Une description de la place de Candie

1D’après Des Roches1

2Cette campagne est partagée des deux côtés de la ville par deux petits fleuves, dont l’un, qui est au Levant et qui s’appelle le Cazapam, passe derrière le Lazaret et l’autre, au Couchant, nommé le Ioffre2, qui est un peu plus grand que le premier, où les assiégeants retiraient des petits brigantins, desquels ils se servaient la nuit pour surprendre quelques-unes de nos chaloupes.

3Cette campagne, que nous venons de décrire, est bornée tout autour de hautes montagnes, entre lesquelles il y en a deux qui sont fort remarquables : l’une est de figure ronde, haute et pointue, au sommet de laquelle l’on voit un ermitage entretenu par les Grecs, qui sont jaloux de conserver ce lieu en mémoire de saint Paul, lequel y a séjourné quelque temps : aussi porte-t-il encore aujourd’hui le nom de ce saint apôtre.

4Le deuxième, qui s’appelle le Mont Ida, où l’on dit que Jupiter prit naissance, est un rocher fort élevé, au pied duquel, sur une éminence, est fondée Candie la Neuve, laquelle est fortifiée de cinq bastions et fut bâtie en l’an 1652, huit ans après le commencement des guerres entre la République et le Grand Seigneur : elle est éloignée de la vieille cité d’environ une lieue française.

5L’on aurait droit de se plaindre de ma négligence, si je me contentais de donner en raccourci la situation de Candie sans m’étendre plus au long sur les fortifications : pour mieux réussir à les décrire, il est nécessaire d’ajouter à ce que j’ai avancé que cette ville est de figure irrégulière, étant bâtie partie sur le roc, partie sur la terre ferme et partie sur le sable du côté de la mer : vers la terre, elle est flanquée de sept bastions, dont les noms sont ci-après marqués du Levant au Couchant : le bastion de la Sablonnière, le bastion de Vituri, le bastion de Jésus, le bastion de Martiningue, le bastion de Bethléem, le bastion de Panigra, le bastion de Saint-André.

6Il y a au-dedans de la place quatre cavaliers, dont le premier, nommé Barbaro, est sur un angle rentrant au bout de la courtine vers la mer, derrière le môle. Le deuxième, nommé Zani, est derrière le bastion de la Sablonniere et les deux autres sont l’un sur le bastion de Vituri et l’autre derrière le bastion de Martiningue.

7Les dehors, qui couvrent les bastions et les courtines, sont placés dans l’ordre suivant. Il y avait premièrement une redoute devant le bastion de la Sablonnière, qui a été prise et rasée par les assiégeants. L’on voit encore à présent le fort de Saint-Demitre, devant le bastion de Vituri, qui est flanqué de deux petits bastions et demi et d’une retirade sur le bord du fossé de la place. En entrant dans ce même fort, l’on remarque à la gauche un ouvrage de deux angles saillants que l’on appelle la traverse Moline, qui est le nom de son auteur, et, à la droite, un autre ouvrage que l’on nomme la traverse Priuli. L’on trouve ensuite l’ouvrage à cornes de la Palme, qui couvre une des faces du bastion de Jésus. Vis-à-vis le milieu de la courtine suivante, il y a le ravelin de Saint-Nicolas et vis-à-vis la pointe dudit ravelin, au bout de l’angle de la contrescarpe, il y a un ouvrage en terre, en forme de flèche.

8L’on rencontre par après la pointe du bastion de Martiningue qui est couverte d’un ouvrage couronné, appelé de Sainte-Marie, où la pointe de l’angle saillant du fossé. Il y a aussi un ouvrage en terre, en forme de caponnière. Le ravelin de Bethléem est ensuite, à savoir entre le bastion de Martiningue et celui duquel il porte son nom. La pointe de ce même bastion est couverte par la demi-lune de Mocenigo auprès de laquelle est le ravelin de Panigra, qui couvre la courtine entre les deux bastions contigus. Pour l’ouvrage à cornes de Panigra, qui couvrait la pointe du même bastion, il ne se voit plus, ayant été rasé comme nous l’observons ci-après. Pour couvrir la courtine, entre ce dernier bastion et celui de Saint-André, l’on trouve le ravelin du Saint-Esprit, que les ennemis attaquèrent aussi par tranchées et par fourneaux. L’on voyait enfin, près de la mer, la redoute qui couvrait la face vers la terre du bastion de Saint-André, laquelle fut bouleversée et ensevelie dans les travaux des ennemis. Tous les dehors ci-dessus nommés sont de gazon et d’une terre grasse, joints ensemble, tous bien fraisés et bien palissadés. Il y a, outre cela, dans le milieu des fossés et au pied des ouvrages, un rang de fortes palissades.

