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Passions alpines

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Sandro Guzzi-Heeb

Deuxième partie. Conservateurs, libertins et faux-monnayeurs : le XIXe siècle

Chapitre I. Conservateurs, libéraux, radicaux

Texte intégral

Le choc : la bataille de Corberaye

1En mai 1844, presque cent ans après l’émeute du Châble de 1745, Bagnes vit un nouveau choc : les tensions politiques accumulées explosent. Dans la campagne de Corberaye, près de Montagnier, deux bandes armées – une radicale, l’autre conservatrice – s’affrontent. À l’issue de la « bataille de Corberaye », trois hommes perdent la vie et au moins six autres sont grièvement blessés : parmi eux le notaire Jacquemin, ainsi que d’autres leaders conservateurs, tels que Étienne Cretton et Pierre-Maurice Michellod. Un radical, François Baud, a disparu, probablement assassiné la veille par ses adversaires.

2Malgré leur infériorité numérique, les radicaux sortent vainqueurs de cet affrontement politique : dans la foulée, ils attaquent et en partie saccagent les maisons et les propriétés de quelques conservateurs connus, comme celles de Georges-François Fusay à Montagnier et des frères Michellod au Sappey.

3Mais c’est une victoire à la Pyrrhus : au même moment, les troupes radicales valaisannes affrontent les milices conservatrices aux gorges du Trient, près de Martigny, et y subissent une cuisante défaite. C’est l’apogée de plusieurs années de tensions et de conflits, à plusieurs reprises violents.

  • 1 Carl-Ludwig von Haller, Restauration der Staats-Wissenschaft oder Theorie des natürlich-geselligen (...)

4En effet, la crise valaisanne de 1844 n’est pas un événement isolé : elle précède celle qui va secouer l’Europe en 1848 et qui va modifier l’équilibre politique de plusieurs États. Les trajectoires valaisannes s’inscrivent dans ce contexte de luttes politiques et sociales à l’échelle continentale. Depuis la révolution de juillet 1830, plusieurs mouvements politiques, souvent à large participation populaire, défient l’ordre établi par la Restauration – théorisée d’ailleurs par un Suisse1 – et instituent dans plusieurs cantons des régimes républicains plus ou moins démocratiques. Le Valais participe pleinement à ce mouvement de « régénération » libérale, en se donnant une nouvelle constitution libérale en 1839, au prix de déchirures profondes et d’affrontements sanglants.

5En 1847-1848, les succès locaux des libéraux-radicaux débouchent sur une révolution qui affecte la Confédération dans son ensemble : après la brève guerre civile dite « du Sonderbund » (du pacte séparé), libéraux et radicaux abattent la Confédération de 1815, voulue par le congrès de Vienne, et instaurent au milieu de l’Europe monarchique un système républicain, parlementaire et fédéraliste largement inspiré par la constitution des États-Unis.

6Les historien-ne-s européen-ne-s ont souvent vu ces événements comme des épisodes en quelque sorte pittoresques, limités à un petit pays un peu exotique et sans poids dans les équilibres du continent. En réalité, il faut considérer ces faits comme la partie visible d’un mouvement plus vaste, qui révèle des composantes révolutionnaires. En ce sens, l’exemple valaisan et bagnard nous permet – nous semble-t-il – d’étudier certains aspects négligés de la participation politique des couches populaires et de mettre en exergue les conditions sociales et culturelles de cette participation.

7La crise qui éclate à Bagnes et en Valais en 1844 se préparait depuis longtemps. Depuis les années 1830, les positions se sont endurcies : une nouvelle génération d’hommes politiques ne se contente plus du libéralisme modéré des premières décennies du XIXe siècle et répand en Valais, comme dans d’autres cantons suisses, des idées libérales-radicales. Les acolytes de ce courant se rassemblent depuis 1835 dans la Jeune Suisse, une société inspirée par l’agitateur italien Giuseppe Mazzini. De l’autre coté, les partisans du statu quo s’organisent dans la Vieille Suisse, une organisation conservatrice bien déterminée à répondre au défi radical.

  • 2 Rosmarie Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme en Valais, 1840-48, Fribourg, 1971, p. 31-34.

8En 1839, les libéraux conquièrent la majorité au Grand Conseil valaisan, le parlement cantonal, et approuvent une nouvelle constitution, qui garantit finalement aux districts francophones une représentation proportionnelle. Mais cette victoire marque le début de nouvelles difficultés dans la maison libérale : si une partie des modérés se considère désormais satisfaite, d’autres sont décidés à aller plus loin. Ceux-ci prétendent à une démocratie réelle, à une véritable séparation entre État et Église et à des réformes au niveau fédéral. Ils sont prêts à appeler le peuple à l’action pour atteindre leurs objectifs : on les appellera désormais les radicaux2. Plusieurs questions divisent depuis 1840 les libéraux et les radicaux, mais un thème récurrent demeure : la question religieuse, sous ses diverses facettes ; la séparation entre État et Église, la limitation des privilèges de celle-ci, de son rôle dans l’enseignement et au niveau politique…

  • 3 Pierre-Michel Rey, Le régime radical en Valais, 1847-1857, Fribourg, Éd. universitaires de Fribourg (...)
  • 4 Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme…, op. cit., p. 33-34.

9Les élections de 1841, qui voient une victoire conservatrice, contribuent à marginaliser et à radicaliser la minorité libérale, qui de plus en plus est tentée de passer à l’action directe3. Face au défi, à l’anticléricalisme croissant et aux actions souvent provocatrices, la majorité libérale modérée se déplace progressivement du centre-gauche au centre-droite4, tandis que plusieurs anciens libéraux, comme l’avocat bagnard Georges-François Fusay, se profilent désormais en tant que virulents conservateurs.

  • 5 Andreas Seiler, Histoire politique du Valais 1815-1844, St-Maurice, 1951, p. 58 et 69-70. Dans la s (...)

10Plusieurs questions de politique suisse ou valaisanne contribuent à polariser la situation : en 1841, la question de l’abolition des couvents dans le canton d’Argovie – et de la position à adopter par le Valais – suscite de virulentes oppositions entre les radicaux, favorables à la politique anticléricale argovienne, et le centre-droite, en approfondissant le fossé avec les modérés. En 1842, l’évêque de Sion refuse les sacrements aux membres de la Jeune Suisse, ce qui contribue à radicaliser encore plus l’association5.

