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Passions alpines

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Sandro Guzzi-Heeb

Deuxième partie. Conservateurs, libertins et faux-monnayeurs : le XIXe siècle

Chapitre III. Parenté spirituelle, réseaux et milieux sociopolitiques

Texte intégral

Parenté spirituelle et réseaux sociaux

1La parenté n’explique donc pas tout : quels sont les autres facteurs qui influencent les choix politiques et idéologiques ? Nous avons essayé d’analyser d’autres réseaux sociaux qui pourraient être à la base des solidarités politiques à l’intérieur des factions locales, à savoir les solidarités locales, ou de voisinage, les clientèles et la parenté spirituelle. En conclusion, nous proposerons aussi quelques réflexions sur l’influence de l’amitié et du voisinage comme facteurs de cohésion sociale.

Les solidarités de lieu

  • 1 Jean-Yves Gabbud, Enquête au temps de la bataille de Corberaye, Sion, Éditions VP, 1997.

2L’analyse des lieux de provenance des radicaux confirme en partie l’interprétation proposée par Jean-Yves Gabbud1 : au milieu des années 1840, les radicaux et leurs sympathisants se concentrent dans les villages de la basse vallée, surtout Le Châble (42 personnes identifiées) et Villette (31) – qui comptent presque la moitié des adhérents ; Le Cotterg (22), Montagnier (11) et Bruson (13) jouent aussi un rôle significatif.

3Les radicaux sont aussi bien représentés à Lourtier, avec 16 adhérents. Par sa situation en fond de vallée, Lourtier fait figure d’exception. Il est intéressant de souligner qu’il s’agit en grande partie de membres de quatre groupes parentaux, les Troillet 5, Troillet 4, Fellay 8, Bruchez 28.

4Les affrontements entre conservateurs et radicaux se greffent sur un climat de conflits de plus en plus aigus entre Le Châble et les villages à l’entrée de la vallée d’une part, qui connaissent des problèmes sociaux croissants, et les villages de montagne d’autre part, qui s’opposent à toute réforme. Mais cette interprétation ne doit pas être prise de façon trop rigide : nombre de Jeunes Suisses, et non les moins influents, proviennent des villages « conservateurs » : nous avons déjà mentionné les familles radicales de Lourtier et de Bruson, mais Prarreyer (9 membres de la Jeune Suisse) et Versegères (7) pourraient également être cités. Il est vrai, au contraire, que Verbier et surtout Sarreyer, situés en altitude et relativement isolés, restent presque imperméables aux idées radicales.

5Les solidarités de lieu jouent certainement un certain rôle dans des initiatives qui requièrent une coordination rapide de l’action : c’est ainsi que les signataires de la pétition radicale de 1841 contre le conseil communal sont presque exclusivement des hommes du Châble. Mais à long terme, les factions se développent dans tout l’espace communal.

6Les lieux de résidence jouent aussi un rôle dans les articulations de la parenté : comme indiqué plus haut, les branches parentales peuvent être très vastes et couvrir plusieurs villages. Dans ces cas, on observe des solidarités plus concrètes à l’intérieur des groupes parentaux locaux. Par exemple, les représentants du groupe Vaudan du fond de la vallée se comportent différemment, d’un point de vue politique, de leurs parents des villages de montagne ; le même discours vaut pour les Corthay 5 ou les Collombin 2. Fondamentalement, les groupes radicaux de ces branches résident dans les villages « radicaux » du bas de la vallée. Une analyse plus fine des réseaux de parenté et de leur enracinement local est dans ces cas indispensable.

Clientèles

7Les dynamiques de l’organisation populaire ont souvent été expliquées par la force des liens « primaires » ou traditionnels, tels que la parenté, le clan ou la clientèle. Mais encore une fois, nous risquons de sous-estimer la maturité politique des groupes populaires, en supposant des allégeances quasi automatiques qui reproduisent les hiérarchies sociales. L’existence de clientèles rigides est-elle vérifiable au niveau microsocial ? Considérons la famille Bessard du Châble, une famille ouvertement radicale et contestataire : l’analyse nous dévoile des relations sociales complexes. On pourrait par exemple supposer que les Bessard recherchent crédit et protection chez les Filliez du Châble, notables radicaux habitant le même secteur de la vallée, ou chez d’autres « amis » politiques. Or, c’est plutôt le contraire qui s’observe.

8En 1839, Étienne Bessard achète un quart de moulin à Jean-Michel Maret et à sa femme, ainsi qu’à Anne-Barbe Darbellay, femme de Jacques-Joseph Nicollier. Ce dernier est parent d’un conseiller de la période radicale, mais seulement au 2e-3e degré. Cette relation a-t-elle influencé la transaction ? Nous ne pouvons l’affirmer.

  • 2 François Raynauld, Formation et évolution d’une élite dans une vallée alpestre. Le cas de Bagnes e (...)

9Cependant, la plupart des transactions connues de la famille de Villette ne concerne pas des radicaux. Au début du XIXe siècle, les Bessard ont contracté plusieurs petites dettes auprès de l’église de Bagnes et de la confrérie de la Mission. En 1850, Étienne Bessard stipule une dette envers Étienne-Joseph Pittier, un leader de la faction conservatrice et riche propriétaire. De plus, la majorité des actes stipulés par les Bessard ont été rédigés par le notaire Pierre-Joseph Jacquemin, le chef de la Vieille Suisse et adversaire privilégié des libéraux et radicaux depuis 1831. D’autres actes ont été stipulés par des notaires conservateurs, comme Georges-François Fusay, Pierre Gard et Étienne Pittier. L’influence des notaires devait certes être très forte2 ; cependant, l’hypothèse selon laquelle chaque notaire a une clientèle de sa couleur politique ne semble pas vérifiable : Michel Alter, un des Jeunes Suisses les plus acharnés, est aussi à plusieurs reprises client du notaire Jacquemin.

10En 1862, Étienne-Joseph Bessard fils s’endette auprès d’Étienne Filliez de Bruson, d’Eugénie Gard, de François Carron et de Julie Gard : ce sont des membres de familles notables, donc recherchés comme prêteurs d’argents, mais sans liens privilégiés avec la faction radicale. Étienne Filliez n’est pas lié à la dynastie radicale du Châble ; les Gard sont plutôt une famille conservatrice, bien que modérée, à l’instar de la branche à laquelle appartient François Carron.

  • 3 En 1850 Louis Gard accuse par exemple les Filliez d’abuser de leur pouvoir et d’avoir forcé des in (...)

11Pourquoi les Bessard – tout comme les Alter et d’autres radicaux – ne recourent-ils pas aux services des Filliez du Châble, les leaders incontestés de la faction radicale ? Peut-être y a-t-il des conflits avec cette puissante famille devenue trop envahissante aux yeux de certains contemporains3 ?

12De fait, les Filliez et les notables radicaux ne sont pas assez riches et puissants pour exercer une protection efficace sur toute leur faction. Les exigences de sûreté, de continuité de la famille et de reproduction du patrimoine imposent des stratégies plus souples : dans le cas des Bessard, la recherche de plusieurs rapports différents, de façon à répartir les risques et les dépendances, semble avoir été la solution recherchée. Il est aussi intéressant de constater que les notables conservateurs, même les plus enragés, acceptent d’avoir des rapports multiples avec leurs adversaires politiques et ne pratiquent pas une politique d’exclusion. Les rivalités et la concurrence entre plusieurs notaires et prêteurs d’argent locaux, dans une situation économique tendue, expliquent vraisemblablement cette souplesse.

Parrainage et patronage

  • 4 Ce qui correspond aux interprétations proposés par David W. Sabean, Kinship in Neckarhausen, Cambr (...)

13On pourrait supposer que des rapports « clientélistes » sont instaurés par la parenté spirituelle, c’est-à-dire par les parrainages (et « marrainages »). Nous pouvons analyser la situation pour quelques familles radicales, telles que la famille Bessard de Villette (descendant de BSA/7-122). On constate que la plupart des parrains sont des membres du « clan » radical. Toutefois ce ne sont en général pas des rapports verticaux de protection, mais plutôt des alliances d’entraide de nature horizontale dans les classes populaires4. Ces liens ne semblent d’ailleurs pas véhiculer des rapports économiques privilégiés : lorsque les Bessard doivent emprunter de l’argent, ils ne sollicitent pas les parrains ou les compères, mais des notables et des personnes aisées. Nous avons donc une certaine dissociation entre parenté spirituelle et coopération économique et sociale.

14Parallèlement, nous pouvons analyser si des clientèles claires se dessinent du côté conservateur : nous avons étudié à ce propos la famille Michellod du Sappey, qui est au centre des combats de 1844 – leur maison sera saisie par les radicaux après la bataille de Corberaye – et qui jouera, vingt-quatre ans plus tard lors de l’affaire Deurin (1868), un rôle décisif. Il s’agit d’une famille de laboureurs et propriétaires plutôt aisés : on pourrait donc s’attendre à une structure « clientélaire » très claire autour de ce groupe établie par des rapports de crédit, tutelles et curatelles, ou par des transactions économique privilégiées… Les choses ne sont toutefois pas si simples.