9Les fortifications, le long de la mer, ne sont pas bien considérables, aussi n’y a-t-il quasi rien à craindre par là. Ce n’est pas qu’il n’y ait un fort bon rempart, au bout duquel, tenant à la face du bastion de Saint-André, il yavait une grosse muraille nommée l’Écossaise, laquelle s’avançait jusqu’à la mer et faisait, par son angle rentrant, un flanc qui défendait la porte, la face et la pointe dudit bastion de Saint-André.

10Environ cinquante pas au-dessus de la muraille nommée l’Écossaise, il y a un autre ouvrage qui s’avance en la mer et que l’on appelle Sainte-Pélagie, lequel n’a été fait que pour la défense de la muraille de l’Écossaise et de la courtine d’entre-deux. De là, jusqu’à Tramata, il y a deux petites courtines qui se joignant en dedans, font comme un angle rentrant et, de plus, sont flanquées par un des angles de la demi-redoute de Tramata : l’on remarque à l’autre côté de la demi-redoute un angle droit qui défend l’entrée du port et les trois angles rentrants qui l’environnent.

11Le port de Tramata n’est pas de fort grande importance, par la raison qu’il a peu de profondeur, aussi n’a-t-on pas pris la peine de le fermer, à quoi néanmoins il semble que la nature ait voulu pourvoir, mettant un long rocher au devant pour en défendre en quelque façon l’entrée ; sur lequel rocher il est bon de remarquer que l’on avait jeté une grande quantité de pierres pour servir d’épaulement contre les batteries des ennemis et pour la sûreté des barques, lorsqu’elles entraient dans le port. L’on voit, à l’autre côté du port, un autre angle et un boulevard qui commande toute la rade, au bout duquel il y a une grosse muraille bâtie dans la mer, qui par son épaisseur fait un quai assez commode pour la décharge de ce qui entre par mer : cette muraille, concourant avec une autre bâtie de même, font l’enclos du grand port, où les plus grands bâtiments sont en toute sûreté, pour le moins de la mer et des vents. Comme ce port est assez de conséquence pour la place, l’on a pris soin d’en défendre l’entrée par un petit château aussi bâti sur un rocher dans la mer, dont la figure est un carré long irrégulier, flanqué seulement par un angle qui s’avance vers la terre.

Assiégeants et assiégés

D’après Des Roches3

12Pour lever tout prétexte de plaintes aux curieux et pour les mettre hors d’état de pouvoir raisonnablement m’accuser de négligence sur la matière que je touche, j’ai cru qu’auparavant de rien particulariser de ce qui se fit dans la place, je devais les informer en général des avantages et des désavantages tant des assiégeants que des assiégés, s’agissant de mettre le siège devant Candie et de le soutenir.

13Dans mon sens, les avantages du grand vizir sur les Vénitiens au siège de Candie se pouvaient réduire à six chefs. Le premier était d’être proche des États de son souverain, d’où il tirait toutes les troupes. Le second consistait dans l’abondance des vivres et des munitions, qu’il pouvait faire venir en peu de temps. Le troisième était d’avoir le crédit de lever quelques hommes au besoin dans l’île même de Candie, comme en étant le maître, soit pour prendre les armes en qualité de soldats, soit pour servir de travailleurs. Le quatrième était de trouver facilement du bois pour faire des gabions et des fascines. Le cinquième consistait à avoir de quoi faire du charbon pour fournir à leurs fonderies. Le sixième à avoir toutes les commodités nécessaires pour faire de la poudre en abondance.

14Comme les maux sont fort souvent mêlés avec les biens, si le grand vizir avait des avantages au siège de Candie, il avait des désavantages aussi, que l’on peut réduire à quatre chefs. Le premier était de n’avoir point de navires pour s’opposer aux forces vénitiennes. Le second, de n’avoir que des galères qui étaient incapables de porter que peu de choses à la fois et qui n’étaient presque d’aucun usage pendant l’hiver. Le troisième, de n’avoir que La Canée et Retimo pour ports où les bâtiments fussent en sûreté. Le quatrième, de n’avoir point de port proche de Candie que Poliocastre, que le voisinage de l’Estandie leur rendait inutile : de sorte que s’agissant de faire transporter au camp des rafraîchissements et des munitions, ils étaient obligés de se servir pour cela de chemins extrêmement rudes.

