Les acteurs administratifs de la résolution des conflits sociopolitiques. Le cas de Grenoble, du Consulat à la monarchie de Juillet
p. 139-149
Texte intégral
1L’une des fonctions principales des fonctionnaires et administrateurs locaux consiste à maintenir l’ordre, tant pour protéger les habitants que pour assurer la survie du régime. La gestion et le règlement des conflits sociopolitiques sont donc souvent au centre de leur action. L’une de leurs premières missions dans ce domaine est une mission de prévention. Un certain nombre de mesures sont employées pour cela : surveillance de l’opinion publique et autres aspects de la police politique (contrôle des associations, censure des écrits…), procédures de sécurité lors de l’accueil de personnalités politiques, administration et financement d’actions d’assistance…
2En l’absence de travaux sur l’impact global de toutes ces mesures, il est impossible d’estimer le degré d’efficacité de cette action préventive. Cependant, aussi efficace qu’elle soit, cette politique préventive ne peut empêcher tout déclenchement de conflits sociopolitiques. Les fonctionnaires et administrateurs locaux se trouvent alors confrontés à des soulèvements souvent difficiles à maîtriser, à des situations potentiellement dangereuses tant pour eux que pour leurs administrés. Les décisions qu’ils prennent, les méthodes qu’ils emploient pour tenter d’endiguer la violence sont souvent révélatrices de la conception qu’ils se font de l’action de l’état et de ses rapports avec la société. Le recours à la conciliation traduit ainsi, le plus souvent, une insertion assez forte des administrateurs dans la société locale, des rapports de proximité et de compréhension, ainsi qu’une confiance dans la population. L’étude de l’action des autorités locales (civiles ou militaires) face à la violence sociopolitique, révélatrice d’une certaine conception du pouvoir et de l’état de la part des administrateurs, apporte aussi des éléments d’information sur le fonctionnement de l’administration locale : elle met en lumière l’existence d’un ensemble administratif complexe, fait de collaboration et d’opposition, de rapports de force et d’empiètements, le tout sous l’œil attentif de la population.
3Par une étude de cas (la ville de Grenoble), il convient d’étudier le rôle des différents acteurs de l’administration locale dans le règlement des conflits sociopolitiques, ainsi que les méthodes employées par ces différents acteurs, du Consulat à la monarchie de Juillet.
Surveillance et répression : l’action des préfets sous la période napoléonienne et la restauration
4Avant la monarchie de Juillet, les maires interviennent peu ou pas dans la résolution des conflits sociopolitiques. Ils sont certes responsables de l’ordre public dans leur commune. Cependant, la répression des troubles politiques et des insurrections sort de leur champ de compétences. La police politique fait partie des attributions du préfet. Ce dernier, aidé par le lieutenant général, est ainsi l’unique responsable de la résolution de ces conflits.
5Cette résolution des conflits par les préfets se fait le plus souvent par la force, par la répression, prise en charge par les policiers, et surtout par les soldats. L’exemple des émeutes de Grenoble en 1820 et 1821 est assez significatif à la fois de la répartition des tâches entre autorités administratives – le maire de Grenoble, Calixte de Pina, très actif dans d’autres domaines, ne joue aucun rôle –, et des méthodes employées par le préfet.
6Sous le second ministère Richelieu, une série de lois suspend certaines libertés publiques (comme la liberté de la presse, avec le rétablissement de la censure et de l’autorisation préalable en mars 1820) et les ultras imposent le vote d’une loi électorale pour limiter la progression des libéraux. Cette réaction ultra entraîne un fort mouvement de protestation de la jeunesse étudiante, traditionnellement libérale. À Paris, des étudiants se rendent en masse autour du Palais Bourbon, où ont lieu de violents affrontements. Les troubles étudiants s’étendent à Paris et, le 3 juin 1820, un étudiant en droit est tué, mais le mouvement n’est pas limité à Paris et touche aussi un certain nombre de villes universitaires comme Toulouse, Rennes, et Grenoble1.
