Version classiqueVersion mobile

Passions alpines

 | 
Sandro Guzzi-Heeb

Première partie. Pouvoirs, rebelles et libertins : le XVIIIe siècle

Chapitre III. Protagonistes, factions, partis ?

Texte intégral

Le rôle de la parenté

1Cette analyse détaillée de la vie politique locale révèle une image peut-être quelque peu inhabituelle d’une société alpine : loin de l’image d’Épinal présentant de pauvres paysans courbés sur leurs lopins de terre, travaillant péniblement pour assurer une maigre subsistance, elle révèle une société vivante, agitée par des passions politiques intenses parcourue de débats d’idées, capable de se mobiliser politiquement de façon remarquable, ceci même dans les milieux clairement populaires.

2Comme nous l’avons vu plus haut, les montagnards n’agissent pas de façon improvisée et spontanée : les conflits qui divisent la commune entraînent la constitution de deux factions bien organisées, dont les intérêts se croisent en partie avec ceux des pouvoirs extérieurs, de l’évêque de Sion à la Diète valaisanne en passant même par Rome, représentée par le nonce de Lucerne.

3Si cette réalité est aisément perceptible à la lecture des documents, leur retranscription, une fois passée au crible de la recherche historique, se bute à l’indigence des sources

4Pour reconstituer des luttes parfois violentes, même lorsqu’elles ont profondément divisé la commune, le chercheur ne dispose parfois que de fragments épars, de bribes d’informations. C’est sans doute pour cette raison qu’ont souvent été passé sous silence les dynamiques politiques des sociétés rurales de l’Ancien Régime, ou qu’elles ont été considérées d’un regard anthropologique plutôt que du point de vue de l’historien, c’est-à-dire en s’intéressant plus à certaines structures de fonds qu’aux événements qui agitent les esprits.

  • 1 C’est ce qu’a essayé, dans le contexte de Bagnes, Louis Courthion dans son roman « Le Jeune-Suisse (...)

5Vouloir préciser la composition des groupes rivaux, c’est se heurter au même écueil : autant des éléments épars nourrissent-ils l’imagination de l’écrivain, autant sont-ils source de frustration pour l’historien. Que l’on soumette quelques-unes des données succinctes à disposition1 au premier, il en tirera sans peine quelques histoires épiques ou des récits passionnants : un lieutenant de la commune, agent local de l’abbé, se révoltant contre son seigneur ; un notaire, issu d’une famille étrangère, épousant la fille d’un grand notable et tentant de se profiler comme chef politique ; son ambitieuse femme qui l’incite à jouer ses cartes… L’historien, hélas, ne peut broder autour des sources. Étant donné que celles-ci ne révèlent ni la psychologie des personnages, ni leurs caractères, pas plus qu’elles ne dévoilent leur quotidien – tous ces détails qui font la chair et le sang de l’histoire – une reconstruction circonstanciée des factions en jeu et de leurs protagonistes est difficile, voire impossible. Nous devons donc nous en tenir à quelques traits schématiques et réfléchir à ce qu’ils peuvent nous dire sur les rapports entre les personnes et sur les luttes locales. Si nous observons de plus près les membres des factions qui nous sont connus, nous constatons par exemple que certains groupes parentaux y jouent un rôle très important : ils assurent d’ailleurs aux factions une continuité étonnante.

  • 2 Sur 60 donateurs et donatrices ou personnes liées à l’existence de la Grande École, seuls 5 ne son (...)

6En comparant la liste des émeutiers de 1745 à celle des donateurs de la Grande École de 1766, nous observons notamment qu’une grande partie des groupes parentaux concernés sont les mêmes2. Certains individus se retrouvent même impliqués dans les deux épisodes, comme c’est le cas pour Jean-Michel Besse et Théodule Morend du Châble. La création de l’école est prônée en particulier par le curial Pierre Gard et le père capucin Héliodore Bourgoz, deux personnes qui entretiennent des rapports d’amitié et sont très proches de familles ayant participé à l’émeute. Il en va de même pour la grande majorité des fondateurs de l’école.

  • 3 Uli Windisch, Lutte de clans, lutte de classes – Chermignon la politique au village, Lausanne, L’Â (...)

7Bien que l’influence de la parenté soit indiscutable, la politique alpine ne peut être réduite à l’action de « clans » parentaux, comme plusieurs chercheurs l’ont soutenu3 ; il importe de considérer l’impact réel des solidarités parentales avec une certaine prudence, et d’entrer dans les détails. Ceux-ci sont décisifs, puisque les réseaux de parenté sont très étendus et complexes, comprenant souvent un grand nombre de personnes qui ne se connaissent pas nécessairement. Quel est donc l’effet concret des solidarités parentales ?

  • 4 M. Casanovaet al., Familles de Bagnes du XIIe au XXe siècle. Généalogie, histoire, éthymologie, 5 (...)
  • 5 Le rôle de cette puissante famille dans les événements de 1745 n’est pas tout à fait clair : aucun (...)
  • 6 Jean-Pierre Magnin avait épousé en 1714, en secondes noces, Madeleine Corthay, la sœur aînée du vi (...)

8Le noyau de la faction contraire à l’abbaye de Saint-Maurice entre 1740 et 1770 est formé de quelques dizaines de groupes parentaux : selon la classification adoptée dans les généalogies de Bagnes4, il s’agit des Bourgoz 4, des Gard 1, 2 et en partie des Gard 75, des Besse 3 de Sarreyer et de Villette, des Filliez 4 et 11, des Magnin 7, des Masson 8, des Michaud 14, des Morend 10, des Pellissier 10, des Troillet 5 de Lourtier et 7 de La Montoz. Un rôle particulier doit être attribué à la famille Magnin de Verbier, pour deux raisons. Comme nous l’avons vu, elle constitue d’une part un poids politique et économique dans la vallée ; d’autre part la participation de Jean-Pierre Magnin au mouvement souligne aussi les liens entre les conflits de 1745 et de 1766 et les troubles précédents. Jean-Pierre Magnin était en effet le beau-frère du vicaire Pierre Corthay, qui avait défié en 1721 le curé et l’abbé en se rendant indépendant de la cure6. Ce n’est pas le seul exemple de lien entre les luttes des années vingt et les conflits postérieurs.

  • 7 Le capitaine (Jean-Joseph) Ganioz, de Martigny, indiqué par l’abbé Claret comme étant un conseille (...)

9Au centre de l’opposition au curé et à l’abbaye de Saint-Maurice en 1721 se trouve le capitaine François Bruchez ; or, nous observons que plusieurs des notables impliqués dans l’émeute de 1745 – comme Jean-Joseph Ganioz, Étienne Gard, Jean-Pierre Coutaz ou Jean-Bonaventure Luy – appartiennent au réseau parental des Bruchez7. De son côté, la famille du vicaire Corthay est très proche de plusieurs groupes actifs durant l’émeute de 1745 : une double alliance la relie aux Michaud 14 de Verbier, qui appartiennent au noyau de 1745, aux Michaud 8 et à d’autres groupes très influents politiquement.

  • 8 Holger Böning, Der Traum von Freiheit und Gleichheit : Helvetische Revolution und Republik (1798-1 (...)

10Les continuités familiales, traversant les changements de régime et de contexte, sont parfois surprenantes. À la fin du XVIIIe siècle, le Valais est touché directement par les conséquences de la Révolution française et par les guerres européennes. En 1798, l’ancienne Confédération suisse tombe sous la pression et l’intervention des troupes françaises : en avril de la même année, la République helvétique est proclamée, un État fort, centralisé et influencé par la France du Directoire. En Suisse, le nouvel État provoque des conflits profonds, qui débouchent sur une série de troubles et de révoltes ouvertes ; une situation d’instabilité constante en sera la conséquence8. À Bagnes, l’avènement de la République marque la fin de la seigneurie de l’abbé de Saint-Maurice, ainsi que celle de la république des Sept Dizains du Haut-Valais.

  • 9 Roger de Bons, Le comte Charles-Emmanuel de Rivaz : 25 octobre 1753-19 août 1830, Fribourg, Impr. (...)
  • 10 Carine Antonio, De l’unité au démembrement communal : l’évolution politique du Grand-Martigny (179 (...)

11Au niveau cantonal et local, de nouvelles autorités sont mises en place, qui souvent proviennent de milieux réformateurs, ouverts aux idées politiques incarnées par la République. Le nouveau préfet de Sion, Charles-Emmanuel de Rivaz, a été en 1790 le leader d’un mouvement réformateur dans le Bas-Valais9. À Martigny, les nouvelles autorités communales proviennent de familles qui ne participaient pas à la gestion du pouvoir avant 179810. On peut donc parler d’un renouvellement – bien que temporaire – de l’élite politique.

12À Bagnes, un comité particulier chargé d’assurer l’administration locale est installé. Or, si nous analysons la composition de ce comité de 1798 à 1803, nous constatons des similitudes frappantes avec la faction opposée à l’abbé durant la période 1745-1766.

