La création d’un bouc émissaire : la Gendarmerie royale de Paris dans les récits des Trois Glorieuses
p. 51-61
Texte intégral
1Parmi la profusion de récits célébrant les Trois Glorieuses, la prise de la caserne de gendarmerie du faubourg Saint-Martin, au soir du 28 juillet, mérite d’être signalée. Outre les poncifs du genre – éloge des élèves de Polytechnique et de la probité du peuple –, l’épisode met en scène la justice populaire qui s’abat sur des gendarmes dévoyés :
Un détachement de gendarmes est vivement harcelé par une masse de citoyens que guident ces vieux généraux de vingt ans, sortis de l’École Polytechnique, de cette poule aux œufs d’or de Napoléon. Les gendarmes, qui se voient perdus sans ressource, demandent à fraterniser avec le peuple. Conduisez-nous à notre caserne, et nous allons vous livrer toutes nos armes. On ajoute foi à leur parole, on les escorte jusqu’à leur caserne […], ils reparaissent avec des armes… Pour les livrer sans doute… Que vous connaissez mal ces dignes soutiens du parti jésuitique ! Ils en ont toute l’astuce, toute la perfidie dans leur cœur de gendarme. Ces armes, ils les tournent contre le peuple ; ils font pleuvoir les balles sur des ennemis trop confiants, trop généreux.
Misérables ! s’écrient les citoyens indignés, vous paierez cher votre infâme trahison.
Le repaire des brigands est attaqué avec rage ; pris et repris plusieurs fois, il reste enfin au pouvoir des patriotes. Quelle sera leur vengeance ? Ils allument un grand feu ; le feu purifie tout, même ce qui peut avoir appartenu à des gendarmes […], rien n’est dérobé, rien n’est enlevé ; le feu fait justice, après les citoyens1.
2Heurt exemplaire entre le cynisme impuissant de gendarmes rompus aux méthodes de la rue de Jérusalem et l’enthousiasme triomphant des Parisiens, ce combat fait l’objet d’autres versions porteuses d’une même leçon2. La scène est d’autant plus révélatrice qu’elle est fantaisiste, contredite par des témoins plus scrupuleux, qui évoquent une « défense opiniâtre3 », voire une reddition sans résistance4. La ruse des gendarmes relève dès lors de la fiction et sert à légitimer l’incendie, sur lequel, en revanche, tous s’accordent.
3L’écho donné à cette attaque contribue donc à la disproportion entre le rôle effectif des gendarmes et celui qui leur est attribué. Les contemporains insistent sur les violences qu’ils commettent ou subissent. Et pourtant, avec une poignée de tués sur 1 400 hommes, ils ne représentent que 1 à 3 % des pertes militaires pour 13 % des forces du maréchal Marmont5. Un tel écart a toute sa place au sein de la « formidable entreprise de falsification des journées de Juillet », destinée à fixer au plus tôt une mémoire autorisée de la révolution6. Comme celle du peuple7, l’image de la gendarmerie que façonnent ces récits répond à un but politique.
4Or, faute d’intérêt pour l’autre versant de la barricade, le sort des gendarmes n’a guère été envisagé8, alors même que, d’une part, la violence révolutionnaire ne se comprend que par la prise en compte des forces de répression et que, d’autre part, la dissolution des unités compromises s’impose après chaque crise. La diabolisation de la gendarmerie royale de Paris sert à surmonter la crise du maintien de l’ordre, en ménageant un effet de contraste au bénéfice de la garde municipale, qui lui succède, et de la gendarmerie des départements, qui lui survit. Pour saisir l’articulation entre violence et conciliation lors des Trois Glorieuses, le cas de la gendarmerie s’annonce donc pertinent, à condition de distinguer, au-delà des affrontements de Juillet, la part des contentieux antérieurs, dans la mesure où ce sont eux qui modèlent l’exposé des faits.
« Les ordonnances sont lancées, maintenant c’est l’affaire des gendarmes9 »
5L’histoire événementielle de la révolution de 1830 n’est plus à faire10. Le rôle secondaire des gendarmes ressort d’ailleurs de la chronique des combats. L’animosité à leur encontre tient plutôt aux fonctions qu’ils ont assumées, mais que leur zèle aurait dénaturées.