7Les premiers signes de l’agitation étudiante libérale à Grenoble se manifestent en mai 1820, à l’occasion de la visite du duc d’Angoulême. Quelques jours auparavant, des policiers de la ville avaient surpris des conversations annonçant un coup d’éclat lors du passage du prince. Ils en font immédiatement un rapport circonstancié et alarmant au préfet d’Haussez, leur supérieur hiérarchique local en matière de police politique. Celui-ci demande aussitôt des renforts de soldats de la ligne pour pouvoir contenir rapidement et fermement une émeute de grande envergure – les policiers de la ville n’étant pas assez nombreux pour cela. Il se heurte à un refus catégorique de collaboration de la part du lieutenant général des Essarts, aux yeux duquel de telles mesures répressives sont injustes et illégales : « Ces jeunes gens […] ne sont répréhensibles en rien, car ils ne font qu’user du droit d’exprimer librement leur opinion2. »
8Le jour de l’arrivée du duc d’Angoulême à Grenoble, le 8 mai 1820, des étudiants en droit se rassemblent en masse le long du cortège et poussent des cris séditieux (« Vive la Charte ! Vive la liberté3 ! »). Le lendemain, les troubles se reproduisent et menacent de tourner à l’insurrection : les étudiants entourent le duc d’Angoulême de façon menaçante, le séparant de son escorte. Le préfet d’Haussez donne l’ordre aux policiers et soldats d’intervenir pour s’emparer des meneurs et disperser la foule. Au cours de cette intervention, quelques étudiants sont arrêtés et menés en prison. Le préfet n’a donc pas fait le choix de la conciliation mais de la répression, et ceci mène à une escalade : le duc d’Angoulême, qui avait été emmené sous escorte loin de la foule, pour une tournée d’inspection des revues, et qui revient après ce retour au calme apparent, est alors assailli par un petit groupe d’étudiants qui demandent la mise en liberté immédiate des agitateurs arrêtés4. Les soldats font à nouveau usage de la force. Les troubles sont rapidement contenus et, suite à cette émeute, le Conseil de discipline de l’école de Droit condamne quatre étudiants : ils sont rayés des registres de la faculté de la ville et n’ont pas le droit de s’inscrire dans une autre faculté du royaume avant un an5.
9L’inefficacité ou la prise de position politique de l’un des acteurs administratifs dans la résolution de ce conflit sociopolitique, le lieutenant général des Essarts, est aussi sévèrement sanctionnée par le gouvernement. Celui-ci est aussitôt révoqué et remplacé par le lieutenant général Pamphile de Lacroix.
10Des troubles étudiants plus graves ont lieu environ un an plus tard, en mars 1821. Le 20 mars 1821, à huit heures du matin, quelques personnalités de l’opposition libérale dauphinoise font courir dans la ville le bruit qu’une révolution aurait éclaté à Paris, à la suite de laquelle le roi aurait abdiqué. Un rassemblement de plusieurs centaines de personnes se forme alors sur la place Saint André et, de là, se porte à l’hôtel de la préfecture, aux cris de « Vive la Constitution ! ». Cette émeute rassemble un grand nombre d’étudiants en droit, donc beaucoup de fils de notables locaux comme le fils de l’ancien maire de Grenoble sous l’Empire, Renauldon. Le préfet laisse entrer deux des meneurs dans son bureau, l’étudiant Renauldon et un avocat, Perrin, pour discuter avec eux, et, dans l’espoir de calmer les esprits, leur donne l’assurance que le calme règne à Paris et les invite à faire cesser le rassemblement. Une fois sortis de la préfecture, les deux meneurs, suivis par d’autres, « prirent des cocardes tricolores, et promenèrent dans les rues leurs drapeaux aux mêmes couleurs. Au cri de ‘‘Vive la Constitution !’’ se mêlait celui de ‘‘à bas la Charte !’’6 ».
