Revendications professionnelles et usage de la violence : le cas des bouchers parisiens (1886-1904)
p. 127-137
Texte intégral
1Si l’usage de la violence pour des motifs professionnels peut se concevoir dans les deux premiers tiers du xixe siècle – les ouvriers ne disposant alors ni du droit de grève ni de la liberté syndicale – on peut s’interroger sur la permanence du recours à la violence après 1884, alors que la Troisième République reconnaît les syndicats et qu’une législation sociale est progressivement mise en place1. Les attentats anarchistes des années 1890 ont certes marqué la mémoire collective, et la période 1890-1906 constitue de fait l’âge d’or de l’anarcho-syndicalisme, mais l’étude précise de quelques professions artisanales parisiennes permet de mesurer la fréquence du recours à la violence, la diversité des motifs de mécontentement et la variété des formes de contestation. À partir du cas des bouchers parisiens, entre 1886 et 19042, on peut relativiser l’usage de la violence à des fins professionnelles, en le confrontant à d’autres modes, plus discrets, de résolution des conflits.
2Les sources utilisées sont avant tout policières, même si ce prisme est déformant3. Lors des périodes calmes, la surveillance policière des activités syndicales se relâche. Les sources sont abondantes pendant les crises et le sont beaucoup moins pendant les périodes calmes, qui sont pourtant les plus nombreuses. Même si les mouvements sociaux sporadiques entre 1886 et 1904 ont été violents et ont pu marquer l’opinion publique, leur place ne doit pas être surestimée : les périodes « calmes » restent la norme.
Les acteurs de la violence et leurs motivations
3La violence n’est pas l’apanage des ouvriers. Dans le contexte du boulangisme, la violence est utilisée par les patrons épiciers et les petits boutiquiers en 1888 (au sein de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du commerce) contre la concurrence – jugée déloyale – des grands magasins, des sociétés à succursales multiples et des coopératives ouvrières de consommation. Dans un contexte nationaliste et xénophobe, la violence est utilisée par les patrons chevillards (les bouchers en gros de la Villette) à des fins politiques en 1892 avec le marquis de Morès et en 1898 avec Jules Guérin, leader de la seconde Ligue antisémitique. Du côté ouvrier, la violence a été utilisée aussi bien par les ouvriers détaillants – qui travaillent en boutique, dans un cadre artisanal – que par les ouvriers en gros – qui travaillent dans les abattoirs, dans un cadre plus « industriel ». En décembre 1889, les ouvriers bouchers de la Villette s’agitent contre l’importation de carcasses de moutons allemands4. En octobre et novembre 1897, les fondeurs de suif et tueurs de porcs des abattoirs de la Villette et de Grenelle sont en grève pour des revendications sur les salaires et le travail de nuit.
4Chez les ouvriers des boucheries de détail, la violence est utilisée pour deux motifs principaux : la lutte contre les placeurs privés et, surtout après 1900, la lutte contre les patrons qui ferment leur boutique trop tardivement le dimanche (après 17 h). Dans la période 1886-1904, c’est bien la lutte contre les bureaux de placement qui cristallise l’énergie revendicatrice des ouvriers de la petite boutique. La violence se déchaîne en priorité contre les placeurs privés.
5Cette haine s’inscrit dans la durée : le problème des bureaux de placement privés payants constitue la principale revendication ouvrière à Paris pendant tout le xixe siècle. On la retrouve chez tous les petits employés dont la situation est précaire, dans les métiers où les places sont instables, où le changement de patron est fréquent : domestiques, coiffeurs, marchands de vin, limonadiers, garçons épiciers, garçons bouchers, garçons boulangers, etc. En 1848, il a existé des bureaux de placement municipaux gratuits, qui n’ont jamais été efficaces et qui ont été supprimés en février 1849. Les abus des placeurs privés sont régulièrement dénoncés : femmes poussées vers la prostitution, salaires à la baisse par le recours à des jeunes venus de province. Depuis un décret du 25 mars 1852, le préfet de police de Paris accorde une autorisation d’installation, contrôle la moralité des placeurs et les tarifs pratiqués sont surveillés. Mais cet encadrement administratif reste inefficace. Les employés dénoncent les tarifs exigés par les placeurs et les ententes illicites entre placeurs et patrons, pour augmenter le turn-over des employés. Les placeurs refusent de donner de l’ouvrage aux ouvriers « agités », violents. Bref, les placeurs cristallisent les rancœurs des ouvriers du petit commerce parisien.