6La dénonciation vise d’abord les tâches policières d’un corps sous l’autorité du préfet de police Mangin, à commencer par l’implication dans la saisie des presses de l’opposition. Les lithographies de Victor Adam représentent certes le calme des gendarmes et de leurs officiers, mais cette présence ostensible excite la colère de la rue parisienne, si réceptive aux rumeurs11. L’hostilité se fixe sur les arrestations abusives, fruits d’une « tactique toute Manginienne » : le 26, « un regard, un signe léger de mécontentement était pour le gendarme avide, autant de motifs d’emprisonnement12 ». À mesure que se dégrade la situation, les procédés arbitraires dégénéreraient en excès tortionnaires. Un marchand de vin prétend que les personnes arrêtées rue Saint-Thomas-du-Louvre, le 27, étaient maltraitées : « J’ai vu, dans le poste, un citoyen renversé par un maréchal des logis de gendarmerie, qui l’a tué à coups de talon de botte et de crosse de fusil13. » Au sommet, l’ordre confié au colonel Foucauld d’arrêter des personnalités libérales confirme la réputation de la gendarmerie, bien que Mangin et Marmont se soient ensuite ravisés.
7Oppressive à l’égard des citoyens, la gendarmerie aurait également servi de police militaire. Au début des troubles, les sapeurs pompiers sont rassemblés dans la cour de la Préfecture, « et là, mêlés aux gendarmes qui doivent les espionner (tel était toujours le rôle de ces bons messieurs), ils reçoivent l’ordre formel de tirer sur le peuple14 ». Ces consignes creusent le contraste avec la troupe. Le 27 juillet, un chef d’escadron de gendarmerie aurait enjoint un jeune officier de ligne de commander le feu15. Si le 15e régiment d’infanterie légère s’est résolu à tirer, le 28 juillet, ce ne serait que « lorsque le colonel, le baron Perregaux, [fut] menacé par la gendarmerie d’être dénoncé16 ». On tient là l’un des buts de ces historiques : fournir des titres de gloire ou du moins de bonnes excuses aux protégés du régime orléaniste.
8La gendarmerie ne s’est pas limitée à ces besognes policières. Force de maintien de l’ordre avant la lettre, elle s’est opposée aux attroupements, mais avec brutalité. Le 27, des gendarmes paraissent au Palais-Royal pour dissiper les attroupements « avec leur gracieuseté ordinaire, c’est-à-dire le sabre au poing », si bien que le duc d’Orléans, averti, leur intime l’ordre de se retirer de son palais17. Les heurts n’en sont que déplacés : rue saint-Honoré, « la Gendarmerie, car elle était encore là comme partout où il y avait du sang à verser, […] invitait, à coups de sabre, les honnêtes gens à se retirer18 ». Incapables de maîtriser le flot de la protestation, les gendarmes sont amenés à affronter la foule à force ouverte. Cette réplique nourrit une vive polémique19, qu’on leur impute les premiers coups de feu20 ou qu’on se contente de dénoncer leurs charges, les passants sabrés et piétinés21.
9Alors qu’il n’existe de conception claire ni du maintien de l’ordre ni de la guerre des rues, la frontière entre ces types d’opération est ténue. Force publique, la gendarmerie a servi d’unité combattante. Des gendarmes ont été intégrés aux colonnes offensives du 28 juillet, d’où le fameux dessin de Raffet – Gendarmes, faites feu –, qui représente des gendarmes à pied accablés de projectiles dans les étroites rues du centre. L’épisode inspire aussi des chansons : on jette « Aux gendarm’s des pot-au-feu. Chaud… chaud… chaud… Assiette et réchaud / S’brisent sur leurs dos ; Y sont coiffés d’pots22 ! » En fait, la gendarmerie n’a guère opéré en formation compacte, et des images plus fidèles montrent, comme celles d’Adam, des gendarmes isolés dans les heurts de la place de la Bastille et du boulevard des Italiens, les 28 et 29 juillet. Des chroniqueurs notent que les colonnes n’étaient qu’ « assaisonnées » de gendarmes23. Il suffit cependant de charges dans le faubourg Saint-Antoine, le 28 au matin, pour les comparer à des « bêtes farouches lancées sur le peuple pour assouvir leur rage dans son sang ». Inversement, l’impuissance des gendarmes sert à creuser la distance entre la troupe et « les acteurs de M. de Peyronnet » – le ministre de la Justice –, ces « gendarmes-Mangin » dont on raille volontiers la lâcheté24.
