La crise luddite et les voies de la résolution du conflit (Angleterre, début du xixe siècle)
p. 63-73
Texte intégral
1Si l’Angleterre de la première moitié du xixe siècle ne connaît pas de bouleversements révolutionnaires équivalents à ceux qui ont lieu sur le continent, le pays expérimente néanmoins quelques grands conflits sociopolitiques1. L’épisode luddite, qui s’étend entre 1811 et 1816, en est sans doute l’un des plus marquants. Durant plusieurs années, les trois principaux comtés industriels du nord de l’Angleterre se sont trouvés dans une situation quasi-insurrectionnelle. Des violences d’une grande ampleur, associant la destruction des machines, les menaces proférées contre des fabricants et des magistrats, mais aussi des assassinats et des vols, ont entretenu pendant de longs mois le spectre d’une insurrection généralisée dans le Pays. À partir de mars 1811, des ouvriers des Midlands commencent à briser des métiers. Dans les mois qui suivent, les tisserands des secteurs cotonniers autour de Manchester, puis les tondeurs du Yorkshire, les rejoignent. La pratique des destructions de machines n’avait rien de neuf à l’époque2. Mais, pour la première fois, les révoltes de 1811 acquièrent une ampleur nationale que ne possédaient pas les émeutes dispersées antérieures. En 1811, les ouvriers insurgés se donnent par ailleurs un leader unique : le général Ludd, du nom d’un supposé apprenti nommé Ned Ludd qui, selon la Nottingham Review, aurait brisé un métier à tisser chez son maître en 1779. Durant plusieurs années, les révoltés des régions industrielles signent leurs pétitions et leurs menaces de ce nom qui devient peu à peu un mythe unificateur3.
2Cet épisode s’enracine d’abord dans une conjoncture de crise qui entraîne la baisse des salaires réels et des tensions accrues sur le marché du travail. Le Blocus continental ferme les marchés européens aux productions britanniques et les ordres en conseil, adoptés par le roi au début de 1811, aboutissent à la fermeture du marché américain. La hausse des prix du grain, le manque d’ouvrage et l’avènement des nouveaux procédés techniques de production se conjuguent pour accroître la misère. En juin 1811, un comité d’enquête parlementaire révèle ainsi qu’à Manchester et dans ses environs, sur 9 000 ouvriers des filatures, 3 000 seulement étaient employés, 2 500 travaillaient à mi-temps et les 3 500 autres chômaient4. Or, cette crise conjoncturelle intervient également au terme d’une phase de dérégulation : en 1809, le Parlement abroge les règlements datant du xvie siècle qui encadraient le marché du travail et régulaient la concurrence en interdisant par exemple l’usage des gig-mills (laineuses). Pour Edward P. Thompson, « l’apparition du luddisme se situe au point critique de l’abrogation de la législation paternaliste et de l’imposition aux travailleurs, contre leur volonté et leur conscience, de la politique économique du laissez-faire5 ». L’explosion du luddisme correspond également à la période de répression accrue des syndicats et des associations depuis l’adoption des lois sur les associations (Combination Acts) en 1799-1800. Ces lois, qui ne seront abrogées qu’en 1824-1825, contraignent les organisations syndicales à se réfugier dans la clandestinité et le secret. Répression, crise sociale et disparition des anciennes protections juridiques, tous ces facteurs contribuent à expliquer le déclenchement de la crise et des violences ouvrières au temps du luddisme.
3Face à l’ampleur des violences, les élites politiques et économiques britanniques ont déployé une vaste panoplie de moyens pour tenter de résoudre le conflit. La diversité des modes d’action ouvriers et de leurs enracinements sociaux ont fait de l’agitation luddite un moment extraordinairement complexe, propice à toutes les interprétations et à toutes les lectures6. C’est pourquoi, la première étape de la résolution de la crise passe par la caractérisation du conflit et la fixation de ses frontières. Les autorités britanniques déploient ensuite deux types de stratégies parallèles : le recours massif à la répression et l’imposition d’un discours économique chargé de rendre illégitimes et indicibles les revendications ouvrières.