11Un rôle central dans la diffusion des idées, dans la définition des sensibilités et des cultures politiques, est joué par la presse politique. En mai 1839, deux journaux voient le jour : d’une part Le Défenseur de la religion et du peuple, organe conservateur – est-il nécessaire de le préciser ? – qui deviendra dès 1842 La Gazette du Simplon, et d’autre part L’Écho des Alpes, organe radical qui sera supprimé en 1844. En 1840, paraît aussi le premier Walliser Bote, organe des conservateurs de langue allemande, et en 1842 le Courrier du Valais, journal des libéraux modérés, à la recherche d’un difficile « juste milieu ».

12Les polémiques dans la presse contribuent à raviver les tensions, à tel point qu’en 1843 les radicaux valaisans passent à l’action, attaquant le siège de La Gazette du Simplon – l’organe conservateur –, brisant les presses et les jetant dans le Rhône. C’est la rupture : les libéraux se distancient définitivement des radicaux et la majorité au Grand Conseil bascule. Isolés, les députés radicaux se retirent du Grand Conseil – comme Maurice Barman – ou en sont exclus.

13Une période de troubles s’ensuit : les radicaux se retrouvent exclus du système parlementaire, mais ne sont pas prêts à abandonner la lutte pour autant. Ils forment rapidement un comité d’action – appelé le « comité de Martigny » : l’un de ses membres est le notaire bagnard Maurice-Eugène Filliez, devenu entre-temps le leader reconnu des radicaux de sa commune. La situation dégénère rapidement : le comité de Martigny ou des éléments radicaux organisent plusieurs actions violentes, comme l’occupation de la cure d’Ardon ; de leur côté, les conservateurs, surtout dans le Haut-Valais, s’organisent pour réagir aux provocations. En 1844, la situation est désormais hors de contrôle, les lois sont inappliquées, les violences se poursuivent. C’est dans ce climat que l’on en arrive à la confrontation directe au Trient et à Bagnes.

  • 6 Avocat et notaire de 1835 à 1855. Maurice-Eugène Filliez (1811-1856) est président de la commune (1 (...)
  • 7 Voir surtout Jean-Yves Gabbud, Enquête au temps de la bataille de Corberaye, Sion, Éditions VP, 199 (...)

14Après la victoire militaire, les conservateurs reprennent la situation en main : la constitution de 1839 est remplacée par une charte conservatrice, les principaux chefs de file radicaux – dont Maurice-Eugène Filliez, de Bagnes, personnage significatif du radicalisme valaisan6 – sont bannis, la Jeune Suisse est désarmée. À Bagnes, on enregistre quelques représailles contre les radicaux et leurs familles ; les membres de la Jeune Suisse doivent faire acte de soumission au gouvernement. Jusqu’à la guerre du Sonderbund (automne 1847) et à l’occupation du Valais par les troupes fédérales, les conservateurs restent donc maîtres de la situation7.

  • 8 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 20.
  • 9 Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme en Valais…, op. cit., p. 33

15Les conflits de 1843-1844 approfondissent le fossé traditionnel entre le Bas-Valais francophone et les anciens seigneurs du Haut-Valais, germanophone ; mais de plus en plus de nouveaux conflits surgissent à l’intérieur des communes mêmes. À Bagnes, les libéraux-radicaux ont pu jouir de plusieurs sympathies jusqu’en 1839, en s’appuyant souvent sur des revendications populaires, comme l’opposition aux traits autoritaires de la loi organique de 1826, ou par l’opposition à des notables locaux. Pendant cette période, des libéraux ont pu occuper les charges les plus importantes de la commune. Un facteur historique ultérieur, qui a soutenu le succès libéral, a été la méfiance traditionnelle envers les chanoines de Saint-Maurice, qui continuent de détenir le pouvoir spirituel dans la vallée8. Mais dès le début des années 1840, la situation change : le durcissement dans le camp radical pousse plusieurs modérés et fidèles catholiques dans les bras des conservateurs9.

De l’arbre de la liberté en 1831 à la Jeune Suisse : dynamique des factions

  • 10 Les archives du département de Justice et Police (DJP) contiennent 3 dossiers intéressants pour cet (...)

16En fait, les affrontements remontent pus loin. Le 25 avril 1831, un « arbre de la liberté » est planté à Bagnes comme dans d’autres communes de la région10. C’est le symbole d’un mouvement de contestation cantonale, qui a mobilisé les militants libéraux, surtout bas-valaisans, contre une constitution de plus en plus perçue comme autoritaire et injuste, dans la mesure où elle préserve les privilèges du Haut-Valais et limite la participation populaire.

17Depuis quelques années, les esprits sont échauffés à cause de la loi organique de 1826 qui modifie l’organisation communale, en renforçant le rôle du gouvernement cantonal et en privilégiant dans la pratique les notables. Le point le plus sensible repose sur le fait que les candidats éligibles sont proposés par le gouvernement, qui définit aussi la durée des charges publiques. C’est à Martigny, siège d’une minorité libérale belliqueuse, que le mouvement de 1831 a commencé.

  • 11 Jean-Étienne Morend, 10-9222 (1770-1837), pintier. Conseiller communal 1816-1819, 1823, président 1 (...)

18Selon Jean-Étienne Morend11, président de la commune de Bagnes, cette première manifestation n’a causé aucun tumulte dans sa vallée ; l’information est cependant suspecte : Morend, à l’instar de Frédéric Gard, son successeur, est un sympathisant libéral. Selon Gard, il y aurait eu quatre meneurs, mais il se garde bien d’en donner les noms. L’arbre de la liberté est abattu un mois plus tard, mais un autre est immédiatement érigé en remplacement. En août, selon Gard, les partisans de l’arbre, qui forment une « société », renoncent et se soumettent au gouvernement du Valais.

19Cet événement est important dans notre perspective, parce qu’il marque le début « visible » – selon nos sources – des affrontements entre libéraux-radicaux et conservateurs dans la commune de Bagnes ; les informations précises, toutefois, sont rares.

  • 12 AEV, DJP 67.3.1.

20Une liasse de correspondance (six lettres) déposée dans les archives du département de justice et police nous livre quelques informations supplémentaires : il s’agit d’un échange épistolaire entre la commune de Bagnes et un conseiller d’État au sujet des troubles survenus entre avril et août 1831, ainsi que de plusieurs lettres envoyées par le notaire Pierre-Joseph Jacquemin, un des principaux leaders conservateurs12.