11Là encore, l’unique responsable du règlement de ce conflit sociopolitique est le préfet, aidé par le lieutenant-général, et la solution choisie est celle d’une répression ferme. Le maire de Grenoble, Calixte de Pina, ne joue aucun rôle. Dès qu’il a connaissance du déclenchement de ces troubles, le préfet d’Haussez quitte son bureau et se rend à la caserne la plus proche de la préfecture, la caserne du 16e régiment. Il réquisitionne ce régiment, sous la direction de leur colonel, le colonel d’Almivare, et les deux hommes, suivis des soldats, se dirigent rapidement vers la place d’armes de la ville où s’est rassemblée la foule révoltée. Ils y trouvent le lieutenant général Pamphile de Lacroix, qui avait été lui aussi prévenu de la situation et avait pris la direction d’un autre régiment de la ville, le 10e de ligne, pour réprimer la révolte.
12Face à l’ampleur de l’émeute, une mesure exceptionnelle est prise : la ville est mise en état de siège. Les réunions de groupes de plus de six personnes sont interdites, les portes de la ville doivent être fermées à la nuit tombante et l’éclairage d’hiver doit être maintenu pendant la durée de l’état de siège7. Les soldats commencent alors à patrouiller dans la ville pour faire appliquer cette mesure martiale. La menace suffit pour faire cesser aussitôt toute agitation. La révolte est contenue et le calme rétabli dans la ville autour de midi8. Les chefs du « complot » sont arrêtés et la justice saisie de l’affaire dès le lendemain.
13Loin d’avoir opté pour une mesure conciliatrice, le préfet et le lieutenant général ont choisi l’intimidation, l’épreuve de force et une répression de type militaire. La mise en état de siège, mesure qui fait passer dans une place forte assiégée les pouvoirs de maintien de l’ordre (police et justice) de l’autorité civile à celle du commandant militaire de la garnison, n’était, jusqu’à la révolution, employée que dans le cadre militaire (en cas de guerre surtout). Sous la Révolution, la loi du 10 fructidor an V (27 août 1797) et celle du 19 fructidor suivant – après le coup d’état du 18 fructidor – élargissent la notion d’état de siège au domaine civil, à des communes ou des portions de territoire en état de rébellion. La Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) dispose qu’une loi peut supprimer les garanties constitutionnelles dans une ville ouverte ou dans une région en état d’insurrection, établissant ainsi un régime d’exception, un régime militaire dans un territoire civil. Cette procédure de « mise hors constitution » est confirmée dans divers textes sous le Consulat et l’Empire (4 août 1802, 24 décembre 1811).
14Les autorités civiles commencent à avoir recours à cette mesure militaire dans le cadre de la répression de conflits sociopolitiques à partir de la Révolution. Jean-Clément Martin observe ainsi que, sous le Directoire, des centaines de villes sont placées en état de siège pendant plusieurs années, de l’an IV à VII, de 1796 à 1799, dont Marseille, en état de siège presque depuis l’an II, ou Lyon, depuis juin 17959. L’état de siège dans un cadre civil est à nouveau prononcé plusieurs fois par des autorités administratives sous l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet, comme en 1821 à Grenoble.
Un nouveau venu aux méthodes différentes : l’action conciliatrice et pacificatrice du maire sous la monarchie de Juillet
15La pratique de résolution des conflits sociopolitiques change un peu à partir de la monarchie de Juillet. Un nouvel acteur fait son entrée, le maire, et emploie plus souvent des mesures conciliatrices. Ceci n’est pas la conséquence d’un changement législatif. La police politique et la répression des émeutes et insurrections sont toujours dans les attributions du préfet. Le changement tient à la pratique administrative locale.
16L’exemple des trois journées insurrectionnelles des 11, 12 et 13 mars 1832 à Grenoble, ou « l’affaire du 35e de ligne », du nom de l’un des acteurs de cet événement – le 1er bataillon du 35e régiment d’infanterie de ligne – est particulièrement significatif de la différence de méthode : celle du préfet est fondée sur la force et la répression, et celle des autorités municipales sur la conciliation et la participation d’une fraction des citoyens (les gardes nationaux) au règlement du conflit.