De la crise sociale à la menace révolutionnaire : les significations du conflit
4À l’époque, dans la presse comme lors des débats au Parlement, les contemporains ont d’abord eu du mal à caractériser ces violences sociales. Les cortèges de briseurs de machines qui parcouraient les campagnes des Midlands et du Lancashire suscitaient l’incompréhension et l’effroi. Alors que, pour certains, il s’agissait de simples émeutes de la misère, pour d’autres, les émeutes dissimulaient une menace révolutionnaire plus profonde. La crise luddite des années 1811-1812 résiste à toute caractérisation immédiate. C’est une crise sociale extraordinairement complexe, parce qu’elle met en œuvre des groupes et des méthodes d’actions diverses. Chacun des trois groupes ouvriers impliqués dans les destructions de machines était mus par des motivations différentes. Les tisserands à bras du Lancashire commençaient à voir avec inquiétude se répandre les premiers power loom (métiers mécaniques), mais ils restaient encore peu nombreux et c’est surtout les revendications salariales qui les poussaient à agir. Dans les Midlands, la mécanisation n’était pas du tout en cause, puisque les métiers existaient sans changements majeurs depuis deux siècles. Seuls les tondeurs du Yorkshire placent au cœur de leurs revendications l’arrêt de la mécanisation (les laineuses mécaniques et les tondeuses) qui menaçait leur savoir-faire et leur emploi7.
5L’unité de la crise luddite réside surtout dans le regard que les contemporains portèrent sur elle dès l’époque des évènements. Les formes de résolution du conflit mises en œuvre étaient étroitement liées à la définition et aux frontières qu’on allait lui assigner. Pour ceux qui s’étaient émus de la misère ouvrière, la destruction des machines et les émeutes dans les comtés textiles étaient d’abord le résultat de la crise économique, de la guerre contre Napoléon et des pratiques immorales des fabricants qui faisaient pression sur les salaires. Ainsi le député de Nottingham à la chambre des Communes, John Smith, critique-t-il l’esprit mercantile des fabricants de bas qui aggrave la misère ouvrière. Le poète Byron, originaire de la région de Nottingham et jeune lord de tendance Whig, voit quant à lui dans ces révoltes l’expression légitime de la condition misérable des ouvriers du Nottinghamshire. Pour lui, les luddites ne sont coupables que du « crime de pauvreté8 ».
6Ces interprétations sociales et compréhensives de la crise légitiment la conciliation avec les émeutiers par l’adoption de mesures de secours pour atténuer les effets de la misère. Mais elles sont rapidement contrecarrées par d’autres interprétations qui voient dans la crise une menace révolutionnaire de plus grande portée. Plusieurs évolutions du mouvement luddite et des modes d’action ouvriers semblent légitimer cette lecture. Tout d’abord, la diffusion de l’idiome Luddite à partir de Nottingham vers les autres régions textiles, et la généralisation des lettres de menace signées par un mystérieux Ned Ludd, semblent accréditer l’idée d’un mouvement coordonné disposant d’une organisation secrète9. Pour les ouvriers, il s’agissait d’une stratégie visant à donner du poids à l’action ouvrière en la dotant d’un caractère collectif, voire unitaire, ce qui, en retour, contribue à accroître la peur des élites et l’exagération de l’ampleur des troubles. Par ailleurs, l’évolution des stratégies d’action des ouvriers préoccupe au plus au point les autorités : au cours de l’année 1812, les destructions de machines laissent peu à peu la place à d’autres formes d’action comme les collectes d’armes, le vol d’argent et de munitions. Les rapports des espions signalant des réunions nocturnes et clandestines ainsi que le développement de la pratique des serments secrets font craindre des préparatifs révolutionnaires de grande ampleur. Par ailleurs, l’assassinat, le 11 mai 1812, du chancelier Perceval qui avait reçu plusieurs lettres de menaces signées du « Genl. Ludd » semble accréditer ces peurs. L’assassinat est d’ailleurs abondamment applaudi par la foule dans le Lancashire et le Cheschire, les tricoteurs sur métiers du Nottinghamshire le célèbrent par un feu de joie. La formation du gouvernement de Liverpool en juin 1812, en remplacement de celui de Perceval, marque une étape dans le durcissement de la politique de répression du gouvernement tory contre les ouvriers révoltés.
