Le débat sur l’absence de révolution dans l’histoire britannique contemporaine
p. 75-84
Texte intégral
1Évoquons, pour commencer, le point de vue de deux continentaux. Tocqueville, plutôt sceptique sur l’éventualité d’une révolution en Grande-Bretagne, notait cependant en 1833, à l’occasion d’un voyage :
J’ai dit qu’une révolution violente était possible quoique non probable. En effet, l’Angleterre a, de plus, indépendamment des dangers de la Réforme, d’autres dangers qui peuvent augmenter singulièrement ceux-là : une grande crise financière provoquée par la banqueroute, un accroissement de misère causé par la prolongation des lois actuelles sur les pauvres arrivant au milieu de l’agitation de la Réforme, pourraient assurément donner aux passions populaires une impulsion qu’il est bien difficile de prévoir1.
2Quant à Engels, il écrivait dans le dernier chapitre de la Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1844) : « Il n’est nulle part plus facile qu’en Angleterre de lancer des prophéties parce que dans ce pays, le développement de la société est fort clair et bien tranché. La révolution doit obligatoirement venir, il est maintenant trop tard pour trouver une solution pacifique au conflit2 […]. »
3Or, et c’est l’évidence qui est au départ de cette contribution : au xixe siècle, la Grande-Bretagne, à la différence de plusieurs autres pays européens, n’a pas connu de révolution. Pourtant, elle était soumise à de très fortes tensions sociales, liées à une industrialisation et à une urbanisation précoces ; les conflits politiques y ont été aigus, avec les luttes pour la réforme politique et le radicalisme qui ont marqué une bonne partie de la première moitié du siècle. C’était également le premier pays où un mouvement ouvrier organisé s’est rapidement constitué. Et il n’y a pas eu de révolution anglaise après le xviie siècle. Cela ferait de la Grande-Bretagne le modèle de la « résolution des conflits sociopolitiques en Europe au xixe siècle ». C’est de l’historiographie de cette absence de révolution qu’on voudrait discuter ici. D’abord, en précisant les grandes configurations historiographiques sur cette question. Ensuite en évoquant quelques-uns des thèmes récurrents dans l’entrelacs des explications sociales et politiques avancées depuis un siècle et demi. La périodisation classique de cette question, discutée outre-Manche en regard des développements continentaux, est donc 1789-1848 ; pour respecter les bornes chronologiques de ce recueil, on s’en tiendra ici au seul xixe siècle, et en particulier à trois séquences classiques – la période 1800-1820, l’agitation pour la Réforme de 1830-2, et celle du chartisme entre 1838 et 1848.
Esquisse historiographique d’une question
4Sans doute peut-on, grosso modo, distinguer trois configurations historiographiques majeures : l’interprétation whig qui émerge au milieu du xixe siècle ; sa remise en cause par les historiens marxistes au milieu du xxe ; et enfin les remises en cause de cette même interprétation marxiste depuis une trentaine d’années.
5Cette question de l’absence de révolution anglaise émerge dès la Révolution française et le premier xixe siècle. Elle trouve peut-être une première réponse aboutie dans l’Histoire de l’Angleterre que l’historien et parlementaire whig Macaulay rédige dans les années 1840.
Et si l’on se demandait ce qui nous a fait différer des autres, résume Macaulay, la réponse est que nous n’avons jamais perdu ce que d’autres cherchent à regagner sauvagement et aveuglément. C’est parce que nous avons eu une révolution conservatrice au xviie siècle que nous n’avons pas eu de révolution destructrice au xixe. C’est parce que nous avions la liberté au milieu de la servitude que nous avons l’ordre au milieu de l’anarchie3.
