puis l’a fait saisir et conduire en prison, lorsque ce malheureux n’a eu d’autre tort que celui de remplir son devoir en exécutant notre ordre, en refusant d’ouvrir notre porte aux agents des contributions.
En foi de quoi nous avons signé la présente déclaration, Azimon père, propriétaire, Henri Puget, propriétaire, Lacaze, Allier, Delrieux, Mousty, Thomas, Larroque, Gaubert, François Gabot, Castanet, Chavin, Lartigue, Rivals, Lartigue père, Rigaud, locataires. Toulouse, le 19 août 184112.
21La résistance s’appuie sur l’argument de l’inviolabilité du domicile. Il n’y a pas de pire situation que l’entrée d’un étranger – en l’occurrence l’agent du fisc – dans le domicile privé, afin de recenser les portes et les fenêtres et de questionner le propriétaire et/ou le locataire sur les loyers ou les valeurs locatives. L’image négative de l’agent du fisc n’est certes pas nouvelle, l’arrivée de l’agent dans les villages représentant chez les contribuables une « intrusion » depuis l’Ancien régime. C’est « l’économie morale de la foule13 » qui est mise en cause. Cette résistance du xixe siècle diffère néanmoins de celle de l’Ancien régime. Au xixe siècle, l’intervention des agents est considérée comme « illégale » et l’économie morale des foules ne se réfère qu’aux lois de l’état. On ne se réfère plus à une justice paternaliste d’Ancien régime, ni à des arrangements « particularistes », mais aux lois elles-mêmes, c’est-à-dire à des catégories générales garanties par l’état à chaque citoyen14. L’idiome de la propriété absolue remplace progressivement l’ancien idiome de la propriété indivise. Un ancien député défend en ces termes cette nouvelle « économie morale » :
La sainteté du domicile est inviolable, la charte et la loi l’ont textuellement exprimé. On ne peut pénétrer dans le domicile d’un citoyen qu’en vertu d’un mandat signé par le juge d’instruction, ou en cas de flagrant délit ou d’appel de l’intérieur. Telle est la Charte telle est la loi… Je ne me laisserai imposer ni séduire par l’appareil de la force, par la présence de telle ou telle autorité, ni par la persuasion […] Mon domicile sera clos pour le fisc et ses agents parce qu’il n’a pas le droit d’y pénétrer malgré ma volonté : ainsi le veut la Charte, et il respectera15.
22Face à de telles résistances, la conciliation s’exerce à travers le projet de commissions cantonales de statistique, résultant d’expériences administratives à la fois anciennes et nouvelles. Ces commissions doivent rassembler des agents de l’administration centrale et locale, des notables et d’autres représentants des intérêts locaux. C’est sous cette configuration que le bureau de la Statistique générale introduit en 1852 les commissions cantonales, institutions négociatrices de l’enregistrement de la richesse. Face aux contestations, l’administration française cherche à se concilier les intérêts particuliers en introduisant de nouvelles procédures administratives. Il en est de même pour l’administration ottomane qui cherche à mettre en œuvre en 1845 l’enquête fiscale qu’elle n’a pu réaliser en 1840. Bien qu’elle ne puisse se passer d’une enquête à domicile, elle assouplit les réformes à entreprendre. D’une part, face à l’opposition des anciens groupes privilégiés, elle réintroduit l’affermage d’impôt, qu’elle avait supprimé en 1839, et intègre divers groupes dans le corps administratif. D’autre part, elle destitue les agents administratifs qui avaient été à l’origine des désordres de 1840 et 1841, change la composition des conseils locaux, désigne les autorités villageoises comme recenseurs principaux des richesses, et remodèle les registres de propriétés et revenus.
23Les conseils et commissions apparaissent donc comme des institutions collectives d’enregistrement de la richesse. Par là-même, les administrations ottomane et française institutionnalisent des espaces de négociation entre les intérêts particuliers et l’intérêt général représenté par l’état. La négociation permet alors à l’administration centrale de faire accepter l’enregistrement de la richesse économique. Pour autant, cette négociation peut parfois conduire au triomphe de logiques particularistes, lorsque les procédures d’imposition adoptées favorisent les notables locaux. Encore ces procédures font-elles référence aux catégories universelles des enquêtes.
24Dans le cas français, le processus de négociation est restreint aux commissions cantonales et à leurs sections communales, directement rattachées au Bureau de la Statistique générale à Paris. En revanche dans le cas ottoman, le processus de négociation s’étend à plusieurs niveaux, du village à l’administration centrale dans la capitale. Il s’agit en effet non seulement de créer un impôt universel sur le revenu mais aussi de le répartir entre circonscriptions et entre foyers fiscaux.
