Entre rétablissement et maintien de l’ordre : la résolution des conflits parisiens de 1868-1870
p. 117-126
Texte intégral
1Au xixe siècle, maintenir l’ordre consiste à empêcher que la rue ne devienne une tribune, un forum, et un acteur de la vie politique. En conséquence et en l’absence d’un cadre légal pour les manifestations sur la voie publique, tout attroupement est considéré comme séditieux. Troubler l’ordre public revient à contester l’ordre social et l’ordre politique. La manifestation est alors perçue comme le signe d’une situation prérévolutionnaire. Dès lors, au xixe siècle, le rétablissement de l’ordre l’emporte généralement sur son maintien.
2Les événements des années troublées de la fin du Second Empire représentent une séquence importante de cette histoire longue des modes de résolution des conflits parisiens. Durant ces années, les réunions publiques désormais autorisées favorisent les rassemblements tumultueux. En outre, les campagnes électorales, pendant lesquelles les réunions politiques sont autorisées, constituent des périodes de prédilection pour tenter de déclencher un mouvement d’ampleur. Les troubles à l’ordre public sont très sérieux, ils pourraient mettre en péril le régime. La révolution est dans tous les esprits. Ce n’est pas un hasard si Blanqui rédige en 1868-1869 ses Instructions pour une prise d’armes. Il s’agit en effet d’un appel à peine déguisé à l’insurrection où il annonce qu’« en temps de tyrannie, écrire est bien, combattre est mieux1 ». L’agitation des dernières années de l’Empire provoque également un regain d’intérêt des militaires pour les tactiques de la guerre des rues2. Durant ces années cruciales, quels moyens l’Empire a-t-il mobilisé pour résoudre ces conflits parisiens, et de quelle manière a-t-il concilié le rétablissement de l’ordre public et le maintien de l’ordre politique ?
3Les sources mobilisées afin de répondre à ces questions (essentiellement les rapports du préfet de police et des militaires au ministre de la Guerre) nous informent précisément sur l’emploi et l’action des forces de l’ordre3 durant cette période. Leurs précisions techniques et factuelles, et leur rigoureuse chronologie, sont d’une utilité sans pareille. Ces rapports policiers et miliaires n’éclairent qu’un aspect de la réalité4, mais seul le point de vue des responsables du maintien de l’ordre nous importe ici. En particulier, l’étude du rôle de la Garde de Paris (l’ancêtre de notre Garde républicaine actuelle), une troupe qui fut spécialement créée en 1802 pour faire régner l’ordre à Paris, offre une des clés de compréhension des nouvelles modalités techniques et stratégiques mises en œuvre pour tenter d’éviter, mais le plus souvent pour réprimer, les manifestations violentes lors des événements de 1868-1870.
4Dans un premier temps, nous déploierons, grâce à quelques exemples choisis, l’éventail des types d’intervention des gardes sur le terrain des affrontements entre décembre 1868 et août 1870. Dans un deuxième temps, nous comparerons ces modalités pratiques du rétablissement de l’ordre et la législation contemporaine afférente, et nous analyserons le nouveau répertoire d’action des forces de l’ordre mis en place à cette époque.
La Garde face aux Parisiens
5Il ne s’agit pas dans la présente contribution d’entrer dans le détail des différentes manifestations qui s’échelonnent entre décembre 1868 et août 18705 mais de présenter brièvement quatre épisodes souvent méconnus de cette série de « journées » parisiennes.