6Cette vision libérale a été déclinée pendant près d’un siècle. Elle se résume à une métaphore, celle d’une famille de Grande-Bretagne, où on se dispute, où on s’affronte, mais où on ne se fâche pas. Macaulay distingue deux explications majeures, une socio-économique et l’autre politique. D’une part, souligne-t-il, les classes dirigeantes britanniques ont fait preuve de « bon sens » : à mesure que, après 1688, la Grande-Bretagne est devenue une puissance commerciale, les élites foncières ont en effet intégré la bourgeoisie marchande, et elles ont adopté des méthodes capitalistes d’exploitation agricole. D’autre part, sur le plan politique, le système politique britannique a été ouvert : le parlementarisme, un état répressif relativement faible, avec une marine forte en comparaison des troupes terrestres, et une attitude relativement tolérante à l’égard des protestations populaires au xviiie siècle, ce qui expliquerait à son tour l’absence de réel sentiment révolutionnaire.
7Cette vision a été écornée par une série d’historiens inspirés par le marxisme dans les années 1950, 1960 et 1970, qui ont soutenu qu’à différentes périodes le pays a été sur le point de « basculer », et qu’il s’en est fallu de peu. C’est, par exemple, ce qu’a développé Edward Thompson dans son ouvrage classique, La formation de la classe ouvrière anglaise4, centré sur la période 1790-1832 : Thompson explique que le sentiment insurrectionnel est très fort pendant toute cette période, et il étudie en particulier plusieurs mouvements ou groupes qui n’ont pas réussi, ou pas explicitement voulu renverser le pouvoir, comme les luddites5, mais aussi, avant eux, les jacobins anglais. Thompson, et d’autres depuis, se sont intéressés à ces courants souterrains dont l’étude est d’autant plus difficile que la clandestinité leur était essentielle. Ces groupes se constituent à l’époque même des guerres napoléoniennes, et à la suite de la révolte irlandaise de 1798. On peut citer, par exemple en 1802-1803, la conspiration du Colonel Despard, qui a établi des contacts avec les Irlandais unis, eux-mêmes liés à la France ; et après eux, Peterloo en 1819, le massacre d’une foule rassemblée pour la réforme politique près de Manchester ; la conspiration de Cato Street en 1820, dont quatre dirigeants furent exécutés à la suite d’une dénonciation ; et plusieurs autres mouvements des années 1800-1820. Cela a conduit à de nombreuses études sur des groupes, parfois petits, de conspirateurs – à l’instar des « prophètes », des « révolutionnaires » et des « pornographes » qui forment les « bas-fonds radicaux » étudiés par Ian Mc Calman6.
8Plusieurs historiens ont contesté que l’existence de tels groupes ait eu une importance réelle, suffisante pour pouvoir jouer un rôle révolutionnaire. Aux yeux de Iorwerth Prothero, par exemple, également spécialiste d’histoire sociale française, l’essentiel était ailleurs, car le risque de révolution ne réside pas dans des groupes isolés de conspirateurs, mais dans l’action à visage découvert de masses insurgées7. Cette hypothèse de masses insurrectionnelles a été soulevée pour d’autres contextes. Ainsi, en 1830-1832, le pays est l’objet d’une campagne intense pour la réforme politique, en particulier l’élargissement du droit de vote. Eric Hobsbawm, un autre représentant de l’anglo-marxisme, notait : « à aucun autre moment [1815-1845] depuis le dix-septième siècle, ne peut-on autant parler de larges masses comme révolutionnaires, ou discerner au moins un moment de crise politique (entre 1830 et le Reform Act de 1832) où quelque chose comme une situation révolutionnaire aurait pu prendre forme8. » Les deux années qui précédèrent l’adoption du Reform Act, qui étend le doit de vote à une partie de la middle class anglaise, furent en effet marquées non seulement par des réunions publiques de masse, mais également par de nombreuses attaques physiques contre des lords et des évêques ayant voté contre la réforme, ainsi que par une agitation dans les campagnes, des émeutes rurales (Swing Riots), etc.9.