6Selon la police, seuls les mauvais employés, les travailleurs paresseux, se plaignent du mauvais fonctionnement du placement. Les « bons employés », qui conservent longtemps la même place, ne s’adressent aux placeurs que 4 ou 5 fois pendant toute leur carrière, alors que les jeunes employés touchés par le chômage peuvent être amenés à recourir plusieurs fois par an aux placeurs. Or, le coût du service devient lourd s’il n’est pas amorti sur une longue période d’embauche. Donc, pour la police, ce sont surtout les chômeurs qui font grève et alimentent les troubles sociaux.
7Quand une grève générale de l’alimentation se prépare en novembre 1892 à Paris, les rapports de police insistent sur le rôle des chômeurs, des femmes, des étrangers et des « agitateurs révolutionnaires » qui ont fait de « nombreux adeptes dans les rangs des syndicats5 ». Ainsi, les femmes seraient particulièrement ardentes à réclamer l’abolition des bureaux de placement. Le 16 novembre 1892, des cuisinières et des femmes de chambre manifestent devant un bureau de placement boulevard Voltaire et crient : « Vive la grève ! Vive la Sociale ! à bas les bureaux de placement ! ». Elles tentent d’entraîner les domestiques au chômage. La manifestation est dispersée mais le bureau de placement est gardé par la police jusqu’à 20 h. En août 1886, dans une liste d’individus arrêtés pendant les manifestations violentes des limonadiers contre les placeurs, on trouve 50 hommes et 4 femmes6. Parmi les 13 condamnations prononcées le 9 août 1886 par le tribunal correctionnel de la Seine – entre 6 jours et 3 mois de prison – se trouvent 6 récidivistes et 4 étrangers – Espagnols et Italiens.
8L’influence de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire sur l’usage de la violence mérite d’être nuancée. Dans la boucherie de détail, où la structure du travail demeure familiale et paternaliste, quasi-corporative (les employés partagent généralement le repas du midi avec la famille du patron), les luttes sont rarement violentes. Le possibilisme semble assez influent au sein de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris : les dirigeants syndicaux privilégient clairement la négociation, le dialogue avec le patronat plutôt que l’affrontement direct et violent. En témoigne cette injonction d’un bulletin mutualiste des bouchers en septembre 1888 : « N’allons en rien briser et faire tapage chez les placeurs7. » D’ailleurs, la perméabilité demeure importante entre le monde ouvrier et le monde patronal. Un « bon ouvrier », qui bénéficie de l’appui de son ancien patron ou d’un petit capital, peut espérer ouvrir sa propre boutique après plusieurs années passées au service d’un autre. En juillet 1893, Henri Lebrun démissionne de son poste de secrétaire de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris car il devient patron d’un bureau de placement. Cette « reconversion » surprenante fait scandale parmi les militants syndicaux8.
9Loin de leur réputation ancienne de profession « agitée », les bouchers appartiennent plutôt aux métiers calmes9. En revanche, le recours à la violence et l’anarcho-syndicalisme sont très présents dans d’autres professions, notamment les coiffeurs et les limonadiers, surtout à partir de l’été 1888. La police dénonce régulièrement les intrusions « anarchistes » dans le mouvement syndical, ce qui expliquerait l’usage de la violence pour répondre à un mécontentement professionnel. En 1887-1888, quand des attaques sont organisées contre les bureaux de placement, la police oriente immédiatement ses enquêtes et ses poursuites contre les milieux anarchistes. Les chambres syndicales des limonadiers et des coiffeurs seraient « infiltrées » par les militants anarchistes. En décembre 1892, lors d’une réunion commune des ouvriers de l’alimentation à la Bourse du Travail, un coiffeur réclame, « dans un langage plein de feu », l’union de toutes les corporations de l’alimentation contre les placeurs. L’anarchiste Brunet stigmatise l’inaction des parlementaires et appelle à l’action violente : « armés de triques, il faut se rendre dans les bureaux de placement et les obliger à fermer10 ».