15Pierre Michellod apparaît en 1870-1872 en tant que tuteur de Marie-Louise Nicollier. Or, cette dernière est la veuve de Maurice-Eugène Filliez, le leader radical de 1844 et de 1848. Dans la pratique, Marie-Louise, qui dirige une petite mercerie au Châble, reste étroitement liée au clan Filliez, même après son remariage avec Maurice Charvoz en 1862. C’est par ce biais, d’ailleurs, que Michellod entretient plusieurs transactions avec la famille Filliez.

16Sa présence comme tuteur est due à son rapport de parenté avec Louise Nicollier : ils sont cousins au 3e degré, la mère de Louise étant une Michellod. Dans ce cas, les impératifs d’assistance et de contrôle par la parenté imposent de créer des rapports au-delà des limites des factions politiques. Michellod a succédé à d’autres tuteurs, dont Joachim Pache, radical de la première heure, négociant et également parent de Louise Nicollier. Nous pouvons à nouveau constater une certaine dissociation entre les réseaux de solidarité parentale et la solidarité politique, mais aussi entre cette dernière et les réseaux économiques. Il nous semble, enfin, que les traces de structures « clientélaires » relevées sont assez faibles et n’expliquent pas la mobilisation politique des individus ou des groupes familiaux. À notre sens, ces observations, basées sur une étude minutieuse des rapports sociaux observables par les registres des notaires, doivent remettre en cause nombre de thèses classiques sur le patronage dans les sociétés montagnardes, basées sur une vision simpliste de rapports verticaux et univoques. Nous ne voulons pas insinuer que les clientèles n’existent pas, au contraire : comme nous l’avons vu pour le XVIIIe siècle, il faut toutefois considérer plutôt les logiques complexes de formations de réseaux privilégiés et de milieux sociopolitiques spécifiques : nous y reviendrons dans le chapitre suivant.

La parenté spirituelle : tendances de développement

17Par rapport à la situation que nous avons rencontrée au XVIIIe siècle, la parenté spirituelle semble se modifier passablement cent ans plus tard : les fonctions de base que nous pouvons reconnaître grâce aux sources notariales restent à peu près les mêmes, mais c’est la structure du lien qui évolue.

  • 5 D. W. Sabean, Kinship in Neckarhausen…, op. cit., p. 266 ; Guido Alfani, Padri, padrini, patroni. (...)

18Plusieurs études ont suggéré une évolution comparable dans d’autres régions européennes : il s’agit du passage d’un rapport plutôt vertical avec le parrain ou la marraine à un lien plutôt horizontal et de plus en plus intime5.

19Concrètement, si au début du XVIIIe siècle le parrain ou la marraine étaient souvent choisis parmi les classes aisées, les notables influents pouvant assurer une sorte de protection à la famille du filleul, ils sont au XIXe siècle le plus souvent issus de la parenté, de la même classe sociale et du cercle des proches.

20Une démarche quantitative nous permet de constater cette évolution : nous pouvons en effet observer qu’au XVIIIe siècle des parrains et marraines influents avaient un nombre important de filleuls, alors qu’après 1800, ce nombre diminue sensiblement.

21La méthode quantitative appliquée n’est, à vrai dire, pas très précise, en raison de l’identification souvent difficile des parrains/marraines et d’une homonymie importante ; les tendances sont néanmoins claires et peuvent être vérifiées en considérant des familles ou des groupes particuliers.

22Dans la période 1735-1766, nous comptons 2 486 baptêmes et seulement 696 parrains (ce qui correspond à 3,57 baptisés par parrain) et 632 marraines (3,93 baptisés par marraine) ; cent ans plus tard, durant la période 1835-1870, nous relevons 2 848 baptêmes, avec 1 143 parrains (2,49 baptisés par parrain) et 1 117 marraines (2,55 baptisés par marraine).

  • 6 S. Guzzi-Heeb, Donne, uomini, parentela…, op. cit., p. 257-259 ; D. W. Sabean, Kinship in Neckarha (...)

23Si au XVIIIe siècle, les parrains les plus populaires pouvaient avoir plus de vingt filleuls, les notables qui ont plus de dix filleuls au XIXe siècle sont des exceptions. Le nombre de parrains et de marraines augmente donc de façon visible ; on recherche moins la protection des puissants qu’un rapport plus proche et personnel, souvent avec un parent. Nous pouvons observer à Vouvry, dans la plaine du Rhône, cette même tendance à privilégier des rapports plus intimes à l’intérieur d’une parenté, de plus en plus perçue comme un cercle de solidarités particulières6.

  • 7 PUCK : Programme for the Use and Computation of Kinship data est un programme développé par Klaus H (...)

24Voici les chiffres détectés par Pascal Cristofoli à l’aide du logiciel PUCK, un outil intéressant d’analyse des rapports de parenté7 :

Tableau 38. – Rapports de parenté entre filleul-e-s, leurs parrains et marraines par périodes, 1730-1769 et 1830-1869. Élaboration : P. Cristofoli, EHESS, Paris.

  • 8 Paramétrage : 3e degré, un rapport d’affinité (c’est-à-dire un mariage) dans la chaîne et un deuxi (...)

25Les chiffres sont à considérer avec une certaine prudence : le logiciel détecte dans le corpus généalogique des renchaînements parentaux entre filleul(e) s et parrains ou marraines, mais il dépend évidemment de la qualité des informations généalogiques. Or pour le XVIIIe siècle, la longueur des chaînes ascendantes est inférieure, et plusieurs relations pourraient nous échapper simplement parce que l’information généalogique n’a pas la profondeur souhaitable. Les relations de parenté détectées sont donc à considérer comme un seuil minimum8.

26Ceci dit, l’évolution que révèle le tableau ci-dessus confirme les résultats de plusieurs études récentes : au XIXe siècle, la parenté spirituelle peut être considérée comme un instrument de l’intensification des rapports parentaux. En même temps, les données confirment ce que nous pouvons observer par l’analyse de familles particulières : une majorité des parrains et marraines est issue de la parentèle des nouveau-nés, mais de loin pas tous. La parenté spirituelle représente encore une relation flexible et adaptable, qui permet de nouer des rapports de proximité avec des parents choisis – qui constituent ce que nous pouvons appeler la parenté active – mais aussi avec des partenaires en dehors de la famille élargie : des voisins, des collègues, des amis ou des hommes et femmes de la même faction politique…

Marraines et parrains au XIXe siècle

  • 9 Jan Plamper, « The History of Emotions : An Interview with William Reddy, Barbara Rosenbaum, and P (...)

27Nous avons vu qu’au XVIIIe siècle, la parenté spirituelle représente un lien significatif dans l’organisation de la société locale. Il s’agit d’un rapport souple et en soi peu contraignant, mais jouant un certain rôle dans l’organisation de factions et de milieux politiques importants. Au XIXe siècle, l’évolution observée en faveur de rapports plus personnels et intimes contribue à faire de la parenté spirituelle un lien qui renforce des solidarités idéales et forme des « communautés émotionnelles9 ».

28Pour mieux comprendre le rôle social de la parenté spirituelle, il convient de se concentrer d’abord sur des familles précises : pour des raisons de clarté, nous prendrons en considération tout d’abord la famille Bessard de Villette, qui se situe au cœur des conflits politiques locaux de 1840 à 1900 et fait partie du noyau du clan radical.

29Du point de vue social, cette famille appartient à la classe populaire : les hommes sont meuniers, boulangers ou artisans. En 1844, plusieurs de ses membres appartiennent à la Jeune Suisse ; en 1868, Étienne-Joseph Bessard est accusé d’avoir tué un jeune conservateur, Louis Deurin, lors d’une rixe à Champsec. Puis à l’époque de Farinet, les Bessard apparaissent plusieurs fois dans les documents aux côtés d’autres radicaux ayant eu des contacts avec le faux-monnayeur. Enfin, à la fin du siècle, ils sont parmi les fondateurs de l’École libre dans leur village. Ce sont des personnages qui ne passent pas inaperçus, à l’instar de Justinien Bessard et de ses frères, des guides de montagne réputés.

30Impliqués dans plusieurs actes de violences, les frères Bessard, selon les témoignages recueillis lors de l’affaire Deurin, « ne sont pas méchants » mais peuvent devenir dangereux s’ils consomment de l’alcool. Quelles sont donc les relations de parenté spirituelle de cette famille ? On peut d’abord observer les hommes dont l’appartenance au noyau radical à l’époque de la Jeune Suisse est claire, avec leurs épouses, soit 8 hommes et 5 femmes : qui sont leurs filleul-e-s ?