9Les whigs, en particulier, ont cherché à éviter une répétition de la situation de 1819 quand la petite bourgeoisie s’était radicalisée : ils ont voulu lui donner le droit de vote en 1832 pour éviter une révolution. Les troubles ruraux et agraires de 1830 et 1831, l’apparente disparition du respect à l’égard du rang social, de l’autorité et de la propriété, faisait peur. La stratégie des whigs reposait sur l’adoption aisée de la réforme par le Parlement, mais cela fut une erreur car les Communes et les Lords rejetèrent le projet de loi de réforme, ce qui donna lieu à une agitation sans précédent, c’est-à-dire le contraire même de ce qu’ils escomptaient. Ils regrettaient amèrement d’avoir soulevé la question, mais ne pouvaient plus faire machine arrière. Et ils ont continué pour des raisons conservatrices – renoncer à la réforme pouvait déboucher sur une révolution –, amenant le Roi à menacer les tories de la création de nouveaux Lords, création qui leur aurait ôté la majorité à la Chambre haute. En mai 1832, il y avait une crise véritable, une immense agitation, de la désobéissance civile et même, pendant quelques jours, plus vraiment de gouvernement10. Le Reform Act a été adopté et la crise est passée, mais elle avait été extrêmement sérieuse. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de révolution ? George Rudé répond que une direction issue des classes moyennes est nécessaire pour qu’une révolution aboutisse, et qu’en 1831-2, « personne d’important ne voulait une révolution11 ». Et on aurait là une des réponses essentielles : l’absence de direction révolutionnaire, issue des classes moyennes.
10Cette même question fut de nouveau posée à propos du chartisme, un mouvement politique qui, de 1838 à 1848 environ, rassembla des dizaines de milliers d’activistes et des centaines de milliers voire des millions de pétitionnaires. Dans un premier temps, les chartistes organisèrent des rassemblements armés et même un assaut, le soulèvement de Newport, en novembre 1839. Les raisons pour lesquelles ils renoncèrent ensuite à s’armer et à renverser le pouvoir par la force s’il ne cède sous la contrainte de la pétition, étaient multiples. Mais ils furent l’objet d’une dure répression. John Saville et d’autres ont soutenu que dans la première moitié du xixe siècle, l’état britannique s’était renforcé, que les organisations subversives étaient systématiquement infiltrées, les leaders arrêtés, et que même si on n’exécutait plus pour raison politique après 1832, les peines de prison et surtout les déportations étaient systématiques et particulièrement lourdes12. On est là donc loin du succès de la conciliation – ce serait plutôt par une répression méthodique que l’état britannique aurait contenu la vague chartiste, du moins dans sa phase la plus aiguë, c’est-à-dire 1838-42.
11John Belchem, historien du chartisme et du radicalisme de Henry Hunt, un agitateur radical de la période qui suit immédiatement les guerres napoléoniennes, a ensuite analysé la nature de la mass platform et l’usage par les radicaux qui la portaient de l’intimidation, de la confrontation13. Et James Epstein a mené un travail parallèle sur Feargus O’Connor, le grand dirigeant chartiste, dont la devise (« Pacifiquement si nous le pouvons, par la force si nous le devons ») résumait la ligne d’action : l’action de masse provoquerait la répression, à laquelle il serait répondu par l’insurrection spontanée14. Mais en fait, après 1842, les meetings armés prirent fin au vu de l’évidence de la puissance étatique, et la tentative d’une grève nationale échoua. Dans les années 1840, les libre-échangistes de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains adoptèrent d’autres méthodes, centrées en particulier sur l’agitation électorale, et c’est également ce que firent les réformateurs des années 1850 et 1860.
12Cependant, les interprétations marxistes, qui prévalaient jusqu’aux années 1970, ont connu un certain nombre de remises en cause depuis ; et aujourd’hui la majorité des spécialistes de cette période répondraient sans doute à cette même question que non, l’Angleterre n’était pas au bord de la révolution, qu’il existait de nombreux facteurs s’y opposant, que l’absence de révolution n’a pas été fortuite mais qu’elle était dans l’ordre des choses. Dans une certaine mesure, des explications anciennes sont reprises, tandis que d’autres interprétations ont émergé. On voudrait maintenant en faire l’inventaire rapide, suivant les lignes de l’excellent ouvrage qu’Edward Royle a tout entier consacré à cette question15.