101893 marque sans doute l’apogée de la violence anarcho-syndicaliste. Lors d’une réunion où 2 000 chômeurs de l’alimentation sont réunis à la Bourse du Travail le 18 février 1893, un ouvrier boulanger considère la révolution nécessaire et qu’il « faut suriner les patrons qui nous embêtent, ainsi que les ouvriers qui vont chez les placeurs11 ». Une pagaille générale secoue la Bourse du Travail le 4 mars 1893 car les anarchistes sont responsables d’une bataille d’eau12. L’agitation sociale est telle que le gouvernement décide de fermer la Bourse du Travail de Paris le 1er mai 1893 : l’armée occupe les locaux à partir du 7 juillet. Les « lois scélérates » sont par ailleurs votées en décembre 1893 pour mettre fin à la vague d’attentats anarchistes.
11Quand la Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation (FNTA) se constitue en 1902 au sein de la CGT, les discours violents sont toujours présents. Des appels à l’action directe sont attestés en 1903 dans le cadre de la lutte contre les placeurs. Il faut intimider les placeurs après le travail, ennuyer les patrons et les non-grévistes dans les cafés : ces mots d’ordre syndicaux sont suivis d’effets. Quand une grève générale de l’alimentation se prépare pour Noël 1903, les journaux multiplient les titres catastrophistes : « Paris livré aux apaches ; Les pillards dans la banlieue13 » ou bien « Grève de l’alimentation : la rue aux rôdeurs14 ».
12La violence peut donc être utilisée autant par des patrons que par des ouvriers. Elle est plus systématique dans certaines professions (limonadiers, coiffeurs, cordonniers) que dans d’autres (bouchers, boulangers). Elle est le plus souvent liée à des périodes de chômage et de malaise social. Elle se concentre sur la question du placement payant des ouvriers car les placeurs focalisent la haine des travailleurs précaires et/ou demandeurs d’emploi.
Typologie des actions violentes
13Les actions violentes peuvent être des dégradations contre du matériel ou des locaux et des agressions contre des personnes, physiques ou verbales. Dans le cas précis des luttes professionnelles, les dégradations matérielles sont beaucoup plus fréquentes que les agressions physiques. En juin 1886, des bureaux de placement sont pillés et des plaques de placeurs arrachées lors des manifestations contre les placeurs autour des Halles (rues St-Denis, Française et Montorgueil). En août 1888, dans un contexte d’agitation boulangiste, des garçons coiffeurs et limonadiers pillent divers cafés et bureaux de placement (rues du Roule, Villedo, St-Honoré, St-Martin). Les dégâts sont sérieux au Café américain, au Café du Delta, au Café du Danemark et au Divan oriental. Le Café de la Paix est protégé par 150 agents de police. Les manifestants sont arrêtés pour violation de domicile, bris de vitres et rébellion contre les agents. En décembre 1887, des garçons limonadiers ont « tout brisé » chez les placeurs Viault et Voisinot (13 rue Française). Les manifestants avaient jeté les livres et le mobilier par la fenêtre. Le préfet accorde ensuite une protection policière à ce bureau de placement.
14Inventée en 1869, la dynamite est largement utilisée par les anarchistes contre les bureaux de placement en 1888. Deux explosions visent des bureaux de placement de limonadiers de la rue Boucher en août 1888, alors qu’un pétard explose chez le placeur Flisseau (7 rue Chénier). Les militants de l’alimentation parisienne avaient chargé l’anarchiste Bécu de se procurer des matières explosives. Des attentats touchent des placeurs rue St-Denis et rue Française en août 1888. Le 30 septembre 1888, une bombe explose devant un bureau de placement pour les coiffeurs, rue Chénier. Le 7 novembre 1888, le bureau de placement Viault et Voisinot pour les limonadiers est victime d’une explosion. Le lendemain, c’est le bureau de placement Deffieux (4 rue Boucher) qui connaît le même sort. Un troisième bureau de placement est touché rue Française. Le 5 décembre 1888, c’est une « nouvelle tentative criminelle » qui est déjouée au 103 rue St-Denis devant le bureau Dalens pour le placement des garçons d’office et des filles de salle. Les journaux précisent que cette dernière bombe est de même fabrication que celle de Rossel en 1885 (attentat de la rue St-Jacques15).