15Si nous opposons les avantages qu’avaient les Vénitiens sur les Turcs au siège de Candie, nous trouverons qu’ils consistaient en trois choses. La première, en ce qu’à la faveur de leurs vaisseaux, ils étaient les maîtres de la mer et de l’Archipel, d’où ils pouvaient tirer des vivres plus promptement et en plus grande abondance que les Turcs. La seconde, en ce qu’ils étaient en pouvoir de faire entrer des secours dans la ville et dans le royaume en tout temps, comme les maîtres des meilleurs postes de l’île. Et la troisième, en ce que par le moyen de l’Estandie, ils étaient en passe d’empêcher que Candie ne fut investie et de retarder les secours que pouvaient recevoir les Turcs, particulièrement l’hiver.

16Les désavantages des Vénitiens, au siège de Candie, surpassaient de beaucoup les avantages que je viens de décrire : en sorte qu’on les peut réduire à six chefs. Le premier consistait à être éloigné de trois cents lieues du pays d’où ils tiraient leurs troupes, leurs munitions et la plupart de leurs vivres. Le second, à manquer entièrement de fascines. Le troisième, à n’avoir que très peu de gros bois pour les travaux. Le quatrième, de ne se pouvoir servir des gens de l’Archipel pour travailleurs par crainte de manquer de rafraîchissements. Le cinquième, en ce que l’air qu’ils respiraient était tellement infecté et les eaux qu’ils buvaient si corrompues, qu’à peine se trouvait-il des hommes qui fussent d’une santé à l’épreuve de ces deux grands éléments de la vie, dont la pureté et l’impureté ont de tout temps fait plus de la moitié des sains et des malades. Le sixième, en ce qu’ils étaient forcés de désarmer de chiourme leurs galéasses et leurs galères pour servir au travail, ce qui les réduisait dans l’impuissance d’empêcher ni de retarder les secours que portaient les galères turques. Le septième, en ce qu’ils étaient éloignés de tous les royaumes chrétiens, ne pouvant raisonnablement attendre du secours que du Ciel.

Fonds Domenisse

17Ces deux textes, conservés dans le fonds Domenisse, sont les seuls où il est fait expressément mention de l’expédition de Candie. Le capitaine semble avoir réussi à arracher au généralissime Rospigliosi, sur la galère réale de la flotte pontificale, un billet faisant état de ses services lors du siège de la place. La signature paraît authentique, mais le certificat est de toute évidence de la main de l’officier

Lettre de Pierre Domenisse à sa sœur, mai 16694

18De Toulon, ce dernier jour de mai. [1669]

19Ma chère sœur, il y a deux jours que nous avons embarqué. Nous sommes sur la grande rade de cette ville. Le vaisseau où nous sommes s’appelle la Provence. C’est un vaisseau qui porte soixante pièces de canon. Je viens présentement du vaisseau où j’ai couché la nuit passée. Je m’en suis venu voir le cousin Blancher ce matin où je vous écris [de] chez lui cette lettre pour vous prier de ne [vous] faire point de peine pour moi. Je vous ai envoyé une procuration pour disposer de toute chose en votre propre. J’ai laissé ici, au cousin, mon portemanteaux qu’il aura la bonté de vous faire venir, s’il trouve une commodité à la foire de Beaucaire. Je lui ai laissé aussi quinze louis d’or en quinze pièces qu’il aura la bonté de donner à quelqu’un qui vous les fasse remettre chez vous. Nous espérons faire voile lundi ou mardi prochain pour le plus tard. Vous ferez mes adieux à tous nos bons amis et à monsieur Aberlenc, que je le remercie du soin qu’il prend pour nos intérêts et que je lui baise les mains comme aussi à mademoiselle sa femme, toute la famille, à tous nos parents que je les salue et vous autres mes sœurs, de croire que j’aurai toute ma vie le dessein de vous faire connaître un jour que je suis votre bon frère.

20Domenisse

21À la bonne tante, que je la salue et qu’elle m’accorde ce que je lui ai demandé si elle me veut obliger et pour cela je vous envoie pour tous frais ces quinze louis d’or. Je vous envoie aussi un mémoire de ce que j’ai laissé à la valise. J’ai acheté un coffre que j’ai fait embarquer avec mes hardes. Je vous prie d’assurer la cousine de Blancher et la demoiselle sa fille de mes services, comme aussi tous nos voisins à qui je suis serviteur. Le cousin Blancher vous salue.