6La commémoration de la mort du député Baudin, décédé pendant la résistance au coup d’état, entraîne l’agitation des 2 et 3 décembre 1868. Le 2 décembre, des troubles sporadiques ont lieu mais les gardes n’interviennent pas durant cette journée, car les sergents de ville, présents en masse, procèdent seuls à une soixantaine d’arrestations6. Le lendemain, à partir de neuf heures du matin, 572 hommes, 118 cavaliers accompagnés de vingt-quatre officiers7 sont installés dans l’ancienne prison pour dettes de Clichy, près du cimetière de Montmartre où est enterré Baudin. Quatre tambours sont placés auprès du commissaire de police Blanchet, dans le cas où des sommations seraient nécessaires8. Pour patienter, les officiers de la Garde jouent au whist, les gardes jouent au bouchon. La consommation d’alcool de ces derniers est étroitement surveillée. La cantine est fermée depuis la fin du repas de midi. « On leur distribue du vin selon leurs besoins ; cette précaution était prise depuis ce matin9. » Deux femmes, qui s’étaient introduites furtivement pour vendre de l’eau-de-vie, sont immédiatement expulsées10. Parallèlement, des détachements de cavaliers de la Garde sont envoyés tout au long de la journée pour observer la physionomie des quartiers sensibles : école de médecine, faubourg Saint-Antoine, La Villette, les boulevards de Clichy11, de Charonne et Richard-Lenoir12. La coordination des moyens fonctionne bien. Le lieutenant-colonel Bélot de la Digne est en contact permanent avec le commissaire de police présent près du cimetière et les sergents de ville renseignent cet officier sur la situation à l’extérieur. Le colonel de la Garde de Paris est, lui, auprès du préfet de police et ce chef du corps rend également régulièrement compte des événements au ministre de la Guerre. Les gardes de Paris regagnent leur casernement le soir et les troupes ne sont plus consignées. Le déploiement de forces a vraisemblablement dissuadé toute manifestation. La foule n’était pas, du reste, très agressive. Cette ostentation des forces de l’ordre est jugée exagérée par les opposants au régime, mais aussi par des officiers de la légion de gendarmerie de la Seine13.
7Quelques mois plus tard, des troubles éclatent après la proclamation des résultats des élections législatives à Paris. La Garde n’intervient que le 8 juin 1869, le lendemain des résultats, et les jours suivants jusqu’au 12 juin 1869. Dans la soirée du 10 juin, « les mouvements de rue frôlent l’insurrection14 ». La Garde est extrêmement sollicitée. La répression de l’émeute est sévère : sur le boulevard Montmartre, « la Garde a chargé au trot15 ». La Garde, cette fois déployée préventivement, est directement à la disposition des commissaires de quartier et démontre ses capacités manœuvrières. Elle charge après les sommations – sauf peut-être la cavalerie sur les boulevards – et fait usage de ses armes. Les gardes arrêtent également des manifestants et les escortent ensuite. Dans la journée du 11 juin, des renforts militaires sont appelés, essentiellement des détachements de cavalerie. Ils agissent de concert avec la Garde de Paris. Il ne s’agit plus alors seulement de disperser des attroupements, mais de contrer le soulèvement d’une partie de Paris. Les militaires auront en outre toujours près d’eux des troupes d’infanterie de la Garde « pour les soutenir au besoin et tenir la foule à distance16 ». La soirée est une nouvelle fois violente. Deux amorces de barricades sont enlevées, l’une sur le boulevard Montmartre, l’autre au rond-point de la rue de Paris à Belleville. Une autre charge est poussée dans le faubourg Montmartre. Les charges de cavalerie occasionnent sans doute de très nombreux blessés, peut-être des morts. Il y a environ quatre cents personnes arrêtées17. La tranquillité est rétablie vers minuit, mais les troupes patrouillent jusqu’à deux heures.
8Le 7 février 1870, l’arrestation de Rochefort donne le départ des troubles parisiens les plus graves du Second Empire. Un appel aux armes est lancé18. Plusieurs barricades sont construites, le drapeau rouge est arboré19. On dénombre sans doute plusieurs victimes, même si les rapports du préfet de police n’en font pas mention. En effet, l’emploi d’armes à feu par les manifestants autorise les forces de l’ordre à utiliser les leurs. Les rapports du préfet de police nous relatent les événements heure par heure et révèlent un recours massif à la Garde. Lors des deux soirées des 7 et 8 février, la Garde intervient principalement au faubourg du Temple (rue Saint-Maur) et à Belleville (rue des Flandres). Dans la soirée du 8 février, les gardes s’emparent de trois barricades dans le faubourg du Temple et interdisent aux manifestants, par des charges, l’accès à la caserne du Prince-Eugène20, située sur la place du Château-d’Eau. Les émeutiers ont pensé bénéficier de complicités parmi les militaires casernés, leur permettant de s’emparer d’armes. Le piquet de garde de cette caserne a été doublé depuis la veille21, mais ce sont les sergents de ville et les gardes de Paris qui défendent cette caserne. Les militaires n’interviennent pas lors de ces journées. Pour les journées des 9 et 10 février, seule l’action des sergents de ville apparaît dans les sources sollicitées.