« La dette du sang a été payée25»
10L’extrapolation du rôle des gendarmes vise à légitimer la violence. Les lithographies d’Adam ou de Tassaert sur l’incendie du poste de la Bourse sont explicites : des témoins, qui font office d’admoniteurs, désignent aux gendarmes prisonniers le corps d’un citoyen tombé sous leurs balles. Ce souci de justification pousse nombre de récits à accorder aux morts du 27 un poids décisif dans la révolution. Cette soif de vengeance prend le pas sur la protestation contre les ordonnances. Aux gendarmes venus disperser la foule, on crie désormais : « Vous avez assassiné nos frères sans armes, Mort aux gendarmes26 ! » Un témoin leur impute la mort d’une jeune femme, brandie en martyre place des Victoires, et rapporte que la troupe de ligne se défausse des victimes sur les gendarmes27.
11Se centrer sur la gendarmerie permet donc de suivre, à l’échelle de la rue, les manifestations de violence et de conciliation. Pour ne pas souiller l’image d’un peuple héroïque, responsable et généreux, les coups portés contre les gendarmes sont présentés comme de justes répliques. L’ombre des représailles populaires sert cependant à plaider un nécessaire encadrement des masses. Quelques scènes sanglantes figurent donc dans les comptes rendus orléanistes. Ici, on évoque « un sergent de ville violent déchiré par la foule, seul sang versé par le peuple hors du combat28 ». Là, on s’attache au lynchage d’un gendarme : le 28, place de Grève, la foule est « repoussée, mutilée, mitraillée. Vengeance ! s’écrient les victimes en expirant. Leurs vœux seront exaucés. Un gendarme, isolé du corps auquel il appartenait, est entouré, du côté de la porte saint-Denis ; et bientôt son cadavre est attaché à l’enseigne appelée l’image de Malvina29 ».
12Dans ces conditions, on peut se vanter d’avoir tué un gendarme, comme le chantera Robert Macaire. Alexandre Dumas raconte comment ses amis Arago et Gauja auraient abattu un gendarme qui chargeait la foule, rue du Bac, le 27 juillet30. Pas de quartier pour les gendarmes : tel est le bruit qui court. Ceux du poste de la Bourse auraient été massacrés31 ; des Anglais racontent à l’ambassadeur Apponyi, en villégiature à Dieppe, que « les combattants des rues avaient exécuté tous les gendarmes qui étaient tombés entre leurs mains32 ». Pour le colonel Foucauld, ces bruits relèvent d’une entreprise de désinformation :
Au nombre des nouvelles terrifiantes jugées par les séditieux propres à seconder leurs desseins, ils crurent devoir faire entrer celles des morts violentes du duc de Raguse, du colonel de la gendarmerie de Paris, et l’extermination de la majeure partie des militaires composant son corps ; ces bruits étaient d’ailleurs naturels et plausibles […] ; on savait quelle était sa fidélité au drapeau, quel était son dévouement au roi33.
13En définitive, rares sont ceux à soutenir que les gendarmes ont fait une grève du zèle qui n’a rien à envier à celle de la ligne, mais que personne n’a voulu remarquer tant elle dérange à la fois l’image légitimiste d’un corps fidèle dans l’adversité et celle, libérale et dominante, d’un corps honni34. Nulle fraternisation n’est possible avec des gendarmes réputés impitoyables. La grâce dont ils bénéficient offre d’édifiantes anecdotes : « rue Richelieu, un gendarme désarmé allait perdre la vie. Arrêtez, s’écrie un jeune avocat, arrêtez, c’est mon frère, il s’élance dans les bras du malheureux, qu’il arrache à une mort certaine35 ». Le soulagement moins apprêté d’un bourgeois du Marais lors de la reddition du poste des Tournelles, le 29 au matin, trahit la peur d’excès gendarmophobes :
quelque haine qu’ils eussent contre les gendarmes, dès qu’ils les virent sans armes, ils les aidèrent à emporter leurs malles, leurs effets, tout ce qui leur appartenait personnellement ; on avait même soin d’accompagner les fugitifs pour qu’il ne leur fût fait aucun mal36.