  • 13 Conservé dans un autre dossier coté AEV, DJP 67.3.8.

21Malheureusement, aucune liste des partisans de cet arbre de la liberté ne figure dans cette liasse : seuls quelques noms des principaux meneurs surgissent ça et là au gré des comptes-rendus – suspects d’ailleurs – rédigés par les membres du Conseil communal de Bagnes et dans le rapport du notaire Jacquemin13. Certaines de ces lettres mentionnent une pétition de 1831 signée par les opposants à la loi organique valaisanne, mais ce document n’a pas été retrouvé. Malgré les informations rassurantes provenant des autorités communales, l’affaire semble n’être pas terminée. En août, le notaire Jacquemin se plaint au gouvernement d’être victime des partisans de l’arbre, qui ne se seraient point calmés : ils auraient en effet vandalisé un de ses champs et l’auraient menacé physiquement. Il demande donc une protection de la part du gouvernement et réclame qu’une commission d’enquête intervienne.

22Entre-temps, le notaire Georges-François Fusay, autre personnage influent de la commune, est arrêté et accusé d’avoir été le meneur de la contestation. Mais Frédéric Gard, qui avec le président Morend couvre discrètement la « société » des libéraux locaux, soutient Fusay et demande sa libération.

  • 14 AEV, DJP 67.3.1, 1er document : 27 avril 1831 ; lettre de Frédéric Gard datée du 3 juin 1831.

23Les versions des faits sont donc contradictoires, suivant de quel bord elles proviennent : pendant que Morend et Gard minimisent les faits et rassurent le gouvernement, Jacquemin – l’un des chefs de file des conservateurs – parle de bagarres et de persécutions à titre personnel. Mais les deux parties s’accordent sur un point : ce sont des gens de Martigny qui ont influencé les contestateurs14.

  • 15 Lettre du président de la commune de Bagnes, Morend à un conseiller d’État, au nom du Conseil commu (...)

24Comme nous l’avons vu, le mécontentement découle de la loi organique de 1826. Selon le président de Bagnes, avant d’ériger – contre ses dispositions, bien sûr – l’arbre de la liberté, des membres de la « société » lui ont demandé de protester auprès du gouvernement cantonal. Le président leur répond qu’il en fera la proposition au Conseil communal. Cependant, ce dernier, dépassé par les événements, s’inquiète et demande sa propre démission, tout en se disant favorable à octroyer au peuple la liberté de faire les nominations à son gré, afin de calmer les esprits15.

  • 16 Casanova et al., Familles de Bagnes, op. cit., notice biographique de Louis-Laurent Gard.

25En soi, la protestation semble s’atténuer ; toutefois, le fossé idéologique et les inimitiés personnelles continuent d’envenimer la vie locale. En 1833, le notaire Jacquemin en fait état aux autorités cantonales dans un nouveau rapport. Pour ses adversaires, les fêtes de carnaval se profilent comme une occasion de mettre à nouveau le feu aux poudres. Il faut noter que Louis Gard, fils de Frédéric, a quitté Naples et la vie militaire au début de l’année 1832 et est donc de retour au pays : selon les historiens locaux, il en a ramené des idées révolutionnaires qu’il propage dans l’Entremont16. En cette période de carême règne un climat de débats virulents autour du projet de révision de la constitution fédérale de Pellegrino Rossi : il prône une centralisation sensible des pouvoirs au sein de la Confédération suisse et est donc perçu par les conservateurs – surtout dans le Haut-Valais – comme une atteinte à l’indépendance cantonale.

26Ce débat déchire le Valais : devant le refus de la Diète cantonale d’entrer en matière, les tensions montent. Selon les libéraux romands, la Diète n’est plus l’expression du peuple et l’idée de constituer un gouvernement séparé se précise.

  • 17 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 16.

27Le 11 avril 1833, plusieurs notables du Bas-Valais se réunissent à Martigny pour en discuter, mais ils se heurtent aux conservateurs, qui sont opposés à toute innovation constitutionnelle. La rixe qui s’ensuit est mentionnée dans les manuels sous le nom de « bastonnade de Martigny » : un épisode important, puisqu’il est à l’origine de profonds ressentiments et d’une hostilité croissante entre traditionalistes et libéraux. Notons en passant que plusieurs libéraux de Bagnes – comme Louis Gard – prennent part à cet événement17.

  • 18 Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme… op. cit., p. 28 ; Gabbud, Enquête au temps de la bataill (...)
  • 19 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 16-17.

28La même année, les districts du Valais romand lancent une première pétition pour revendiquer une représentation proportionnelle à la Diète : en effet, selon la constitution en vigueur, les dizains du Haut-Valais conservent des privilèges politiques qu’il devient de plus en plus difficile de justifier18. Bagnes, toutefois, s’oppose et lance une contre-pétition pour le maintien de l’ancien Pacte fédéral, avec 424 signatures19. C’est à la lumière de ce contexte enflammé que les conflits locaux doivent être interprétés. La « Note des vengeances exercées contre le notaire Pierre-Joseph Jacquemin de Bagnes dès la plantation de l’arbre de liberté en mai 1831 », rédigée par le notaire lui-même, nous donne une idée des tensions existantes au niveau local :

  • 20 AEV, DJP 67.3.8.