Billet signé par frère Vincenzo Rospigliosi5

22Frère Vincent Rospigliosi, général de la Sainte Église.

23Des bons services qu’a rendu le sieur Pierre Domenisse, capitaine et lieutenant du régiment de Saint-Vallier, depuis ce 19^e juin prochain passé jusqu’au présent jour, aux plus périlleuses occasions pour le maintien de la place de Candie, [il] nous a demandé un témoignage exprès de notre gratification pour l’intérêt que nous avons de ladite place en témoignage de quoi nous lui avons accordé la présente attestation. En foi de quoi, nous avons signé ce présent certificat. Fait à l’Estandie sur la galère réale de Sainte Église, ce [illisible] 1669.

Sur l’embarquement des troupes6

Par L. P. Nicolle [le Père]
En fait Claude Nicole, Président de l’élection de Chartres

Prince victorieux qui régit un empire
Avec des qualités que l’Univers admire,
Aimable conquérant, monarque généreux,
Goûte les purs plaisirs qui prodigue la gloire
À ceux qui comme toi font l’honneur de l’Histoire
À ceux qui comme toi dans le cœur des hivers
Remporte des succès si dignes dans nos vers,
Et sans te prévaloir d’une illustre conquête,
Du myrte et d’olivier te couronnent la tête.
La paix ce doux objet de nos tendres désirs,
Après quoi tant de fois ont volé nos soupirs,
Éteignant le flambeau de la guerre allumée,
Redonne le repos à l’Europe alarmée.
Mais ce repos, grand prince, est encore imparfait
Si tout le Monde entier n’a part à ton bienfait :
Il faut que ta main que le Ciel a choisie
Il passe désormais jusqu’au cœur de l’Asie ;
C’est au roi d’en chasser un prince audacieux,
De qui les cruautés ont irrité les cieux,
Et de rendre à la croix, dont le secours t’appelle,
Les climats asservis qu’il usurpe pour elle
Prends ton parti, LOUIS, il t’est bien glorieux,
Que sur toi sûrement elle jette les yeux,
Et qu’entre tous les rois qui combattaient pour elle,
Elle implore aujourd’hui tes armes et ton zèle.
Puisque tu dois la paix partout où le jour fuit le jour,
Partout fais régner par force et par amour.
Si l’orgueil du croissant porte encore son audace,
Au-delà du Bosphore et des champs de la Thrace ;
Si dans l’Archipelague, aux yeux de tous les rois,
Fais voguer tes vaisseaux et d’une âme hardie,
D’un siège affreux et long délivre la Candie ;
Si tu veux renverser ses insolents projets,
Tu n’as qu’à l’ordonner à tes vaillants sujets,
Ces guerriers indomptés, formés sur ton modèle,
Dissiperont bientôt la puissance de l’infidèle.

La sortie des 24-25 juin 1669

D’après la Gazette de Londres7

Relation de la dernière action des Français en Candie,
contenue en une lettre, qui en a été écrite