14Les torts des gendarmes sont enflés pour rendre exemplaires les élans magnanimes. « Quoique la Garde royale, les Suisses et la gendarmerie n’aient point ménagé le peuple, cependant la vie d’un assez grand nombre de militaires de ces corps a été épargnée ; ils ont bu avec le peuple et ont après leur défaite été généreusement sauvés par lui37. » Le plus fameux épisode est celui du sauvetage, le 29 juillet, par Casimir Périer et le docteur Laberge, d’une quinzaine de gendarmes réfugiés dans l’hôtel Polignac, dont le lieutenant Laroche38. La scène est souvent reprise, parce qu’elle fait ressortir la clémence des chefs orléanistes, seuls capables de brider les instincts sanguinaires du peuple, qui menacent de se réveiller39.
La revanche sur les « sicaires de la rue Saint-Denis40 »
15Au total, les gendarmes font l’objet d’un rejet égal à celui des gardes royaux et des Suisses, pour un rôle militaire moindre, mais que compense leur zèle. Si la hiérarchie peut varier au sein de cette triade, celle-ci repose sur une même hostilité politique Il s’agit de réduire une guerre civile à la lutte entre la Cour et la Nation : « Ce nom d’esclaves n’appartient qu’à quelques chefs de la Garde, et surtout aux Suisses et aux gendarmes, vils et criminels agents d’un infâme et criminel Mangin41 ». Face aux citoyens, Charles X n’a pu compter que sur sa garde rapprochée, dont les privilèges excitaient les critiques adressées au budget de la Guerre dès les années 1820. Aussi l’image des mercenaires du pouvoir est-elle développée jusque dans l’acte d’accusation de Persil, commissaire de la Chambre des députés :
La garde royale avait prouvé ses dispositions d’obéissance passive, ainsi que la gendarmerie, que les récompenses reçues pour les fusillades de la rue Saint-Denis n’avaient fait qu’exciter ; mais la ligne sentait d’où elle venait42.
16De fait, les conflits de la fin des années 1820 se surimposent aux combats de 1830. L’insistance excessive sur le rôle de la gendarmerie est une manière de satisfaire un désir de vengeance par le tableau d’une défaite sans appel et d’un châtiment mérité, d’où les accents revanchards de la chanson Conquête de Paris, ou la fuite des gendarmes : « Vous avez cru peut-être / De nous dompter cette fois-ci, / Par quelque coup de fusil, / Comme dans la rue saint D’nis. / De vous Paris est maître, / Gendarmes, Suisses, gardes royaux, / Vainqueurs du Trocadéro, / Vous voilà tous sur le pot ! / Tremblez, en voyant Lafayette / Les gendarmes répètent : / Sauvons-nous, sauvons-nous, sauvons-nous43 ! »
17Le souvenir de la répression des échauffourées de la rue Saint-Denis, en novembre 1827, conditionne l’image des gendarmes dans le récit des Trois Glorieuses. Leur réputation de sang-froid individuel et de savoir-faire d’ensemble dans le maintien de l’ordre en est sortie ruinée. L’opposition libérale insiste sur leurs récompenses (vin, primes, éloges officiels), en lieu et place des sanctions que leurs excès auraient dû leur valoir. L’enquête n’ayant pu identifier les coupables, l’opinion tient l’institution pour responsable et garde l’idée d’une dette de sang, d’une réparation à obtenir pour venger l’affront fait aux Parisiens à la face de l’Europe44.
18L’hostilité contre les gendarmes reflète donc des représentations préexistantes, comme le révèlent les périphrases usuelles : « valets de police », « sbires du pouvoir absolu », « soldats de l’arbitraire », « ennemis de nos libertés », « suppôts du despotisme » ou « satellites brutaux de la royauté ». Au-delà du mépris haineux à l’encontre des gendarmes et de la surenchère des chroniqueurs, cette litanie injurieuse indique que c’est tout un système liberticide qui est visé à travers la gendarmerie, son instrument d’action privilégié. Incarnant l’agression gouvernementale dans la continuité des provocations passées, elle sert de pivot à une interprétation politique des Trois Glorieuses.
19La dénonciation de cet arbitraire a pris la forme d’une vigoureuse campagne de presse à la fin de la Restauration pour la reconnaissance du droit à la résistance. Sur le fond, cette polémique réfute la qualité pénale de rébellion appliquée à la résistance d’un citoyen victime d’une arrestation initialement illégale. Cette lecture stricte du Code pénal – il n’y a rébellion que si l’agent de l’autorité est dans l’exercice de ses fonctions – est doublement subversive. En termes d’ordre public, l’action du pouvoir risque d’être enrayée au quotidien. La résistance est censée être passive, or, dans les faits, elle s’accompagne de violences collectives que les avocats justifient au nom de la faute initiale. En termes politiques, le basculement est décisif : le citoyen se fait juge de la légalité des actes exercés par l’agent de l’autorité. Au-delà, c’est la société qui se saisit d’un droit de contrôle sur les décisions du gouvernement.