9La consultation plébiscitaire du dimanche 8 mai 1870 fait craindre de sérieux troubles. Les gardes votent le matin dans leurs casernes et il n’y a pas d’agitation dans la soirée du 8 mai. Mais le 9 mai, l’armée intervient. Le 10 mai, les troupes sont casernées dès midi. Dans l’après-midi, le ministre de la Guerre autorise l’emploi de deux colonnes d’infanterie, sorties de la caserne du Prince-Eugène, afin de cerner, le soir, une zone comprise entre les mairies des XIe et XXe arrondissements, la place du Château-d’Eau et le faubourg du Temple22. Un tel déploiement, qui rappelle Juin 1848, révèle une volonté préméditée de réprimer, non plus des attroupements localisés, mais plusieurs quartiers. L’utilisation de l’armée dès le début et en première force d’intervention, sans les « tampons » que constituent les sergents de ville et les gardes, démontre qu’il ne s’agit plus dès lors de maintenir, mais d’imposer l’ordre. Fort des résultats du plébiscite, le pouvoir n’hésite plus à provoquer l’affrontement avec ses adversaires. Un rapport du général Lebrun au ministre de la Guerre révèle cette envie d’en découdre. Pour le 10 mai, on compte plusieurs morts23 ; les blessés, les perquisitions et les arrestations24 sont innombrables. Les gardes et les sergents de ville interviennent également ce soir-là. Le colonel de la Garde se félicite de l’attitude de ses troupes. À cinq heures et demie du matin, tous les gardes sont rentrés dans leurs casernes. Le 11 mai, la Garde reprend ses positions près des mairies des XIe et XXe arrondissements. Des troubles sont attendus. Les boulevards du Prince-Eugène, de Belleville et le faubourg du Temple sont gardés par des postes d’infanterie de ligne, qui repoussent la foule et arrêtent de nombreux individus. Dans cette soirée, la Garde n’intervient plus que pour des patrouilles et pour escorter des prisonniers faits par la police.
10Le répertoire d’action de la Garde est donc vaste : de la dissuasion à la répression la plus violente. Il convient à présent de l’intégrer dans le cadre plus général à la fois des modalités légales, tactiques et stratégiques, et des pratiques du rétablissement de l’ordre tel qu’il apparaît en cette fin d’Empire.
Les modalités du rétablissement de l’ordre
La réquisition de la Garde
11L’étude des rapports des militaires et du préfet de police au ministre de la Guerre laisse penser que la procédure de réquisition est respectée. Cette formalité légale est systématiquement mentionnée dans les rapports. Il nous est en revanche impossible de déterminer si ces réquisitions sont toujours écrites et si elles mentionnent systématiquement le cadre légal de l’intervention. De plus, lorsque les militaires de la Garde sont maintenus dans les casernes, c’est sur la demande du préfet de police. Les réquisitions du préfet anticipent ou répondent aux besoins des commissaires de police sur le terrain. Les détachements sont ainsi toujours envoyés sur une réquisition du préfet de police. Leur force, en revanche, est fixée par le colonel de la Garde. L’efficacité de cette procédure repose sur la bonne entente entre le préfet et le colonel de la Garde. Ce dernier peut ainsi devancer les volontés du préfet. Malgré une utilisation très fréquente de la Garde lors des troubles de la fin de l’Empire, la procédure de la réquisition n’est pas abandonnée, ni même négligée. De plus, quand le colonel de la Garde rend régulièrement compte au général commandant la place de Paris de l’action et de la répartition de ses forces, il précise constamment que ces services sont légalement requis. Le ministre de la Guerre est également tenu informé des interventions de la Garde. Ce contrôle ministériel est une condition de la légalité de l’emploi des troupes.
La légalité de la violence
12Toujours d’après les rapports étudiés, les gardes n’interviennent qu’après les sommations. Les sergents de ville ne semblent pas attendre systématiquement les sommations pour agir, mais une étude plus spécifique sur les policiers en uniforme serait nécessaire pour l’affirmer. La présence constante d’un commissaire de police ou d’un officier de paix, avec un ou des tambours, près des gardes le permet et assure la légalité de l’intervention. Accompagnée de ces autorités civiles, la Garde n’est pas laissée seule, en situation de légitime défense, face aux manifestants. Ajoutons que rien ne laisse penser que les commissaires de police ou les officiers de paix dirigent eux-mêmes les gardes lors des affrontements, ce qui est illégal. Si les sommations précèdent les charges d’infanterie et de cavalerie, en revanche rien n’indique qu’elles annoncent chaque assaut. Or il est fréquent que la Garde, notamment la cavalerie, ait besoin de charger à plusieurs reprises pour repousser ou disperser la foule. De plus, il n’est pas possible de savoir si les sommations sont répétées à chaque attroupement rencontré. Enfin, il est toujours question, dans les rapports, de « sommations » au pluriel. Doit-on croire que les trois appels formels à la dispersion sont toujours lancés ? Nous ne pouvons affirmer avec certitude que toute la procédure est toujours rigoureusement respectée, mais il apparaît, à la lumière des rapports étudiés, que les sommations font partie, sinon systématiquement du moins très régulièrement, des modalités du rétablissement de l’ordre à Paris pendant ces années-là25. Quoi qu’il en soit, ces sommations restent la plupart du temps sans effet. Lorsque la force est employée, les sommations préalables « légalisent » alors les éventuelles victimes.