« 1° Dans la nuit du 16 au 17 août 1831, une société au nombre de 10 individus m’ont détruit une chènevière d’environ 200 toises qui était très belle. 2° Étienne Cretton, le soldat Oillet et le marchand Contard ont invité Joseph Baud de Bagnes à se rendre à Sembrancher vers la fin d’août 1831 pour casser les croisés à M. le grand châtelain Ribordy et l’assommer chez lui et pour en faire autant à moi ainsi que ledit Baud m’en a fait le rapport. 3° Autre projet de casser les fenêtres au vice-président Carron. Selon l’assertion de Pierre François Pache de Bruson y invité. 4° Divers projets de détruire des granges, tantôt de se porter sur le bétail, dont j’ai été averti par des parents et amis comme de prendre garde pour la vie en sortant de nuit. 5° Depuis l’hiver 1831 et 1832, tout a paru se tranquilliser et l’on n’a plus rien aperçu jusqu’en janvier 1833 que l’on m’a écrasé dans un champ cinq jeunes arbres de belle venue […] 6° On m’a brisé divers carreaux de fenêtres, partie avec des cailloux, partie avec du bois, la même nuit qu’on m’a écrasé les arbres. 7° Le 19 février courant, de grand matin, j’ai trouvé une caricature horrible et infamante affichée au haut de la paroi d’un raccard sur la place publique. Elle contenait trois grandes figures, celle d’un horrible démon, la plume en main et assis avec mon nom au bas et la légende : “Le stipulateur des actes indirects.” […] 8° Pour carnaval dernier, l’on a préparé des mascarades pour insulter et diffamer plusieurs personnes principalement moi, mais un ordre adressé à Monsieur notre président par M. le grand châtelain à Gaillard, tout a été empêché. Jusqu’à cet ordre, le président [Frédéric Gard] n›avait point fait oreille à diverses personnes qui le priaient d›empêcher ces sortes de mascarades. NB : Son fils M. Louis Gard conjointement avec un nommé Étienne Cretton avait travaillé à une pièce de ce carnaval soit de ses mascarades dont est preuves suffisantes. […] 9° Divers propos roulent parmi un certain nombre de ces mauvais sujets, partisans de l’arbre : […] L’on parle de se porter sur le bétail, d’incendier des granges dans les mayens, de tomber sur moi quand ils en auront l’occasion. […] 10° Un cercle pour les Gazettes où se réunissent toujours au moins une trentaine de personnes20… »

29Pour l’occasion, le notaire n’oublie pas de rappeler les noms de ses adversaires les plus redoutés : « Les plus acharnés que je connaisse sont Cretton, cloutier de profession, Frédéric Filey, le soldat Oillet, sans oublier M. Fusay, et M. Louis Gard, animé par sa souche. » Le notaire exagère probablement dans le but de dénigrer ses adversaires face aux autorités cantonales : mais les conflits sont bien réels, au point d’être en partie portés devant les tribunaux locaux.

  • 21 ACBg, J97 (protocole de cour), dès le 19 novembre 1835.
  • 22 Ibidem, 19 septembre 1835. Dans les protocoles de cour de cette époque, on relève plusieurs procès (...)

30En 1835, les protocoles de la cour de justice de Bagnes témoignent d’un long conflit entre le notaire Jacquemin et Jean-Emmanuel Bruchez – issu du groupe libéral – concernant la jouissance d’un jardin. Selon le témoignage du notaire, ce dernier a joui pendant des années et sans contestations de ce jardin, propriété de la mère Bruchez21. Dans le nouveau climat de polarisation politique, d’anciennes tensions locales resurgissent et affichent une nouvelle coloration. D’ailleurs, ledit Bruchez a déjà été accusé par un parent de Jacquemin, Pierre-Joseph Courthion, de lui avoir arraché et coupé des arbres22.

  • 23 Anne Joseph de Rivaz, Mémoires historiques sur le Valais, t. III, p. 239 et suiv. ; cf Enquête au t (...)
  • 24 Lettre datée du 3 janvier 1834, signée Gard et adressée à un conseiller d’État, AEV, DJP 67.3.12, 1

31Vers la fin de 1833, un nouvel épisode ravive les tensions. Selon Anne-Joseph de Rivaz, chroniqueur et historien contemporain des événements, une altercation éclate entre deux jeunes de la commune au sujet des pétitions relatives à la constitution de 1815 : « Des personnes des deux camps se joignent aux jeunes gens et sont prêtes à en venir aux mains. Les autorités communales doivent intervenir fermement pour éviter que l’altercation ne dégénère trop violemment23. » À ce propos, nous possédons un compte rendu des faits – encore une fois légèrement partial – rédigé par le président de la commune, Frédéric Gard24.

  • 25 Étienne-Nicolas Bruchez, (1791-1856). Au service depuis 1814 dans l’armée française, il épouse en 1 (...)
  • 26 François-Joseph Troillet (1804-1871), notaire 1836-1869, châtelain 1837, 1846, 1847, candidat au po (...)

32Selon ce rapport, le 29 décembre, à la sortie des offices, une discussion a lieu entre « Monsieur le capitaine Bruchez », officier de retour du service dans l’armée française25, et le notaire François-Joseph Troillet26, à propos « de la sanction qui vient d’être apportée à la Constitution de Schwyz et de Bâle Campagne ». D’autres individus se mêlent à la discussion ; bientôt Bruchez est attaqué et « reçoit un coup sur le nez qui lui fit répandre le sang par les narines ». Bruchez, qui apparemment n’est pas homme à se laisser maltraiter sans réagir, se réfugie dans sa maison, d’où il menace la foule réunie sur la place avec sa carabine. Pendant l’affrontement, il reçoit le soutien de Laurent Gard, son cousin et par ailleurs fils du président de la commune.

  • 27 Suite à la proposition de révision du Pacte fédéral ( = Pacte Rossi), de nombreux pamphlets furent (...)

33Selon le président Gard, l’action contre Bruchez aurait été menée par les auteurs principaux d’une pétition en faveur du maintien de l’ancienne constitution fédérale de 1815 : ceux-ci ne se résignent pas à se voir menacés par l’officier libéral, mais pressent le président de réunir le Conseil pour faire arrêter Bruchez. L’affaire débouche sur une accusation de Bruchez devant le tribunal du dizain, qui calme l’opinion publique : mais le rapport de Gard décrit une situation d’« effervescence » dangereuse et d’hostilité entre deux partis adversaires, qui risque de faire de Bagnes « un 2e Martigny ». Selon Gard, les conservateurs essaient d’« émeuter le peuple », en distribuant entre autres des pamphlets antilibéraux tels que « Le Valaisan désabusé27 ».

  • 28 Sembrancher, le 9 avril 1834, AEV, DJP 67.3.12, 2.

34Et les tensions se poursuivent : le 9 avril 1834, le président Gard s’inquiète d’une fête que les conservateurs voudraient organiser à Bagnes pour célébrer la victoire sur les libéraux lors de la « bastonnade de Martigny » de 1833. Cette manifestation prévoit une grand-messe et le Te Deum qui, selon le bruit public, doivent être annoncés « par le son de la grande cloche dont ces gens ne sont pas avares en pareille circonstance28 ».

  • 29 Bagnes, le 15 avril 1834, AEV, DJP 67.3.12, 3.