  • 10 Je parle de rapport de parenté pour des relations jusqu’au 4e degré canonique, et de parenté « élo (...)
  • 11 Un provient d’une famille conservatrice, les Michellod 20, de Verbier.

Cas/catégorie

%

28 filleuls (+ 1 ?) proviennent de familles du noyau radical

66,7 % (69 %)

6 sont des parents éloignés de radicaux ou de leurs épouses10

14,3 %

7 proviennent d’autres familles11

16,7 %

TOTAL = 42 relations

100 %

Tableau 39. – Rapports de parenté spirituelle autour des radicaux du groupe Bessard 7.

31Y a-t-il des différences significatives entre parrains et marraines ? Nous pouvons considérer séparément les relations des hommes et des femmes de ces familles :

Tableau 40. – Rapports de parenté spirituelle autour des radicaux du groupe Bessard 7, hommes et femmes.

  • 12 Cette analyse pourrait toutefois être biaisée, parce que nous ne connaissons pas les orientations (...)

32Le pourcentage est plus élevé pour les hommes, ce qui n’a rien d’étonnant : les hommes de la famille Bessard de Villette sont très connus et en partie redoutés en tant que militants, et il est fort probable qu’avoir des contacts rapprochés avec eux peut être interprété comme la manifestation d’une affinité politique. Les femmes sont par contre moins exposées de ce point de vue, car pouvant – voire devant – garder des liens plus différenciés, entre autres avec les membres de leur propre groupe parental12.

  • 13 Ces résultats concernent, comme nous l’avons indiqué plus haut, seulement les radicaux conus et le (...)

33Ces différences mises à part, le résultat est très clair : la parenté spirituelle renforce de façon notoire les solidarités à l’intérieur de la faction radicale. Même si nous avons d’abord considéré les membres radicaux les plus influents, cette conclusion est aussi valable pour le groupe parental en général13.

34La conclusion proposée peut facilement se vérifier pour d’autres groupes. Des tendances similaires peuvent en effet être observées dans la famille conservatrice des Michellod du Sappey par exemple. Traditionnalistes bien connus à Bagnes, ils choisissent également d’autres conservateurs connus comme parrains et marraines de leurs enfants.

35Mais une question importante se pose : est-ce un lien de parenté qui explique que les parrains et marraines appartiennent à la même faction que les parents des filleul-e-s ? Si la parenté joue indiscutablement un rôle important, les parents spirituels ne sont souvent pas des parents, en tout cas pas des parents proches. Voici quelques résultats concernant les Bessard : nous avons considéré 61 filleul-e-s de membres du groupe (37 individus identifiés) appartenant au milieu radical (relations incertaines exclues) :

  • 14 Pour tout le groupe Bessard (cf. note précédente) : 42 de 86 filleul-e-s sont des parents (48,8 %) (...)

Cas/catégorie

%

21 ne sont pas des parents

32,2 %

5 sont des parents éloignés

8,5 %

35 sont des parents

59,3 %14

61 relations

100 %

Tableau 41. – Filleul-e-s du groupe Bessard 7, relations de parenté.

36Dans plus de 40 % des cas, la parenté spirituelle permet donc de créer des relations en dehors de la parenté biologique proche, par exemple avec des éléments radicaux. En ce sens, elle est un élément important qui crée ou souligne des solidarités politiques. S’agit-il donc de rapports de patronage ?

Parrainage et politique : le « clan » Filliez

37Pour approfondir cette question, nous avons considéré l’exemple du puissant groupe radical des Filliez du Châble, dont est issu Maurice-Eugène Filliez, le principal leader radical de Bagnes en 1844 et l’un des politiciens les plus influents de la région, jusqu’à sa mort en 1856.

  • 15 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 119.

38L’exemple est d’autant plus intéressant que les Filliez furent accusés par leurs contemporains de pratiques clientélaires, vouées à s’assurer la faveur des Bagnard-e-s lors des élections locales et cantonales. En 1850, Louis Gard les accuse par exemple d’abuser de leur pouvoir et d’avoir forcé certains à voter, ou de leur avoir offert généreusement à boire afin de s’assurer leurs faveurs (ils gèrent une pinte au Châble)15.

  • 16 Cf. les données généalogiques dans : M. Casanovaet al., Familles de Bagnes, op. cit., vol. 3 :
    Père (...)

39De telles pratiques sont souvent des arguments puissants dans la polémique politique en Valais. Mais une structure clientéliste stable est-elle reconnaissable au-delà de ces épisodes ponctuels ? La famille que nous allons étudier est composée par les parents de Maurice-Eugène, par lui-même, et par ses sept frères, ainsi que par leurs épouses16. Dans les sources, nous avons relevé 93 baptêmes, dans lesquels Maurice-Eugène Filliez, ses frères et leurs épouses, sont impliqués en tant que parrains ou marraines entre 1830 et 1860.

  • 17 Deux hommes issus de ces familles ont signé des pétitions contre l’administration conservatrice de (...)
  • 18 Relations probables avec des familles libérales, mais identification incertaine.

Cas/catégorie

%

54 relations avec des familles radicales
Jeunes Suisses ou proches du noyau radical

58,1 %

9 relations avec les familles de femmes de membre de la Jeune Suisse

9,7 %

5 relations avec des parents éloignés des radicaux

5,4 %

6 relations avec des éléments du « milieu libéral17 »

6,4 %

3 résultats incertains18

3,2 %

16 relations avec des éléments extérieurs au « milieu libéral »

17,2 %

93 relations considérées

100 %

Tableau 42. – Parenté spirituelle de la famille Filliez du Châble, relations politiques.

40Pour résumer, on peut dire qu’environ 80 % des filleuls de la famille Filliez sont liés plus ou moins étroitement au milieu libéral-radical ; seuls 17 % n’ont aucune relation avérée avec ce milieu, du moins pas de relation politique. Il est en effet intéressant de noter que la moitié de ces 16 filleuls sont des parents du parrain ou de la marraine.

41Mais de quel type de relation s’agit-il ? S’agit-il surtout de relations avec des parents, ou plutôt avec des éléments extérieurs à la parenté ? La question est importante : la parenté spirituelle est-elle utilisée pour établir des relations de protection en dehors du cercle familial ?

Cas/catégorie

%

43 filleul-e-s sont des proches parents des Filliez ou de leurs femmes

46,2 %

9 sont des parents éloignés

9,7 %

41 ne sont pas parents

44,1 %

93 relations considérées

100 %

Tableau 43. – Parenté spirituelle de la famille Filliez du Châble, relations de parenté.

42Le pourcentage de parents parmi les filleul-e-s est inférieur à celui observé dans le groupe Bessard.

43Pour la puissante famille Filliez, la parenté spirituelle peut donc effectivement représenter un instrument de patronage en dehors de la parenté – plus que pour des familles populaires.

44Mais dans quelle mesure les femmes participent-elles à la construction de ce milieu ?

Tableau 44. – Parenté spirituelle de la famille Filliez du Châble, relations politiques, hommes et femmes.

45Si l’on considère le milieu radical au sens strict, c’est-à-dire les familles appartenant au noyau, on voit que les hommes ont plus de relations à l’intérieur du réseau ; mais si l’on considère le milieu libéral-radical au sens large – comprenant les familles dont des membres signent des pétitions ou sympathisent avec les revendications radicales – le rôle des hommes et des femmes apparaît similaire.

46Les femmes contribuent autant que les hommes à créer des relations avec le milieu radical. En général, il semble qu’elles ont un rôle actif dans la construction des réseaux politiques, même si leur position est plus discrète. Mais de quel type de rapport s’agit-il précisément, des rapports de protection, de solidarités économiques, fondées sur des intérêts matériels communs ?

Parenté spirituelle et patronage au XIXe siècle

  • 19 Rappelons que la société qui se constitue en 1839 est composée par le président de la commune, Geo (...)

47Nous avons déjà parlé de la fondation d’une fabrique de draps de laine à Montagnier en 1839. Ses fondateurs appartiennent à trois groupes parentaux19. Au-delà des liens familiaux qui unissent la plupart des membres de cette « société », il semble qu’ils aient partagé à la fois un esprit d’initiative et une idéologie libérale-radicale. Comment ces groupes parentaux sont-ils connectés entre eux ? La parenté spirituelle joue-t-elle un rôle de liaison entre les personnes non parentes ? Cela n’est pas le cas.

  • 20 De l’autre côté, la plupart des parents spirituels des fondateurs de la fabrique étaient très proc (...)

48Si nous analysons les baptêmes dans les familles des fondateurs de la fabrique pendant la période cruciale 1830-1860, nous ne découvrons aucune relation significative établie par les parrainages ou les marrainages. Cela confirme l’impression générale, sur laquelle nous reviendrons plus tard : malgré son rôle important dans les solidarités politiques20, la parenté spirituelle ne crée ni ne renforce des alliances économiques privilégiées. Du moins pas de façon directe…

  • 21 En ce sens, nos observations confirment ce que David W. Sabean a écrit sur l’évolution de la paren (...)