7La principale peur des opposants au luddisme était qu’une insurrection armée ou une rébellion contre le gouvernement ne soit planifiée. C’est cette croyance, réelle ou imaginaire, qui explique l’ampleur de la répression. De nombreux témoignages évoquent la crainte d’un soulèvement révolutionnaire. Le 19 avril 1812, Ralph Wright, un magistrat de Flixton, informe le Home Secretary qu’un soulèvement général est fixé au 1er mai10. En juin 1812, le vice lieutenant du West-Riding écrit que le pays est « sur le chemin d’une insurrection ouverte ». Les rumeurs les plus folles, entretenues par les rapports d’espions et la peur, circulent dans le pays : elles évoquent des liens avec la France napoléonienne ou l’existence d’un comité central siégeant à Londres. Par ailleurs, dans leurs rapports au Home office, les magistrats locaux du Yorkshire ont tendance à exagérer l’ampleur des menaces et à accorder foi aux rumeurs pour justifier l’envoi de troupes nombreuses. Au niveau du pouvoir central, en revanche, les autorités font preuve de davantage de prudence et de retenue : le général Maitland, qui va être envoyé à la tête de l’armée dans les comtés textiles, note ainsi qu’ « aujourd’hui, ces mouvements révolutionnaires se limitent en général aux couches inférieures de la population […], aucun accord, ni aucun projet n’existe au-delà de ce qui se manifeste dans les actes de violence quotidiens11 ». Dans un premier temps, les autorités centrales londoniennes n’interviennent pas directement dans la répression du conflit, laissant l’initiative aux magistrats locaux. Il faut attendre février 1812, alors que les violences s’atténuent autour de Nottingham, pour que la question soit débattue devant le Parlement.
Une répression féroce
8À partir de février-mars 1812, le Parlement adopte en effet une série de mesures exceptionnelles pour réprimer les désordres. Le 5 mars 1812, le gouvernement tory de Spencer Perceval fait voter une loi condamnant les destructeurs des métiers textiles à la peine de mort12. À côté de cette loi célèbre, d’autres mesures sont prises pour doter la répression d’un arsenal législatif exceptionnel : en mars 1812, la loi « de surveillance et de vigilance » (Watch and Ward Act) est votée. Elle contraint tous les hommes âgés de plus de 17 ans et payant le « poor rate » à assurer des services de garde pendant la nuit. Dans la première semaine de mai 1812, la prestation d’un serment secret devient un crime. Une autre loi promettait le pardon aux luddites avouant leurs méfaits, une autre donnait aux juges de paix du comté des pouvoirs de police exceptionnellement étendus. Dès l’année suivante, toutefois, l’ordre est suffisamment rétabli dans le pays pour que cette législation exceptionnelle commence à être suspendue. Ainsi, à la fin de 1813, on remplace la peine de mort par la peine de la déportation pour les bris de machines et le Watch and Ward Act est abandonné en 181613.
9À cette législation d’exception est associé le déploiement d’une force de maintien de l’ordre de grande ampleur. Le système de contrôle social et l’exercice de l’autorité étaient traditionnellement réduits en Grande-Bretagne. Dans ce pays, il n’existait pas d’armée permanente et le système policier était encore très rudimentaire14. Dans l’ensemble, la Grande-Bretagne connaissait un faible encadrement policier et la paix sociale était maintenue par le consentement des populations au pouvoir et aux lois15. Or, la crise luddite contribue à accélérer l’effritement des régulations antérieures et le déclin de la légitimité des autorités. Dans les nouvelles régions industrielles où se déroule le conflit luddite, le « paternalisme » qui régulait les rapports sociaux s’effrite précocement, laissant libre cour à une violence de grande ampleur. John Bohstedt a souligné que les troubles de l’année 1812 se caractérisent par un durcissement des autorités locales : moins de compassion et de compréhension pour les souffrances populaires et recours croissant à la force16.
10Dans ces conditions, la répression passe par la mobilisation de forces exceptionnelles comme les special constables, les milices ou l’armée. Les rapports des comités spéciaux mis en place pour réprimer les désordres permettent de suivre d’assez près les stratégies de répression17. Les milices de volontaires instaurées au début de la guerre contre la France pour prévenir une invasion sont utilisées massivement18. Mais elles n’étaient pas toujours efficaces, car elles étaient composées d’individus susceptibles de sympathiser avec les émeutiers : lors de l’attaque de l’usine de Cartwright en 1812, par exemple, un membre de la milice de Cumberland chargée de défendre l’usine refuse de faire feu sur les assaillants. On préférait donc l’armée, qui était de plus en plus fréquemment utilisée pour mater les désordres ouvriers19. À l’apogée des violences luddites, ce sont près de 12 000 hommes de troupes qui sont ainsi dispersés dans les comtés industriels. La crise a contribué à légitimer l’usage de l’armée pour réprimer les troubles sociaux et maintenir l’ordre20.