35La fête ne semble pas avoir eu lieu, mais les deux partis restent actifs : des pétitions circulent, des libéraux et des conservateurs de Martigny se rendent à Bagnes pour organiser le soutien à leurs revendications, des délégations sont envoyées à Sion devant le Conseil d’État29.

36Au milieu des années trente, les partis semblent donc déjà bien profilés et prêts à se donner des structures plus claires ; c’est en 1835, comme nous l’avons vu, que plusieurs sympathisants radicaux s’organisent dans la Jeune Suisse, tandis que les conservateurs les plus acharnés réagissent en se rassemblant l’année suivante au sein de la Vieille Suisse, dont le nom est déjà tout un programme. La polarisation politique qui caractérisera une grande partie du XIXe siècle est désormais en place. Les fronts, toutefois, ne sont pas figés. Au contraire, la tendance radicale reste floue, très hétérogène et peu efficace jusqu’au tournant de 1839-1840. La situation politique et sociale reste compliquée, les fronts mouvants.

37En réalité, si la situation explose au niveau local en 1844, c’est aussi dû aux conflits entre villages et groupes d’intérêts, qui sont en partie indépendants des débats idéologiques.

  • 30 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit.

38Les études de Jean-Yves Gabbud30 ont montré que les luttes idéologiques se greffent sur des questions internes préexistantes, sur des rivalités entre les villages de la vallée ou entre groupes locaux. Nous devons donc mieux comprendre la dynamique de ces conflits pour décrypter la logique de la polarisation.

  • 31 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 27-28. Le conflit est lié à la polémique aut (...)

39Les rivalités entre villages et « quarts » de la commune se manifestent déjà en 1825, lorsque les Bagnards doivent opter soit pour la nomination d’un second vicaire dans la paroisse – selon la tradition – soit pour le renforcement de l’enseignement scolaire en nommant un régent. La votation communale révèle une déchirure entre les villages du bas et du haut de la vallée, que nous observerons à plusieurs reprises par la suite : les villages du bas votent pour le régent mais ils sont minorisés par les autres « quartiers » de la commune31.

40En 1837, les villages de Bagnes sont à nouveau en lutte à cause des « manœuvres », qui sont des charges de travail attribuées à chaque « quartier » de la commune. Les villages du bas revendiquent une redistribution des tâches – en argumentant qu’ils doivent supporter un plus grand nombre de pauvres –, alors que les villages de montagne s’y opposent. Un conflit similaire s’enflamme à propos de la distribution de l’argent de la confrérie des pauvres, destiné au soutien des indigents : les conseillers du Châble proposent la division de l’argent par nombre de pauvres dans chaque « quart », mais les villages de montagne s’y refusent. En 1840, une nouvelle votation divise la population : il s’agit de prendre parti pour ou contre la suspension des droits d’entrée relatifs au commerce. À chaque fois, le même fossé se fait jour : les villages du bas, qui ont davantage d’activités commerciales et artisanales, sont favorables aux réformes, tandis que les villages du haut – encore une fois – sont fermement contre.

  • 32 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 35 et suiv., et notamment p. 61-62. Ce cliva (...)
  • 33 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 71-72.

41Le conflit régional se superpose donc en partie aux différences idéologiques, puisque les villages du bas, notamment Le Châble, Villette, Le Cotterg et Montagnier, sont ceux qui abritent les minorités libérales-radicales les plus nombreuses et actives32. On pourrait donc en conclure – comme Jean-Yves Gabbud l’a suggéré – que les oppositions idéologiques ne sont qu’une couverture formelle sur des conflits plus profonds et matériels33. Mais ce serait retomber dans un schéma d’interprétation trop simple, et sous-estimer encore une fois la capacité des montagnards, des paysans et des groupes populaires en général, à articuler des idées et des intérêts proprement politiques.

42En effet, le conflit de 1825 autour de l’enseignement concerne l’un des thèmes les plus chers aux libéraux : c’est déjà une lutte idéologique ! Et depuis la loi organique de 1826, d’autres questions authentiquement politiques agitent la population.

43Plusieurs témoignages nous indiquent que les préoccupations politiques de cette même nature concernent souvent des problèmes cantonaux ou suisses, comme le projet de révision de la constitution fédérale de 1833 ou la question de l’abolition des couvents dans l’Argovie : réduire ce débat à des questions de villages signifierait à nouveau négliger totalement la complexité de la société et de la culture locales. Pour mieux comprendre la question, il est nécessaire d’analyser la formation et la composition précise des factions et des partis pendant le XIXe siècle.

Factions, partis et sources, 1840-1900

  • 34 Voir à ce propos Gérald Arlettaz, Les tendances libérales en Valais… op. cit. ; Rosmarie Roten Dumo (...)

44Nous n’allons pas nous attarder sur les détails de l’histoire politique locale, ni sur les différences idéologiques entre les différents courants34, mais simplement souligner que la polarisation due à la fondation de la Jeune Suisse et de la Vieille Suisse sera à l’origine de nombreux conflits aux niveaux cantonal et local, qui nous permettent d’analyser de plus près la composition des factions politiques en présence, surtout dans la période 1840-1900. Nous considérerons par la suite six conflits ou événements politiques fondamentaux pour Bagnes, desquels nous analyserons les principaux acteurs à des moments précis, ainsi que leurs réseaux sociaux.

    • 35 AEV DI 57.3.2.2 (28 novembre 1839) ; DI 54.1.1.11 (sans date) ; DI 54.1.1.12 (14 avril 1841) ; DI 2 (...)

    Entre 1839 et 1842, plusieurs radicaux contestent à l’aide de deux pétitions les pratiques de la majorité conservatrice dans la gestion des élections locales. Les conservateurs manifestent quant à eux leur soutien au Conseil communal par une autre pétition : les signataires de ces documents nous offrent un premier aperçu de la composition des factions locales35.

    • 36 AEV DI 42.3 (24 mai 1844) ; cf. André Donnet (éd.), Lettres d’exil de Maurice-Eugène Filliez à son (...)

    Comme nous l’avons vu, radicaux et conservateurs s’affrontent en mai 1844 dans la bataille de Corberaye, près de Villette, durant laquelle plusieurs conservateurs sont tués ou blessés. Grâce aux enquêtes et aux représailles entreprises par la suite contre les radicaux, nous possédons plusieurs listes permettant d’identifier les adhérents de la Jeune Suisse, les principaux personnages impliqués dans ces luttes politiques, ainsi que les chefs de file conservateurs36.