15L’usage de la dynamite se fait beaucoup plus rare après 1893. En revanche, les dégradations matérielles se diversifient. En mai 1893, des ouvriers veulent organiser un charivari devant la statue de Théophraste Renaudot, considéré comme « l’inventeur » des bureaux de placement. Ce projet, intégré à un répertoire d’action traditionnel, est rapidement écarté. À l’automne 1891, des garçons bouchers s’en prennent aux patrons qui ne ferment pas leur boutique le dimanche à 17 h (bris de marbre et de vitrines, viande décrochée). En juin 1896, des étalages sont renversés pour le même motif. En juin 1900, des garçons bouchers enduisent de goudron les vitrines des patrons récalcitrants. Les coiffeurs préfèrent utiliser des boules puantes, ou bien ils « appliquent le badigeonnage des devantures des salons au moyen de vitriol, d’acide, de potasse d’Amérique, d’eau forte, voire de matières fécales16 ». En mai 1901, les boucheries qui ne ferment pas leurs portes à 16h le dimanche se retrouvent avec des étiquettes sur les vitrines, des œufs sur la viande, du ciment pour boucher la serrure…
16Si la violence touche en priorité des installations « patronales », il arrive que des coopératives ouvrières de production soient également victimes de la violence ouvrière. Ainsi, en décembre 1903, lors d’une « grève générale de l’alimentation », la coopérative ouvrière La Moissonneuse – dans le onzième arrondissement – est-elle saccagée par des ouvriers boulangers en colère ; le fournil coopératif est inondé17.
17Si les dégradations matérielles sont assez fréquentes, la violence contre les personnes est plus rare. Des placeurs se plaignent souvent de menaces graves (menaces de mort) proférées par les manifestants. Dans une lettre de 1888 envoyée à la police, Viault et Voisinot dénoncent les menaces reçues après le saccage de leur bureau de placement. En novembre 1896, Mme Gerbain, qui tient un bureau de placement pour les coiffeurs, se plaint d’avoir reçu des menaces de mort18. En juin 1900, des cordonniers reçoivent des lettres de menace car ils ne respectent pas le repos hebdomadaire. Très rarement, la violence contre les personnes quitte le champ symbolique (insultes, menaces, appels au meurtre) pour passer à l’acte. Ainsi, en 1903, « un garçon boucher frappa de coups de couteau un placeur de la rue Vauvilliers, qu’il accusait de l’avoir laissé intentionnellement pendant de longs mois, sans lui donner de travail19 ».
18Si la violence ouvrière est souvent dénoncée dans les rapports de police et la presse « bourgeoise », il faut noter que la presse socialiste insiste quant à elle sur les violences policières. En août 1888, les violences policières pendant les funérailles du militant blanquiste Émile Eudes sont dénoncées, tout comme l’occupation de la Bourse du Travail par la police. Le préfet de police reçoit un blâme pour la brutalité de ses agents. Lors de manifestations contre les placeurs en octobre 1903, une émeute éclate à la fin d’un meeting des boulangers à la Bourse du Travail car le préfet de police Lépine en aurait bloqué la sortie et aurait ordonné des ratonnades. Pendant une manifestation de protestation, une charge des agents de police dans la Bourse du Travail fait 150 blessés et un limonadier meurt des suites de ses blessures. Le préfet de police Louis Lépine est blâmé et la CGT organise plusieurs meetings de protestation contre la violence policière. Lépine – préfet de police de Paris entre 1893 et 1913 – cristallise largement la haine des ouvriers.
19Cette haine s’incarne dans une violence verbale parfois éclatante. Ainsi le garçon boucher Leroy annonce-t-il en octobre 1904 que « cet hiver des barricades seraient faites » et qu’il espérait que « l’assassin Lépine y crèverait20 ». Il dénonce les « mannequins déguisés en soldats » et les « brutes assassins de Lépine » et appelle à « descendre dans la rue contre les charognes et les crapules d’argousins » et à répondre à la force par la force : « Si nous ne sommes pas les plus forts, nous ferons sauter des tas de flics21. » Cette violence des mots peut aussi viser le Sénat, principal obstacle au vote d’une loi contre les bureaux de placement depuis 1896. Les sénateurs sont désignés comme les « vieux chapons, les avachis et les avariés du Luxembourg22 ».