13Dans la liste des cinquante conseillers, secrétaires et membres du « comité particulier de Bagnes », nous ne trouvons qu’un fonctionnaire qui ne soit pas étroitement lié aux protagonistes des conflits du milieu du XVIIIe siècle. La majorité de la nouvelle élite politique (35 membres) appartient aux branches patrilinéaires représentées parmi les opposants à l’abbé en 1745 et 1766, le solde (14) y étant relié par descendance matrilinéaire ou par alliance.

14Nous pouvons donc essayer de formaliser ces continuités par un tableau, dans lequel nous prenons en compte les mentions des opposants à l’abbé et de leurs conjoints pendant les conflits de 1745 et 1766 et celles des membres du comité particulier de Bagnes et de leurs épouses en 1798 (tableaux 8 et 9).

15Cette démarche repose sur l’hypothèse selon laquelle les alliances jouent un rôle important dans la transmission d’attitudes et d’idées politiques et dans la reproduction des factions. Nous verrons plus bas que cette hypothèse peut être largement vérifiée par une analyse des alliances.

  • 11 Uli Windisch, Lutte de clans, lutte de classes – Chermignon la politique au village, Lausanne, L’Â (...)

16Mais que signifie exactement le terme de faction ? L’appartenance d’un groupe parental à une faction exclut-elle l’adhésion de certains de ses membres à la faction opposée11 ? Comme nous l’avons vu, nous pouvons classer plusieurs individus parmi les partisans de l’abbé, tels que le conseiller Martin Vaudan, le nouveau lieutenant Michel Deléglise, les nouveaux sautiers Gabriel Mabillard et Étienne Brief, ou encore le syndic André Terrettaz. Nous relevons d’abord une trace de continuité familiale parmi les partisans de l’abbé : le sautier Gabriel Mabillard, nommé au lendemain de l’émeute, appartient au même groupe que le lieutenant André Mabillard, qui en 1721 avait soutenu le seigneur contre la rébellion du vicaire Corthay. En gros, nous pouvons dire que les plus proches partisans de l’abbé et les émeutiers proviennent effectivement de groupes parentaux différents.

17Il n’y a pas, toutefois, une séparation absolue entre les deux groupes : la femme de Martin Vaudan, victime de la révolte, est par exemple une Luisier 11, au même titre que la belle-fille d’Étienne Gard, un des leaders de la contestation. Le fils de Martin Vaudan, André-Martin, épouse en 1765 une Bourgoz, appartenant à un groupe qui, en 1745, comptait plusieurs émeutiers. Les réseaux de parenté demeurent donc ouverts et nous ne pouvons constater aucun cloisonnement net le long des fronts politiques. Les conflits locaux, aussi graves qu’ils soient, ne scindent pas la commune en deux groupes clairement opposés ; au contraire, les contacts et les échanges entre les factions et le reste de la société locale demeurent intenses. C’est une constante structurelle que l’on observe pendant toute la période considérée dans ce volume : même à l’époque des conflits les plus graves, durant les années 40 du XIXe siècle, on constate un effort pour recomposer les réseaux sociaux et éviter une division nette en deux sociétés distinctes.

18Du reste, les familles des notaires, comme celles de Pierre Gard ou de son oncle Étienne Gard, semblent en quelque sorte se situer au-dessus ou entre les deux factions, au même titre que certains riches contribuables, comme Maurice Sauthier. Les familles riches pratiquent en effet une politique d’alliances ciblées à l’intérieur de leur classe sociale : elles doivent donc rester ouvertes à des liaisons avec l’autre faction qui peuvent s’avérer avantageuses et ainsi éviter de s’isoler et de perdre leur influence économique et sociale.

Alliances et endogamie politique

19La faction détermine-t-elle les alliances de ses membres ? On a en effet l’impression que les familles impliquées dans l’émeute de 1745 s’allient souvent entre elles, en reproduisant un milieu politique spécifique. Nous avons analysé plus en détail les deux listes des émeutiers de 1745 et, dans 108 cas, nous avons pu identifier leurs épouses avec une précision suffisante. Les liens de parenté entre ces femmes et les autres émeutiers (y compris les épouses de ces derniers) révèlent une tendance claire à privilégier les alliances à l’intérieur du groupe.

Relation

Cas

 %

L’épouse est une parente d’un autre émeutier

34

31,5 %

L’épouse est une parente

d’une autre épouse d’émeutier

23

21,3 %

L’épouse n’est pas parente d’un autre émeutier ni de son épouse

47

43,5 %

L’épouse est une étrangère

3

2,8 %

Identification incertaine

1

0,9 %

Total

108

100

Tableau 8. – Liens d’alliance à l’intérieur de la faction des participants à l’émeute contre l’abbé de Saint-Maurice.

20Selon les résultats, une majorité des épouses (57 sur 107) est liée par parenté, de façon plus au moins étroite, à un autre membre du même groupe ou à sa femme. Il s’agit – il faut bien le souligner – d’un seuil minimum, pour plusieurs raisons : d’un côté, en 1745, les chaînes de parenté ascendante que nous pouvons reconstruire ne sont pas très longues, et plusieurs liens nous échappent ; de l’autre côté, l’identification de plusieurs émeutiers est incertaine, et nous ne savons pas s’ils sont liés par parenté à des femmes du groupe. Sur cette base, je suppose que la tendance endogamique devrait être plus prononcée que ce que les chiffres nous révèlent. Ce qui est par ailleurs intéressant, c’est que les rapports de parenté indiqués sont souvent très étroits, comme le prouve le tableau suivant.

Catégorie

Nombre de cas

Rapport de parenté

Cas

L’épouse est une parente d’un autre émeutier

34

Sœur
Fille
Nièce
2e degré (cousine germaine)
2e-3e degré
2e-4 degré

14
1
4
6
8
1

L’épouse est une parente d’une autre épouse d’émeutier

23

Sœur
2e degré (cousines)
2e-3e degré
3e degré

8 (2 x 4)
8 (2 x 4)
4 (2 x 2)
3

Tableau 9. – Liens de parenté à l’intérieur de la faction des participants à l’émeute contre l’abbé de Saint-Maurice.

21Dans la plupart des cas, les rapports de parenté sont étroits – jusqu’au 2e degré – ce qui indique que ces liens ne sont nullement dus au hasard, mais révèlent plutôt une stratégie d’alliances ciblées à l’intérieur du même groupe politique, ou au contraire une agrégation politique sur la base de rapports déjà existants. Il faut d’ailleurs préciser que la vallée est populeuse – elle compte près de 3 000 habitants à la fin du XVIIIe siècle ; les familles ne manquent donc pas de possibilités de nouer des alliances en dehors de la parentèle.

22En conclusion, la parenté joue un rôle majeur dans la mobilisation pour ou contre le seigneur. Mais cette conclusion est encore vague : est-ce la parenté qui structure les factions politiques, ou – au contraire – est-ce l’affiliation politique qui oriente les alliances ? Pour préciser l’analyse, il faut d’abord élargir la perspective : quels autres réseaux interviennent dans la mobilisation politique du XVIIIe siècle ?

Mobilisation politique et réseaux sociaux

  • 12 Voir pour la Suisse Pierre Felder, Ansätze zu einer Typologie der politischen Unruhen im schweizer (...)
  • 13 Voir la polémique classique entre l’interprétation socio-économique de Boris Porsnev, Les soulèvem (...)

23Pour expliquer la participation politique des groupes populaires, l’histoire sociale a souvent eu recours à l’influence des « structures primaires » impersonnelles, telles que la famille, les solidarités de village ou les clientèles. De cette façon, les historien-ne-s ont tendu à minimiser la capacité des paysans à s’organiser de façon consciente, selon des idées, des convictions, des attitudes propres face à la vie et au monde, ou selon un projet politique articulé12. Cette simplification a priori a souvent entravé la compréhension des enjeux réels des conflits politiques et sociaux et a engendré des interprétations téléologiques discutables13. Il est donc indispensable d’observer ces phénomènes de plus près en cherchant à déterminer les solidarités qui se cachent derrière les conflits bagnards du XVIIIe siècle.

Les solidarités de lieu

24Quelle est la distribution géographique des participants ? Ce que l’on peut affirmer, c’est qu’à première vue l’appartenance à un village ou à un quart (un ensemble de villages dans un secteur de la vallée) ne joue pas un rôle déterminant. Le mouvement n’a pas un centre bien précis : les émeutiers proviennent des villages du fond de la vallée – Sarreyer et Lourtier – mais aussi de la partie inférieure, Le Châble et Versegères. C’est donc un mouvement de la commune tout entière, dans lequel les solidarités de village ne jouent pas un rôle décisif.

25Certes, comme il a été dit plus haut, nous pouvons déceler au début de l’émeute de 1745 un conflit entre le village de Bruson et le reste de la commune ; Bruson sera aussi d’ailleurs le seul village à être exempté de l’amende. En 1766 encore, il apparaît aux côtés de l’abbé dans sa ferme opposition à la création de la nouvelle Grande École. Cela n’empêche pourtant pas plusieurs de ses habitants, notamment le groupe Bourgoz, de participer très activement à l’émeute de 1745 et à la fondation de l’école.