Quelques explications récurrentes
13On ne reviendra pas sur les questions de la nature des mouvements protestataires, minorités conspiratives ou pas, et de l’absence de direction révolutionnaire issue de l’intelligentsia, des classes moyennes, évoquées ci-dessus.
14La question de la cohésion sociale a souvent été évoquée, à commencer par les contemporains eux-mêmes. John Stuart Mill note ainsi :
Les Anglais, quel que soit leur rang, quelle que soit leur classe, sont au fond du coeur des aristocrates. Ils ont un certain sens de la liberté, ils lui accordent de la valeur, mais l’idée même d’égalité leur est étrangère et les choque. Ils ne détestent point avoir beaucoup de monde placé au-dessus d’eux du moment qu’il y en a aussi en dessous. Ils n’ont donc jamais sympathisé et, dans l’état d’esprit actuel, ils ne sympathiseront jamais, avec aucun parti vraiment démocratique ou républicain d’un autre pays16.
15Et l’importance du rang social, de la déférence et du paternalisme a souvent été avancée pour expliquer l’absence de révolution. Au début des années 1980, Ian Christie a insisté sur cette cohésion sociale17. Le propos de Christie concernait surtout la Révolution française et la question est de savoir si son argument vaut également pour la période qui suit la new Poor Law de 1834. Après la réforme de la législation sur la pauvreté, l’assistance publique est moindre, mais elle semble néanmoins avoir continué de jouer un rôle important. De façon plus générale, depuis vingt ou trente ans, les historiens britanniques du social ont minoré les antagonismes de classe – c’est patent dans la Cambridge Social History of Britain, qui ne compte, sur les 1 400 pages de ses trois volumes, pas un chapitre sur les classes sociales18. Se différenciant nettement des approches des années 1960 ou 1970, l’ouvrage met l’accent sur la force de la tradition du libéralisme mâtiné de bénévolat, de l’esprit civique, et des institutions de cohésion sociale : la philanthropie et la charité, l’intervention de l’état. Si on lit successivement Edward Thompson et F. M. L. Thompson, on a quasiment l’impression d’avoir affaire à deux sociétés différentes. La Cambridge Social History of Britain est essentielle, mais l’école qu’elle représente ne fait pas consensus ; Gareth Stedman Jones ou Geoffrey Crossick, par exemple, lui reprochent ainsi de dresser un tableau un peu avantageux, qui néglige le caractère central des inégalités sociales ainsi que la dureté de la culture évangélique et de l’esprit libéral envers toute une fraction de la population (ouvriers, pauvres, femmes, enfants, Irlandais, déviants, etc.). Mais le retour à une histoire plus heureuse de la société britannique et des relations entre les groupes sociaux est un aspect de l’évolution des vingt dernières années.
16De même, le rapport entre la capitale et les provinces a souvent été mis en avant. Les publicistes victoriens jugeaient cette relation totalement déséquilibrée. « Paris gouverne la France et une poignée d’hommes de la populace gouvernent Paris19 », s’indignait en 1848 Lord Brougham, comme tant d’autres qui y voyaient une des raisons pour lesquelles, à leurs yeux, une petite minorité pouvait ainsi exercer son pouvoir sur la grande majorité : « la monarchie [a] encore été renversée et une république rétablie en France par un seul tumulte urbain20 ». Cette emprise s’expliquait par la centralisation dont la France avait fait l’objet depuis deux siècles, de Louis XIV à Napoléon, en concentrant toute la force de l’état, « tant morale que physique21 », dans la capitale. Cette concentration, parfois détectée, comme dans la revue tory Blackwood’s Edinburgh Magazine, dans tous les pays d’Europe en révolution, faisait de la province la simple chambre d’enregistrement des décisions de la capitale. Il suffisait alors à « la populace armée, les prétoriens de