20La polémique se nourrit de procès de rébellions relayés par la Gazette des tribunaux, qui en tire la matière d’une jurisprudence nouvelle. La capitale fournit la majeure partie des causes, mais la polémique mobilise aussi les avocats de province. Partout, des rébellions sont exploitées au service de la cause libérale, bel exemple de l’alliance entre « la blouse et la redingote », qui a permis les Trois Glorieuses45.
21Le droit à la résistance a ainsi acquis une forte publicité à la veille de la révolution, et celle-ci peut se lire comme son formidable aboutissement. Rappelons les termes de la déclaration des journalistes : « Le gouvernement a perdu aujourd’hui le caractère de légalité qui commande l’obéissance. Nous lui résistons pour ce qui nous concerne ; c’est à la France à juger jusqu’où doit s’étendre sa propre résistance. » Face à la police, le voisin doit secours à son voisin », exhorte Le Temps, le 28 juillet 1830. L’intervention des gendarmes de Paris assure la continuité entre les débats judiciaires et les combats populaires. L’implication de Darmaing est, elle aussi, significative. Après s’être battu les armes à la main, il reprend sa place de rédacteur en chef de la Gazette des tribunaux et souligne, le 1er août 1830, que « Force reste à la justice », en pied de nez à une proclamation du préfet de police, le 28 juillet, qui affirmait « que la force restera toujours à l’autorité ».
22Le récit des Trois Glorieuses ne saurait donc se comprendre sans le souci d’y intégrer les rancunes passées, comme pour trancher d’un coup un nœud de contentieux auquel s’identifie la gendarmerie, cible artificiellement grossie pour résoudre une crise globale.
« Rétablir l’harmonie qui doit exister entre les habitants d’une vaillante cité et la garde chargée de veiller sans relâche à la sûreté des personnes et des propriétés46 »
23La suppression de la gendarmerie royale de Paris semble bien avoir été un vœu populaire, comme en témoignent la teneur des cris et l’incendie de casernes. Le départ pour Rambouillet fixe l’image d’un corps irrévocablement hostile et dont la disparition est inéluctable dans le nouvel ordre libéral. Pour rappeler cette incompatibilité, la presse ne craint pas d’inventer des scènes frappantes, telle que la résistance opiniâtre de gendarmes, restés à Paris, refusant de passer le relais aux gardes nationaux :
Nous devons dire avec chagrin que la gendarmerie a montré contre le peuple un acharnement bien coupable. Ainsi ce matin [vendredi], quand la garde nationale s’est présentée pour prendre la porte de la préfecture de police, elle a opposé une résistance insensée et, en tirant, elle a tué des gens inoffensifs placés de l’autre côté de l’eau47.
24Pour le peuple, la dissolution du corps n’est cependant qu’une exigence minimale, alors que, dans l’entreprise d’écriture des Trois Glorieuses, la mesure apparaît comme une vraie panacée. Bouc émissaire, la gendarmerie porte non seulement le poids de la crise politique, comme instrument du despotisme, mais elle endosse aussi la responsabilité de la crise luddite de la mi-août48. Cette agitation devient une pièce à charge supplémentaire, tout en offrant un moyen pour les vainqueurs de Juillet de se décharger d’un conflit embarrassant. Celui-ci coïncide avec le retour dans Paris de 500 gendarmes, qui avaient rejoint les troupes loyalistes de Rambouillet. Le fait qu’ils soient en blouse alimente la peur de leur infiltration parmi la population. Ces gendarmes renoueraient avec leur passé d’agents provocateurs, parcourant déguisés les faubourgs pour soulever les chômeurs49. Le National du 17 août rapporte qu’un entrepreneur du faubourg Saint-Antoine aurait su démasquer le chef d’une bande d’ouvriers qui voulait détruire sa scierie à vapeur de marbres. Le même jour, La France nouvelle en appelle à la prompte dissolution d’un corps irréformable :
La gendarmerie rentrée a besoin d’être surveillée ; elle s’agite dans l’ombre. Chaque gendarme, déguisé, semble être chargé de provoquer la désunion. […] Il faut des hommes nouveaux, l’esprit de chacun de ces soldats ne convenant que pour empoigner des esclaves.