26Cette observation nous induit par conséquent à nuancer, encore une fois, l’importance attribuée aux solidarités locales et au village comme cellule de mobilisation dans la recherche sur les mouvements populaires. Tant la commune que les différents villages étaient divisés par des conflits intérieurs. Les factions pouvaient par contre réunir les ressortissants de secteurs différents de la commune, ce qui s’explique aisément par l’intensité des liens de parenté et des échanges entre les différents villages de Bagnes : la vie quotidienne des Bagnards ne se limitait pas au village, mais incluait l’espace de la commune politique. En même temps, la présence de factions stables dans les conflits du XVIIIe siècle met en évidence l’existence d’autres logiques politiques et d’autres solidarités, qui traversent l’espace communal.

Clientèles ?

  • 14 Pour la Suisse voir surtout Ulrich Pfister, Politischer Klientelismus in der frühneuzeitlichen Sch (...)
  • 15 Voir James Scott, « Patron-Client Politics and Political Change in Southeast Asia », American Poli (...)

27Les dynamiques de l’organisation politique populaire ont souvent été expliquées par la force des clientèles14, qui sont parfois considérées comme des structures quasi naturelles. Implicitement, la plupart des historien-ne-s semblent avoir pensé que si des paysans et des éleveurs s’intéressent à la politique, c’est pour obéir à un patron, un protecteur puissant15. L’existence de clientèles rigides est-elle vérifiable au niveau microsocial ? En d’autres termes, les paysans et éleveurs se mobilisent-ils sur le plan politique uniquement sur la base d’obligations sociales, ou ont-ils d’autres raisons de s’engager ? Jouissent-ils même d’une certaine autonomie ? L’analyse des réseaux sociaux de plusieurs familles d’émeutiers incite à remettre en question une vision schématique des rapports de clientèle dans des sociétés rurales.

28Considérons la famille Morend du Châble et du Cotterg, dont deux membres, des cousins germains, figurent parmi les participants à l’émeute et soutiennent plus tard la fondation de la Grande École. Cette famille, qui selon les cadastres n’est pas très riche, appartient au noyau de la faction opposée à l’abbé de Saint-Maurice. Sa participation au mouvement peut-elle s’expliquer par des rapports de clientèle avec les grands notables ?

  • 16 Les Pellissier 10 et 20 sont des groupes importants dans la dynamique de la révolte, puisqu’ils en (...)

29Pour y répondre, nous devons en premier lieu nous interroger sur les rapports de parenté entre les Morend et les autres familles d’émeutiers : à ce propos, le lien le plus significatif est celui avec les joint aux Bruchez 3 de Villette (autour du sautier François Bruchez) ; Pierre Bruchez, émeutier, était le cousin germain de Théodule Morend (leurs mères étaient sœurs) ; il était aussi son beau-frère, les deux ayant épousé deux sœurs Pellissier16. Cette double alliance met en évidence une stratégie de construction d’une coopération sociale étroite : en effet, les rapports entre les Morend et les Bruchez sont denses à plusieurs niveaux, surtout par les parrainages et les tutelles.

  • 17 Les Bruchez de Villette n’apparaissent d’ailleurs pas parmi les propriétaires les plus riches. Leu (...)

30Plutôt qu’un rapport de clientèle, cela ressemble davantage à un rapport de collaboration horizontale. En effet, Pierre Bruchez est à plusieurs reprises parrain des enfants Morend, mais l’inverse se vérifie aussi (Théodule, Hyacinthe et Marie-Marguerite Morend parrainant des enfants de la famille Bruchez). De plus, en 1743, Théodule Morend est « reconseiller » dans la tutelle de Marie-Pétronille Bruchez, la sœur de Pierre : il ne s’agit donc pas ici d’un rapport univoque de protection17.

  • 18 Pour le XVIIIe siècle nous avons pu reconstruire une série de 897 transactions de crédit ; grâce a (...)

31L’analyse du système des crédits pourrait être un indicateur des rapports de patronage. Il faut cependant relever les difficultés qui entravent une enquête systématique. Plusieurs sources ne renseignent pas sur les relations de crédit au XVIIIe siècle, mais celles-ci sont en majorité fragmentaires et ne permettent pas de reconstruire des séries complètes, qui nous permettraient des résultats quantitatifs18.

  • 19 Il pourrait s’agir d’une illusion, puisque de nombreuses informations proviennent de sources ecclé (...)

32Dans ce domaine, l’Église et les communes jouent un rôle important puisque ces institutions représentent une alternative aux créditeurs privés ; elles peuvent donc être utilisées pour éviter ou atténuer des dépendances clientélaires. Certaines institutions religieuses, comme la confrérie des Pauvres du Christ (164 relations de crédit), semble même fonctionner comme une sorte de banque locale. Le rôle du second vicariat, fondé en 1692, est également important (64 relations), tandis que l’église paroissiale ne joue pas un rôle décisif19.

33À ce propos, une certaine prudence est nécessaire ; il est possible que les confréries aient été contrôlées par certains notables. Une analyse des recteurs des confréries et des débiteurs ne révèle toutefois pas des structures de dépendance bien définies : les recteurs changent tous les deux ans et les villages de la commune semblent avoir veillé attentivement à ce qu’aucune concentration de pouvoir ne puisse se constituer par ce biais.

34Même si nous étudions les créditeurs privés, nos sources ne permettent pas de reconnaître des rapports de dépendance évidents : nous n’observons pas de grands patrons avec une multitude de débiteurs fidèles, mais plutôt une certaine tendance à la diversification des rapports de crédit.

35Il faut d’abord remarquer que les grands notables de la vallée – les Étienne Gard, les frères Magnin, le notaire Coutaz… – n’apparaissent pas comme les plus grands créditeurs dans la période considérée. Ce sont des hommes appartenant à une classe moyenne aisée qui exercent une influence plus visible : ceux-ci recouvrent en partie des charges publiques locales – conseiller, syndic, juré… – mais n’ont toutefois pas accès aux offices les plus influents, comme celui de lieutenant, de curial ou de capitaine de l’Entremont.

  • 20 Avec son frère Valentin, Paul Maret paie en 1749 plus de 299 florins de taille ; il est donc l’un (...)
  • 21 Il a été syndic à l’époque de l’émeute de 1745, et donc probablement l’un des objets de la colère (...)

36Les créditeurs les plus importants – toujours selon nos sources partielles – sont alors Paul Maret de Bruson et ses frères, suivis par leur beau-frère François Maret. Il est donc intéressant de se concentrer d’abord sur ce groupe, pour lequel nous possédons des informations relativement denses. Les Maret disposent d’un patrimoine remarquable, mais non comparable avec les plus grandes fortunes locales, comme celles des Magnin de Verbier ou des Gard de Versegères20. Paul et Valentin Maret se partagent un patrimoine indivis ; si le cadet Valentin est marié et recouvre plusieurs charges communales, Paul demeure célibataire et n’apparaît pas dans la vie publique21.

37Parmi leurs débiteurs figurent plusieurs participants à l’émeute de 1745. Nous pourrions donc supposer l’existence d’un réseau clientéliste qui relie les opposants de l’abbé de Saint-Maurice aux Maret – d’autant plus que Valentin Maret apparaît en 1766 parmi les fondateurs de la Grande École du Châble.

38Mais les résultats ne sont pas évidents : les Maret sont en même temps des parents de Martin Vaudan, l’une des victimes de l’émeute, et garantissent pour lui ; de plus, ils prêtent de l’argent à d’autres individus inconnus. Du point de vue des factions politiques, le réseau est donc ouvert : un certain lien avec le milieu des émeutiers est indéniable, mais d’autres relations ne sont pas exclues.

  • 22 Dans ce cas, il n’est pas certain qu’il s’agisse toujours du même Théodule May, mais une stratégie (...)

39Comme dans de nombreux autres cas22, on observe plutôt une stratégie de diversification des dépendances. Plusieurs débiteurs des Maret ont contracté des emprunts auprès d’autres particuliers : entre 1756 et 1772, Théodule May de Sarreyer, un émeutier de 1745, emprunte certes de l’argent à Paul Maret, mais aussi à Barbe Magnin, à Jean-Antoine Hiroz, à Humbert Carron, à Claudine Antonio de Sion, ainsi qu’aux chapelles de Champsec et de Sarreyer. Les sommes prêtées sont d’ailleurs plutôt modestes, se situant entre 5 et 40 écus : ce n’est pas un patrimoine, si l’on considère qu’une vache coûte autour de 25 écus en 1775, et 40 écus en 1790.