la capitale22 » de s’emparer du pouvoir à Paris pour diriger le pays. Dans les cercles radicaux britanniques, cherchant à expliquer la singularité britannique, on se penchait également sur cette question. En 1849, l’owenien et chartiste George Jacob Holyoake donne une conférence à Londres sur la question « Pourquoi n’avons-nous pas eu de révolution en Angleterre23 ? » Il répond que l’individualisme, l’absence d’organisation unie et de direction reconnue ont joué. Mais aussi : « Nous avons des villes égales. Quand Paris est conquise, la France se soumet ; mais quand Londres sera prise, il y aura Birmingham, Liverpool, Manchester, Glasgow, Edimbourg à maîtriser. Une révolution ici ne pourrait être effectuée que par une guerre civile. Un gouvernement provisoire à Londres serait inutile sans un Cromwell24. » En fait, avec 10 % de la population britannique en 1851, Londres était alors proportionnellement plus grande que Paris (3 % des Français). Il est vrai que Londres n’était qu’une grande ville parmi d’autres, mais en même temps des grandes villes comme Lyon, Marseille ou Toulouse étaient peut-être plus indépendantes de Paris que Birmingham, Manchester ou Sheffield ne l’étaient de Londres. La presse était plus centralisée en Angleterre, où la presse de province jouait un rôle secondaire. Dans les années 1830 et 1840, c’est vers Manchester, le berceau de l’industrie cotonnière moderne, un type de ville nouveau, la « ville choc », que se tournaient les regards de ceux qui redoutaient une révolution anglaise. Et si une révolution avait touché Manchester, elle n’aurait pu l’emporter sans s’étendre à Londres. Mais l’argument de Holyoake peut être retourné : la dispersion de la population industrielle outre-Manche pouvait également rendre plus difficile le maintien de l’ordre
17Depuis Elie Halévy, la question du poids de la religion revient. Dans son Histoire du peuple anglais au xixe siècle, Halévy soutenait que le poids de l’évangélisme, du méthodisme en particulier, dans les milieux d’ouvriers qualifiés, avait sauvé les élites britanniques. Edward Thompson a également expliqué que « le pouvoir de la croix », le méthodisme, donnait aux ouvriers un autre sens d’appartenance à une communauté, leur offrait une sorte de soupape de sûreté spirituelle Cette approche est toujours débattue, non pas dans l’idée générale du poids de la religion dans la Grande-Bretagne du premier xixe siècle, mais dans les milieux sociaux qu’elle a réellement touchés. Alors que l’ « irréligion » de la classe ouvrière au milieu du xixe siècle était un postulat relativement partagé il y a trente ans, on insiste maintenant plutôt outre-Manche sur une sécularisation bien plus tardive, parfois même dans les années 196025. De toutes les façons, le lien indissoluble entre la religion et l’état – à travers l’église établie, la présence des évêques au Parlement, etc. –, et le poids du non-conformisme, au moins dans les classes moyennes, ont joué leur rôle.
18On l’a évoqué, les historiens marxistes avaient insisté sur le passage, dans la première moitié du xixe siècle, d’un état quasi inexistant à un état protéiforme, aux institutions répressives diverses et multiples, depuis les milliers de soldats envoyés contre les luddites, jusqu’aux quelque 85 000 special constables, des supplétifs assermentés et enrôlés contre les chartistes le 10 avril 1848, en passant par les yeomen enrôlés localement, qui massacrent la foule rassemblée à St Peter’s Fields le 16 août 1819. On en revient là à la question de l’adhésion des classes moyennes au régime, une différence notable avec Paris et la France. Par ailleurs, la création en 1829 de la Metropolitan Police londonienne, qui acquiert une autorité morale et toute une expérience dans la gestion des grands rassemblements, dans la dispersion des foules, a joué un rôle important dans la capitale26.