Le degré de violence
13Les charges de cavalerie se font au trot avec le sabre au clair. L’infanterie utilise quant à elle la baïonnette pour enlever les barricades et l’utilisation des armes à feu est, semble-t-il, limitée aux situations de légitime défense et à l’assaut des barricades. Le général Lebrun regrette même « qu’au lieu de se servir de la baïonnette, la Garde de Paris n’ait point riposté par le feu aux quelques coups de feu tirés sur elle26 ». Cette charge à la baïonnette laisse cependant « sur le terrain, quatre à cinq cadavres27 ».
14La question du nombre de morts, et d’une façon plus générale du niveau de violence exercée contre les manifestants, est des plus délicates à appréhender28 et exige de longs développements, impossibles ici. Il est néanmoins indéniable que les charges entraînent des blessures létales. Et, en réalité, quelle qu’en soit la méthode, le rétablissement de l’ordre passe à cette époque nécessairement par un combat corps à corps, alors qu’aujourd’hui l’enjeu est de maintenir à distance les manifestants et les forces de l’ordre29. Enfin il apparaît aussi que la Garde constitue parfois une force de dissuasion efficace. Son déploiement ostensible, à l’instar de la nouvelle police parisienne, cherche en effet tout d’abord à éviter les troubles.
La complémentarité de la Garde et de la police
15Avec l’augmentation considérable des effectifs de la police à partir de 1854 – ils passent de 750 en 1852 à 3 290 dont 2 900 sergents de ville en 1854 ; ils sont près de 5 000 en 1870 –, la place de la Garde de Paris
16– qui compte un peu moins de 3 000 hommes depuis 1859 – dans la gestion de la rue s’en trouve modifiée. Les sources montrent que la Garde n’intervient qu’après la police et lors des moments les plus critiques pour l’ordre public30. Il se met en place une répartition des rôles, et la police a été peu à peu prise en compte dans les plans anti-émeute. En 1869, une hiérarchie dans l’emploi des forces de l’ordre est désormais bien définie31. La police tente de maintenir l’ordre. La Garde le rétablit, puis l’armée si besoin est. Dans les plans des militaires, l’action de la Garde de Paris est ainsi étroitement associée à celle de la police32. Pour la police quotidienne, comme pendant les opérations de rétablissement de l’ordre, la coopération et l’assistance réciproque entre les sergents de ville et les gardes apparaissent sans fausse note. Signalons que la Garde n’intervient pas pour disperser des réunions publiques. Ce rôle semble être le monopole des sergents de ville.
17Ces deux niveaux de forces de l’ordre et leur articulation fonctionnelle repoussent le recours à l’armée. Cependant, quand l’utilisation des régiments de l’armée devient nécessaire, on constate une nette répartition des rôles et une coordination efficace de l’action de la police, de la Garde et de ces militaires. Ainsi à l’entrée en scène de l’armée, des policiers et des gardes se placent de concert en réserve auprès du préfet de police. Des cavaliers de la Garde qui connaissent bien Paris servent d’ordonnances ou effectuent des reconnaissances. Lorsque des insurgés sont arrêtés, il est prévu qu’ils soient placés sous la surveillance « d’une force respectable empruntée autant que possible à la police municipale ou à la Garde de Paris33 ». Nous avons vu qu’à l’issue des combats, les prévenus sont rassemblés dans une mairie ou à la caserne du Prince-Eugène et que la Garde, car elle est une des troupes les plus sûres34, a toujours la charge de l’escorte des prisonniers. Enfin et surtout, la Garde doit, conjointement avec la police municipale et la cavalerie du 1er corps d’armée, « faire le vide » autour des points de concentration des troupes. Ceci afin de diminuer les risques de collusion et de sédition de la part des militaires. On l’a vu à la caserne du Prince-Eugène, la Garde peut servir à la fois à protéger et à garder les militaires. Ordonner les forces de l’ordre pour vaincre les désordres est la doctrine du régime impérial.