40En général, nous ne pouvons pas reconnaître des rapports de parenté significatifs entre créditeurs et débiteurs. Au contraire, il semble que dans plusieurs cas les individus qui ont besoin d’argent évitent de solliciter des hommes ou des femmes de la même famille. Humbert Carron a prêté de l’argent à plusieurs personnes, mais lorsque son cousin Étienne Carron a besoin d’un prêt, en 1755, ce dernier ne s’adresse point à lui mais à Jean Fallernaz, avec qui il n’a pas de relations de parenté connues. Le neveu de Humbert, Jean-Matthieu Carron, ne contacte pas non plus son oncle pour un prêt en 1754, mais se tourne vers Jean-Christophe Gailland : dans ces cas, on observe donc également une stratégie de diversification des dépendances et des risques.

41Au-delà de la parenté, l’impression générale est identique : aucune structure de dépendance évidente ne se dessine. L’impression d’une diversification consciente des dépendances – et des risques – se renforce si nous ne considérons pas uniquement des individus, mais aussi leurs familles. Autour de la moitié du XVIIIe siècle, Jean-Étienne Terrettaz a des dettes auprès de Paul Maret, mais son oncle a pour sa part emprunté de l’argent au second vicariat de Bagnes tandis que son grand-père était débiteur de la confrérie des Pauvres du Christ. Au XVIIIe siècle, nous ne trouvons pas de familles entières étroitement dépendantes d’un grand notable.

  • 23 Cette observation résume l’étude des transactions de plusieurs familles. Henri Deurin et son fils (...)

42Si certains rapports privilégiés sont observables, il s’agit le plus souvent de rapports entre parents ; mais ce n’est qu’une tendance. Cela s’observe par exemple dans la famille Morend, dont nous avons parlé plus haut. Cette famille contracte principalement des dettes avec des parents, notamment un Christophe Michellod du Cotterg. Pour le reste, si les Morend empruntent, ils essayent de s’adresser à plusieurs personnes ou à des institutions différentes, en interpellant souvent les parents et les confréries, pour éviter une dépendance trop forte23.

  • 24 En 1755, Hugues Gailland, mentionné plus haut (note 22), avait prêté de l’argent à Jean-Pierre Tro (...)

43Les dettes ne sont d’ailleurs probablement pas toujours un indicateur de difficultés économiques et, par conséquent, ne favorisent pas directement une dépendance : en effet, les mêmes personnes sont souvent à la fois créditrices et débitrices ; dans un contexte de circulation monétaire limitée, le système de crédit doit répondre en partie à des besoins de liquidité à court terme24.

  • 25 Voir par exemple Marco Polli-Schönborn, « Obenbleiben. Unterschiedliche Strategien der Machterhalt (...)
  • 26 Une commère prête une petite somme d’argent en 1750 ; un parent d’une autre commère se porte cauti (...)
  • 27 Pouvons-nous parler d’un rapport de clientèle pour les confréries ? Effectivement, plusieurs famil (...)
  • 28 Les Terrettaz 7 sont représentés dans l’émeute par deux frères, Georges et Jean-Georges : lorsqu’i (...)

44Plusieurs études récentes suggèrent d’autre part que des rapports de patronage peuvent être établis par la parenté spirituelle25 – donc par le choix des parrains et des marraines : qu’en est-il dans le cas des Morend ? Nous avons considéré à ce propos les parrainages entre 1720 et 1750 et analysé les correspondances avec les transactions de la famille. Quelques correspondances sont visibles, mais elles ne sont pas très importantes du point de vue économique26. En général, lorsque les Morend ont besoin d’argent, ils ne s’adressent pas en premier lieu à des patrons puissants, aux compères et aux commères, mais plutôt aux institutions religieuses et à des prêteurs différents. Les parents jouent un rôle significatif dans ces rapports, même s’ils ne sont pas toujours concernés27. Cette observation vaut aussi pour d’autres familles étudiées dans le détail, telles que les Terrettaz 7 du Châble28 ; elle paraît significative pour plusieurs familles d’émeutiers. On peut observer, bien sûr, des rapports de crédit ou de parrainage avec des notables influents de la même faction mais, dans la plupart des cas, les réseaux sont ouverts et établissent des liens dans plusieurs directions, même si cela oblige la famille Terrettaz et d’autres emprunteurs à trouver des appuis en dehors de la vallée.

45La même observation semble s’appliquer aux achats, aux ventes et aux échanges de terres : si les parents, encore une fois, jouent un rôle privilégié, il est au contraire très difficile de reconnaître un rôle particulier joué par les parrains et les marraines. En général, ces considérations nous obligent à remettre en question le concept de clientèle et sa signification dans l’organisation des sociétés rurales : il ne s’agit pas de nier l’importance des rapports de dépendance établis autour des notables, mais de considérer la complexité de ces rapports et les stratégies populaires pour éviter des dépendances trop fortes. En ce qui concerne la parenté spirituelle, si elle joue un rôle politique et social important, elle n’a pas une signification économique particulière : nous y reviendrons.

46En conclusion, le comportement politique des Bagnards ne peut pas s’expliquer par des constantes anthropologiques, telles que la parenté biologique, ou par des modèles simples de dépendance économique ou sociale : chaque individu – les hommes comme les femmes – opérait des choix selon plusieurs facteurs différents, mais en partie aussi sur la base d’idées et opinions personnelles.

47Certainement, liens sociaux et affinités personnelles devaient contribuer à orienter ces choix : comment donc décrire ces mécanismes de façon plus précise ? Il est d’abord essentiel de préciser le rôle de la parenté et de sa reproduction dans des sociétés d’Ancien Régime.

Parenté active et parenté spirituelle

  • 29 Pierre Bourdieu a formulé la distinction classique entre parenté usuelle et parenté officielle : P (...)

48La parenté a très souvent été utilisée pour expliquer des solidarités privilégiées, des coopérations ou des mécanismes d’organisation sociale dans les sociétés d’Ancien Régime. À ce propos, nous devons toutefois être très critiques. La parenté en soi, en effet, n’explique pas grand-chose : les réseaux de la parenté biologique sont très étendus et complexes, mais beaucoup de leur membres n’ont pas une signification sociale particulière – parfois ils ne sont même pas connus. La question réelle à se poser est quels sont les parents avec lesquels il existe des rapports significatifs et quels parents ne sont pas considérés comme importants : il faut donc déterminer quelle est la parenté active, effectivement utilisée par les individus29.

49Pour la définir, et déterminer notamment les parents « stratégiques » d’un individu, il faut étudier ses relations sociales afin de détecter les parents avec lesquels il est effectivement en contact.

50De ce point de vue, la parenté spirituelle joue un rôle essentiel et bien souvent sous-estimé. Si la parenté biologique est un lien structurel que l’on ne choisit pas, le choix du parrain ou de la marraine indique une volonté d’établir une relation active avec certains individus – et bien souvent avec leur famille.

51Peut-on détecter des fonctions sociales spécifiques de la parenté spirituelle ? Nous allons approfondir cet aspect surtout dans la deuxième partie de ce volume, consacrée au XIXe siècle, mais nous pouvons déjà relever sa fonction politique : la parenté spirituelle est véritablement un instrument qui renforce la collaboration entre les membres d’une même faction.

52Un exemple très parlant peut illustrer cette thèse : celui de la branche Michellod 5, appartenant au noyau de la faction d’opposition et caractérisée, comme nous le verrons par la suite, par des modèles de comportement sexuel et familial très particuliers. Si nous analysons les baptêmes des enfants de cette famille entre 1736 et 1766 (voir tableau 10), nous nous rendons compte que la plupart des parrains sont des émeutiers de 1745 ou des membres de leur famille.

Relations

Nombre

 %

Baptêmes considérés

55

100

Le parrain est un émeutier de 1745

21

38,2

Le parrain appartient à la famille d’un émeutier

19

34,5

Le parrain n’appartient pas à la famille d’un émeutier

15

27,3

Tableau 10. – Parrainages et liens politiques dans la famille Michellod 5, 1736-1766.

53De ce point de vue, la parenté spirituelle confirme donc, en bonne partie, des solidarités politiques entre familles d’une même faction : 21 parrains sur 55 étaient des rebelles (surlignés en orange-brun), 18 sur 55 des parents proches des émeutiers (en jaune).

54Il faut souligner que les parrains et les marraines ne sont pas toujours des parents : le lien ne sélectionne pas uniquement les parents actifs, mais crée aussi des contacts en dehors de la parenté. Le rapport entre parenté et parenté spirituelle est donc complexe, puisque les relations de parrainage, de leur côté, peuvent influencer les alliances futures, et donc contribuer à la reproduction de la parenté.

55Dans le cas des Michellod 5, neuf membres de la branche épouseront des parents proches du parrain ou de la marraine entre 1740 et 1810 : la parenté active et la parenté spirituelle influencent donc de façon sensible les alliances futures.

56Cela signifie en même temps, comme nous l’avons anticipé plus haut, que non seulement la parenté influence la politique, mais que cette dernière influence de façon sensible la construction de la parenté. Du point de vue méthodologique, c’est une différence importante par rapport à des approches anthropologiques structurelles. La parenté n’est pas une variable « primaire », indépendante : les notables, les éleveurs et les paysans choisissent souvent leurs allié-e-s en fonction de préférences personnelles, mais aussi sur la base de visions et d’idées sociales, religieuses et politiques communes. Ces communautés d’intérêts et d’idées sont souvent représentées et soulignées par des liens de parrainage. Dans cette perspective, la chronologie des événements politiques et sociaux est indispensable pour comprendre l’évolution des réseaux parentaux.