49Il faut donc réfléchir plus précisément à la relation entre parenté spirituelle et patronage : nous avons vu que le parrainage soutient la formation de factions politiques, mais n’établit pas automatiquement une dépendance verticale par rapport au parrain ou à la marraine. On observe plutôt des réseaux de collaborations horizontales entre des familles qui appartiennent à la même couche sociale21.

  • 22 Cf. Sandro Guzzi-Heeb, « Politique et réseaux sociaux. Logiques de la mobilisation populaire dans (...)
  • 23 C’est un « week tie » selon la terminologie de Mark S. Granovetter, « The Strength of Weak Ties », (...)

50Tous les exemples analysés suggèrent qu’il n’y a pas de lien direct visible entre parenté spirituelle et coopération économique et sociale22. En effet, la parenté spirituelle n’est pas un vecteur optimal de relation de patronage. À Bagnes, les paysans, les artisans ne peuvent pas emprunter de l’argent à leur parrain : cela créerait des dépendances trop lourdes, que la relation souple de parrainage ne supporterait pas. La parenté spirituelle constitue en effet un type de relation plus « faible23 » que, par exemple, l’alliance ; elle se doit donc de rester plus souple et adaptable.

Figure 10. – Relations à l’intérieur du milieu radical : la famille Gard et Séraphin Bessard (représentation sélective).
PS = parenté spirituelle.
* = frère-sœur.

51Mais les coopérations peuvent assumer des formes plus complexes et cachées, évitant des liens personnels trop contraignants. Considérons un exemple : en 1862, Séraphin Bessard et ses frères empruntent de l’argent à Julie et Eugénie Gard, cousines du notaire radical Louis Gard ; Julie sera plus tard la marraine de François-Alfred Bessard, le fils de Séraphin ; mais dès 1840, elle devient la marraine et la tante de l’épouse de Séraphin, Julie-Léonie Maret, et cela bien avant son mariage avec Bessard (1872). Puisque les rapports sont passablement compliqués, la figure 10 (page 181) peut les rendre plus compréhensibles.

52Quelle est donc la relation entre le prêt fait à Séraphin Bessard, le lien de parenté spirituelle et le mariage de Bessard et Julie-Léonie Maret ? La réponse ne doit pas être cherchée dans un lien structurel fort, mais plutôt dans le fait que toutes les personnes citées – ou plutôt leurs familles – font partie d’un même réseau, ou d’un milieu radical, caractérisé par des rapports denses et des sentiments de solidarité réciproque. La parenté spirituelle ne joue donc pas un rôle direct ; pour mieux comprendre sa fonction, il convient de s’attarder sur la structure de ce type de milieu.

Parenté spirituelle, politique et « milieux » sociaux

53Revenons à la famille Filliez ; on peut donc supposer que le réseau de parrainages (et marrainages) établi par la famille représente la trame d’un système de patronage. Toutefois, si l’on recherche des rapports concrets de protection avec les familles des compères et commères, on ne trouve pas beaucoup de résultats significatifs. Comme nous l’avons souligné, les réseaux semblent être très ouverts et les familles essaient d’éviter des dépendances unilatérales en diversifiant les contacts/transactions.

54Cependant, il ne suffit pas de considérer les relations entre filleul et parrain ou marraine ; peut-être est-il plus utile de considérer les groupes parentaux correspondants ; ou bien de considérer aussi – comme l’a suggéré David Sabean – les rapports entre les filleuls d’un(e) même parrain/marraine ou d’une même famille. Dans cette perspective, nous nous sommes penchés plus attentivement sur les filleul-e-s de Maurice-Eugène Filliez et de ses frères, en considérant aussi les familles et les transactions des parents des filleul-e-s. Quels étaient les contacts à l’intérieur de ce groupe élargi ? Les résultats deviennent plus intéressants et on peut affirmer que la grande majorité des transactions de ces individus ont lieu à l’intérieur d’un cercle relativement clos.

55Dans ce groupe, un rôle particulier revient à André-Frédéric Filliez, l’aîné de la famille : au contraire de son frère Maurice-Eugène, il n’est pas directement impliqué dans les conflits politiques des années 1840 ; néanmoins, il est l’un des parrains les plus populaires de la commune, avec au moins 19 filleul-e-s, la plupart (16) dans le milieu radical. Une analyse plus fine des rapports entre les parents spirituels des Filliez nous conduit à répondre à des questions fondamentales quant à la nature de la parenté spirituelle : peut-on observer des rapports privilégiés à l’intérieur du groupe ? Pour aborder cette question, il faut d’abord s’entendre sur quelques concepts et définitions. Afin de préciser l’analyse, nous avons distingué deux groupes d’individus et de relations :

  1. La famille Filliez. Nous avons considéré en particulier André-Frédéric Filliez, son frère Maurice-Eugène, ainsi que leurs épouses, Anne-Marie Pache et Marie-Louise Nicollier (groupe A), en tenant compte de toutes leurs transactions documentées (ventes, achats, crédit, tutelles…).
  2. Le cercle intérieur (groupe B), constitué par le groupe a et les familles de leurs filleul-e-s, c’est-à-dire :

56B1. les filleul-e-s du groupe A,

57B2. les parents des filleul-e-s, leurs frères et sœurs et leurs parents (= grands-parents des filleul-e-s).

58Le résultat intéressant est que la plupart des relations et des échanges ont effectivement lieu au sein de ce cercle intérieur. Cela signifie que la parenté spirituelle joue un rôle très important dans la création de solidarités politiques et sociales, non parce qu’elle crée des liens individuels forts, mais parce qu’elle contribue à tisser des réseaux complexes d’échanges, souvent indirects, entre groupes parentaux. Mais essayons d’être plus précis.

Figure 11. – Structure du milieu, définitions.

  • 24 Nous avons étudié toutes les mentions d’André-Frédéric Filliez, Maurice-Eugène Filliez, de leur ép (...)
  • 25 Les graphes de réseau ont été réalisés par Pascal Cristofoli, École des hautes études en sciences (...)

59Dans nos sources, nous retrouvons 937 mentions de membres du groupe B24, dont 190 correspondent à des relations de la famille Filliez avec leurs parents spirituels (filleul-e-s et leurs familles). Grâce à Pajek, un logiciel de visualisation des réseaux très performant, nous pouvons représenter graphiquement les relations observées (voir les figures 12 et 13 dans le cahier en couleurs25).

  • 26 Plusieurs lignes ne correspondent à aucune transaction, mais à un autre type de mention dans une s (...)

60Si nous considérons toutes les transactions, incluant aussi celles avec d’autres individus, nous obtenons un réseau avec 523 transactions26. Dans 466 d’entre elles, les deux partenaires ont pu être identifiés avec une certitude suffisante.

Le cercle intérieur

61Comme nous l’avons anticipé plus haut, les familles des parrains-marraines et celles de leurs filleul-e-s forment un réseau dense d’échanges et de coopérations. Mais quel schéma peut-on reconnaître dans ce réseau ? Voici quelques chiffres :

  • 27 Nous avons considéré que des individus appartiennent au groupe (in, in-all) s’ils ont une relation (...)

Cas/type de transaction

%

214 transactions ont lieu dans le cercle intérieur (in)

45,9 %

126 transactions concernent des affins de membres du cercle intérieur (In-all)

27,0 %

29 transactions concernent des parents éloignés de membres du cercle intérieur (loins)

6,2 %

97 transactions concernent des individus en dehors du cercle intérieur (Ex)27

20,8 %

466 transactions identifiées

100 %

Tableau 45 – Transactions de membres du cercle intérieur par catégorie.

  • 28 Les parents affins sont par exemple des beaux-frères ou belles-sœurs de membres du cercle intérieu (...)
  • 29 André-Frédéric et Maurice-Eugène apparaissent dans 15 transactions, la femme d’André-Frédéric, Ann (...)

62En d’autres termes : la plupart des relations (73 %) ont lieu à l’intérieur du groupe B, c’est-à-dire entre les Filliez, les familles de leurs filleul-e-s et les parents de ceux-ci28. Les relations concernant les parents éloignés des membres du groupe B ne sont pas faciles à expliquer : est-ce un résultat accidentel, où s’agit-il de partenaires privilégiés également ? Dans certains cas, nous savons que ces rapports ne sont pas dus au hasard, comme dans les échanges entre Louise Nicollier et la famille conservatrice des Michellod 20, qui appartient au même réseau parental, mais non aux parents spirituels des Filliez. Un autre aspect intéressant est lié à la structure du réseau : seulement une petite partie des transactions (36 cas) concerne en effet directement les frères Filliez – les notables les plus influents29. La plupart des rapports se nouent entre des membres de leur réseau, mais sans leur intervention directe. De ce point de vue, leur position au sein du réseau formé autour de leurs parents spirituels n’est pas aussi centrale que celle à laquelle on pourrait s’attendre ; la position des femmes de la famille en est d’autant plus significative.