11La résolution du conflit a pris des formes différentes selon les régions, en fonction des rapports de force locaux et de l’attitude des magistrats (conciliante dans le Yorkshire, excessivement zélée dans le Lancashire). Dans le Yorkshire, le magistrat de Huddersfield W. Radcliffe fait preuve, dit le Leeds Mercury, d’une « activité infatigable et intrépide » ; il met en place des réseaux d’informateurs et fait arrêter la plupart des luddites. Dans d’autres villes, en revanche, les magistrats sont divisés et agissent sans coordination ; certains font preuve de compréhension et demandent aux industriels d’augmenter les salaires, d’autres souhaitent installer l’armée dans les villages textiles. Les autorités centrales dénoncent ce manque de coordination21. Les autorités locales s’efforcent de pallier leurs handicaps en créant des petites unités qui reprennent les tactiques de guérilla des ouvriers. Ainsi, une troupe de choc placée sous le commandement du capitaine Francis Raynes, et basée à l’est de Stockport, devait-elle se déplacer la nuit et rester en mouvement permanent pour surprendre les ouvriers pendant leurs actes de destruction22. Les autorités offrent également des récompenses pour l’arrestation des luddites. Des affiches, apposées dans les villes des comtés textiles, appellent à la délation et offrent des récompenses pour l’arrestation des fauteurs de désordre. Par ce moyen, on tente de briser les solidarités et la cohésion communautaire qui constituaient la principale force des émeutiers.
12Les ouvriers arrêtés sont ensuite jugés au cours de procès conçus pour impressionner les populations des régions industrielles. Au total, 150 individus environ sont traduits en justice : en mars 1812, à Nottingham, 7 hommes sont condamnés à la déportation en Australie. En avril et mai, les Assises de Lancaster et Chester condamnent 13 individus à des peines de prison, 25 à la déportation et 22 à mort (12 furent graciés et 10 pendus). En janvier 1813, enfin, 64 hommes sont jugés lors des Assises d’York, qui devaient punir les assassins de Horsfall et les assaillants de l’usine de Rawfolds ; trois autres sont condamnés à mort. Les autorités centrales conçoivent ces condamnations comme des exemples, mais elles cherchent en même temps à limiter l’ampleur de la répression. Ainsi, après le procès d’York, le gouvernement demande-t-il à Radcliffe de relâcher la pression sur les luddites23. Démonstration de force et apaisement alternent pour résoudre la crise. Les autorités utilisent des stratégies pragmatiques : la période du luddisme fut un creuset pour l’élaboration de nouvelles formes de contrôle social en Grande-Bretagne. Mais la répression armée est insuffisante. En détruisant les machines et en s’opposant à la nouvelle éthique du laissez-faire, les émeutiers mettent aussi en cause les fondements de la prospérité britannique24.
L’économie politique et la délégitimation du conflit
13À côté de la politique de maintien de l’ordre et de la répression policière et judiciaire, la résolution de la crise luddite passe aussi par un processus de disqualification des discours luddites eux-mêmes. Lors des émeutes, les luddites se comportent comme « une armée de justiciers » chargée de redresser les torts et de défendre « l’économie morale du métier25 ». Comme les émeutiers durant les troubles frumentaires, les luddites opposent, à la logique du laisser-faire, une défense de la juste rémunération et de l’accès égal au marché. Pour les autorités, la résolution de la crise luddite passe donc également par la lutte contre les idéologies qui soutiennent les violences. Contre les revendications ouvrières en faveur d’une régulation des métiers et d’une limitation des nouveaux procédés techniques accusés de faire baisser les salaires, les économistes expliquent que la mécanisation permet d’accroître la consommation et l’emploi. L’économie politique s’affirme, dans ce contexte, comme une « discipline engagée », chargée de résoudre la crise en enseignant les vrais principes de l’ordre productif26.