Marraines, parrains et milieux locaux

57Si le rôle politique de la parenté spirituelle peut être vérifié et généralisé, nous avons vu qu’en général le lien de parenté spirituelle ne donne pas lieu à des rapports sociaux ou économiques privilégiés. Ne serait-ce donc qu’un lien symbolique ?

58La question est plus complexe, et elle demande d’élargir la perspective. Si nous reprenons l’étude des groupes Terrettaz 7 et Morend 10, que nous avons observés plus haut, nous relevons un fait intéressant : bien que leur réseau social ne révèle pas de dépendances clientélaires particulières, on observe qu’ils font partie d’un réseau dense de relations multiples – entre autres de parenté spirituelle – entre des alliés politiques de leur village d’adoption, Le Châble.

  • 30 Théodule Morend s’établit en 1740 au Châble, bien qu’il ait marié une femme du Cotterg. Son cousin (...)

59Georges et Jean-Georges Terrettaz, deux émeutiers de 1745, ont épousé deux femmes du Châble et se sont établis dans ce village. Au même titre, les cousins Théodule et Pierre-François Morend, s’étaient aussi unis à des femmes du Châble, où ils résident après le mariage30.

60Dans ce même village, les quatre hommes apparaissent comme des éléments importants d’un réseau complexe de relations sociales et parentales, auquel participent d’autres émeutiers du même village, tels que Jean-Michel Besse, Étienne Gailland, Jean-Joseph Maret et d’autres encore.

61Ce réseau pourrait être interprété comme la structure portante d’une cellule politique locale, qui relie les principaux opposants de l’abbé de Saint-Maurice et qui joue vraisemblablement un rôle important dans la mobilisation politique des années 1740. Malheureusement nous n’avons aucune information concrète sur le fonctionnement, les activités, les lieux de rencontre d’une telle cellule : elle reste donc une hypothèse.

62Nous pouvons cependant étudier la structure du réseau politique. Considérons d’abord les relations de parenté entre les dix-huit hommes résidant au Châble qui figurent sur les listes des inculpés (voir la figure 2 dans le cahier en couleurs).

63De ce point de vue, les émeutiers appartenaient pour l’essentiel à trois groupes parentaux : au centre, nous reconnaissons un large groupe autour des Maret 39 et Maret 47, comprenant les Morend 10, les Terrettaz 7, les Nicollier 16 et les Farquet 1. On en compte un deuxième plus petit, auquel appartiennent les Gailland 1, les Besse 32 et les Besson 24. Le dernier comprend les Coutaz 1, les Filliez 11 et les Gailland 10. Jean-André Gard, originaire de Versegères, n’a apparemment pas de rapports de parenté avec les autres émeutiers du Châble, tout en étant lié à d’autres familles rebelles, notamment de son village natal.

64Mais nous le savons désormais, les liens de parenté n’expliquent pas à eux seuls les coopérations sur le plan social : les réseaux de parenté incluent des douzaines de personnes, dont seulement une partie est significative du point de vue social. Nous devons donc nous interroger sur les liens actifs, ceux qui sont utilisés concrètement. Si nous analysons les transactions sociales des émeutiers, nous découvrons qu’ils étaient entrelacés par un dense réseau de parrainages.

  • 31 Dans nos sources, les Terrettaz 7 apparaissent à cinq reprises comme parrains ou marraines d’enfan (...)

65Pour la période 1725-1760, nous avons retrouvé 132 rapports de parenté spirituelle entre les familles des rebelles du Châble, ce qui est sans doute remarquable. Ce ne sont pas que des rapports entre parents. Les groupes Morend 10 et Terrettaz 7, par exemple, n’étaient pas directement apparentés, mais liés entre eux par une série de rapports de parrainage31. La même observation vaut pour les rapports entre les Terrettaz 7 et les Besse 32 (voir la figure 3 dans le cahier en couleurs).

  • 32 Marie-Marguerite Gailland et son frère Jean sont parmi les contribuables les plus riches de la com (...)

66Tous les groupes non pas le même rôle à l’intérieur du réseau : une position particulière était celle du groupe Gailland 1, qui avait des rapports de parrainage avec toutes les familles des autres émeutiers. Apparemment, ils avaient une fonction typique de pont reliant les différentes composantes du système : relevons en passant qu’un rôle central était joué par deux femmes du groupe, Marie-Marguerite Gailland, épouse de Félix Dumoulin, et Anne-Françoise Gailland, épouse de Michel Besse, émeutier32. D’autres membres influents de la faction contre l’abbé apparaissent en tant que parrains des familles analysées, comme Étienne Bourgoz de Bruson, lié aux familles Coutaz 1, Besse 32 et Terrettaz 7 par une parenté spirituelle.

67Les parrainages sont donc un élément de cohésion important : bien qu’ils n’impliquent pas des liens individuels forts, ils peuvent devenir des canaux privilégiés pour des transactions entre groupes parentaux (voir la figure 3 dans le cahier en couleurs). Entre 1720 et 1760, nous pouvons observer au moins 28 transactions entre les familles des émeutiers : il s’agit de transactions économiques, telles que achats, emprunts et garanties, ainsi que des liens de tutelle et de curatelle (voir la figure 4 dans le cahier en couleurs).

68La parenté spirituelle n’est pas nécessairement synonyme de contacts privilégiés entre deux individus, mais s’avère importante entre deux groupes parentaux. Si notre analyse déborde le cadre des émeutiers et que nous l’élargissons à leurs proches, nous relevons effectivement une série de relations privilégiées entre les groupes relatifs.

69Un exemple pour illustrer plus concrètement cette dynamique : Anne-Marguerite Maret du Châble prête de l’argent à la famille Morend et, en parallèle, leur achète des terrains. Des rapports familiaux précèdent ces faits puisque Anne-Marguerite Maret est également la marraine de Pierre-Hyacinthe Morend (°1745) et de sa sœur Anne-Marguerite (°1749). Ladite marraine est aussi la belle-sœur de Marie-Rose Maret, qui a épousé en 1743 Jean-Philibert Morend, un cousin des deux émeutiers Théodule et Pierre-François Morend. Et ce n’est pas tout : le beau-père d’Anne-Marguerite Maret (Jacquemod Maret) est aussi un émeutier qui a participé au mouvement contre l’abbé aux côtés des frères Morend.

  • 33 Le concept de « milieu » a une tradition respectable en sociologie : il désigne en général des gro (...)

70On commence à mieux comprendre les facteurs de cohésion du groupe : ce ne sont ni la parenté, ni la parenté spirituelle, ni l’opposition commune à l’abbé qui expliquent en soi la mobilisation de 1745, mais l’interaction de tous ces différents facteurs, soutenue par la proximité, le voisinage, tous les protagonistes résidant dans le même village. En ce sens, ils appartiennent à un même « milieu » social33 (voir la figure 5 dans le cahier en couleurs).

71Dans cette perspective, un milieu peut se définir par sa double nature : d’un côté, il s’appuie sur un réseau dense de coopération sociale, de l’autre, il est soutenu par des idées, des valeurs et des « styles de vie » – dirait-on aujourd’hui – similaires. Nous reviendrons sur ce dernier aspect dans les chapitres suivants, traitant des modèles familiaux et sexuels.

72Dans ce réseau, toutefois, la trame n’est pas constituée par des rapports individuels, du type :

73mais par une structure de relations entre groupes parentaux, dans un modèle de réciprocité élargie selon le schéma suivant (exemple fictif).

  • 34 Considérons par exemple les rapports entre la famille Morend et le groupe Gard de Versegères : en (...)
  • 35 Un notaire influent comme Jean-Pierre Coutaz a évidemment aussi des filleul-e-s en dehors du milie (...)

74Cette structure complexe est précisément la conséquence des stratégies des familles locales, qui cherchaient à éviter des dépendances personnelles trop contraignantes en diversifiant les rapports et les réseaux sociaux34. Les liens importants, à l’intérieur du milieu, ne sont pas uniquement les liens verticaux vers les grands notables ou leurs parents, mais aussi la trame de liens horizontaux qui unit les éléments des groupes alliés. Le réseau, de son côté, est toujours ouvert et accessible pour des contacts avec d’autres individus35.

75Le concept de milieu met en tout cas en évidence le fait que la reproduction de la parenté et la parenté spirituelles ne sont pas des structures primaires, mais sont profondément influencées par les idées et les intérêts politiques. L’exemple de la constitution d’un milieu oppositionnel dans le village de Lourtier – dans l’annexe à ce chapitre – le démontre clairement.