17L’origine de ces troubles est un événement apparemment anodin : une fête masquée traditionnelle, le dimanche des Brandons, dimanche 11 mars 1832. Le maire de Grenoble, Rivier (républicain modéré) avait, par un arrêté du 12 février 1831, interdit toute mascarade après la clôture du carnaval. Cependant, il n’avait pas fait rigoureusement exécuter cet arrêté et avait toléré celle du mercredi des cendres et le bal masqué du premier dimanche de carême, et, dans la même lignée, il n’avait pas fait réafficher cet arrêté d’interdiction à la veille du dimanche des Brandons, la population grenobloise ayant été très paisible jusque là.
18Le préfet de l’Isère Duval souhaitait faire appliquer strictement l’arrêté d’interdiction. Jugeant qu’il s’agissait d’une question de police politique, craignant des manifestations d’opposition politique et des troubles, il décide d’intervenir, en ordonnant aux commissaires de faire disperser ou arrêter les gens masqués, et en requérant le lieutenant général « de tenir les troupes aux casernes, prêtes à prendre les armes10 », le tout sans en avertir le maire.
19Le jour dit, les participants défilent en portant des costumes politiques satiriques : le budget et les deux crédits supplémentaires, tels qu’ils sont représentés dans la pièce du Fossé des Tuileries qui avait été jouée récemment au théâtre de Grenoble, et divers personnages politiques représentés dans le journal La Caricature. Le préfet Duval y voit un signe de sédition. Le maire assure que les intentions des Grenoblois déguisés étaient, tout au plus, de critiquer avec humour le gouvernement actuel, plus vraisemblablement de suivre simplement la mode parisienne sans connotation politique11.
20Cette journée de fête se déroule paisiblement. Les participants paradent quelque temps sur l’esplanade de la porte de France, puis, l’après-midi s’avançant, se dirigent vers les portes de la ville. Un premier incident survient alors. Un détachement de vingt-cinq soldats barre le passage et empêche les membres de la mascarade et les spectateurs de rentrer, pour permettre aux commissaires de police, conformément aux ordres du préfet, d’arrêter les masques.
21Dans une ville de garnison comme Grenoble, dans laquelle les relations entre citoyens et militaires de la ligne sont souvent tendues, l’ordre donné aux militaires d’arrêter, en public, de simples citoyens circulant paisiblement le jour d’une fête traditionnelle apparaît comme un acte d’autorité arbitraire. Le préfet commet une nouvelle maladresse en interdisant, le même jour, le bal masqué qui devait avoir lieu le soir. Le lendemain, vers 7 à 8 heures du soir, une cinquantaine de personnes se rassemblent devant l’hôtel de ville (qui était aussi l’hôtel de la préfecture), sifflant et criant : « À bas le préfet12 ! » Duval assure par la suite, dans son rapport au roi pour justifier son emploi de la force armée contre les manifestants, que cet attroupement était un début d’insurrection politique et que des cris contre l’autorité du roi auraient été proférés, ce que le maire dément.
22Désapprouvant la méthode de règlement du conflit employée par le préfet et craignant qu’elle n’entraîne une émeute généralisée, le maire décide alors d’intervenir directement, par la conciliation. Il fait venir des soldats de la ligne pour dissiper, par la dissuasion, l’attroupement, et s’adresse à la foule présente pour lui demander de se retirer dans le calme. Ces appels sont entendus, les manifestants commencent à quitter les lieux, lorsque des mesures parallèles décrétées par le préfet, chef de la police politique, annihilent l’action pacificatrice du maire. Le préfet, entre-temps, avait ordonné aux deux commissaires de police de se rendre à la caserne la plus proche, de réquisitionner une compagnie chacun et, à la tête de ces compagnies, de cerner les manifestants. Les policiers et les soldats, arrivés sur les lieux, barrent les deux uniques voies d’accès à la préfecture : la place Saint André et la rue du quai. En plus de la cinquantaine de Grenoblois venus crier leur opposition au préfet, la foule se compose d’un grand nombre de citoyens qui ne faisaient que passer par là en se rendant chez eux ou à leurs affaires. Environ 200 à 300 personnes sont ainsi rassemblées devant les grilles de la préfecture face à deux compagnies entières de soldats armés.