25Bref, après avoir rendu inévitable le conflit politique à force d’arbitraire, les gendarmes constitueraient un obstacle à la conciliation par leurs tentatives répétées de troubler l’ordre social. La stigmatisation est telle qu’une épuration serait insuffisante. Il convient de supprimer l’institution toute entière, ce qui est chose faite avec l’ordonnance du 16 août. Celle-ci n’en organise pas moins la relève. En effet, malgré la célébration qui l’entoure50, la garde nationale n’apparaît pas en mesure d’assurer à elle seule la garde de la capitale, comme le concède La France nouvelle du 20 août : « l’uniforme des soldats de M. Foucault ne pouvait plus reparaître dans nos rues […], et cependant Paris est trop vaste pour pouvoir se passer d’une milice de police ».
26Cette mission est confiée à la garde municipale de Paris. Pour se démarquer, le recrutement, ouvert aux combattants de Juillet y compris sans passé militaire, exclut les gendarmes licenciés, au risque de se priver d’un personnel expérimenté51. Dans le sillage du Moniteur, la presse se réjouit de cette troupe nouvelle, dont les qualités devraient lui valoir l’estime des citoyens, grâce à sa capacité à concilier l’ordre et la liberté, ainsi qu’à préférer le légalisme au loyalisme. Certaines voix s’élèvent pourtant d’emblée pour viser les éléments de continuité. La garde municipale reste encasernée et sous l’autorité du préfet de police. Le changement d’uniforme ne peut faire oublier la permanence de la fonction, en dépit de la pédagogie des nouveaux dirigeants. L’ouvrier Verneur, qui a traité de gendarmes des gardes municipaux, est ainsi condamné à quinze jours de prison, et dans son réquisitoire, l’avocat du Roi souligne bien la différence entre les deux corps52.
27La disparition de la gendarmerie de Paris justifie le retour à l’ordre qui s’impose dans le champ judiciaire. On sait que le régime né des barricades se dote d’une législation tournée contre celles-ci (loi du 24 mai 1834), mais il parvient aussi à revenir sur le droit à la résistance, celui-là même qui l’a porté au pouvoir. Par l’arrêt Canel, la cour de Cassation renouvelle en 1832 la condamnation de toute résistance : ce n’est pas au citoyen de contester la légalité des actes des agents de l’autorité. Il reste cependant à faire disparaître ce thème des réflexes populaires et des références judiciaires : la Gazette des tribunaux s’y emploie désormais en discréditant le droit à la résistance.
28Née du contraste entre les violences annoncées et les violences effectives, l’étude du traitement réservé par l’opinion à la gendarmerie royale de Paris permet d’analyser cette figure imposée du répertoire postrévolutionnaire qu’est la dissolution des forces de l’ordre emblématiques du régime renversé. Ces polices expient non seulement la violence qu’elles auraient déployée lors de la répression, mais elles endossent aussi les travers de l’ordre ancien. Cette diabolisation fait apparaître sous un jour autrement conciliant les corps qui leur succèdent. Dans le cas de la révolution de Juillet, l’enjeu, ouvert par le débat sur le droit à la résistance, est plus ample. La dénonciation de la gendarmerie tend, d’une part, à légitimer la violence, en se revendiquant d’un droit de résistance élaboré en amont de l’événement et, d’autre part, pousse à la conciliation, sitôt satisfaction obtenue, en réduisant la révolution aux dimensions d’une résistance légale contre un régime qui s’est exclu du droit. Dans cette perspective, et face aux tenants du Mouvement, le parti de la Résistance est aussi celui qui entend réduire l’interprétation des Trois Glorieuses à une simple résistance, niant de ce fait la dynamique révolutionnaire. La focalisation des discours sur la gendarmerie royale de Paris favorise une restriction de la portée de l’événement et constitue ainsi une tentative significative pour clore la révolution.
Notes de bas de page
1 M. A. Dubois, Histoire du règne de Charles X et de la révolution de 1830, jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe Ier, Paris, Jubin, 1831, p. 282-283.
2 F. Rossignol et Joanny Pharaon, Histoire de la révolution de 1830 et des nouvelles barricades, Paris, Vimont, 1830, p. 94-95.
3 Aristide Perrot, Relation historique des journées mémorables des 27, 28, 29 juillet 1830 en l’honneur des Parisiens, Paris, Langlois, 1830, p. 70.