Annexes

ANNEXE. Construction et dynamique d’un milieu oppositionnel : une analyse des réseaux sociaux de Lourtier 1730-1765

Pour mieux comprendre comment se constitue un milieu privilégié de ce type, nous pouvons considérer le village de Lourtier et ses émeutiers. Cette analyse – à vrai dire un peu pédante – est importante parce qu’elle permet de se faire une idée de la dynamique d’un certain réseau : est-ce la parenté qui entraîne des collaborations politiques – comme une sorte d’obligation parentale – ou est-ce au contraire une affinité politique qui encourage des alliances ?

La réponse à cette question influence profondément notre vision des sociétés alpines : en effet, comme nous l’avons suggéré, les idées politiques ont une influence évidente sur les choix des conjoints. Cela signifie donc que l’influence des structures parentales doit être réinterprétée. En d’autres termes : les paysans et petits propriétaires de montagne, qui sont les protagonistes de notre histoire, ne sont pas prisonniers de structures de la parenté rigides et prédéterminées. Au contraire, ils adaptent ces structures en tenant compte des événements politiques et sociaux de leur époque.

Lourtier est un petit village au fond de la vallée de Bagnes, situé à 1 100 m d’altitude ; un village de montagne, donc, relativement isolé et éloigné de la route du Grand Saint-Bernard, le principal axe vers l’Italie. La plupart des jeunes se marient dans le village : avec Sarreyer, Lourtier est le village qui possède le plus haut pourcentage de mariages endogamiques. Dans un tel réseau dense d’alliances villageoises, parler de rapports parentaux a un sens relatif ; il s’agit d’abord de détecter et de hiérarchiser l’intensité de ces rapports parentaux et de considérer attentivement la chronologie des alliances.

Bien sûr, les gens bougent, quelquefois ils se marient en dehors du village et s’établissent ailleurs. Parmi les émeutiers de Lourtier, les frères Terrettaz 7 ont un rôle particulier, parce qu’après leur mariage ils déménagent au Châble ; en effet, ils représentent un pont entre un réseau dense à Lourtier et un autre tout autant important au Châble. À Lourtier, la faction opposée à l’abbaye de Saint-Maurice était forte en 1745 ; dans la liste des émeutiers nous pouvons identifier de façon fiable seize hommes originaires du village (voir tableau 11a, page suivante).

Ce groupe d’émeutiers est donc important. Toutefois, il n’y a pas de continuité apparente entre les mouvements de 1745 et de 1766. La Grande École du Châble est trop éloignée de Lourtier et ne sert pas directement les intérêts des familles du village : en effet, lors du scrutin organisé par l’abbé, les habitants de Lourtier votent massivement contre sa construction. Cette situation contribue à séparer temporairement l’élite de Lourtier de celle de la basse vallée. Cette séparation n’est cependant pas une rupture : à l’époque de la République helvétique (1798-1803), les conseillers de Lourtier sont étroitement liés aux familles d’émeutiers de 1745 (voir tableau 11b).

Tableau 11a. – Émeutiers de Lourtier en 1745 et leur épouse.

Tableau 11b. – Fonctionnaires de la République originaires de Lourtier, 1798-1802, avec leur épouse.

Un conseiller – Jean-Maurice Machoud – était déjà impliqué dans la révolte de 1745, un deuxième – Jean-Maurice Bruchez – était le fils d’un émeutier, un troisième le beau-fils et un quatrième avait épousé la nièce d’un protagoniste de l’émeute. La construction sélective de la parenté assure donc la continuité de l’élite oppositionnelle locale.

Mais comment ces solidarités sont-elles tissées ? Pouvons-nous observer des règles strictes d’« échanges de femmes », ou de réciprocité – comme la littérature anthropologique nous le suggère ?

En réalité, les rapports dans le groupe des émeutiers de 1745 se sont renforcés de façon décisive pendant les dix années qui précèdent la révolte, donc pendant la phase de polarisation causée par les interventions de l’abbé, notamment dans les années cruciales 1740-1745 : on observe en effet à cette époque une série de mariages stratégiques à l’intérieur du milieu oppositionnel, avec des doubles mariages répétés qui resserrent les liens entre les opposants. Quelques exemples, dans la toile intriquée des alliances, illustrent les nouveaux liens entre les familles des émeutiers (et de leurs épouses).

Tableau 11c. – Alliances stratégiques entre les familles des émeutiers de Lourtier, 1740-1741.

En 1741, Bénédict Luisier, futur émeutier, épouse Marie-Marguerite Fellay, cousine d’un autre futur émeutier ; le même jour, sa sœur se marie avec Michel Fellay, frère de Marie Marguerite et donc aussi cousin d’un émeutier. En juin 1740, Ursule Troillet, sœur d’un autre futur émeutier, s’est unie à Georges Fellay, frère d’un émeutier. L’année suivante, Marie-Françoise Luisier, sœur de Bénédict, épouse le cousin d’un autre participant à la révolte, Michel Fellay. La majorité des mariages des familles concernées entre 1740 et 1745 ont lieu dans un milieu restreint impliqué dans l’émeute.

Des relations très étroites se nouent donc pendant ces années cruciales entre les groupes parentaux impliqués dans la révolte. Mais s’agit-il effectivement de liens privilégiés, ou simplement d’un hasard statistique dû à la fréquence des alliances à l’intérieur du village ?

Pour vérifier ce point, nous pouvons faire la même analyse des alliances en considérant les familles du village qui ne sont pas impliquées dans l’émeute. On constate rapidement qu’ici le réseau est nettement moins dense : dans les groupes en dehors du milieu des émeutiers, les alliances répétées sont une pratique moins fréquente et plus espacée dans le temps. Avant 1745, on observe dans ces familles une stratégie d’alliance différente : moins de rapports avec les familles des émeutiers, moins d’unions répétées.

Les mariages entre parents proches sont donc plus fréquents à l’intérieur du milieu oppositionnel, tandis que les autres groupes sont en quelque sorte des satellites par rapport à ce noyau central. On pourrait aussi supposer que le milieu des émeutiers de Loutrier reproduit simplement l’élite du village, c’est-à-dire la classe la plus aisée, qui renferme les liens réciproques en excluant d’autres groupes moins aisés36. Mais ce n’est pas si simple. Les plus grands propriétaires du village sont les propriétaires d’alpages étendus : parmi ceux-ci, la famille Michaud 17 semble jouer un rôle prépondérant. Elle n’appartient cependant pas au réseau des émeutiers ; jusqu’en 1740, les Michaud 17 sont plutôt liés aux groupes qui ne participeront pas à la révolte37. D’ailleurs, dans le groupe des trente propriétaires les plus importants, on ne retrouve pas uniquement les familles des émeutiers et de leurs alliés, mais aussi d’autres groupes indépendants du milieu, comme les Luisier 5, ou les Terrettaz 4…

Le réseau des familles des émeutiers n’est donc pas simplement un réseau aisé : il s’agit plutôt d’un groupe se construisant sur la base d’intérêts politiques et sociaux communs. Un élément influent semble le fait de posséder des alpages et par conséquent d’avoir des intérêts dans l’élevage et la commercialisation de ses produits. Comme nous l’avons vu, la revendication d’ouverture de la bourgeoisie, qui avait alimenté la révolte de 1745, était étroitement liée aux intérêts des éleveurs, ainsi que des bouchers et des marchands de bétail.

Comme nous l’avons souligné, ce n’est d’ailleurs pas uniquement la parenté biologique qui détermine les alliances et les solidarités politiques : les liens les plus puissants sont ceux qui sont renforcés par la parenté spirituelle. En effet, si nous considérons les liens créés par les parrainages des émeutiers de Lourtier, ou de leur épouse, nous constatons qu’ils renforcent de manière visible les liens entre les groupes parentaux participant à la révolte.

Nous pouvons essayer de quantifier les relations de parrainage et marrainage dans un tableau (tableau 11d).

Toutefois ces résultats sont quelque peu faussés par l’influence du groupe Terrettaz, qui en réalité est établi au Châble, et a donc des liens extérieurs au village de Lourtier. Si nous faisons exception de ce groupe, le réseau local de Lourtier apparaît encore plus dense38 :

Cas

Relation

 %

32

concernent des filleul-e-s appartenant à la parenté d’autres émeutiers de Lourtier

36 %

5

concernent des filleul-e-s appartenant à la parenté des épouses d’autres émeutiers

5,6 %

11

concernent des filleul-e-s appartenant à la parenté d’émeutiers d’autres villages

12,4 %

4

représentent des cas douteux

37

ne concernent pas des groupes participant à l’émeute

41,6 %

89

liens considérés

100 %

Tableau 11d. – Liens de parenté spirituelle entre les groupes impliqués dans la révolte de 1745.

Cas

Relation

 %

27

concernent des filleul-e-s appartenant à la parenté d’autres émeutiers de Lourtier

45,8 %

5

concernent des filleul-e-s appartenant à la parenté des épouses d’autres émeutiers

8,5 %

5

concernent des filleul-e-s appartenant à la parenté d’émeutiers d’autres villages

8,5 %

4

représentent des cas douteux

18

ne concernent pas des groupes participant à l’émeute

30,5 %

59

liens considérés

Tableau 11e. – Liens de parenté spirituelle entre les groupes impliqués dans la révolte de 1745, sans le groupe Terrettaz 7.