24Les forces destinées pour le secours de Candie sous le commandement du duc de Navailles, qui partirent de Toulon le 5 juin dernier sur une flotte du roi très chrétien commandée par le duc de Beaufort, ayant eu un passage aussi heureux qu’on le pouvait souhaiter, arrivèrent en la rade de Candie le 19 du même mois où, après les saluts de part et d’autre accoutumés en pareille occasion, le capitaine général dépêcha le sieur Catelan, ingénieur, pour rendre compte tant à l’amiral qu’au général par terre de l’état de la place qui était réduite à une grande extrémité et comme le duc de Navailles ne voulait perdre aucun moment de temps en un service de si grande importance, il alla la nuit à terre et conféra avec le Capitaine général, duquel il apprit tant la posture des ennemis que l’état où était la ville et ayant résolu qu’il était absolument nécessaire de faire mettre pied à terre à son armée, il donna aussitôt de si bons ordres qu’en deux jours de temps toutes les troupes furent heureusement débarquées. Les Turcs avaient lors fait un si grand progrès dans le siège, que l’on jugea bien qu’il fallait faire des choses extraordinaires pour leur faire abandonner leurs logements qu’ils avaient déjà faits sur les bastions de Saint-André et de Sabionera. Sur quoi, après avoir tenu conseil de guerre, il fut résolu par les officiers, tant français que vénitiens, d’attaquer les ennemis en l’un de ces deux postes et de tâcher de renverser leurs ouvrages : ce fut sur celui de Sabionera qu’ils résolurent de tenter fortune, comme étant le plus commode pour y faire leur attaque : et sur l’avis que l’on eut qu’il était défendu par sept ou huit mille Turcs, le général français demanda que l’on envoyât à son secours les milices que l’on pourrait tirer de la garnison, sans laisser la ville dépourvue. Il demanda encore cinq ou six cents pionniers pour abattre les ouvrages des ennemis, et que cependant l’on fit aussi une sortie du côté de Saint-André pour faire diversion et empêcher les assiégeants d’envoyer du secours de l’autre côté. Le grand courage du duc de Beaufort, ne pouvant le dispenser d’avoir part à la gloire de l’action de ce jour-là, fit qu’il offrit de tirer mille cinq cents hommes de dessus sa flotte et de favoriser leur descente en faisant tirer sur les ennemis de dessus l’amiral, qui ne manquerait pas d’approcher d’eux à la portée du mousquet, et, quelque raison qu’on lui put proposer du contraire, il ne laissa pas de se mettre à la tête des troupes françaises et en état de recevoir les ordres du général ; lequel ayant reçu avis ce jour-là que toute la cavalerie des Turcs qui était dans le royaume de Candie prenait sa marche vers la métropolitaine résolut de mettre son dessein à exécution le plutôt qu’il lui serait possible, et ayant la nuit reconnu l’arrière-garde du camp des ennemis, qu’il avait dessein d’attaquer par une sortie qui se devait faire du fort Saint-Démetrius, après avoir tenu conseil de guerre, voici l’ordre qu’il y tint. Premièrement, marchaient quatre cents hommes, à la tête desquels étaient cinquante grenadiers, après eux trois compagnies de cavalerie, commandées par le sieur de Dampierre, puis suivaient les régiments de Gaure, de Saint-Vallier, de Lorraine et de Bretagne, avec quatre compagnies de cavalerie sur les ailes, conduites par les sieurs de Fontaine, de Jonzac et de Grancey. Les régiments d’Harcourt, Conti, Linières, Rozan, Montpezat et de Vendôme composaient le corps de réserve, commandé par le sieur de Choiseul, avec quatre compagnies de cavalerie sur les ailes, outre une brigade de cinquante mousquetaires du roi et cent officiers réformés qui étaient postés entre la première et seconde ligne pour être prêts à combattre quand il en serait besoin. Les milices, qui devaient être débarquées des navires, avaient ordre en mettant pied à terre d’attaquer le côté gauche du retranchement de Sabionera et le sieur Colbert, maréchal de camp, de les soutenir. C’est en cet ordre et avec un silence merveilleux qu’ils prirent leur marche et eurent le temps, sans être aperçus, de se ranger en bataille en une petite plaine qui conduit au camp des ennemis : et alors, le jour commençant à paraître, ceux qui étaient commandés étant à la portée du mousquet des ennemis essuyèrent leurs décharges. Dans le même temps, le général commanda au sieur de Dampierre d’aller, avec l’assistance de quelques-uns des gardes, attaquer deux redoutes qui étaient à la tête de ce quartier-là des ennemis, ce qui fut exécuté avec tant de vigueur et un si heureux succès qu’il les emporta incontinent et fit passer au fil de l’épée tous ceux qui firent quelque résistance. Alors, les régiments de Saint-Vallier et de Lorraine entrèrent dans les lignes des ennemis et s’en étant rendus maîtres, ceux qui étaient commandés avec les compagnies des gardes poursuivant leur victoire, chassèrent les Turcs de leurs retranchements et de tous leurs ouvrages, de sorte que jusque-là les Français avaient tout le succès imaginable, quoi qu’ils n’eussent pas plus de trois cents hommes des mille cinq cents que l’on attendait des navires, ni aucune milice vénitienne envoyée pour les secourir, ni même aucun pionnier pour combler les ouvrages des Turcs, quoi qu’il y eut la plus belle occasion du monde de le faire. Les ennemis ayant abandonné le camp se rallièrent sur une hauteur, qui est à main droite, et se mirent en posture comme s’ils voulaient charger les Français, ce que le général remarquant, il se mit à la tête de ses troupes et les chassa par deux fois de leur poste : mais les Turcs s’étant derechef ralliés, il les chargea la troisième fois si vertement qu’il gagna sur eux le lieu où ils étaient postés. Après cela, il arriva un accident qui ruina tout le succès du service de ce jour-là, par le moyen de quelques poudres, mortalets et grenades qui prirent feu sur une batterie dont les gardes s’étaient rendus maîtres et firent abandonner ce poste aux Français en quelque confusion, s’imaginant lors que les fourneaux des ennemis allaient prendre feu sous eux, de sorte qu’ils s’enfuirent en désordre, quelque effort que fît le sieur de Castellan pour les rallier. Les trois cents hommes qui avaient été débarqués des navires tombèrent en pareille confusion, sans que le sieur d’Alméras les put obliger à tenir ferme. Ce désordre enfla le courage des Turcs qui commencèrent à charger les Français, et ce fut alors que l’amiral et le sieur Colbert, qui avaient joint le premier bataillon avec cinquante mousquetaires, firent résistance au-delà de ce qu’on pouvait attendre d’un si petit corps : mais la consternation qui était généralement parmi toutes les troupes françaises les obligea à faire retraite, où il y aurait eu bien plus de sang répandu si le général n’eut pas conservé une courtine qui la favorisait extrêmement. Notre corps de réserve fut investi par plusieurs milices et après une légère escarmouche, qui se passa au bastion de Saint-André, il fut envoyé au secours de ceux qui étaient du côté de Sabionera : mais il suivit le mauvais exemple des premiers et se retira pareillement en désordre. Le général montra dans le désastre de ce jour-là un courage et une conduite admirable et fit une retraite intrépide, avec trois ou quatre gentilshommes seulement, au travers d’un corps entier des ennemis : mais si ses ordres eussent été bien exécutés, il y avait toute apparence de voir la fin du siège ce jour-là. Nous avons appris par un cavalier, qui s’est sauvé de la bataille, qu’en s’enfuyant des ennemis, il a trouvé le duc de Beaufort à pied si fort blessé qu’il n’avait pas la force de monter derrière lui et qu’il tâcha durant quelque temps de l’emmener en le tirant après soi par les bras, mais les Turcs l’ayant atteint, il fut contraint de l’abandonner à leur merci de sorte qu’ils l’achevèrent aussitôt. La perte que nous avons faite ce jour-là se monte environ à six cents hommes tant tués, que hors d’état de servir. Celui qui a été dépêché de Candie pour apporter cette relation en est parti le 27 de juin, trois jours après cette funeste sortie, et assure que le duc de Navailles avait dessein, quatre jours après son départ, d’en faire une autre, trouvant que ses troupes se montaient encore, avec la garnison, à environ treize mille bons soldats.