20La violence se présente donc sous des formes très variées, tant physiques que verbales, contre les biens ou les personnes. Elle est utilisée par les ouvriers dans le cadre des revendications professionnelles et par les patrons avec des objectifs plus politiques. Elle est attestée du côté des manifestants mais aussi des forces de police. Pourtant, elle n’est sans doute pas le meilleur moyen de résoudre les conflits et d’obtenir satisfaction à ses réclamations.
Des conflits résolus sans violence ?
21Dans les années 1880 et 1890, les militants syndicaux ouvriers du petit commerce parisien sont divisés sur les actions à mener et sur le recours à la violence. Une scission apparaît en juin 1887 au sein de la Ligue pour la suppression des bureaux de placement : Trébois est favorable à l’action revendicative pacifique, respectueuse des cadres légaux, alors que Soudey se rallie clairement aux thèses anarcho-syndicalistes. Trébois est partisan du « syndicalisme de pacification sociale » prôné par Pauliat ou Barberet, qui se développe à l’écart des projets guesdistes.
22Ouvrier pâtissier né en 1863, Soudey est d’abord proche des possibilistes. À l’été 1886, quand la Ligue pour la suppression des bureaux de placement se forme, il veut obtenir une intervention des pouvoirs publics et souhaite atteindre la suppression des placeurs privés par la voie légale, non violente. Il compte sur l’appui des députés Planteau, Michelin et Basly, sur le soutien des conseillers municipaux Chabert, Vaillant, Robinet et Mayer, pour déposer un projet de suppression des bureaux de placement et de création d’une Bourse du Travail. Forte des 30 000 signatures récoltées dans une pétition, la Ligue pose, en vain, un ultimatum au gouvernement en octobre 1886 pour supprimer les placeurs privés23. Soudey souhaite que le placement soit confié à des bureaux municipaux, aux syndicats ouvriers ou aux sociétés de secours mutuels.
23La tactique de collaboration avec le patronat porte ses fruits chez les garçons bouchers. En août 1886, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris adhère à la Ligue pour la suppression des bureaux de placement. Même si la mutuelle des Vrais Amis (pour les bouchers parisiens) et la Chambre syndicale patronale de la Boucherie disposent elles aussi d’un service de placement, peu utilisé, les patrons bouchers se déclarent « absolument disposés à s’adresser à la Chambre syndicale ouvrière pour avoir des employés24 ». Entre août et octobre 1886, le syndicat ouvrier aurait ainsi réussi à placer 900 garçons bouchers. Mais cette belle entente ne dure pas longtemps.
24En 1887, les ouvriers remportent une victoire importante car la première Bourse du Travail de Paris, installée dans la salle de la Redoute (35 rue Jean-Jacques Rousseau), est inaugurée par Mesureur, Président du conseil municipal. Entre 1887 et 1896, des bureaux municipaux de placement ouvrent progressivement dans toutes les mairies d’arrondissement de Paris. À partir de 1889, le Conseil municipal accorde une subvention aux mairies qui ouvrent un bureau de placement gratuit.
25Avec l’ouverture de la Bourse du Travail, le front syndical perd son unité et la Ligue pour la suppression des bureaux de placement éclate. Les chambres syndicales des garçons de café, des marchands de vin et des coiffeurs vont se tourner majoritairement vers l’anarcho-syndicalisme (derrière Soudey) alors que les bouchers et les boulangers privilégient le dialogue et la coopération pacifique avec le patronat et les pouvoirs publics. Ainsi, quand des rumeurs de grèves de l’alimentation circulent en août 1888, les garçons bouchers publient le communiqué suivant dans Le Figaro : « Le conseil d’administration de la chambre syndicale de la boucherie porte à la connaissance des intéressés qu’il n’est jamais entré dans son programme de faire grève, ni d’inquiéter soit les patrons du détail, soit ceux du gros. Son but est d’arriver à la suppression des bureaux de placement. Pour arriver à ce but, il a fait appel à MM. les patrons25. » Michelle Perrot souligne que le recours à la négociation est plus souvent privilégié dans les professions alimentaires par rapport à d’autres branches professionnelles. Profession très organisée, les boulangers préfèrent toujours la négociation au débrayage26.