14Au Parlement, en février 1812, l’économiste Lord Lauderdale explique ainsi que les ouvriers ont tort de détruire les machines : en permettant à la fois l’augmentation de la production et de la consommation, elles contribuent à la prospérité britannique. Plusieurs années auparavant, il affirmait déjà : « Qu’on détruise toutes les machines, et nous tombons aussitôt dans la condition des sauvages27. » à Manchester, en mai 1812, une affiche adressée aux « hommes égarés qui détruisent les machines » met en garde les ouvriers : « Si vous détruisez vos villes industrielles, vous détruisez la gloire et la force de l’Angleterre et […] vos femmes et vos enfants seront laissés sans pain28. » La représentation de l’industrialisation porteuse d’amélioration des conditions de vie des travailleurs se retrouve également dans la « Lettre aux Luddites » que le radical William Cobbett publie, en 1816, dans son Political Register. Il y invite les ouvriers à cesser les violences contre les machines. La diffusion de ces discours vise à délégitimer les violences ouvrières en propageant les concepts de base de l’économie politique. Comme l’avait déjà souligné Maxine Berg dans The Machinery Question, l’économie politique a imposé sa lecture des violences luddites en les assimilant à des résistances au « progrès », compris comme indissociable du laisser-faire et du machinisme29. Dans La formation de la classe ouvrière, Edward P. Thompson insistait sur la chape de plomb qui recouvre rapidement cette période. Le déploiement de l’armée et l’imposition du langage de l’économie politique rendent inaudibles et anachroniques les violences ouvrières. Après l’apogée de la crise en 1812, et en dépit de quelques résurgences de violences jusqu’au début de 1817, le luddisme disparaît rapidement. À partir de cette date, la crise luddite entre dans la légende et devient, progressivement, un lieu de mémoire de la société industrielle.
Une mémoire plurielle et conflictuelle
15Dans un premier temps, la mémoire du luddisme s’éclipse en Angleterre. Pour les radicaux et les leaders syndicaux des années 1820, il n’était pas bon de rappeler le souvenir de ces violences ouvrières désormais rejetées dans les limbes d’une barbarie pré-industrielle. On trouve néanmoins des traces régulières de résurgences de ces événements dans le milieu des industriels : en 1835, par exemple, à l’occasion d’une enquête parlementaire sur une pétition des tisserands à la main, on interroge un fabricant sur la condition des travailleurs et la discussion dévie vers une comparaison avec la situation à l’époque luddite30. Plus tard, dans les années 1860, un autre fabricant – Anthony J. Mundella – mobilise la mémoire de la crise luddite pour défendre les vertus de la conciliation lors des débats sur l’extension des droits syndicaux31.
16Mais l’impact du Luddisme ne se limite pas aux seules îles britanniques. La crise a également été suivie et disséquée sur le continent, où la Grande-Bretagne était perçue comme le pays phare de l’industrialisation. Les violences apparaissent à beaucoup comme une préfiguration du devenir des sociétés européennes en cours d’industrialisation. Le transfert de la mémoire de cette crise sur le continent s’opère par le biais des émigrés, des voyageurs qui traversent la Manche et surtout par la presse32. L’historiographie insiste en général sur l’impact des crises et des révolutions continentales en Grande-Bretagne33. L’exemple du luddisme illustre une circulation dans l’autre sens. Le luddisme suscite au moins trois types d’usage distincts sur le continent. Parmi certains groupes ouvriers confrontés aux mêmes mutations techniques que celles qui affectaient les luddites anglais, la mémoire du conflit sert d’instrument de légitimation de leur propre demande. À Verviers (Belgique), en 1812, le maire écrit au préfet qu’il reçoit des « rapports de police qui constatent que tous les articles concernant les briseurs de métiers sont goûtés et applaudis » par les ouvriers34. En France, en 1823, alors que la situation économique est difficile, le commissaire de police de Belfort précise dans l’un de ses rapports que « plusieurs ouvriers ont dit qu’il faudrait, comme en Angleterre, mettre le feu à leurs mécaniques et aux fabriques35 ».
17Parmi les autorités locales et les fabricants qui recherchent le soutien de l’état, la réactivation de la mémoire de la crise luddite s’insert dans une visée stratégique. En 1817, afin d’obtenir la protection du pouvoir, l’inventeur d’une scie mécanique qui avait reçu des lettres de menaces des fabricants du faubourg Saint-Antoine exagère l’ampleur des dangers et imagine des liens fantastiques entre les luddites anglais et ceux qui s’opposent à sa mécanique : « La conduite actuelle de ces hommes a une si grande connexité avec celle des luddistes anglais, qu’un pareil noyau peut faire craindre des résultats fâcheux36. » De même, en 1819, le préfet de l’Isère est-il confronté à l’insurrection des tondeurs de Vienne contre l’arrivée des tondeuses. Dans l’un de ses rapports, il rappelle qu’ « il serait prudent d’éviter si possible l’émergence des désordres que les Luddites ont commis en Angleterre37 ». Pour certains observateurs de l’industrialisation, enfin, le rappel des violences luddites permet de critiquer la brutalité de la voie anglaise de l’industrialisation et ses désordres. Villeneuve Bargemont rappelle ainsi le souvenir des « nouveaux luddistes » qui avaient cherché à s’opposer à l’introduction d’une machine chez un fabricant de Montauban lorsqu’il était préfet du Tarn-et-Garonne sous la Restauration38. Hostile à l’industrialisation, le penseur catholique Villeneuve-Bargemont rappelle à plusieurs reprises la mémoire de la crise luddite pour prouver les dangers que courrait la France en suivant le modèle économique anglais.