Les paradoxes de l’ordre impérial
18Entre 1868 et 1870, l’Empire, à cette époque à la fois libéral et autoritaire, donne d’une main la liberté de réunion et refuse de donner de l’autre son corollaire, la liberté de s’assembler. Ces réunions, avec le nombre considérable d’auditeurs qu’elles drainent, sont, dans leur principe même, peu compatibles avec les lois sur les attroupements, qui proscrivent tout rassemblement de plus de dix personnes. Comment gérer ces désordres inévitables ?
19Le régime bonapartiste répond par un autre paradoxe : depuis 1851, le régime bonapartiste ne compte plus guère sur la Garde nationale pour gérer la rue. Il a écarté cet instrument de répression et surtout cette force de médiation, et a dans le même temps posé les bases du maintien de l’ordre moderne. En effet, le renforcement de la police en uniforme depuis 1854, s’il manifeste d’abord une volonté de quadrillage de l’espace urbain et aussi, à première vue, une volonté répressive accrue, permet néanmoins de diminuer la violence de la répression. Le Second Empire instaure en effet une nouvelle force de l’ordre – cependant profondément influencée par le modèle militaire – et développe un nouveau répertoire d’action comprenant trois degrés de forces, initiant par là une répression graduée des désordres urbains. Cette répression fut peut-être même moins violente relativement à la période précédente, plus économe en vies et en blessés, car les deux premières forces d’intervention – la police et la Garde –, dont l’ordre urbain est la spécialité, évitent partiellement de faire appel à l’armée. Cette nouvelle gestion de la rue permet d’éviter aux troupes la tâche difficile d’avoir à réprimer des troubles, et éloigne ainsi l’éventualité d’un affrontement direct de la foule avec des militaires entraînés uniquement à tuer et souvent fébriles face à des civils. Avec des forces habituées, mais pas nécessairement entraînées à la répression des désordres parisiens, le niveau de violence semble avoir reculé, et ce malgré des provocations et des « bavures » policières indéniables et répétées, ainsi que des modes d’action qui empruntent encore beaucoup à la guerre des rues. Le régime bonapartiste, qui se prévaut d’une légitimité tout à la fois démocratique et dynastique, réagit avec une grande fermeté aux troubles parisiens. Mais, entaché par les victimes du coup d’état et conscient que des morts ne font qu’accroître les violences, il n’a guère intérêt à joncher les pavés de cadavres. C’est une des raisons pour lesquelles la dissuasion est peu à peu intégrée à l’ensemble des modalités de contrôle de la rue. Par ailleurs, ces mois de tensions constituent une période déterminante d’apprentissage et d’expérimentation pour les forces de l’ordre.
20Pendant le Second Empire et à Paris seulement – car la province est, pendant ces années, le théâtre d’une répression violente des troubles par l’armée35 –, l’état perfectionne ses outils de contrôle de l’ordre public et renforce son monopole de la violence physique. Cette évolution n’est pas remise en cause par les régimes plus démocratiques qui lui succèdent. Durant les deux dernières années de l’Empire se met en place le binôme police-Garde (républicaine), confirmé par la Troisième République. Pour toutes ces raisons, l’Empire prépare ainsi le maintien républicain de l’ordre. Le « maintien de l’ordre républicain » tel que l’a défini Jean-Marc Berlière36 précède même nettement la République.
21L’histoire du maintien de l’ordre sur le long terme révèle que, d’une part, l’ » euphémisation » de la violence et la pacification du maintien de l’ordre ne sont pas des mouvements linéaires37, et que, d’autre part, au-delà de la parenthèse de 1848 – rappelons qu’après Juin 1848, la manifestation ne fut plus tolérée38 –, il faut chercher pendant le Second Empire et à Paris, les prémices du maintien de l’ordre moderne et les conditions de la genèse de ce mode de contestation normée que constitue la manifestation39.