26Le désaccord sur le recours au dialogue avec les patrons ou à la grève, sur l’usage de la violence contre les placeurs ou non entraîne une scission en octobre 1888 au sein de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris, jugée trop modérée. Une poignée de militants, partisans de l’anarchosyndicalisme, fondent une éphémère « Union syndicale ouvrière de la Boucherie de la Seine ». En décembre 1888, quand la police multiplie les perquisitions chez les anarchistes pour trouver les responsables des attentats à la bombe contre les placeurs, la plupart des chambres syndicales ouvrières de l’alimentation condamnent la violence et affichent leur attachement à la légalité, à l’association et à la propagande pacifique. Par exemple, en décembre 1889, une grève des ouvriers de la Villette est résolue sans heurts, le conseiller municipal socialiste Paulard se proposant d’accompagner une délégation de grévistes au ministère de l’agriculture27.
27En 1892, l’agitation contre les placeurs porte quelques fruits. Lors d’un grand meeting, la Ligue pour la suppression des bureaux de placement rassemble 1 200 personnes (317 syndicats sont représentés). Comme des projets de grève circulent chez les coiffeurs, les bouchers et les boulangers, le préfet de police de Paris interdit aux placeurs le racolage aux Halles et aux abattoirs de la Villette. Les effets d’une telle mesure sont sans doute réduits mais cela montre que les ouvriers peuvent obtenir des gestes de bonne volonté de la part des pouvoirs publics.
28De 1893 à 1896, la Bourse du Travail de Paris est fermée sur ordre du gouvernement et les syndicats ouvriers suspendent leurs activités car le climat politique est très tendu ; la police traque les anarchistes avec vigueur28. à partir de 1894, un garçon boucher allemaniste, membre du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, Croizé, tente – en vain – de convertir la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris aux théories du syndicalisme révolutionnaire. Chacune de ses interventions provoque davantage de réprobations que de soutiens. En 1898 et 1900, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris n’hésite pas à apporter son soutien financier à des collègues ouvriers en grève (au Creusot ou autre) mais repousse ce mode d’action dans sa branche. En 1899, quand le cordonnier Victor Gruffuelhes (secrétaire général de la CGT entre 1901 et 1909), vient parler du syndicalisme révolutionnaire devant les bouchers, son intervention est très mal accueillie29. En février 1899, le député nationaliste Marcel Habert vilipende la bourgeoisie, le capitalisme et l’armée devant la Chambre syndicale. Avec leur bon sens coutumier, les garçons bouchers lui répondent que « l’armée est nécessaire pour défendre la patrie française et qu’on doit la respecter ». La défiance envers les institutions n’est absolument pas généralisée chez les ouvriers parisiens.
29Si les militants anarchistes dénoncent l’inaction des parlementaires et multiplient les attaques verbales contre les « avachis » du Luxembourg et le « Palais Bourbeux », il n’en demeure pas moins que la majorité des syndicalistes de l’alimentation parisienne conservent une certaine confiance dans le processus législatif. Ainsi, lors d’un grand meeting public à la Bourse du Travail de Paris en mars 1897 qui rassemble les principales chambres syndicales ouvrières de l’alimentation, les politiciens et les journalistes sont certes flétris par certains orateurs mais le député Coutant est ovationné quand est évoqué le projet qu’il a déposé à la Chambre des députés pour la suppression des placeurs privés. Les militants décident même d’envoyer une délégation à la Chambre pour soutenir la proposition de loi de Coutant30. Entre le 4 et le 10 mars 1897, la Bourse du Travail est agitée car le projet Coutant est discuté à la Chambre. Après le rejet de la proposition de loi, Viviani vient défendre l’action des députés devant les militants, alors que des protestations fusent contre les députés Guillemin et Yves Guyot qui défendent les placeurs à la Chambre.
30La « grève générale de l’alimentation » qui touche Paris entre le 25 décembre 1903 et le 1er janvier 1904 et qui provoque de nombreux titres alarmistes dans la presse à grand tirage, semble avoir eu des retombées car la loi du 14 mars 1904 est considérée comme une victoire ouvrière sur la question du placement – même si, avec le recul, ses effets paraissent très limités (son efficacité est très variable selon les municipalités). Cette loi énonce le principe du placement gratuit et fait obligation pour les villes de plus de 10 000 habitants de créer un bureau municipal de placement. À Paris, le préfet de la Seine dépense 1 608 000 F pour fermer 61 bureaux de placement privés, une indemnité étant versée au placeur qui ferme son office. Mais les bureaux de placement municipaux sont souvent mal gérés et inefficaces. Le placement syndical ouvrier périclite après 1904 alors que le placement syndical patronal prospère. En 1908, il reste encore 187 bureaux de placement privés à Paris, preuve du faible impact de la loi de 1904.