23Les soldats du 35e régiment de grenadiers, sans attendre le retour du commissaire de police qui était allé prendre de nouveaux ordres du préfet, dans un mouvement de panique face à cette foule, chargent alors sans sommation. Les civils reculent en direction de la rue du quai, occupée par l’autre compagnie de soldats. Ces derniers, face à cette foule désorganisée qui court dans leur direction, n’écoutent pas les consignes de calme du commissaire de police et font usage de leur baïonnette. Cet affrontement fait de nombreuses victimes parmi les civils : au moins 26 blessés, dont deux enfants, et, selon les témoins de la scène, « sans un magasin (le magasin Bailly) qui donna asile à plus de deux cent personnes, on ne peut dire où se serait arrêtée l’effusion du sang13 ».
24Le maire fait retomber la responsabilité de ce dérapage sur le préfet, qui, au lieu de tenter de dissiper l’attroupement en commençant par donner des sommations d’évacuer et en ménageant un endroit par où la foule pût se disperser, « avait donné l’ordre (aux commissaires de police) de cerner […] les perturbateurs ; de telle sorte que toute sommation légale devenait absolument inutile, puisque les citoyens étaient placés dans l’impossibilité d’obéir à ces sommations14 ».
25Le lendemain, la nouvelle de cet incident se répand dans toute la ville, créant une agitation menaçante. Le préfet, en décidant de confier le maintien de l’ordre uniquement aux soldats, augmente encore le mécontentement. Des rixes éclatent entre civils et militaires et la situation devient proprement insurrectionnelle : « Tout, en un mot, faisait présager et craindre une nouvelle effusion de sang : un seul coup de fusil, une insulte, pouvaient devenir le signal de la lutte15. »
26Le maire demande alors au préfet et au lieutenant général de consigner les soldats dans les casernes, à l’écart de la population, et de confier le maintien de l’ordre non pas aux soldats mais aux civils grenoblois, en remettant à la garde nationale tous les postes militaires de la ville. Malgré le refus du préfet – les postes militaires d’une place de guerre comme Grenoble ne pouvant, selon la loi, être remis à des civils –, le lieutenant général Saint-Clair reconnaît la justesse de cette solution et remet à la garde nationale, le 13 mars, tous les postes militaires sauf trois confiés pour moitié à l’artillerie et aux sapeurs du génie de la ligne et pour moitié à l’artillerie de la garde nationale. Les soldats sont consignés dans leurs casernes et le calme est alors rétabli. Aux mesures de répression inadaptées du préfet, n’ayant servi qu’à aggraver la situation, s’est opposée ainsi la pratique de conciliation des autorités municipales, mieux au fait des réalités de terrain.
27La gravité des incidents grenoblois avait cependant entraîné, entre-temps, l’intervention du gouvernement. Celle-ci marque le retour à une répression très ferme et excessive. Le haut commandement militaire local est entièrement épuré : le lieutenant général, le commandant de la place de Grenoble et le maréchal de camp commandant le département de l’Isère sont remplacés16. Suivant les informations communiquées par le nouveau lieutenant général, Delort, fraîchement arrivé sur les lieux et encore sans connaissance du milieu local ni des derniers événements et de la situation, le ministre de la Guerre déclare l’état de siège pour Grenoble. La ville est occupée militairement et la garde nationale dissoute17.
28Ce type de mesure employé pour régler un conflit sociopolitique, par la force et la répression, est rarement efficace dans un cadre civil urbain. L’état de siège prononcé à Lyon entre juin 1795 et 1799 avait ainsi amené une partie de la population à se détacher du gouvernement et du régime18. De la même façon, la proclamation de l’état de siège, la dissolution de la garde nationale et l’occupation militaire de la ville font passer une partie de la population grenobloise dans l’opposition républicaine la plus virulente pendant la suite de la monarchie de Juillet.