On peut donc conclure que les années 1737-1745 sont une période d’agitation et de polarisation, liée à la politique interventionniste de l’abbé Jean-Joseph Claret. Une période pendant laquelle les familles des émeutiers, désormais sous-pression, voient leurs intérêts menacés et s’organisent plus étroitement par des alliances ciblées, parfois redoublées.

Comme le montre la figure 6b (voir le cahier en couleurs), le milieu oppositionnel est densément interconnecté du point de vue des transactions économiques également (cf. figure 6c).

Pour les raisons évoquées ci-dessus, le milieu est en même temps une construction temporaire, qui évolue après la période de polarisation aiguë : des conflits dans les familles des émeutiers mettent en évidence cet aspect dynamique.

Après l’émeute de 1745, les deux frères Terrettaz seront opposés dans une longue série de conflits. Et pendant les années 1760, les litiges vont se poursuivre, puisque le frère cadet utilisera la voie de fait contre son aîné. L’appartenance au même réseau n’est donc de loin pas une garantie de paix et d’harmonie sociale à long terme.

Notes

1 C’est ce qu’a essayé, dans le contexte de Bagnes, Louis Courthion dans son roman « Le Jeune-Suisse », inspiré des événements politiques des années 1840. Louis Courthion, Le Jeune-Suisse : roman historique valaisan, Neuchâtel, Attinger, 1911.

2 Sur 60 donateurs et donatrices ou personnes liées à l’existence de la Grande École, seuls 5 ne sont pas liés de façon évidente aux familles des émeutiers et à leurs alliés. Les groupes largement représentés dans l’émeute soutiennent aussi la Grande École, comme les Bourgoz 4, les Besse 3, les Filliez 4, les Gard 1 et les Gard 7, les Magnin 7… Mais d’autres groupes d’émeutiers ne figurent pas parmi les promoteurs de l’École, comme les Troillet 5, les Pellissier 10 et 20… Les habitants des villages de la partie supérieure de la vallée, éloignés du Châble, ne profitent pas directement de la nouvelle structure et ne la soutiennent pas. En ce sens, nous relevons une certaine évolution de la faction opposée à l’abbé.

3 Uli Windisch, Lutte de clans, lutte de classes – Chermignon la politique au village, Lausanne, L’Âge de l’Homme, 1986. Nous reviendrons plus en détail sur cette discussion dans la deuxième partie du volume.

4 M. Casanovaet al., Familles de Bagnes du XIIe au XXe siècle. Généalogie, histoire, éthymologie, 5 vol. , Bagnes, 2005-2007.

5 Le rôle de cette puissante famille dans les événements de 1745 n’est pas tout à fait clair : aucun homme ne fait partie des listes des inculpés, mais deux femmes de la famille sont alliées à des émeutiers ; c’est une situation semblable à celle de la famille Sauthier, qui appartient également à l’élite locale.

6 Jean-Pierre Magnin avait épousé en 1714, en secondes noces, Madeleine Corthay, la sœur aînée du vicaire Pierre Corthay (5-136).

7 Le capitaine (Jean-Joseph) Ganioz, de Martigny, indiqué par l’abbé Claret comme étant un conseiller de l’agitateur Gay : son frère Étienne est bien connu à Bagnes, puisqu’il a marié la petite-fille de François Bruchez. Un autre petit-fils de François, Joseph-Arnold Bruchez, est le mari d’Anne-Victoire Gard, fille d’Étienne, un des chefs émeutiers de 1745. Jean-Pierre Coutaz est également le petit-fils de François Bruchez. Le notaire Jean-Bonaventure Luy, destitué au lendemain de la révolte, fait également partie de ce groupe parental. Un autre petit-fils est François-Marie Bruchez ; son épouse, Barbe Besse, est la sœur de Jean-Michel Besse, autre émeutier.

8 Holger Böning, Der Traum von Freiheit und Gleichheit : Helvetische Revolution und Republik (1798-1803) – Die Schweiz auf dem Weg zur bürgerlichen Demokratie, Zürich, Orell Füssli, 1998 ; Christian Simon, Helvetik – neue Ansätze ( = Itinera, vol. 15), Basel, 1993 ; cf. Sandro Guzzi-Heeb, « Logik der traditionalistischen Aufstands. Revolten gegen die Helvetische Republik (1798-1803) », in Historische Anthropologie, 9, 2001, p. 233-253.

9 Roger de Bons, Le comte Charles-Emmanuel de Rivaz : 25 octobre 1753-19 août 1830, Fribourg, Impr. catholique suisse, 1883 ; Alfred Comtesse, Charles-Emmanuel de Rivaz et les événements de 1790, in Annales valaisannes, n. 1-2, 1952, p. 193-202 ; Michel Salamin, « Introduction », in Charles-Emmanuel de Rivaz, Mes souvenirs de Paris (1810-1814), Martigny (Pilet), 1967, p. 7-36. Cf. S. Guzzi-Heeb, Donne, uomini, parentela…, op. cit., p. 139-160.

10 Carine Antonio, De l’unité au démembrement communal : l’évolution politique du Grand-Martigny (1798-1835), mémoire, université de Lausanne, 2011, p. 23-25.

11 Uli Windisch, Lutte de clans, lutte de classes – Chermignon la politique au village, Lausanne, L’Âge de l’Homme, 1986, p. 87-132, notamment p. 105-120.

12 Voir pour la Suisse Pierre Felder, Ansätze zu einer Typologie der politischen Unruhen im schweizerischen Ancien Régime 1712-1798, in Revue suisse d’histoire 26, 1976, p. 324-389 ; cf. les considérations de Michel Morineau, « Maturité et immaturité révolutionnaires », in Jean Nicolas (éd.), Mouvements populaires et conscience sociale, XVIe-XIXesiècles, Paris, Maloine, 1985.

13 Voir la polémique classique entre l’interprétation socio-économique de Boris Porsnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, S.E.V.P.E.N., 1963 et Roland Mousnier, Fureurs paysannes : les paysans dans les révoltes du XVIIesiècle (France, Russie, Chine), Paris, Calmann-Lévy 1967, qui met l’accent sur la résistance contre l’état moderne. En Suisse voir Pierre Felder, Ansätze einer Typologie…, op. cit., ou Anselm Zurfluh, « La révolte populaire mise en perspective : guerre des paysans 1653, révolte de la Léventine 1755, guerra delle forcelle 1799 », Bollettino storico della svizzera italiana 105, 2002, p. 123-142.

14 Pour la Suisse voir surtout Ulrich Pfister, Politischer Klientelismus in der frühneuzeitlichen Schweiz, Revue suisse d’histoire 42, 1992, p. 28-68 ; Simon Teuscher, Bekannte – Klienten – Verwandte. Soziabilität und Politik in der Stadt Bern um 1500, Köln, Weimar, Wien, Böhlau, 1998, notamment p. 135-179 ; Anne-Lise Head-König, « Réseaux familiaux, clientélisme, patronage et confession en pays de montagne. Le pays de Glaris, XVIe-XVIIIe siècles », in Anne-Lise Head-Königet al., Famille, parenté et réseaux en Occident (XVIIe-XXesiècles). Mélanges offerts à Alfred Perrenoud, Genève, Société d’histoire et d’archéologie, 2001, p. 181-194.

15 Voir James Scott, « Patron-Client Politics and Political Change in Southeast Asia », American Political Science Review, LXV, 1972, p. 91-114; Eric R. Wolf, « Kinship, Friendship and Patron-Client Relations in Complex Societies », in Steffen W. Schmidtet al. (éd.), Friends, Followers and factions. A reader in political clientelism, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1977; Jeremy Boissevain, Friends of Friends: Network Manipulators and Coalitions, Oxford, Basil Blackwell, 1974; cf. Wolfgang Reinhard, Freunde und Kreaturen. « Verflechtung » als Konzept zur Erforschung historischer Führungsgruppen : Römische Oligarchie um 1600, München, Vögel, 1979 ; Sharon Kettering, Patrons, Brokers and Clients in Seventeenth-Century France, New York-Oxford, Oxford University Press, 1986. Voir pour Bagnes : F. Raynauld, Formation et évolution d’une élite…, op. cit.

16 Les Pellissier 10 et 20 sont des groupes importants dans la dynamique de la révolte, puisqu’ils entretiennent plusieurs liens avec d’autres familles d’émeutiers.

17 Les Bruchez de Villette n’apparaissent d’ailleurs pas parmi les propriétaires les plus riches. Leur identification dans les cadastres est toutefois problématique. Ils ont recouvert plusieurs charges politiques au XVIIIe siècle, tout comme les Morend : la situation sociale est donc semblable.

18 Pour le XVIIIe siècle nous avons pu reconstruire une série de 897 transactions de crédit ; grâce aux généalogies de Bagnes, aux registres des tailles (ACBg L70-L85) et à d’autres documents, nous pouvons identifier la plupart des personnes mentionnées : cf Casanovaet al., Familles de Bagnes, op. cit. Les sources ne sont pourtant pas homogènes : il s’agit en partie de registres de confréries, en partie des actes du notaire Jean-Bonaventure Luy ou provenant de fonds familiaux des archives du CREPA.