18La crise luddite, avec ses multiples violences contre les propriétés et les hommes, constitue l’un des principaux conflits sociaux de l’Angleterre du xixe siècle. Sa résolution a nécessité la mobilisation de l’armée et celle des économistes ; il a fallu à la fois contrôler les populations et délégitimer leurs discours. Dans le cas du luddisme, la résolution du conflit a également contribué à sa postérité ultérieure. Le déploiement exceptionnel des forces de l’ordre pour protéger les installations industrielles et l’exécution de certains ouvriers révoltés ont contribué à façonner la mémoire mythologique qui ressurgit à la fin du xxe siècle. Alors qu’ils furent rejetés du côté de l’obscurantisme par l’économie politique du premier xixe siècle, les luddites deviennent aujourd’hui, sous l’action de certains militants « néo-luddites », des héros porteurs d’une nouvelle flamme émancipatrice39.
Notes de bas de page
1 Edward Royle, Revolutionary Britannia ? Reflections on the threat of revolution in Britain, 1789-1848, Manchester, Manchester University Press, 2 000.
2 Eric Hobsbawm, « The Machine–breakers », Past and Present, n° 1, février 1952, p. 57-70 [trad. : « Les briseurs de machines », RHMC, 53-4 bis, supplément 2006, p. 13-28].
3 Katrina Navickas, « The search for ‘‘General Ludd’’ : the mythology of Luddism », Social History, 30/3, août 2005, p. 281-295.
4 François Crouzet, L’Économie britannique et le blocus continental (1806-1813), Paris, Economica, 1987 [1re éd. 1958], p. 770-781.
5 Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard/Seuil, 1988 [1re éd. 1963], p. 491. Sur les débats et hésitations qui précèdent le luddisme, voir Adrian Randall, Before the Luddites. Custom, community and machinery in the English woolen industry, 1776-1809, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
6 Pour une synthèse en français de la grammaire des actions ouvrières et de la diversité de ses enracinements socio-économiques, voir Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, Maisons-Alfort, Ere éditions, 2006, chap. 1.
7 L’abondante historiographie consacrée au luddisme n’a cessé d’insister sur les différences régionales qui caractérisent le mouvement : Frank O. Darvall, Popular Disturbances and Public Order in Regency England, Oxford, Oxford University Press, 1969 [1934] ; Malcom Thomis, The Luddites. Machine-Breaking in Regency England, Newton Abbot, Archon books, 1970.
8 Cobbett’s Parliamentary Debates, vol. XXI, p. 967, voir l’analyse que Julien Vincent propose de la construction contemporaine de ces événements au sein du Parlement, Les Luddites, op. cit., p. 57-67.
9 Kevin Binfield (ed.), Writings of the Luddites, Baltimore/Londres, The John Hopskins University Press, 2004.
10 Malcolm Thomis, op. cit., p. 82
11 Frank Darvall, op. cit., p. 175 ; Edward P. Thompson, op. cit., p. 540.
12 Pour un examen détaillé des débats qui précèdent l’adoption de ce texte voir Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent, op. cit., p. 58 et s.
13 Élie Halévy, Histoire du peuple anglais au xixe siècle. Vol. 1 : L’Angleterre en 1815, Paris, Hachette, 1973 [1912], p. 314.
14 John E. Archer, Social Unrest and popular Protest (1780-1840), Cambridge, Cambridge University Press, 2 000, chap. 6 : « Policing Protest ».