    • 37 J.-Y. Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 117.

    Les conservateurs ne restent toutefois pas longtemps au pouvoir : en 1847, les cantons conservateurs, dont le Valais, sont défaits par la majorité libérale dans la guerre du Sonderbund et doivent accepter la nouvelle constitution suisse de 1848. Alors que le Conseil communal de Bagnes présente une majorité libérale-radicale, la nouvelle élite cantonale tente d’introduire plusieurs innovations, notamment l’abolition de droits communautaires – comme celui du passage sur les prairies –, une augmentation de l’impôt et le développement de la vaccination37.

  • 38 Daniel Salamin, Pauvreté et assistance en Valais au XIXe siècle. Le cas de la commune de Bagnes,(...)

45L’arrêté cantonal sur la mendicité (29 juillet 1850) confère une large autonomie aux comités de bienfaisance dans les communes ; à Bagnes, cela a comme conséquence un durcissement de la politique sociale, avec le renforcement de la police des pauvres et la suppression de l’argent des pauvres, qui avait été géré auparavant par les confréries38.

  • 39 Daniel Salamin, Pauvreté et assistance en Valais…, op. cit., p. 73-74.
  • 40 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 112. Mais en même temps, le conseil radical (...)

46Pendant les années suivantes, le comité de Bagnes renforce la politique de placement forcé des pauvres chez les parents39. Cette mesure aura pour effet d’augmenter également la pression sur les couples illégitimes et notamment les mères célibataires. En pratique, la recherche en paternité pour les enfants illégitimes est abandonnée, ce qui – dans l’esprit des autorités – devrait éviter que les jeunes femmes s’engagent dans des relations hors mariage. Selon Jean-Yves Gabbud, le Conseil communal interdit en 1851 le mariage d’un Bagnard avec une femme de Fully, afin d’éviter le risque que le nouveau couple tombe en pauvreté et soit à la charge du public40.

47Les radicaux essaient d’appliquer une politique de modernisation des structures sociales qui va à l’encontre des traditions locales ; elle sera donc passablement impopulaire.

  • 41 Cela vaut en particulier pour les conseillers des quartiers conservateurs, comme Verbier ou Sarreye (...)

48Dans notre analyse des factions, nous avons considéré comme faisant partie du courant libéral-radical plusieurs conseillers en fonction entre 1848 et 1852, même si certains ne peuvent être considérés comme de véritables militants radicaux41. Cette liste contient donc des incertitudes, mais elle donne des indications significatives sur l’évolution d’une faction radicale et sur ses sympathisants.

    • 42 Voir en particulier les jugements criminels et correctionnels du tribunal d’Entremont : archives du (...)
    • 43 J.-Y. Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 117.

    Durant cette période trouble, nous relevons aussi plusieurs conflits mineurs : des insultes prononcées par certains conservateurs contre le gouvernement radical, d’autres entre leaders des deux bords, des « propos irréligieux » ou « immoraux » proférés par des particuliers, mais sans incidents majeurs42. En 1856, les tensions idéologiques sont encore vives : avant la mort de Maurice-Eugène Filliez, le curé refuse d’abord de lui accorder les sacrements avant de changer d’avis sous les menaces des amis du préfet radical43.

    • 44 Archives du CREPA., instruction du juge Louis Gros concernant l’assassinat de Louis Deurin – décemb (...)
    • 45 Archives du tribunal d’Entremont, 5075, A1, 6 juillet 1871.

    En décembre 1868, le jeune conservateur Louis Deurin est tué à Champsec lors d’une rixe entre adversaires politiques. Sur-le-champ, un groupe radical assiège la cure de Bagnes et y provoque des dommages. Les actes du procès, malheureusement incomplets, nous livrent les noms de plusieurs personnes impliquées dans cette affaire, entre autres ceux des frères Bessard, qui apparaissent comme des éléments centraux et très intéressants du noyau radical, et des frères Michellod du Sappey du côté conservateur44. Cet épisode apparaît en effet comme une sorte de règlement de comptes entre des groupes familiaux représentant le bras militant et souvent violent des deux factions : les frères Michellod – surnommés dans l’ordre « le loup, le renard, le lynx et la fouine » – sont les enfants de Pierre-Joseph Michellod, dont la maison avait été attaquée et pillée par les Jeunes Suisses en 1844. Les frères Bessard, dont un est blessé à la cuisse par Michellod « le renard », sont aussi les descendants de militants actifs à l’époque de la Jeune Suisse. Dans l’assaut de la cure, on retrouve également les noms d’anciens Jeunes Suisses et de leurs parents, comme Joachim Pache, son fils et son neveu, ou encore Maurice-Joseph Fellay45.

    • 46 Archives de la société L’Avenir, dans les archives du CREPA, Sembrancher ; et Willy Ferrez, Accords (...)

    Depuis les années 1890, les partis politiques locaux s’organisent de façon plus stable. Une étape importante est la création de deux fanfares concurrentes, clairement connotées politiquement : à la création de l’Avenir par les radicaux en 1892, succède l’année suivante celle de la Concordia, conservatrice. Les listes des fondateurs de ces sociétés nous renseignent donc sur l’évolution des factions vers la fin du XIXe siècle46.

    • 47 Sandra Deslarzes-May, L’École libre de Bagnes, 1900-1943, Fribourg, Éd. Faim de siècle, 1998.
    • 48 Liste dans Deslarzes-May, L’École libre de Bagnes…, op. cit., p. 96-98.

    Depuis les années 1890 cependant, c’est un nouveau conflit qui occupe les esprits et contribue à une nouvelle polarisation politique et culturelle : l’objet du litige concerne la Grande École de Bagnes – l’école officielle de la vallée – et plus particulièrement l’enseignement clérical qui y est prodigué, incitant une partie des familles radicales à contester son orientation. Le conflit débouchera sur la fondation en 1900 de l’École libre de Bagnes, une école privée vouée à l’enseignement laïc et à la libre-pensée47. Deux sources nous informent sur la composition des factions en présence durant cet épisode : d’un côté, une pétition signée par un certain nombre de radicaux contre l’enseignement à la Grande École, datant vraisemblablement des dernières années du XIXe siècle ; de l’autre, les listes des premiers élèves de l’École libre, publiées (bien que de façon non systématique) par Sandra Deslarzes-May48.