25Lorsque les intérêts divergents continuent à s’opposer au sein des commissions et des conseils, les pratiques administratives s’efforcent encore de les réconcilier. Comme l’exemple de l’enquête agricole de 1852 nous le montre, c’est à ce moment là que les juges de paix entrent en scène, s’appuyant sur leur rôle conciliatoire bien connu dans le monde rural. Lorsque les commissions de statistique ne fonctionnent pas comme prévu par l’administration centrale16, les juges de paix prennent en main la poursuite de l’enquête, en réconciliant d’une manière ou d’une autre les groupes locaux. Du côté ottoman, selon le même mécanisme, l’enregistrement de la richesse a été confié en 1845 aux autorités villageoises, maires et chefs religieux. Leur concours fut alors décisif dans la réalisation des registres de revenus. Leur rôle conciliatoire est institutionnalisé ultérieurement, en 1864, lorsque l’administration ottomane intègre la justice de paix dans les fonctions des conseils locaux.
26La justice de paix, qui a pour mission d’amener les parties à un accommodement amiable, joue donc un rôle clé dans le processus d’enregistrement de la richesse économique. La conciliation des intérêts divergents devient centrale dans la mise en œuvre d’un nouveau mode de gouvernement au xixe siècle. Plus généralement, l’enregistrement de la richesse économique comme la fabrication de la connaissance sur la richesse reposent sur des confrontations, des conventions, des compromis d’essence politique17.
Notes de bas de page
1 Archives ottomanes de la Présidence du Conseil, İrade-i Dahiliye, no 1625.
2 Alain Desrosières, La politique des grandes nombres, histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.
3 Alp Yücel Kaya, Politique de l’enregistrement de la richesse économique : les enquêtes fiscales et agricoles de l’Empire ottoman et de la France au milieu du xixe siècle, thèse de doctorat, histoire, sous la direction de Lucette Valensi, EHESS, 2005, 537 p.
4 Les registres de propriétés et revenus de l’administration ottomane non seulement assoient un impôt universel mais aussi certifient la propriété individuelle. Ils sont donc un instrument à la fois fiscal et juridique. En revanche, le cadastre français n’est qu’un instrument fiscal et ne certifie pas la propriété individuelle. L’autre caractéristique des registres ottomans est que, par opposition au cadastre français, ils ne prévoient pas la levée de plans parcellaires. C’est peut-être pour cette raison que l’administration ottomane a pu enregistrer tous les biens-fonds au cours d’une période de deux ans alors que les travaux cadastraux ont duré environ un demi-siècle en France.
5 Telles celles des comités d’inspection en 1840 et celles des directeurs de l’agriculture et des commissions des travaux publics en 1844 et 1845.
6 AN, F20 561.
7 Ibid.
8 Halil İnalcık, Tanzimat ve Bulgar Meselesi, Istanbul, Eren, 1992, p. 28-32.
9 AD Puy-de-Dôme, M 0751, cité par Bernard Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France, des enquêtes du xviie siècle à 1870, Genève, Droz,, 1964, p. 197.
10 P.-A. de la Nourais, « Des nécessités et des réformes de la statistique, création dans chaque département d’un bureau central de statistique », Journal des Economistes, 17 (68), 1847, p. 440.
11 Jean-Claude Caron, L’été rouge, chronique de la révolte populaire en France (1841), Paris, Aubier, 2002.
12 Détails circonstanciés des troubles et désordres qui ont lieu dans plusieurs département de la France, Toulouse, Lille, Boulogne, Arras, Paris, Impr. de Chassaignon, 1841.
13 Edward P. Thompson, « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du xviiie siècle », dans Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni (dir.), La guerre du blé au xviiie siècle. La critique populaire contre le libéralisme au xviiie siècle, Montreuil, Les éditions de la Passion, 1988, p. 31-92.
14 Huri İslamoğlu, « Politics of Administering Property : Law and Statistics in the Nineteenth-century Ottoman Empire », dans Huri İslamoğlu (dir.), Constituting Modernity, Private Property in the East and West, New York, I. B.Tauris, 2004, p. 281-289.
15 De Forbin-des-Issarts, Mon opinion sur le Recensement- Humann, Nîmes, 1841.
16 Par défaut de collaboration des agents de l’administration centrale et locale, abstention des commissaires lors des réunions de commission, imposition d’intérêts particuliers, sur-déclaration ou sous-déclaration, etc.
17 Gérard Béaur, « Les catégories sociales à la campagne : repenser un instrument d’analyse », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 106 (1), 1999, p. 168-169.
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