4 Muller (capitaine), Relation des opérations militaires qui ont eu lieu entre la porte Saint-Denis, la porte Saint-Martin et les boulevards, dans les trois journées de juillet, Paris, Gaultier-Laguionie, 1830, 22 p.
5 150 soldats tués et de 137 disparus pour David H. Pinkney (La Révolution de 1830 en France, Paris, PUF, 1988, p. 149 ; 400 à 600 morts pour Georges Carrot (Le Maintien de l’ordre en France, Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 1984, p. 413).
6 Laurent Louessard, La Révolution de juillet 1830, Paris, Spartacus, 1990, p. 163.
7 David H. Pinkney, « The Crowd in the French Revolution of 1830 », The American historical review, LXX-1, oct. 1964, p. 1-17 ; Edgar L. Newman, « L’image de la foule dans la révolution de 1830 », AHRF, n° 242, oct.-déc. 1980, p. 499-509 ; Nathalie Haas, Figures et usages du peuple en 1830, doctorat, histoire, sous la dir. de Dominique Kalifa, Paris 1, 2007.
8 Cette attention accordée à la gendarmerie de Paris s’inscrit dans le cadre d’une recherche portant sur l’ensemble du pays : Aurélien Lignereux, « Force à la loi » ? Rébellions à la gendarmerie et autorité de l’État dans la France du premier xixe siècle (1800-1859), doctorat, histoire, sous la direction de Nadine Vivier et Jean-Noël Luc, université du Maine, 2006, 926 p., publié sous le titre : La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Rennes, PUR, 2008, 365 p.
9 Selon un mot prêté à Polignac, M.-A. Dubois, op. cit., p. 257.
10 Georges Carrot, op. cit., p. 403-413.
11 « On se précipitait vers la rue de Richelieu. Les bureaux du journal Le Temps étaient, disait-on, envahis et mis à sac par un détachement de gendarmerie à cheval […], il n’y avait, comme presque toujours, que la moitié de l’histoire qui fût vraie », Alexandre Dumas, J’ai vu les Trois Glorieuses, Paris, Bibliothèque historique mondiale, 1960 [1852], p. 25.
12 P. G. Prosper L***, Souvenir glorieux du Parisien. Précis historique des journées des 26, 27, 28, 29, 30 et 31 juillet 1830, L’auteur, Place Saint-André des Arts, p. 10. Selon le rapport de gendarmerie du 26 juillet, le poste du Palais-Royal n’a opéré que douze arrestations, AN, F7 4174.
13 Déposition de Joseph Joly, Procès des ministres de Charles X, Paris, Lequien, 1830, t. I, p. 231.
14 M. A. Dubois, op. cit., p. 260.
15 Rapport de Béranger aux députés, 23 septembre 1830, Procès des ministres de Charles X, op. cit., p. 109.
16 Charles Laumier, Histoire de la mémorable semaine de juillet de 1830, Paris, Blanchard, 1830, p. 154.
17 M. A. Dubois, op. cit., p. 261.
18 P. G. Prosper L***, op. cit., p. 14.
19 Les officiers de gendarmerie ont commandé le feu sans les sommations légales, mais ces initiatives s’expliquent surtout par la défaillance des autorités civiles, Louis Larrieu, « Une leçon des journées de juillet 1830 », Revue de la Gendarmerie, n° 17, sept. 1930, p. 536-570.
20 « Irrité de cette résistance, le chef de la gendarmerie ordonne le feu, plusieurs tirent et tuent un grand nombre de bourgeois, rue Saint-Honoré », La Révolution de 1830, ou histoire des événements qui ont eu lieu dans Paris, les 27, 28, 29 et 30 juillet ; par un témoin oculaire, Paris, Lemoine, 1830, p. 8.
21 Béranger et Albert de Mauroy, Procès des ministres de Charles X…, op. cit., p. 109 et 232.
22 J. Rozeury, Histoire de la révolution de 1830 ! ! ! Pot-pourri véridique et satirique écrit sous la dictée d’Hercule Mayeux, témoin qui a vu !… fait !… et entendu !, Paris, Les marchands de nouveautés, 1832, p. 20.
23 Bergeon, Essai sur les trois grandes journées, 27, 28 et 29 juillet 1830, Paris, Bernier, 1830, p. 25.
24 M. A. Dubois, op. cit., p. 277 et 299.
25 L’expression, utilisée dans le Journal du commerce, est reprise dans les Victoires et conquêtes des Parisiens, Paris, Demoraine et Boucquin, 1830, p. 21.