Représentation locale et proximité : les fondements de l’influence croissante des maires
29L’exemple des incidents de Grenoble en 1832, malgré la reprise en main du règlement du conflit par le gouvernement et ses agents dans les derniers jours, montre l’intervention réelle des édiles municipaux dans ce domaine. L’« ascension du municipal » qui joue, selon Alain Corbin, un si grand rôle dans la pacification des campagnes et la résolution des conflits autrement que par la violence19 se distingue aussi dans les conflits urbains. Le maire a eu, au cours de ces événements, une action de conciliation essentielle et est à l’origine des décisions qui mènent à la résolution de la crise (confier le maintien de l’ordre entièrement aux gardes nationaux).
30Les autorités municipales n’interviennent pas dans le règlement de tous les conflits sociopolitiques. Dans certains cas, craignant des débordements populaires, elles abandonnent l’hôtel de ville pendant l’émeute et laissent donc leurs concitoyens sans protection. Pendant l’émeute des canuts à Lyon à l’automne 1831, les maires et adjoints ont ainsi laissé la mairie vide, et les chefs de l’insurrection ont eux-mêmes rempli les fonctions municipales20. La situation locale, la gravité des émeutes, leur caractère plus ou moins insurrectionnel et « anarchiste », tout comme la personnalité des maires et adjoints, leur proximité plus ou moins grande avec leurs concitoyens, leur courage et leur volonté d’action déterminent une attitude passive ou active face au conflit. Cette intervention des autorités municipales dans le règlement du conflit de Grenoble en 1832 n’est cependant pas un cas isolé. Elle peut être observée dans le règlement d’autres conflits sociopolitiques du xixe siècle, comme la Commune21.
31Cette poussée de l’action conciliatrice des maires sous la monarchie de Juillet s’explique par une conjonction de facteurs : la légitimité croissante du maire par la représentation locale, la séparation croissante entre fonctionnaires de l’état central (surtout les commissaires de police, dont la carrière se professionnalise et se nationalise) et société locale, l’influence de la presse départementale, notamment républicaine, en plein essor, et la nécessité d’une certaine popularité locale liée au suffrage municipal élargi.
32La loi du 21 mars 1831 établit en effet l’élection directe, au suffrage censitaire élargi, des conseillers municipaux – jusque là nommés par l’autorité administrative. Sans remettre en cause la nomination administrative des maires et adjoints (par le gouvernement ou par le préfet, selon la taille de la commune), cette loi instaure dans les faits l’« élection » indirecte de ces derniers : ceux-ci doivent être désormais obligatoirement choisis (par le préfet ou par le gouvernement, en fonction du nombre d’habitants de la commune) parmi les conseillers municipaux élus. Cette loi ne change pas considérablement la composition sociale des administrations municipales, ni la pratique de sélection des administrateurs locaux – ceux-ci étaient déjà nommés en fonction des recommandations des citoyens –, mais elle officialise l’investiture publique par les citoyens désormais électeurs locaux et elle rétablit une pratique politique révolutionnaire : l’élection municipale. Les maires et adjoints se sentent désormais des représentants officiels de leurs concitoyens, et ils dépendent directement d’eux, ou d’une partie d’entre eux – ceux ayant un cens suffisant – pour être réélus. Alors que, sous la période napoléonienne et la Restauration en revanche, maires et adjoints dépendaient officiellement uniquement du gouvernement et formaient, avec le préfet, une administration locale en théorie dépendante du gouvernement, ils deviennent officiellement, après la loi de mars 1831, des élus locaux.
33Cette pratique est renforcée par le poids croissant de la presse départementale républicaine. Le département de l’Isère compte deux journaux républicains successifs très influents et populaires : le Dauphinois et le Patriote des alpes. Sous la monarchie de Juillet, les journalistes de la presse départementale voient la scène politique et administrative locale comme leur pré carré : aux journalistes des grands journaux nationaux l’information et les jugements sur les affaires politiques nationales, et à eux la régence des affaires locales. Par conséquent, la couverture des principaux événements locaux, dont les conflits sociopolitiques, est très dense. Les acteurs politiques et administratifs locaux sont ainsi soumis à un contrôle et à une critique étroite, et largement diffusée. Une intervention protectrice et décisive d’un maire, louée par les journalistes, ne peut donc qu’augmenter la popularité de celui-ci auprès de ses électeurs et favoriser une réélection.