22En mai 1870, la clôture de la campagne plébiscitaire marque la fin des réunions publiques désormais interdites. Les troubles, suspendus quelque temps par l’entrée en guerre, reprennent dès l’annonce des premiers revers de l’armée française en août 1870. Après avoir fait preuve d’une efficacité certaine lors des troubles de 1869 et des huit premiers mois de 1870, les forces de l’ordre, notamment la Garde, vont se révéler totalement impuissantes à empêcher la révolution de velours du Quatre septembre. Cependant, durant les deux dernières années, cette violence légale, contrôlée, proportionnée, et redoutable car exercée par des professionnels aguerris, en réduisant les chances de succès des tentatives d’insurrections, a préparé la conciliation future entre un certain ordre public et un niveau acceptable de désordres politiques.
Notes de bas de page
1 Auguste Blanqui, Instructions pour une prise d’armes, établis et présentés par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Paris, Société encyclopédique, éd. de la Tête de feuilles, 1973, 230 p. ; rééd. Instructions pour une prise d’armes. L’Éternité par les astres, réunis et présentés par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Paris, Sens et Tonka, 2000, p. 49.
2 Conférences et rapports de divers officiers sur la guerre des rues, l’attaque et la défense d’une maison et d’une barricade, dont la conférence de M. Granet, sous-lieutenant aux chasseurs de la Garde, Paris, 26 février 1870, 24 p. et « Guerre des rues. Attaque et défense d’une maison isolée. Attaque de barricades. Attaque de quartiers entiers », par le lieutenant Guillochet, s. d. [1870 ?], 73 p., Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1 M 2004.
3 Il est à noter que les auteurs (Alain Dalotel, Alain Faure, Jean-Claude Freiermuth) des Origines de la Commune : le mouvement des réunions publiques à Paris 1868-1870 (Paris, Maspero, 1980, 374 p.) ont négligé les archives militaires et ne se réfèrent jamais explicitement aux rapports du préfet de police dont nous avons trouvé des exemplaires disséminés entre les papiers Rouher (AN, 45 AP), le fonds Castellane (Papiers Baraguay d’Hilliers, SHAT, 1 K 644) et la correspondance générale du ministre de la Guerre (SHAT, sous-série G8). Ils se fondent plus volontiers sur les témoignages des contemporains et les récits de presse, essentiellement de la presse d’opposition.
4 Voir pour une présentation des manifestations : Alain Dalotel, Alain Faure, Jean-Claude Freiermuth, op. cit.
5 Voir notre thèse : La Garde républicaine, d’une République à l’autre 1848-1871, doctorat, histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2005, 783 p. (à paraître en 2008).
6 Rapport du colonel de la Garde de Paris au ministre de la Guerre, du 3 décembre 1868, à neuf heures et demie du soir, SHAT, G8 150.
7 Rapport du colonel de la Garde de Paris au ministre de la Guerre, du 3 décembre 1868 à deux heures du soir, SHAT, G8 150.
8 Rapport du lieutenant-colonel Bélot de la Digne au colonel de la Garde de Paris, du 3 décembre 1868 à neuf heures du matin, SHAT, G8 150.
9 Ibid.
10 Rapport du lieutenant-colonel Bélot de la Digne au colonel de la Garde de Paris, du 3 décembre 1868 à quatre heures trente-cinq, SHAT, G8 150.
11 Tout particulièrement les abords du bal de la Reine Blanche, où, pour la première fois depuis la loi sur le droit de réunion, le ministre de l’Intérieur a fait interdire la réunion qui devait s’y tenir.
12 Rapports des cavaliers envoyés en reconnaissance, du 3 décembre 1868, SHAT, G8 150.
13 « Bulletin politique spécial » du colonel chef de la 1re légion de gendarmerie, du 31 décembre 1868 et rapport de synthèse du chef d’escadron commandant la compagnie de la Seine, du 28 décembre 1868, SHAT, G8 150.
14 Alain Dalotel, Alain Faure, Jean-Claude Freiermuth, op. cit., p. 333.
15 Ibid.
16 Lettre du ministre de la Guerre au maréchal Canrobert, commandant le 1er corps d’armée, du 11 juin 1869, SHAT, G8 158.
17 Rapport du préfet de police à Rouher, du 12 juin, AN, 45 AP 5. Citant vraisemblablement une source journalistique, les auteurs des Origines de la Commune parlent au conditionnel de neuf cents arrestations pour la seule journée du 11 juin (op. cit., p. 335).