    • 49 André Donnet, Farinet devant la justice valaisanne (1869-1880) : dossiers de procédure pénale, 2 vo (...)

    Une autre affaire agite la région entre 1868 et 1890 ; il s’agit des enquêtes autour des activités valaisannes de Joseph-Samuel Farinet, le faux-monnayeur valdôtain dont les gestes ont été célébrés par C.-F. Ramuz en 1931 dans son roman à succès « Farinet ou la fausse monnaie ». Plusieurs enquêtes menées par les tribunaux locaux nous informent sur les réseaux de complicité et de soutien dont jouit Farinet dans le val de Bagnes et sur leurs implications politiques et sociales49.

  • 50 Danielle Allet-Zwyssig, « L’affaire Farinet dans la presse valaisanne contemporaine (1870-1881) », (...)
  • 51 Stéphane Michellod, La famille Michellod, p. 128-134. Bien qu’appartenant à une famille férocement (...)

49Les activités de Farinet n’ont pas, bien entendu, un caractère ouvertement politique : mais plusieurs de ses complices et « amis » sont des personnes bien connues pour leur activisme. D’ailleurs, les partis vont tenter de se saisir de cette affaire pour l’exploiter à des fins politiques50 : des notables radicaux, tels que Camille Besse et Étienne Gailland, saisissent l’occasion pour attaquer leurs adversaires. À Bagnes, le chansonnier et poète populaire Charles Michellod, fils et frère de militants conservateurs, met en scène une pièce satirique sur l’affaire Farinet pendant le carnaval 1878, mais la représentation est interrompue par la police, qui disperse la foule des spectateurs. Apparemment, Michellod citait ouvertement les noms des complices bagnards du faux-monnayeur51. L’analyse des conflits autour du faux-monnayeur nous donne donc des informations précieuses sur le rôle de certains individus, sur la réalité des conflits dans la commune, ainsi que sur les réseaux sociaux qui agissent au niveau local.

  • 52 Georges Andrey, Les élections au conseil nationale dans le Bas-Valais, 1850-1930, in Groupe dalaisa (...)

50Les listes et les documents cités posent toutefois de nombreux problèmes. En général, nous savons que les radicaux, bien que minoritaires, jouissent d’un certain consensus populaire, que nous pouvons quantifier grâce aux résultats des votations populaires : entre 1860 et 1900, les radicaux obtiennent entre 20 et 35 % des suffrages aux élections fédérales52. Cependant, nous ne savons presque rien sur les électeurs radicaux, en dehors du noyau actif dont nous venons de parler. Le même problème se pose pour la majorité conservatrice, soutenue par une grande partie de la population. Cela dit, les noms des militants, leur identification et l’étude des rapports parentaux et sociaux entre ceux-ci nous permettent de proposer une série de conclusions fondées et intéressantes.

Notes

1 Carl-Ludwig von Haller, Restauration der Staats-Wissenschaft oder Theorie des natürlich-geselligen Zustands der Chimäre des künstlich-bürgerlichen entgegengesezt, 6 vol., Winterthur, Steiner, 1816-1834.

2 Rosmarie Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme en Valais, 1840-48, Fribourg, 1971, p. 31-34.

3 Pierre-Michel Rey, Le régime radical en Valais, 1847-1857, Fribourg, Éd. universitaires de Fribourg, 1971.

4 Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme…, op. cit., p. 33-34.

5 Andreas Seiler, Histoire politique du Valais 1815-1844, St-Maurice, 1951, p. 58 et 69-70. Dans la situation tendue, les Jésuites se rendent en mission dans les vallées, comme en 1841 à Sembrancher, ce qui ne contribue pas à apaiser les esprits : Alfred Pellouchoud, Essai d’histoire de Sembrancher, Sion, 1967, p. 95.

6 Avocat et notaire de 1835 à 1855. Maurice-Eugène Filliez (1811-1856) est président de la commune (1848-1851), conseiller 1852-1856 ; sous-préfet 1848-1850, préfet du district d’Entremont 1850-1856 ; député à la Constituante 1839, député au Grand Conseil 1847-1856 ; membre du gouvernement provisoire du 2 décembre 1847 au 11 janvier 1848 ; conseiller aux États 1854-1855, conseiller national 1855-1856. Rapporteur du tribunal de district dès 1848. Major de carabinier 1848-1856. Son élection comme suppléant du conseiller national Maurice Barman en 1848 est refusée par les chambres fédérales, car jugée anticonstitutionnelle. Il prend la relève de Frédéric Gard pour la défense des idées libérales à Bagnes. Le lundi 20 mai 1844, lorsque la prise d’armes des Vieux Suisses est connue, Maurice Filliez est nommé à la tête des troupes libérales.

7 Voir surtout Jean-Yves Gabbud, Enquête au temps de la bataille de Corberaye, Sion, Éditions VP, 1997.

8 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 20.

9 Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme en Valais…, op. cit., p. 33

10 Les archives du département de Justice et Police (DJP) contiennent 3 dossiers intéressants pour cette période : AEV, DJP 67.3.1, 67.3.8 et 67.3.12.

11 Jean-Étienne Morend, 10-9222 (1770-1837), pintier. Conseiller communal 1816-1819, 1823, président 1820-1822, 1824-1830. Christine Fellay, La commune de Bagnes (1814-1857), mémoire de licence de lettres, Genève, 1980, p. 29-31.

12 AEV, DJP 67.3.1.

13 Conservé dans un autre dossier coté AEV, DJP 67.3.8.

14 AEV, DJP 67.3.1, 1er document : 27 avril 1831 ; lettre de Frédéric Gard datée du 3 juin 1831.

15 Lettre du président de la commune de Bagnes, Morend à un conseiller d’État, au nom du Conseil communal et datée du 27 avril 1831 ; AEV, DJP 67.3.1.

16 Casanova et al., Familles de Bagnes, op. cit., notice biographique de Louis-Laurent Gard.

17 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 16.

18 Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme… op. cit., p. 28 ; Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 16.

19 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 16-17.

20 AEV, DJP 67.3.8.

21 ACBg, J97 (protocole de cour), dès le 19 novembre 1835.

22 Ibidem, 19 septembre 1835. Dans les protocoles de cour de cette époque, on relève plusieurs procès qui opposent des adversaires politiques bien connus.