34Un certain changement s’opère donc, dans la pratique de règlement des conflits, entre le Consulat et la monarchie de Juillet. Les maires, surtout après la loi du 21 mars 1831, tendent à intervenir dans ce domaine qui reste pourtant officiellement du ressort exclusif du préfet, chef de la police politique dans le département. Cette évolution va aussi dans le sens d’une substitution de méthodes de régulation de conflits. Dans l’ensemble, les hauts fonctionnaires à la tête des administrations départementales civiles ou militaires, préfets et lieutenants généraux de divisions militaires, étrangers au département, recourent assez rapidement à des mesures de répression très fermes, ce qui peut s’expliquer par la méconnaissance du milieu local. Les maires essaient souvent d’employer la voie de la conciliation avant de faire usage, en dernier recours, de la force et de la répression. Cette approche différente peut s’expliquer par un sentiment de solidarité ou de protection du maire vis-à-vis de ses concitoyens. Elle est aussi favorisée et renforcée par la divergence de statut, de mission et de dépendance entre maires et préfets. Les maires sont les représentants de la commune, de la population et de ses intérêts. Ils sont des élus locaux et dépendent, à partir de 1831, de l’élection pour accéder au pouvoir et pour y rester. Ceux à qui ils rendent donc souvent le plus de comptes sont les habitants de la commune. Les préfets dépendent exclusivement du gouvernement. Ils restent nommés et révocables par le gouvernement, et leur mission, dans le domaine policier, consiste non pas à protéger une commune et ses habitants mais à protéger, avant tout, le régime contre toute menace insurrectionnelle. En ces temps de révolutions et de complots fréquents, la tâche des préfets, commissaires généraux de police et lieutenants généraux était ardue et peut expliquer un recours parfois exagéré à une répression très ferme. L’intervention croissante des maires dans le domaine du règlement des conflits à partir de la monarchie de Juillet permet alors de contrebalancer cette pratique préfectorale en essayant de faire entendre une autre voix et de faire adopter une autre méthode, davantage fondée sur la conciliation.
Notes de bas de page
1 À ce sujet, Jean-Claude Caron, Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier Latin (1814-1851), Paris, Armand Colin, 1991, p. 229-353.
2 Mémoires du baron d’Haussez publiés par son arrière petite fille, la duchesse d’Almazan, Paris, Temps, 1896, 2 volumes, vol. 1, p. 338-339.
3 Ibid., p. 340.
4 Ibid., p. 341.
5 AN, F7 6692.
6 Proclamation du lieutenant-général commandant la 7e division militaire, 20 mars 1821 (AD Isère, 52M24).
7 Ibid.
8 Lettre du préfet aux maires, 21 mars 1821 (ADI, 52M24).
9 Jean-Clément Martin, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006, p. 285.
10 Vincent Rivier, Rapport fait par le maire de la ville de Grenoble sur les événements qui ont eu lieu en cette ville les 11, 12, 13 mars 1832 et jours suivants, Grenoble, 1832, p. 4 (Archives privées Rivier).
11 Ibid., p. 3.
12 Ibid., p. 9.
13 Ibid., p. 14.
14 Ibid., p. 18.
15 Ibid., p. 24.
16 Ordre du jour du lieutenant général Delort, 21 mars 1832 (Archives privées Rivier).
17 Lettre du lieutenant général Delort au maire de Grenoble, 27 avril 1832 (Archives privées Rivier).
18 Jean-Clément Martin, op. cit, p. 285.
19 Alain Corbin, « La violence rurale dans la France du xixe siècle et son dépérissement : l’évolution de l’interprétation politique », dans Philippe Braud (dir.), La violence politique dans les démocraties européennes occidentales, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 61-73, p. 69.
20 Fernand Rude, Les révoltes des Canuts : novembre 1831-avril 1834, Paris, Maspero, 1982, p. 44-49.
21 Claude Latta, « Benoît Malon pendant la Commune », dans Claude Latta (dir.), La Commune de 1871, Saint Étienne, Presses Universitaires de Saint Étienne, 2004, p. 107-126.
Auteur
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