63Si on peut parler d’un réseau clientélaire chez les Filliez, il ne se caractérise donc pas par une logique de dépendances verticales, mais bien par une logique multilatérale : les membres de ce réseau n’ont pas uniquement des relations avec les « patrons », mais principalement avec d’autres filleul-e-s ou leurs parents. Le groupe Baud 1, par exemple, auquel appartient le militant radical envoyé par Maurice-Eugène Filliez comme courrier à la veille de la bataille de Corberaye, n’entretient pas seulement des relations avec le notaire et sa famille, mais aussi avec d’autres personnes du milieu, telles que les Rossier et les Besse 30 (voir la figure 14 dans le cahier en couleurs).

64Souvent, la logique de la transaction n’est pas évidente. En 1843, Étienne-Placide Nicollier et François-Frédéric Carron échangent des prés au Sappey. Nicollier est le compère d’André-Frédéric Filliez (donc le père du filleul de ce dernier) ; Carron est le beau-frère d’une femme du groupe Maret 18-3, parente étroite d’un autre filleul du même André-Frédéric. Encore une fois : les relations importantes ne sont pas directes et individuelles, mais ont lieu dans un réseau complexe qui inclut les parents des deux côtés, selon le schéma du type :

65Pour garantir nos résultats, nous devons toutefois nous assurer qu’ils ne sont pas le fruit du hasard. Nous devrions donc pouvoir observer des familles habitant le même village et qui sont exclues du « milieu » radical décrit. Est-ce bien le cas ?

66Pour le savoir, nous avons comparé le milieu des Filliez avec le cercle des parents spirituels de deux personnalités conservatrices, pouvant être considérées comme leurs adversaires : les notaires conservateurs Pierre-Joseph Jacquemin et Étienne Pittier. Si nous prenons en compte les relations de parrainage, nous pouvons affirmer qu’il s’agit de réseaux distincts. En général, chaque groupe parental entretient des liens soit avec les Filliez, soit avec les Jacquemin ou les Pittier, mais pas avec les deux à la fois. Les Bessard 7, par exemple, bien que membres du noyau radical, sont étroitement liés au groupe Jacquemin mais pas avec les Filliez (nous reviendrons sur les raisons de cette proximité surprenante). Les Besse 30 sont en revanche liés uniquement aux Filliez, alors que les Morend 10 ne le sont qu’avec les Pittier, bien que les deux groupes n’appartiennent pas au même camp politique. En d’autres termes : les familles qui choisissent un Jacquemin comme parent spirituel, ne choisiront certainement pas un Filliez.

  • 30 Les Jacquemin sont les parents spirituels de plusieurs enfants du groupe Bessard, appartenant au n (...)

67Comme toujours, nous observons toutefois quelques exceptions : les Deléglise 14, par exemple, sont liés en même temps aux Filliez et au groupe Jacquemin. À ce propos, il faut toutefois rappeler que la branche Jacquemin n’est pas politiquement homogène, car le groupe autour de Maurice-Dominique, frère du notaire, est radical. C’est avec ces membres uniquement que les Bessard ont des relations. Et lorsque nous constatons un lien simultané avec les Filliez et les Jacquemin, c’est uniquement ce groupe qui est concerné. Apparemment les femmes de cette famille – Marie-Égyptienne, Marie-Lucienne, Julie-Émilie et Anne-Élisabeth Jacquemin – jouent un rôle structurel crucial en tant que marraines, reliant leur famille à d’autres groupes de la faction radicale, et de façon indirecte aux Filliez30.

68Si nous constatons une séparation des réseaux mentionnés, cette séparation n’est donc pas absolue. Les relations entre ces deux milieux apparaissent même plus intenses si nous nous concentrons sur les transactions économiques et sociales.

69Comme nous l’avons déjà remarqué, des notaires influents, tels que Pierre-Joseph Jacquemin ou Maurice-Eugène Filliez, ne peuvent pas restreindre leurs contacts à leurs seuls amis politiques, sous peine de voir s’évanouir leur pouvoir et leur prestige. Ils sont donc contraints d’entretenir des relations multiples, à plusieurs niveaux. C’est ainsi que Pierre-Joseph Jacquemin opère plusieurs transactions et est en contact avec des radicaux, comme les Bessard, ainsi qu’avec des membres du réseau des Filliez, ce qui n’est pas surprenant.

  • 31 Étienne-Joseph Bruchez (BRU/28-31523) épouse en 1837 Marie-Rosalie Jacquemin, la fille du notaire (...)

70Plusieurs groupes parentaux ont des relations économiques ou sociales avec les deux réseaux. Quelques parents spirituels des Jacquemin, comme Étienne-Joseph Bruchez, apparaissent comme des partenaires économiques habituels des Filliez31. Pour mieux comprendre la logique de ces contacts, il faut élargir la perspective et considérer les individus qui ne font pas partie du « cercle intérieur » autour des Filliez, mais qui entretiennent des rapports économiques et sociaux importants avec lui : ce que nous appellerons le « réseau étendu » (voir figure 11). En ce sens, le milieu étendu est constitué par toute personne ayant des rapports significatifs, non sporadiques, avec les membres du cercle intérieur.

  • 32 Le milieu étendu comprend 480 individus ; 407 ont été identifiés, 42 sont des étrangers et 31 sont (...)

71Comme nous l’avons vu plus haut, parmi 446 transactions identifiées, 97 (20,8 %) concernent des personnes en dehors de la parenté spirituelle des Filliez et de leurs parents. Néanmoins, plusieurs de ces relations ne semblent pas être le fruit du hasard et ont un caractère récurrent. On relève ainsi des relations privilégiées, par exemple avec le groupe Bruchez 28 (14 transactions 1827-1863) ou Magnin 7 (6 transactions, 1836-1866)32.

  • 33 Ils sont notamment doublement liés à la famille de Marie-Rosalie Maret (MAR/47-12143). Deux sœurs (...)

72Le groupe Bruchez 28 et les familles alliées sont intéressants du point de vue politique, puisque plusieurs membres qui nous sont connus appartiennent au milieu libéral-radical des années 1840. Ils ne sont pas parents, ni parrains/marraines des Filliez, mais ont des liens indirects avec eux par le biais de la famille de Marie-Rosalie Maret, du Châble, parente spirituelle d’André-Frédéric Filliez33. Cet exemple nous montre déjà les mécanismes qui relient l’entourage « étendu » des Filliez : d’un côté, nous avons des liens indirects de parenté et parenté spirituelle, de l’autre, une identification commune avec l’idéologie radicale.

73C’est en effet souvent la superposition de plusieurs liens sociaux qui encourage une proximité à l’intérieur du réseau étendu. Les Magnin 7 (Pierre-Alexis et Jean-Théodule, qui appartiennent à deux groupes parentaux différents, mais alliés) apparaissent fréquemment dans des transactions avec des membres du cercle intérieur. Pierre-Alexis Magnin est ainsi un parent affin du groupe Dumoulin 13, qui fait partie du cercle intérieur : certains de ses membres apparaissent parmi les radicaux des années 1840. Encore une fois, des relations préférentielles se basent sur des solidarités politiques, ainsi que sur des liens cachés de parentèle et parentèle spirituelle.

  • 34 Notamment celui de Pierre-Joseph Magnin, frère de Jean-Théodule. Les alliés des Magnin sont les Ni (...)

74Plusieurs exemples similaires pourraient être décrits34 : en ce sens, la parenté spirituelle n’établit pas des liens forts entre parrain (ou marraine) et filleul-e-, mais contribue, dans des formes variables, à former et reproduire un milieu étendu caractérisé par les mêmes orientations politiques et des rapports sociaux intenses, bien que jamais exclusifs. Pour utiliser une image plus parlante, on pourrait dire que ce type de milieu autour d’une famille influente attire comme une étoile par sa force de gravité 60-80 % des transactions de ses membres, mais n’exclut pas des relations d’autres types, y compris des rapports avec des ennemis politiques.

Milieux et reproduction de la parenté

75Il n’est pas difficile de se rendre compte que le milieu que nous venons de décrire est aussi un réseau préférentiel pour des mariages, et cela non seulement durant la période « chaude » entre 1830 et 1855, mais jusqu’aux années 1870-1880 au moins.

76Il faut toutefois faire attention à l’argumentation circulaire éventuelle, puisque la parenté et l’alliance sont des éléments constitutifs du milieu. Il est donc important de suivre la dynamique des relations : la parenté spirituelle favorise-t-elle des mariages (futurs) entre familles du même milieu ?