18 « À la dissolution [de la réunion où Rochefort a été arrêté], M. Flourens a répondu : “À partir d’aujourd’hui nous nous déclarons en révolution. Oui ! Aux armes ! Vive la République !” M. Flourens a alors dégainé une épée et un revolver qu’il a brandi en l’air. » Dépêche télégraphique du préfet de police au ministre de la Guerre, du 7 février 1870 à neuf heures vingt du soir, SHAT, G8 168.
19 Rapport du préfet de police au ministre de la Guerre, du 8 février 1870 à neuf heures du soir, SHAT, G8 168.
20 Dépêche télégraphique (sans auteur), du 8 février 1870 (sans heure), SHAT, G8 168.
21 Lettre du maréchal Canrobert au ministre de la Guerre, du 7 février 1870 à onze heures du soir, SHAT, G8 168.
22 Lettre de Canrobert au ministre de la Guerre, du 10 mai 1870 à quatre heures de l’après-midi, SHAT, G8 170.
23 « Il était resté sur le terrain quatre ou cinq cadavres. » Rapport du général Lebrun commandant de la 3e division d’infanterie au ministre de la Guerre, du 11 mai 1870, SHAT, G8 170. « Dans la rue Turbigo, un sous-brigadier de sergent de ville a eu le bras fracassé d’un coup de pavé et est mort dans la nuit à l’hôpital Saint-Louis où il avait été transporté. » Rapport du colonel de la Garde de Paris au général [ ?], du 11 mai 1870, SHAT, G8 170.
24 Environ trois cents selon le rapport du général Lebrun commandant la 3e division d’infanterie au ministre de la Guerre, du 11 mai 1870, SHAT, G8 170.
25 Donc bien avant l’arrivée en 1893 du préfet de police Lépine. Cf. Jean-Marc Berlière, « Du maintien de l’ordre républicain au maintien républicain de l’ordre, réflexions sur la violence », Genèses, mai 1993, n° 12 : Maintenir l’ordre, p. 6-29.
26 Rapport du général Lebrun, commandant de la 3e division d’infanterie au ministre de la Guerre, du 11 mai 1870, SHAT, G8 170.
27 Ibid.
28 D’une part, des sources indiscutables nous font défaut pour cette période. D’autre part, cette comptabilité macabre n’est jamais exempte d’une certaine polémique.
29 Les lances à eau et les gaz lacrymogènes ont aujourd’hui remplacé partiellement les charges de cavalerie, qui avaient aussi pour fonction cette mise à distance mais qui n’évitaient pas la violence interpersonnelle.
30 Alain Dalotel, Alain Faure, Jean-Claude Freiermuth, op. cit., p. 326-367.
31 Instructions sommaires sur la manière de combattre une insurrection dans Paris, [19 septembre ?] 1869, SHAT, 1 M 2151.
32 En raison de son statut gendarmique, la Garde de Paris se trouve être l’auxiliaire idoine de la police et constitue la charnière entre l’action policière et l’intervention militaire.
33 Ibid.
34 Signalons que la composition de la troupe est surveillée, qu’elle est plutôt choyée par le régime et que son statut et ses modalités d’action en font une troupe politique.
35 Quatorze morts dans la nuit du 15 au 16 juin 1869 à la Ricamarie, dix morts le 8 octobre 1869 à Aubin. François Caron, La France des patriotes, tome V de l’Histoire de France, Jean Favier (dir.), Paris, Fayard, 1985, p. 173.
36 Jean-Marc Berlière, art. cit.
37 Les tendances contradictoires de l’histoire du maintien de l’ordre britannique le montrent. Cf. P. A. J. Waddington, « Contingence des styles de gestion du maintien de l’ordre. L’expérience britannique », Maintien de l’ordre. Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 27, 1er trim. 1997, Paris, Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), La Documentation française, p. 86-100. On doit également remarquer que les opérations les plus sanglantes de rétablissement de l’ordre – Juin 1848 et la Commune – ont eu lieu sous la République.
38 Le défilé du 13 juin 1849 est immédiatement dispersé par l’armée.
39 « Un déplacement collectif organisé sur la voie publique aux fins de produire un effet politique par l’expression pacifique d’une opinion ou d’une revendication. » Pierre Favre (dir.), La manifestation, Paris, Presses de la FNSP, 1990, p. 15. Cf. également Danielle Tartakowsky, Le pouvoir est dans la rue : crises politiques et manifestations en France, Paris, Aubier, 1998.
Auteur
-
Fabien Cardoni
Docteur en histoire, Chercheur associé à l’IDHE-CNRS.
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Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008