15 John Brewer and John Styles (éd.), an Ungovernable People : the English and their law in the seventheenth and the eighteenth centuries, Londres, Hutchinson, 1980 ; Douglas Hay, Peter Linebaugh, John G. Rule, Edward P. Thompson, Albion’s Fatal Tree, Londres, 1975 ; David Eastwood, Governing Rural England. Tradition and Transformation in local Government (1780-1840), Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 191.
16 John Bohstedt, Riots and Community Politics in England and Wales, 1790-1810, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1983, p. 163.
17 « Report of the Secret Committee of the House of Lords on the Disturbed State of Certain Counties », The Parliamentary Debates, vol. XXIII, 5 mai-30 juillet 1812, Londres, 1812, p. 1029-1039 ; Stanley H. Palmer, Police and Protest in England and Ireland, 1780-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 180 ; Frank Darvall, op. cit., p. 252-253.
18 John Ernest Cookson, « The English Volunteer Movement of the French Wars, 1793-1815 : Some Contexts », The Historical Journal, Vol. 32, n° 4, décembre 1989, p. 867-891 ; Austin Gee, The British Volunteer Movement, 1794-1814, Oxford, Oxford University Press, 2003.
19 Leon Radzinowicz, A History of English Criminal Law and Its administration, vol. IV, Grappliing for control, Londres, 1968, p. 115-123 ; John Bohstedt, « The waning of the Moral Economy : Military Force and the Politics of Provisions, 1740-1820 », Consortium on Revolutionary Europe 1750-1850, 1999, p. 143-152.
20 John A. Houlding, Fit for the Service. The Training of the British Army, 1715-1795, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 74.
21 Malcolm Thomis, op. cit., p. 147-150.
22 Brian Bailey, The Luddite Rebellion, New York, New York University Press, 1998. p. 76.
23 Ibid., Chap. 7 : « Trials and Tribulations ».
24 Adrian Randall, « The Philosophy of Luddism. The Case of the West of England Woolen Workers, ca. 1790-1809 », Technology and Culture, vol. 27, n° 1, 1986, p. 1-17.
25 C’est d’ailleurs le titre que Edward P. Thompson donne au long chapitre qu’il consacre aux Luddites dans La Formation de la classe ouvrière anglaise, op. cit., p. 426-543.
26 Patrick Verley, L’Échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997, p. 27.
27 Lord Lauderdale, Recherches sur la nature et l’origine de la richesse publique, et sur les moyens et les causes qui concourent à son accroissement, trad. de l’anglais, Paris, Dentu, 1808 [1re éd. anglaise 1804], p. 225.
28 Cité dans Brian Bailey, op. cit., p. 110.
29 Maxine Berg, The Machinery Question and the Making of Political Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1980.
30 Report from Select Committee on Hand-Loom Weavers’ Pétitions ; with the Minutes of Evidence and Index, Ordered by The House of Commons to be Printed, 1er juillet 1835, § 1660-1662.
31 Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, op. cit., p. 84-85.
32 La presse napoléonienne, par exemple, rend abondamment compte des désordres et des violences qui ont lieu en Angleterre, voir François Jarrige, « Autour des résistances ouvrières au machinisme dans le secteur textile : paradigme luddite et anglophobie ouvrière dans la première moitié du xixe siècle », dans Sylvie Aprile et Fabrice Bensimon (dir.), La France et l’Angleterre au xixe siècle : échanges, représentations et comparaisons, Paris, Créaphis, 2006, p. 335-350.
33 Fabrice Bensimon, Les Britanniques face à la révolution française de 1848, Paris, L’Harmattan, 2 000.
34 Le maire de la ville de Verviers au préfet de l’Ourthe, Verviers, le 28 mai 1812, Arch. État Liège (Belgique), Fonds Français Préfecture, 689 (8), dossier 8.
35 Cité dans Paul Leuilliot, L’Alsace au début du xixe siècle. Essais d’histoire politique, économique et religieuse (1815-1830), T. II : les transformations économiques, Paris, SEVPEN, 1959, p. 501.
36 Lettre de Lefèvre au ministre de la police générale, Rue de Charenton, n° 22, Paris, le 18 juin 1817, AN., F7 9787.
37 Rapport du préfet, 25 janvier 1819, AN, BB18 988.
38 Alban de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne ou recherche sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe, et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, Paris, Paulin, 1834, vol. 1, p. 7-8.
39 Voir en particulier la traduction récente du plaidoyer néo-luddite de Kirck Patrick Sale, La Révolte Luddite. Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, Paris, Éditions l’échappée, 2006.
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Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008