77Nous en avons plusieurs exemples. Remarquons d’abord que le cadet de Maurice-Eugène Filliez choisit une femme qui appartient au milieu de ses frères : Lucien Filliez épouse en effet Anne-Marie-Françoise Filliez (FIL/5-35565, appartenant donc à une autre branche parentale) en 1863, la cousine d’un parent spirituel. Cela n’est pas une exception : la plupart des descendants des frères Filliez se marient dans ce même milieu entre 1855 et 1892, avec des membres de familles alliées comme les Nicollier 16, Filliez 5, Maret 18, Troillet 5, Meilland 1, Bailliffard 12. Quelques-uns choisissent leur partenaire à l’intérieur d’un groupe parental restreint (Filliez 4, Pache 3…), d’autres dans le milieu étendu. Mais quelle est la stratégie – s’il y en a une – des parents spirituels des frères Filliez ?

78Dans cette perspective, nous avons considéré tous les mariages des parents spirituels d’André-Frédéric Filliez et de leurs familles, et cela à partir du moment où le parrainage a été scellé jusqu’à 1900. L’échantillon ainsi établi comprend 91 mariages ; une partie significative des partenaires proviennent des familles du même milieu, donc d’autres parents spirituels d’André-Frédéric (tableau 46, page suivante).

79À première vue, 60 % des mariages environ se passent à l’extérieur du milieu. Mais si nous élargissons l’analyse en considérant aussi les parents proches des partenaires, nous relevons que souvent une relation significative existe. Marguerite-Euphrosine Besse (Besse 30), membre du cercle intérieur, épouse en 1858 Jean Carron : la branche paternelle de ce dernier n’appartient pas au milieu, mais sa mère est une Pache 2, donc une parente proche des Filliez.

Cas/catégorie

%

8 conjoints proviennent de la famille d’A.-Frédéric

8,8 %

29 conjoints proviennent du cercle intérieur

31,9 %

44 conjoints proviennent de l’extérieur du milieu

48,3 %

10 conjoints proviennent d’autres communes

11,0 %

91 mariages considérés

100 %

Tableau 46. – Alliances et parenté spirituelle dans le réseau d’André-Frédéric Filliez, 1830-1900.

  • 35 En 1842, Joachim et Maurice Pache, des radicaux, ont un procès contre Maurice et Athanase Corthay, (...)

80Marie-Marguerite Bruchez (Bruchez 20) se marie la même année avec Jean-Pierre Corthay, dont la famille n’appartient pas au cercle intérieur : mais le mari est le beau-frère de Catherine-Angeline Fellay, membre de ce cercle. Les deux groupes mentionnés, Carron 7 et Corthay 5, font en effet partie du réseau étendu. Naturellement, le fait d’appartenir au même milieu n’exclut pas des conflits, comme nous le montre celui entre Corthay 5 et Pache 3 dans les années 184035.

81Les liens peuvent être aussi plus complexes, et celles et ceux qui semblent à première vue en dehors du milieu peuvent avoir des liens avec les Filliez de différentes façons. En reconsidérant les 91 mariages observés ci-dessus au travers à la fois des relations des partenaires avec le réseau étendu (partenaires en transactions) et des relations de parenté existant avec des membres du cercle intérieur (jusqu’au 4e degré), le tableau obtenu est le suivant :

Cas/catégorie

%

8 partners appartiennent à la famille Filiez

8,8 %

38 conjoints proviennent du milieu (intérieur ou) étendu

41,7 %

11 ont des rapports de parenté rapprochés avec des membres du milieu

12,1 %

8 ont des rapports de parenté éloignés avec des membres du milieu

8,8 %

16 sont extérieurs au milieu

17,6 %

10 conjoints proviennent d’autres communes

10,1 %

91 mariages considérés

100 %

Tableau 47. – Alliances et parenté spirituelle dans le réseau d’André-Frédéric Filliez, 1830-1900, en considérant la parenté et le milieu étendu.

82Entre 62 et 72 % de tous les mariages sont conclus à l’intérieur du réseau étendu – c’est-à-dire au sein de familles déjà en relation avec les Filliez.

83On pourrait certes objecter qu’il y a une part de hasard puisque les réseaux de parenté sont très étendus et complexes : la possibilité de trouver par hasard un parent qui rentre dans notre schéma n’est pas à sous-estimer. Toutefois, nous pouvons comparer le milieu défini avec celui des deux notaires conservateurs du Châble, Pierre-Joseph Jacquemin et Étienne Pittier, pour nous rendre compte que nous avons affaire à deux marchés matrimoniaux différents. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les Filliez et les Jacquemin ont eu des parents spirituels dans différentes familles et se sont alliés avec des branches différentes : ce n’est qu’en 1896-1898 que des membres des deux familles nouent des alliances avec une même branche, celle des Collombin 2. En marge, les deux milieux peuvent et doivent se superposer, mais les cercles intérieurs restent clairement distincts.

Le facteur humain : l’amitié

  • 36 Archives d’État du Valais, fonds Troillet-Chappaz, A2 (14 novembre 1844).

84Les solidarités politiques semblent dessiner un réseau plus étroit et cohérent que les transactions économiques et sociales, telles que le crédit, les achats et ventes ou le choix d’un notaire. Il reste pourtant une marge de manœuvre individuelle considérable. Un réseau qui permet d’établir des ponts entre des camps politiques différents est celui de l’amitié. Les sentiments d’amitié sont toutefois très difficiles à étudier, surtout dans les milieux populaires, faute de sources écrites suffisamment explicites. Nous devons donc nous en tenir à quelques cas isolés, qui ont laissé des traces dans les archives. Un exemple bien documenté concerne le réseau de Maurice-Eugène Filliez, leader libéral de la bataille de Corberaye, qui entretient une relation d’amitié avec son adversaire politique, le notaire conservateur Georges-François Fusay – dont la maison a été occupée par les radicaux en 1844. Malgré le différend politique, durant son exil à Bex, Filliez confie plusieurs de ses clients à Fusay, qui en représente les intérêts pendant son absence. Dans la correspondance publiée par André Donnet, Filliez se rappelle au rapport d’amitié avec son confrère, en formulant l’espoir que ce rapport puisse continuer malgré les troubles politiques36.

85À l’origine, l’amitié se basait probablement sur une affinité politique, puisque – comme nous l’avons vu plus haut – Fusay avait été un libéral pendant les années 1830. C’est la polarisation et la radicalisation des positions après les conflits de 1839 qui le poussent du côté conservateur.

86Dans ce cas, une situation sociale similaire, une même formation, peut-être des expériences politiques communes, unissent les deux hommes et assurent en 1844 la possibilité d’un rapport personnel au-delà des factions. Naturellement, nous ne savons pas à quel point cet exemple est représentatif : il confirme toutefois l’impression d’une dissociation partielle entre solidarité politique et réseaux sociaux. Une situation qui comporte la possibilité de recomposer des conflits politiques par des rapports individuels.

87Cependant, avec un regard plus acéré, cette amitié révèle un rapport complexe, car elle entre parfois en conflit avec les solidarités familiales et les intérêts individuels. Pour mieux comprendre ce rapport tourmenté, nous devons décrypter les allusions dans la correspondance de Maurice Filliez avec son frère Benjamin. Voyons les passages essentiels :

  • 37 Donnet, Lettres d’exil…, op. cit., p. 323-324 (Maurice Filliez à son frère Benjamin à Bagnes, Bex, (...)

« Quant à Fusey, j’ai bien prévu, quand on m’a dit qu’il s’était associé avec Jean-Pierre Gard pour la location du Borençon, qu’il opposerait la compensation pour le payement de sa portion. Tu m’as dit en automne qu’il n’avait consenti qu’à 20 batz de rabais pour les frais du procès de Véronique. Déjà alors je lui ai écrit pour lui manifester mon étonnement d’un si minime rabais. Je lui rappelais que le désistement venait de notre part et que sans nous le procès se serait poursuivi.
Je lui renouvelai encore l’égard que j’ai eu pour lui quand son oncle Fusey voulait se donner corps et biens à son neveu Jean-Pierre Fusey. À sa recommandation, à laquelle il joignit une promesse de reconnaissance, je me bornai à faire un testament, quand le disposant voulait faire une donation totale. Enfin, je lui dis que, dans tous les cas, je ne prendrais que les trois cinquièmes de la moitié des frais. Tu sais qu’il me doit avec ses frères une quinzaine de francs pour frais de procès, dont je t’ai donné note ; vois à combien ceux de Véronique et balance les comptes. J’ai aussi remis à Fusey, à suivre un procès à Liddes pour un mayen, après les événements de 1844 ; il y avait à prendre quinze francs contre l’huissier Ulrich de Sion, dont je lui exhibai l’acte. Il doit donc rendre compte aussi de cette affaire37. »

88On voit bien que le rapport entre les deux notaires se joue sur plusieurs plans et comporte des négociations complexes. D’un côté, Filliez attend une certaine reconnaissance de la part de Fusay, parce qu’il aurait contribué à préserver les droits de succession de son collègue et ami. Mais Fusay est aussi locataire de biens appartenant aux Filliez, il est adversaire dans des procès et remplaçant dans d’autres ; il cherche apparemment à tirer un certain profit des difficultés des Filliez, mais sans compromettre leur rapport. On ressent donc une certaine ambiguïté dans le ton de Maurice-Eugène Filliez à l’égard de son ami et confrère. Cet exemple nous rappelle que les sentiments et les passions des individus ne peuvent jamais être réduits à la couleur politique, que les réseaux sociaux restent en partie contradictoires. La multiplicité des rapports et des solidarités expliquent en partie pourquoi il n’y a jamais une rupture radicale entre les membres des factions opposées.