26 Bergeon, op. cit., p. 16.
27 Trois journées d’un bourgeois de Paris, Paris, Dondey-Dupré, 1830, p. 4 et 6.
28 Bergeon, op. cit., p. 15.
29 M. A. Dubois, op. cit., p. 263, mais aussi F. Rossignol et J. Pharaon, op. cit., p. 77.
30 Alexandre Dumas, op. cit., p. 45.
31 Histoire de la révolution de 1830 ou Relation des événements mémorables qui ont eu lieu à Paris, dans les glorieuses journées des 27, 28 et 29 juillet de la même année, Avignon, Chaillot, 1830, p. 32.
32 Cité par David H. Pinkney, op. cit., p. 235.
33 Jacques-Jean Foucauld de Malember, Mémoires sur les événements de juillet 1830, Paris, Dentu, 1851, p. 4.
34 Antoine-Gilbert Claveau, Mémoire pour les sous-officiers et soldats de l’ex-gendarmerie de Paris, Paris, septembre 1830, p. 198.
35 P. G. Prosper L***, op. cit., p. 96.
36 Léonard Gallois, La Dernière semaine de juillet 1830 ou relation exacte de tout ce qui s’est passé sur le boulevart Saint-Antoine, la place royale, la place de la Bastille et la rue Saint-Antoine, Paris, Denain, 1830, p. 28.
37 Cette brève se retrouve dans le Journal des débats du 29 juillet et Le Constitutionnel du 31, et elle est reprise par Aristide Perrot (op. cit., p. 168) ou Charles Laumier (op. cit., p. 167).
38 Jean-François-Frédéric Laroche, Souvenirs d’un officier de gendarmerie sous la Restauration, Paris, Plon, 1914, p. 188-196.
39 Le Constitutionnel, 31 juillet 1830 ; Aristide Perrot, op. cit., p. 125 ; P. G. Prosper L***, op. cit., p. 82-89 ; Émile Debraux, Les Barricades de 1830. Scènes historiques, Paris, Boulland, 1830, p. 201.
40 Pierre Colau, Vie errante, politique et jésuitique de Charles le parjure, Paris, Bellemain, 1830, p. 52.
41 La Révolution de 1830…, op. cit., p. 7-8.
42 Procès des ministres de Charles X…, op. cit., t. II, p. 133.
43 Alain Decoucelle, Conquête de Paris, ou la fuite des gendarmes. Air de Diavolo, s. l. n. d., 12 p.
44 Vingt gendarmes suffiraient pour mettre la capitale en prison d’après l’Histoire de la révolution de Paris, depuis le 26 juillet jusqu’au 31 août 1830, Paris, Philippe, 1830, p. 89.
45 Edgar L. Newman, « La blouse et la redingote. L’alliance du peuple et de la bourgeoisie à la fin de la Restauration », AHRF, n° 222, oct.-déc. 1975, p. 513-535.
46 Moniteur universel, 20 août 1830.
47 Le Constitutionnel, 31 juillet 1830.
48 François Jarrige, « Les ouvriers parisiens et la question des machines au début de la monarchie de Juillet », dans Patrick Harismendy (dir.), La France des années 1830 et l’esprit de réforme, Rennes, PUR, 2006, p. 211-222.
49 Charles Laumier, Histoire du voyage de Charles X et de sa famille, de Saint-Cloud à Cherbourg, Paris, Blanchard, 1830, p. 142.
50 Mathilde Larrère-Lopez, La Garde nationale de Paris sous la Monarchie de Juillet. Le pouvoir au bout du fusil ?, doctorat, histoire, sous la dir. d’Alain Corbin, Paris 1, 2000, 723 p. ; « Figures d’un soldat-citoyen : le garde national sous la Monarchie de Juillet », Sociétés & Représentations, n° 16, p. 231-243.
51 Le général inspecteur Merlin admet le choix précipité des recrues, mais la priorité était alors de s’éloigner « des errements de l’ancienne gendarmerie », ordre du 19 mars 1833, Archives de la Préfecture de police, DB 262.
52 Gazette des tribunaux, 9 décembre 1830.
Auteur
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Aurélien Lignereux
Docteur en histoire contemporaine, ATER à l’Université de Savoie.
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