23 Anne Joseph de Rivaz, Mémoires historiques sur le Valais, t. III, p. 239 et suiv. ; cf Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 19

24 Lettre datée du 3 janvier 1834, signée Gard et adressée à un conseiller d’État, AEV, DJP 67.3.12, 1.

25 Étienne-Nicolas Bruchez, (1791-1856). Au service depuis 1814 dans l’armée française, il épouse en 1822 Ève Olivia Angela (1805-1864), fille du comte de Brady, dont la dot est fort attrayante. Dès lors, l’histoire d’Étienne-Nicolas relève en partie de la tradition orale. Trop jaloux, il aurait, au cours d’un bal, barbouillé de suie le visage d’un chevalier qui s’intéressait de trop près à son épouse. Il prend part au combat de Saint-Léonard le 1er mai 1840 dans les troupes libérales. Son épouse, connue comme femme de lettres sous le nom de Marie de l’Epinay, est l’auteur de plusieurs textes publiés dès 1836. Bruchez eut un enfant naturel, né à Saxon. Voir Casanova et al., Familles de Bagnes, op. cit., vol. 1, notice biographique.

26 François-Joseph Troillet (1804-1871), notaire 1836-1869, châtelain 1837, 1846, 1847, candidat au poste de Grand Châtelain en 1847, député conservateur 1842, membre de la garde urbaine conservatrice de 1844, conseiller 1863-1866 ; président de la chambre pupillaire 1845. Voir Casanova et al., Familles de Bagnes, op. cit., vol. 5, notice biographique.

27 Suite à la proposition de révision du Pacte fédéral ( = Pacte Rossi), de nombreux pamphlets furent distribués en Valais, entre autres Le Vallaisan désabusé ou les aberrations des prétendus libéraux dévoilées par un anonyme franchement patriote. Voir J.-B. Bertrand, « Au berceau de la presse valaisanne », in Petites Annales valaisannes, 1931, p. 33-41 et 35.

28 Sembrancher, le 9 avril 1834, AEV, DJP 67.3.12, 2.

29 Bagnes, le 15 avril 1834, AEV, DJP 67.3.12, 3.

30 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit.

31 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 27-28. Le conflit est lié à la polémique autour de l’enseignement mutuel, développé par le père Girard, le pédagogue fribourgeois, et pratiqué à Bagnes depuis le début du XIXe siècle. La méthode est condamnée en 1825 par le clergé valaisan, mais elle semble être maintenue à Bagnes pendant les années suivantes, malgré des conflits répétés : C. Fellay, La Commune de Bagnes…, p. 62-65.

32 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 35 et suiv., et notamment p. 61-62. Ce clivage se manifeste aussi dans les élections locales : en 1839, les radicaux Louis Gard et Maurice-Eugène Filliez sont élus à l’assemblée constituante valaisanne, grâce surtout aux votes de la basse vallée, tandis que les villages de montagne ne les soutiennent pas : ibidem, p. 32.

33 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 71-72.

34 Voir à ce propos Gérald Arlettaz, Les tendances libérales en Valais… op. cit. ; Rosmarie Roten Dumoulin, Les débuts du radicalisme en Valais…, op. cit.

35 AEV DI 57.3.2.2 (28 novembre 1839) ; DI 54.1.1.11 (sans date) ; DI 54.1.1.12 (14 avril 1841) ; DI 242.1.3.59 (13 décembre 1842) DI 54.1.2.54 (2 mai 1843).

36 AEV DI 42.3 (24 mai 1844) ; cf. André Donnet (éd.), Lettres d’exil de Maurice-Eugène Filliez à son frère Benjamin (1844-1847), in Vallesia, t. XXI, 1966.

37 J.-Y. Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 117.

38 Daniel Salamin, Pauvreté et assistance en Valais au XIXe siècle. Le cas de la commune de Bagnes, mémoire de licence, université de Genève, 1976, p. 17 et 56.

39 Daniel Salamin, Pauvreté et assistance en Valais…, op. cit., p. 73-74.

40 Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 112. Mais en même temps, le conseil radical organise, comme le veut la tradition, des manifestations religieuses pour invoquer le beau temps : ibidem, p. 111.

41 Cela vaut en particulier pour les conseillers des quartiers conservateurs, comme Verbier ou Sarreyer.

42 Voir en particulier les jugements criminels et correctionnels du tribunal d’Entremont : archives du tribunal d’Entremont, 5075, A1. Les violences et les attaques privées semblent d’ailleurs caractériser déjà les années avant 1844 : en 1843 François Pourprix, président de la commune, se plaint dans une lettre d’avoir été attaqué pendant la nuit : J.-Y. Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 84.

43 J.-Y. Gabbud, Enquête au temps de la bataille…, op. cit., p. 117.

44 Archives du CREPA., instruction du juge Louis Gros concernant l’assassinat de Louis Deurin – décembre 1868.

45 Archives du tribunal d’Entremont, 5075, A1, 6 juillet 1871.

46 Archives de la société L’Avenir, dans les archives du CREPA, Sembrancher ; et Willy Ferrez, Accords et… contre-temps. 1893-1993 de la Concordia, Sion, Impr. Valprint, 1993.

47 Sandra Deslarzes-May, L’École libre de Bagnes, 1900-1943, Fribourg, Éd. Faim de siècle, 1998.

48 Liste dans Deslarzes-May, L’École libre de Bagnes…, op. cit., p. 96-98.

49 André Donnet, Farinet devant la justice valaisanne (1869-1880) : dossiers de procédure pénale, 2 vol. , Lausanne, 1980.

50 Danielle Allet-Zwyssig, « L’affaire Farinet dans la presse valaisanne contemporaine (1870-1881) », in Annales valaisannes, 2e série, 55 (1980), p. 3-83.

51 Stéphane Michellod, La famille Michellod, p. 128-134. Bien qu’appartenant à une famille férocement conservatrice, Charles Michellod a été un esprit indépendant, qui n’hésitait pas à se moquer de ses coreligionnaires et de ses collègues de parti : voir par exemple les textes publiés par Stéphane Michellod, ibidem, p. 135-138.

52 Georges Andrey, Les élections au conseil nationale dans le Bas-Valais, 1850-1930, in Groupe dalaisan de sciences humaines (éd.), Développement et mutations du Valais. Société et culture du Valais contemporain II, Sion, 1976, p. 266-269.

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