Conclusions : parenté, factions et milieux

89L’analyse de la vie politique de Bagnes au XIXe siècle se distancie, nous semble-t-il, des autres études sur les sociétés alpines ou paysannes du passé. Le point central concerne la participation active des couches populaires aux luttes idéologiques et politiques de l’époque. Certes, les notaires, à l’image des Filliez du côté radical, ou de Jacquemin et Pittier dans le camp conservateur, assument les rôles de leaders dans les phases délicates, mais d’autres personnages appartenant aux cercles des « laboureurs », des paysans et des artisans jouent un rôle crucial dans la mobilisation politique : François Maret, président de la Jeune Suisse, est par exemple tailleur et commerçant, Louis Morend, vice-président, est charpentier, les frères Bessard sont meuniers, boulangers ou guides de montagne…

90Ces hommes ne sont pas uniquement des protégés de patrons puissants : la formation de factions stables ne peut s’expliquer de façon simpliste.

  • 38 Voir par exemple Anne-Joseph de Rivaz, Mémoires historiques sur le Valais, 1798-1834, 3 vol., Laus (...)

91Des pratiques clientélaires existent certainement dès le début du XIXe siècle : elles font partie du discours politique de l’époque et contribuent aux résultats des élections ou des votations38. Les logiques de la mobilisation et des solidarités politiques à long terme, toutefois, peuvent être mieux comprises en utilisant le concept de « milieu » que celui de patronage. En ce sens, un milieu peut être défini comme un réseau social dense qui se base sur des rapports multiples de parenté, de parenté spirituelle, de coopération et sur une orientation politique commune. De plus, il faut considérer des modèles de comportement similaires, par exemple des modèles familiaux ou sexuels spécifiques : nous y reviendrons dans le chapitre iv. Nous pensons que le concept de milieux différents et de plus en plus opposés est essentiel pour comprendre la polarisation politique de la Suisse du XIXe siècle, et probablement d’autres pays européens, ainsi que la formation d’identités culturelles et politiques divergentes.

  • 39 Pierre Bourdieu parle à ce propos de parenté usuelle, opposée à la parenté officielle : Cf. Pierre (...)

92Un rôle important – dans cette perspective – est lié à la parenté spirituelle. Il faut rappeler que la parenté (biologique ou légale) est en soi un concept trop vague pour permettre d’interpréter la formation de solidarités de groupe. Il est donc nécessaire de distinguer la parenté active – celle qui est socialement utilisée – du réseau général des parents39. C’est à ce niveau que l’analyse de la parenté spirituelle représente un élément essentiel : une des fonctions centrales du parrainage est précisément de définir volontairement le cercle des parents avec lesquels on aura un rapport actif, en établissant une proximité personnelle ou familiale, sans être trop contraignante. Dans une société conflictuelle comme celle de Bagnes au XIXe siècle, la parenté spirituelle interagit avec les solidarités parentales et les facteurs idéologiques, créant des milieux politiques cohérents.

  • 40 On connaît l’importance des mères dans la transmission des valeurs et des connaissances religieuse (...)

93Cette approche suggère aussi la participation active des femmes à la constitution des groupes politiques. Nous avons étudié le niveau d’endogamie à l’intérieur de la faction radicale : cette préférence n’aurait pas beaucoup de sens si les femmes n’avaient aucun rôle à soutenir dans la reproduction et la transmission de certaines idées politiques, religieuses et sociales40. En réalité, les femmes participent activement à la construction de milieux sociopolitiques homogènes, en participant aux transactions intenses entre personnes appartenant au même milieu, qui souvent partagent une même idéologie. Elles participent de différentes manières, par les alliances, par la « gestion » des rapports parentaux, mais aussi par le marrainage, ou encore en intervenant directement dans les échanges notamment dans le crédit, là où leur rôle économique apparaît de façon plus évidente.

Notes

1 Jean-Yves Gabbud, Enquête au temps de la bataille de Corberaye, Sion, Éditions VP, 1997.

2 François Raynauld, Formation et évolution d’une élite dans une vallée alpestre. Le cas de Bagnes en Valais (Suisse), mémoire présenté à la faculté des études supérieures d’anthropologie, université de Montréal, 1976 (manuscript – Bibliotèque nationale suisse).

3 En 1850 Louis Gard accuse par exemple les Filliez d’abuser de leur pouvoir et d’avoir forcé des individus à voter : J.-Y. Gabbud, Enquête au temps de la bataille de Corberaye…, op. cit., p. 119.

4 Ce qui correspond aux interprétations proposés par David W. Sabean, Kinship in Neckarhausen, Cambridge, Cambridge U.P., 1998, p. 266-268.

5 D. W. Sabean, Kinship in Neckarhausen…, op. cit., p. 266 ; Guido Alfani, Padri, padrini, patroni. La parentela spirituale nella storia, Venezia, Marsilio, 2006 ; S. Guzzi-Heeb, Donne, uomini, parentela…, op. cit.

6 S. Guzzi-Heeb, Donne, uomini, parentela…, op. cit., p. 257-259 ; D. W. Sabean, Kinship in Neckarhausen…, op. cit., p. 238-255 ; p. 266-268.

7 PUCK : Programme for the Use and Computation of Kinship data est un programme développé par Klaus Hamberger (EHESS, Paris), que nous remercions pour les précieux conseils. Cf. Klaus Hamberger, « Matrimonial circuits in kinship networks : Calculation, enumeration and census », in Social Networks, vol. 33, issue 2, mai 2011, p. 113-128 ; Klaus Hamberger et Isabelle Daillant, « L’analyse de réseaux de parenté : concepts et outils », in Annales de Démographie Historique, 116, 2008, p. 13-52.

8 Paramétrage : 3e degré, un rapport d’affinité (c’est-à-dire un mariage) dans la chaîne et un deuxième mariage seulement à un degré de profondeur généalogique.

9 Jan Plamper, « The History of Emotions : An Interview with William Reddy, Barbara Rosenbaum, and Peter Stearns », in History and Theory 49, mai 2010, p. 237-265, notamment p. 249-261 ; cf. Barbara Rosenbaum, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca (NY), Cornell U.P., 2006.

10 Je parle de rapport de parenté pour des relations jusqu’au 4e degré canonique, et de parenté « éloignée » pour les relations au-delà du 4e degré.

11 Un provient d’une famille conservatrice, les Michellod 20, de Verbier.

12 Cette analyse pourrait toutefois être biaisée, parce que nous ne connaissons pas les orientations politiques précises des femmes, et nous ne pouvons donc pas faire une étude sur des femmes connues comme radicales – ou anticléricales… – qui pourraient donner des résultats différents. Nous restons prisonniers d’une perspective masculine.

13 Ces résultats concernent, comme nous l’avons indiqué plus haut, seulement les radicaux conus et leur femme. Il est toutefois intéressant de remarquer que nous obtenons des résultats similaires si nous considérons tout le groupe Bessard entre 1830 et 1865. En réalité, plusieurs alliances existent entre les deux branches principales – Bessard 2 et 7 – depuis le XVIIIe siècle et à nouveau en 1847. Les deux branches sont donc structurellement proches, et les deux sont bien représentées parmi les radicaux de la Jeune Suisse en 1844.

14 Pour tout le groupe Bessard (cf. note précédente) : 42 de 86 filleul-e-s sont des parents (48,8 %), 9 sont des parents éloignés (10,5 %) et 35 ne sont pas des parents (40,7 %).

15 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 119.

16 Cf. les données généalogiques dans : M. Casanovaet al., Familles de Bagnes, op. cit., vol. 3 :
Père : Pierre-Joseph-Frédéric Filliez (26.05.1776-10.10.1847) ; mère : Marie-Ursule Filliez (20.05.1786-16.04.1866). Voici les noms de leurs fils avec la date des mariages et le nom de leur conjointe : André-Frédéric (19.09.1805-07.05.1856) se marie le 30.05.1827 avec Anne-Marie Pache, Le Châble ; François-Benjamin (30.11.1808-28.02.1894) se marie le 10.12.1832 avec Marthe-Julie Pache, Prarrayer ; Maurice-Eugène (1811-11.07.1856) se marie le 04.11.1839 avec Marie-Louise Nicollier, Le Châble ; Maurice-Louis (23.09.1813- ?), pas de mariage ; Joseph-Justin (23.07.1815-10.05.1895) se marie le 26.05.1852 avec Marie-Julie Morend, Le Châble ; Pierre-François (11.01.1817-09.06.1856) se marie le 18.02.1844 avec Pat.-Euphr. Pellouchoud, Médières ; Joseph-Louis (23.01.1819-08.03.1900) se marie le 29.03.1847 avec Catherine-Clémence Tissières, Orsières ; Pierre-Maurice-Auguste (22.09.1820-30.12.1891) se marie le 11.07.1850 avec Marie-Euphrosine Troillet, La Montoz ; Michel-Lucien (15.12.1822-18.05.1908) se marie le 15.11.1863 avec A.-Marie-Françoise Filliez, Bruson.