19Enfin, plusieurs historiens soulignent de nouveau le rôle du Parlement dans la résolution des conflits politiques. On n’en fait plus l’institution démocratique que les libéraux y voyaient il y a un siècle. Mais on observe que le Parlement britannique devient, dès la première moitié du siècle – c’est-à-dire avant même que le suffrage soit acquis dans les classes laborieuses des villes et des campagnes – une institution centrale. C’est vrai en particulier de la Chambre des communes, qui était pourtant censée représenter les divers « intérêts », et en aucun cas le peuple. En fait, les Communes étaient devenus la principale institution. Et plus qu’ailleurs en Europe, y compris dans les autres monarchies constitutionnelles, leur importance faisait de Westminster désormais plus qu’un corps législatif. Les tisserands qui veulent de meilleurs salaires, les luddites, les démocrates qui demandent que le scrutin soit élargi, s’adressent par voie de pétition au Parlement, qui reconnaît à ce moyen d’action une représentation de l’ « opinion publique ». Les couches qui se mobilisent font ainsi pression sur le Parlement, par des moyens mis au point dès le xviiie siècle : pétitions, journaux, meetings de plein air, qui impliquent ceux qui ont le droit de vote, et ceux qui ne l’ont pas. Avant même que les Communes ne soient réellement élues par la grande masse des Britanniques, elles sont déjà le point de convergence des luttes extra-parlementaires, souligne notamment Iorwerth Prothero27.
20Enfin, on a également cherché à renverser la question : demander pourquoi il n’y a pas eu de révolution en Grande-Bretagne sous-entend que la révolution est normale ou dans l’ordre des choses. Or, souligne par exemple Iorwerth Prothero, la révolution n’était vraiment pas commune en Europe, excepté après la défaite militaire. Dans cette perspective, la question n’est plus l’exception britannique, mais… l’exception française. Même en 1848, l’année des révolutions, seule une minorité des pays européens ont connu une révolution, la grande majorité restant à l’écart du printemps des peuples.
***
211848 est également l’année de la troisième et dernière grande pétition chartiste, et les historiens de ce mouvement s’accordent à dire, quel que soit leur paradigme interprétatif, qu’il n’est pas alors parvenu à mobiliser des forces comparables à ce qu’elles avaient été en 1839 et 184228. Alors que le pouvoir venait d’être renversé à Paris, Vienne et Berlin, on a certes redouté dans les cercles gouvernementaux londoniens l’hypothèse d’une tentative insurrectionnelle des chartistes contre le pouvoir. Lors du grand rassemblement du 10 avril 1848, le pouvoir a, d’une part, mobilisé les classes moyennes de la capitale, dont quelque 85 000 membres ont été enrôlés comme special constables, c’est-à-dire comme supplétifs volontaires des forces de l’ordre. Et d’autre part, il a cherché et réussi à négocier avec les dirigeants chartistes, dans une tentative de « résolution du conflit » tout à l’anglaise. Quand, lundi 10 avril 1848 vers 11 h, la grande procession chartiste arrive sur son lieu de rassemblement, Kennington Common, au sud de la capitale, le commissaire de police Richard Mayne rencontre le dirigeant chartiste Feargus O’Connor dans un pub aux abords du terrain, et l’avise, comme il s’en explique dans son rapport, que les chartistes ne seront pas autorisés à franchir la Tamise pour aller en masse à Westminster, apporter leur pétition29. Feargus O’Connor acquiesce, et les chartistes se disperseront dans le calme, ne franchissant pas la Tamise en direction du Parlement.
22Par la suite, la menace d’une révolution ne se pose plus véritablement en Grande-Bretagne. Les années 1850 voient le radicalisme politique décliner, des organisations syndicales émerger, etc. Désormais, éviter une révolution n’est plus une question, c’est un fait acquis ; et à aucun autre moment au cours du xixe siècle, les autorités ne redouteront de menace réelle pesant sur la « fabrique sociale ».
Notes de bas de page
1 Alphonse de Tocqueville, « Voyages en Angleterre », in Œuvres complètes, vol. v, éd. Jean-Pierre Mayer, Paris, Gallimard, 1958, p. 42-3
2 Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Paris, éditions sociales, 1973 (1844), p. 359.
3 Thomas Babington Macaulay, History of England from the accession of James II, Londres, 1848 (traduction de l’auteur).
4 The Making of the English Working Class, Londres, Victor Gollancz, 1963 (traduction française, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard/Seuil, 1988).