31Il apparaît donc que les ouvriers de l’alimentation peuvent recourir ponctuellement à la violence pour faire pression sur les pouvoirs publics, mais que la recherche de la médiation des élus (conseillers municipaux et députés) constitue sans doute la solution la plus efficace pour obtenir une modification de la réglementation. Le front syndical n’est absolument pas uni sur les choix stratégiques à adopter. Certains métiers (coiffeurs, limonadiers, cordonniers) apparaissent plus enclins à la violence et plus réceptifs aux thèses du syndicalisme révolutionnaire que d’autres professions (bouchers, boulangers). Dans le cas précis des bouchers parisiens, le fait le plus marquant de la période 1886-1904 est sans doute la grande constance avec laquelle la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris repousse la violence et la grève et demeure attachée au dialogue et à la coopération avec les patrons.
Notes de bas de page
1 La Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris se forme en 1886 autour du problème des bureaux de placement. L’administration était beaucoup plus tolérante avec les organisations patronales : le syndicat patronal de la Boucherie de Paris a été fondé en 1868.
2 La période 1886-1904 a été retenue car les sources policières sont abondantes entre ces deux dates aux archives de la Préfecture de Police de Paris (APP). La police surveille très régulièrement les réunions ouvrières, surtout quand des menaces à l’ordre public sont craintes (émeutes, grèves, attentats). 1904 marque la fin des rapports de la brigade des recherches sur les syndicats ouvriers, l’arrivée des radicaux au pouvoir expliquant sans doute ce relâchement de la surveillance policière sur les réunions ouvrières.
3 Tous les articles de presse cités sont issus de la revue de presse quotidienne effectuée par les services de police.
4 Un embargo sur l’importation des moutons vivants à cause d’une épidémie de fièvre aphteuse entraîne une importante perte d’ouvrage à la Villette.
5 Rapport de police du 17 novembre 1892. APP, BA 1351.
6 APP, BA 1427.
7 Bulletin mensuel des Vrais amis, septembre 1888.
8 Rapport de police du 25 juillet 1893. APP, BA 1409.
9 Dans l’imaginaire collectif, les bouchers sont des « sanguins », participant volontiers aux troubles civils, qu’il s’agisse de l’émeute cabochienne de 1413, de l’agitation ligueuse au xvie siècle ou du député Legendre pendant la Révolution.
10 Rapport de police du 16 décembre 1892. APP, BA 1427.
11 Rapport de police du 19 février 1893. APP, BA 1351.
12 Article de Germinal du 5 mars 1893. APP, BA 1427.
13 Article du Gaulois du 28 décembre 1903. APP, BA 1351.
14 Article du Petit Parisien du 26 décembre 1903. APP, BA 1351.
15 Article du xixe siècle du 7 décembre 1888.
16 Robert Beck, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Paris, Éditions ouvrières, 1997, p 303.
17 Article du Temps du 28 décembre 1903.
18 Rapport de police du 25 novembre 1896. APP, BA 1419.
19 Auguste Savoie, Les bureaux de placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression, 1913, p 18.
20 Brigade des recherches, rapport du 26 octobre 1904. APP, BA 1409.
21 Ibid., rapport du 27 octobre 1904.
22 Ibid., rapport du 7 novembre 1903.
23 Jacques Néré, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de doctorat, histoire, Université de Paris-Sorbonne, 1959, tome II, p 127-128.
24 Article du Radical du 12 août 1886. APP, BA 1409.
25 Article du Figaro du 11 août 1888. APP, BA 1409.
26 Michelle Perrot, Les ouvriers en grève : France, 1871-1890, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, tome II, p 412.
27 APP, BA 1409.
28 L’agitation anarchiste marque la période : Ravachol organise un attentat à la bombe contre la Chambre des députés en novembre 1893 et le Président de la République Carnot est poignardé par un ouvrier italien en juin 1894.
29 Rapport de police du 20 septembre 1899. APP, BA 1409.
30 Rapport de police du 3 mars 1897. APP, BA 1408 bis.
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Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008