17 Deux hommes issus de ces familles ont signé des pétitions contre l’administration conservatrice de la commune en 1839, 4 apparaissent dans les années 1860 parmi les radicaux.

18 Relations probables avec des familles libérales, mais identification incertaine.

19 Rappelons que la société qui se constitue en 1839 est composée par le président de la commune, Georges-François Fusay (1803-1856), son frère François-Joseph Fusay (1805-1854), par leur beau-frère Jean-Pierre Gard (°1804) du Châble avec son frère Étienne Gard (1814-1895) de Montagnier, par les charpentiers Pierre-Joseph Morend (°1807) et Pierre-Alexis Bruchez (1800-1872) du Cotterg, par le beau-frère de Bruchez, Jean-Chrisostome Besse (1791-1854) de Versegères, ainsi que par Louis Morend du Châble.

20 De l’autre côté, la plupart des parents spirituels des fondateurs de la fabrique étaient très proches de la faction libérale radicale. Nous avons considéré 67 relations de parrainage des fondateurs de la fabrique et de leur épouse : 14 des filleul-e-s proviennent des familles des fondateurs (et de leur épouse), appartenant au milieu libéral, 35 des filleul-e-s proviennent de familles clairement radicales, 3 sont parents d’épouses de radicaux, 3 sont des parents éloignés de radicaux, 12 n’appartiennent pas au milieu libéral-radical.

21 En ce sens, nos observations confirment ce que David W. Sabean a écrit sur l’évolution de la parenté spirituelle vers des schémas de collaboration plutôt horizontale D. W. Sabean, Kinship in Neckarhausen…, op. cit., p. 238-255 ; p. 266-268.

22 Cf. Sandro Guzzi-Heeb, « Politique et réseaux sociaux. Logiques de la mobilisation populaire dans une vallée suisse, 1839-1900 », in Revue d’Histoire du XIXesiècle 36, 2008/1.

23 C’est un « week tie » selon la terminologie de Mark S. Granovetter, « The Strength of Weak Ties », in American Journal of Sociology, 6, 1973, p. 1360-1380.

24 Nous avons étudié toutes les mentions d’André-Frédéric Filliez, Maurice-Eugène Filliez, de leur épouse (Anne-Marie Pache et Marie-Louise Nicollier), de leurs filleul-e-s, des parents des filleul-e-s dans notre base de données. Dans les cas où aucune transaction n’est enregistrée pour les parents des filleul-e-s, nous avons considéré le plus proche parent ayant des transactions économiques ou sociales. Le cercle intérieur est composé de 206 individus, mais à l’époque considérée beaucoup d’entre eux sont des enfants, et donc ne sont pas socialement actifs. Les membres actifs, ayant des transactions avec d’autres personnes, sont 62. Nous avons donc étudié toutes les transactions enregistrées concernant ces individus.

25 Les graphes de réseau ont été réalisés par Pascal Cristofoli, École des hautes études en sciences sociales, Paris.

26 Plusieurs lignes ne correspondent à aucune transaction, mais à un autre type de mention dans une source (53). 23 relations concernent des transactions avec des entités collectives (église, commune…). L’identification des individus mentionnés pose beaucoup de problèmes : plusieurs personnes n’ont pu être identifiées parce qu’elles sont étrangères ou n’apparaissent pas dans nos généalogies (56) ; d’autres n’ont pas pu l’être parce que l’information contenue dans la source n’est pas suffisamment précise (156). De plus, certaines informations sont répétées : nous avons par exemple plusieurs mentions de la relation entre une femme et son tuteur à des époques différentes. Dans ces cas, chaque mention est considérée comme une relation spécifique.

27 Nous avons considéré que des individus appartiennent au groupe (in, in-all) s’ils ont une relation de parenté avec un membre du cercle intérieur jusqu’au 4e degré. Les parents « éloignés » sont ceux qui se situent au-delà du 4e degré.

28 Les parents affins sont par exemple des beaux-frères ou belles-sœurs de membres du cercle intérieur.

29 André-Frédéric et Maurice-Eugène apparaissent dans 15 transactions, la femme d’André-Frédéric, Anne-Marie Pache, dans 7 transactions. Un rôle important, dans notre documentation, est celui de Louise Nicollier, l’épouse de Maurice-Eugène, qui apparaît dans 137 transactions. La plupart des sources relatives proviennent des Archives d’État du Valais, Sion, fonds Troillet-Chappaz, A1-18.

30 Les Jacquemin sont les parents spirituels de plusieurs enfants du groupe Bessard, appartenant au noyau radical.

31 Étienne-Joseph Bruchez (BRU/28-31523) épouse en 1837 Marie-Rosalie Jacquemin, la fille du notaire conservateur Pierre-Joseph.

32 Le milieu étendu comprend 480 individus ; 407 ont été identifiés, 42 sont des étrangers et 31 sont des femmes et hommes non identifié-s. La commune de Bagnes a 4 259 habitants en 1846.

33 Ils sont notamment doublement liés à la famille de Marie-Rosalie Maret (MAR/47-12143). Deux sœurs de Marie-Rosalie ont épousé des frères Bruchez en 1832 et 1836, et les deux maris se sont probablement établis, dans le village de leurs femmes. L’un d’eux est un membre de la Jeune Suisse.

34 Notamment celui de Pierre-Joseph Magnin, frère de Jean-Théodule. Les alliés des Magnin sont les Nicollier 10 et les Dumouin 13. De nombreuses transactions du cercle intérieur conduisent au groupe Maret 35 qui n’est pas directement lié aux Filliez, mais en relation étroite avec leurs parents spirituels, les Rossier et les Maret 18, faisant partie du cercle intérieur.

35 En 1842, Joachim et Maurice Pache, des radicaux, ont un procès contre Maurice et Athanase Corthay, membres d’un groupe conservateur, à cause d’un crédit que les Corthay contestent. Archives de la commune de Bagnes, J 102, 5.3. (20 mai 1842).

36 Archives d’État du Valais, fonds Troillet-Chappaz, A2 (14 novembre 1844).

37 Donnet, Lettres d’exil…, op. cit., p. 323-324 (Maurice Filliez à son frère Benjamin à Bagnes, Bex, 4.4.1847)

38 Voir par exemple Anne-Joseph de Rivaz, Mémoires historiques sur le Valais, 1798-1834, 3 vol., Lausanne, Payot, 1961.

39 Pierre Bourdieu parle à ce propos de parenté usuelle, opposée à la parenté officielle : Cf. Pierre Bourdieu, « La parenté comme représentation et comme volonté », in idem, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie cabyle, Paris, Le Seuil, 2000 ; nous avons essayé de préciser ces catégories en distinguant plusieurs « usages » possibles des parents : Sandro Guzzi-Heeb, « Close Relatives and Useful Relatives. Welfare, Inheritance and the Use of Kinship in an Alpine Dynasty (1650-1800) », in David R. Green, Alastair Owen (ed.) Family Welfare : Gender, Property and Inheritance since the Seventeenth Century, Westport – USA, Grenwood, 2004. Cf. S. Guzzi-Heeb, Donne, uomini, parentela…, op. cit.

40 On connaît l’importance des mères dans la transmission des valeurs et des connaissances religieuses : voir par exemple Jean Delumeau (dir.), La religion de ma mère. Le rôle des femmes dans la transmission de la foi, Paris, Le Cerf, 1992.

Table des illustrations

Légende Tableau 38. – Rapports de parenté entre filleul-e-s, leurs parrains et marraines par périodes, 1730-1769 et 1830-1869. Élaboration : P. Cristofoli, EHESS, Paris.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51071/img-1.jpg
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Légende Tableau 40. – Rapports de parenté spirituelle autour des radicaux du groupe Bessard 7, hommes et femmes.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51071/img-2.jpg
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Légende Tableau 44. – Parenté spirituelle de la famille Filliez du Châble, relations politiques, hommes et femmes.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51071/img-3.jpg
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Légende Figure 10. – Relations à l’intérieur du milieu radical : la famille Gard et Séraphin Bessard (représentation sélective).PS = parenté spirituelle.* = frère-sœur.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51071/img-4.jpg
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Légende Figure 11. – Structure du milieu, définitions.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51071/img-5.jpg
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URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51071/img-6.jpg
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