5 Voir le chapitre de François Jarrige dans ce recueil.
6 Ian McCalman, Radical Underworld : Prophets, Revolutionaries and Pornographers in London, 1795-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
7 Iorwerth Prothero, article inédit sur l’ « exceptionnalisme » britannique en matière de révolution. Mes remerciements à Iorwerth Prothero pour m’avoir communiqué cet article. Voir également son Radical artisans in England and France, 1830-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
8 Eric J. Hobsbawm, Industry and Empire, Londres, Pelican, 1968, pp. 72-73.
9 Eric J. Hobsbawm, George Rudé, Captain Swing, Londres, Lawrence and Wishart, 1969.
10 Boyd Hilton, A Mad, Bad and Dangerous People ? England 1783-1846, Oxford, Oxford University Press, 2006.
11 George Rudé, « Why was there no Revolution in England in 1830 or 1848 ? », in Manfred Kossok (ed.), Studien über die Revolution, Berlin, Akademie Verlag, 1969, p. 231-244.
12 John Saville, 1848. The Chartist Movement and the British State, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; John Saville, The Consolidation of the Capitalist State, 1800-1850, Londres, Pluto Press, 1994.
13 John Belchem, « Henry Hunt and the evolution of the mass platform », English Historical Review, n° 93, 1978 ; John Belchem, « 1848 : Feargus O’Connor and the collapse of the mass platform », in James Epstein and Dorothy Thompson (eds.), The Chartist Experience : Studies in Working-Class Radicalism and Culture,1830-1862, Londres, Macmillan, 1982.
14 James Epstein, The Lion of Freedom : Feargus O’Connor and the Chartist Movement, 1832-1842, Londres, Croom Helm, 1982.
15 Edward Royle, Revolutionary Britannia ? Reflections on the Threat of Revolution in Britain, 1789-1848, Manchester, Manchester University Press, 2 000. Le lecteur francophone pourra également être intéressé par le numéro des annales historiques de la révolution française consacré aux îles Britanniques face à la Révolution française, sous la direction de Pascal Dupuy et Harry Dickinson (AHRF, 2005/4).
16 « The English, of all ranks and classes, are at bottom, in all their feelings, aristocrats. They have some conception of liberty, & set some value on it, but the very idea of equality is strange & offensive to them. They do not dislike to have many people above them as long as they have some below them. And therefore they have never sympathized & in the present state of mind never will sympathize with any really democratic or republican party in other countries. » Lettre à Mazzini, 15 avril 1858, in John Stuart Mill, The Later Letters of John Stuart Mill 1849-1873, F. E. Mineka et D. N. Lindley (eds.), Toronto, Toronto University Press, 1972, vol. II, p. 553 (traduction de l’auteur).
17 Ian Christie, Stress and stability in Late-Eighteenth Century Britain, Oxford, Oxford University Press, 1984.
18 F. M. L. Thompson (ed.), Cambridge Social History of Britain, 1750-1950, 3 vol., Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
19 Lord Brougham à la Chambre des lords, Morning Chronicle, 13 avril 1848.
20 Anonyme [Archibald Alison], « The Revolutions in Europe », Blackwood’s Edinburgh Magazine, vol. LXIII, n° 391, mai 1848, p. 638.
21 Ibid., p. 640.
22 Ibid., p. 641.
23 George Jacob Holyoake, « Why have we had no revolution in England ? », cité in Edward Royle, op. cit., p.148.
24 Ibid., p. 148.
25 Voir en particulier la thèse de Callum Brown, The Death of Christian Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 2 000.
26 Frederick C. Mather, Public order in the age of the Chartists, Manchester, Manchester University Press, 1959 ; David Goodway, London Chartism, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; John Saville, 1848 : the British State and the Chartist Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
27 Iorwerth Prothero, op. cit.
28 Voir, par exemple, Dorothy Thompson, The Chartists, Popular Politics in the Industrial Revolution, Londres, Temple Smith, 1984.
29 National Archives, HO 45/2410 (Part 1), Folio 453.
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