19 Il pourrait s’agir d’une illusion, puisque de nombreuses informations proviennent de sources ecclésiastiques, mais une comparaison avec d’autres documents confirme l’impression.

20 Avec son frère Valentin, Paul Maret paie en 1749 plus de 299 florins de taille ; il est donc l’un des contribuables les plus aisés de la commune. Un troisième frère, Jean-Pierre, payait plus de 89 florins : ACBg, L 85.

21 Il a été syndic à l’époque de l’émeute de 1745, et donc probablement l’un des objets de la colère populaire : nous savons en effet que les émeutiers contestaient une partie du conseil communal. En 1766, toutefois, Valentin Maret apparaît parmi les fondateurs de la Grande École, donc parmi les adversaires de l’abbé de Saint-Maurice.

22 Dans ce cas, il n’est pas certain qu’il s’agisse toujours du même Théodule May, mais une stratégie similaire est observable chez d’autres débiteurs aussi. Jean-Pierre Troillet, un autre émeutier de 1745, n’avait pas des dettes uniquement avec Paul Maret, mais aussi avec Hugues Gailland.

23 Cette observation résume l’étude des transactions de plusieurs familles. Henri Deurin et son fils empruntent à plusieurs reprises de l’argent entre 1697 et 1709, mais, à chaque fois, ils s’adressent à un créditeur différent – confrérie des Pauvres, confrérie du Saint-Esprit, second vicariat et Pierre Michellod (ACBg, L54, ACBg, P542, ACBg, M3,1,2, ACBg, L49). Selon une stratégie similaire, les enfants de Jean-Georges Luisier de Lourtier s’endettent en 1750 auprès des frères May, toujours en 1750 auprès de Jean-François Michaud et en 1753 auprès d’Étienne Gard, ex-curial.

24 En 1755, Hugues Gailland, mentionné plus haut (note 22), avait prêté de l’argent à Jean-Pierre Troillet, mais il était à son tour endetté depuis 1750 auprès de François Maret ; Jean-Michel May avait des dettes auprès de Paul Maret, ce qui ne l’empêche pas de prêter de l’argent à Michel Blanchet et à André Collombin.

25 Voir par exemple Marco Polli-Schönborn, « Obenbleiben. Unterschiedliche Strategien der Machterhaltung im frühneuzeitlichen Herrschaftssystem am Beispiel der Luzerner Landschaft », in Jonas Römer (éd.), Bauern, Untertanen und Rebellen. Eine Kulturgeschichte des schweizerischen Bauernkrieges von 1653, Zürich, 2004, p. 166-186 ; Joaquim Carvalho, Rosário Campos, Interpersonal networks and the archaeology of social structures ; using social positional events to understand social strategies and individual behavior, papier présenté au XXV Encontro da Associação Portuguesa de História Económica e Social, Évora, novembre 2005. Voir [http://www.eventos.uevora.pt/xxvaphes/AphesXXV_Comunicacoes/JRCarvalho.pdf], consulté en janvier 2009.

26 Une commère prête une petite somme d’argent en 1750 ; un parent d’une autre commère se porte caution solidaire en 1743.

27 Pouvons-nous parler d’un rapport de clientèle pour les confréries ? Effectivement, plusieurs familles d’émeutiers semblent liées aux bénéfices religieux – notamment à la confrérie des Pauvres du Christ – et au second vicariat : Christophe Michellod, cité plus haut, était en 1730 recteur de la confrérie des Pauvres du Christ à laquelle étaient liés les Morend, les Terrettaz et d’autres familles d’opposants à l’abbaye. Cependant, nous trouvons des liens semblables dans l’autre faction, par exemple chez les Mabillard ou dans la famille de Martin Vaudan : l’hypothèse selon laquelle les associations religieuses auraient joué un rôle d’organisation politique ou de patronage n’est donc pas vérifiée.

28 Les Terrettaz 7 sont représentés dans l’émeute par deux frères, Georges et Jean-Georges : lorsqu’ils doivent emprunter de l’argent, leur famille s’adresse à plusieurs créditeurs, parmi lesquels figurent des institutions religieuses, des notables valaisans (les De Riedmatten), des notables locaux (Pierre Gard de Versegères) et d’autres. Plusieurs transactions concernent les Fellay de Lourtier et les Nicollier qui sont des parents par alliance, mais toutes les transactions ne s’adressent pas aux parents proches.

29 Pierre Bourdieu a formulé la distinction classique entre parenté usuelle et parenté officielle : Pierre Bourdieu, « La parenté comme représentation et comme volonté », in idem, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie cabyle, Paris, Le Seuil, 2000. On peut aussi préciser ces catégories et distinguer plusieurs usages spécifiques de la parenté : S. Guzzi-Heeb, Donne, uomini, parentela…, op. cit.

30 Théodule Morend s’établit en 1740 au Châble, bien qu’il ait marié une femme du Cotterg. Son cousin Pierre-François épouse en 1743 Anne-Pétronille Fellay du Châble et prend également résidence dans ce village. La mère de Théodule Morend était originaire du Châble.

31 Dans nos sources, les Terrettaz 7 apparaissent à cinq reprises comme parrains ou marraines d’enfants de la famille Morend entre 1749 et 1763 ; les Morend deux fois pour les Terrettaz.

32 Marie-Marguerite Gailland et son frère Jean sont parmi les contribuables les plus riches de la commune. De plus, ils sont étroitement liés à plusieurs protagonistes de l’émeute de 1745, notamment avec Étienne Gard (oncle de Marie-Marguerite), avec la famille d’Angelin Besse, ainsi qu’avec Michel Besse du Châble. Grâce aux nombreux parrainages, le groupe Gailland représente un lien entre plusieurs familles d’émeutiers du village et de la commune, y compris les Gailland 10 de Verbier.

33 Le concept de « milieu » a une tradition respectable en sociologie : il désigne en général des groupes qui partagent des valeurs, des modèles et des styles de vie similaires et ont des mentalités et des rapports avec les autres individus qui se ressemblent : s. z.B. Stefan Hradil, Soziale Ungleichheit in Deutschland, 8. Aufl., Opladen, 2001, p. 425 et suiv. Voir Sandro Guzzi-Heeb, « Kinship, Ritual Kinship and Political Milieus in an alpine Valley in 19th century », in The History of the Family 14, 2009/1, p. 107-123.

34 Considérons par exemple les rapports entre la famille Morend et le groupe Gard de Versegères : en 1743, Jean-André Gard garantit pour Jean Morend ; en 1744, Jean-Étienne Morend emprunte de l’argent à Étienne Gard ; en 1760, son frère Hyacinthe Morend vend un pré à Anne-Victoire Gard, la fille d’Étienne. Toutes ces transactions surviennent à l’intérieur du milieu oppositionnel – Jean-André et Étienne Gard ont participé à l’émeute de 1745, tout comme Théodule et Pierre-François Morend – mais elles surviennent entre des personnes toujours différentes.

35 Un notaire influent comme Jean-Pierre Coutaz a évidemment aussi des filleul-e-s en dehors du milieu oppositionnel. Ce que nous appelons le « milieu » est en effet un secteur d’un réseau d’échanges beaucoup plus vaste et complexe, que nous ne pouvons reconstruire qu’en partie, à cause de la difficulté d’identifier un grand nombre d’individus.

36 C’est l’interprétation suggérée par David W. Sabean dans Kinship in Neckarhausen, 1700-1870. Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1998, notamment p. 449-489.

37 Comme les Troillet 4, les Fellay 15, les Fusay 3… Il est vrai toutefois qu’en 1741-1742, les Michaud se lient aux Luisier 7 (7/-112, nièce d’un émeutier), et avec Anne-Marie Machoud (5-14, cousine des émeutiers et sœur d’Alexis, un autre grand propriétaire d’alpages).

38 Nous pouvons changer la perspective et considérer tous les enfants nés dans les familles des émeutiers de Lourtier entre 1735 et 1765 et les parrainages relatifs : le résultat confirme l’image d’un tissu dense de relations, souligné par la parenté spirituelle. En gros, les deux-tiers des enfants des familles considérées ont un parrain ou une marraine provenant des familles des émeutiers ou de leur épouse. Le plus souvent, c’est le parrain qui est lié à la famille d’un émeutier (45,6 % des cas considérés), mais les marraines sont aussi importantes (42,7 % des cas).

Table des illustrations

URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51064/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,4k
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51064/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 10k
Légende Tableau 11a. – Émeutiers de Lourtier en 1745 et leur épouse.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51064/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 269k
Légende Tableau 11b. – Fonctionnaires de la République originaires de Lourtier, 1798-1802, avec leur épouse.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51064/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 72k
Légende Tableau 11c. – Alliances stratégiques entre les familles des émeutiers de Lourtier, 1740-1741.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/51064/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 49k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search