Lettre et relation de De La Croix8 à Louvois

25Je vous envoie la relation de la sortie qui fut faite la nuit du 24 au 25 de l’autre mois […]. Je puis vous assurer, pour l’avoir vu des remparts de la ville où je fus pendant toute l’action, que j’ai cru la ville secourue pendant plus de deux heures. Dieu en a voulu disposer autrement pour exercer plus longtemps notre patience ; c’est assurément une des choses les plus nécessaires ici, quoi qu’on y ait besoin de quantité d’autres […]. Les maladies nous accablent […] ; la plupart des officiers de l’armée sont malades et presque personne n’a de valets en état de s’en servir. Néanmoins, jusqu’ici, il n’y a point eu de maladies dangereuses, ce qui me fait espérer que celles-ci ne seront pas de longue durée ; il n’y a que monsieur le duc de Navailles et moi qui ayons tenu jusqu’ici […].

26La ville est dans le plus méchant état du monde et nos troupes et celles des vaisseaux travaillent à achever la deuxième retirade ; les Vénitiens les payent. On peut dire que nous subsistons par la réputation du secours du roi et parce que les Turcs paraissent avoir ralenti leur ardeur, particulièrement depuis la dernière sortie. Les Vénitiens sont tellement fatigués qu’à peine peuvent-ils songer à leurs propres affaires, bien loin de nous pouvoir donner aucune assistance. Ils ont si peu de monde qu’ils ne relèvent point leurs postes ; mais l’on peut dire que ce qu’ils ont est très aguerri. Monsieur le capitaine général est homme de beaucoup de prudence, grand économe des deniers de la République et fort ingénieux à trouver des expédients pour en recouvrer. Il paye tous les travaux qu’il fait faire par des méreaux que l’on donne pour chaque hottée de terre que porte un soldat, auquel, sur lesdits méreaux, on fournit aux cabarets le pain, le vin, la viande et autres aliments ; et comme tous les vivres, et particulièrement ceux des cabarets, payent de très grands droits à monsieur le Capitaine général, on compte aux cabaretiers pour argent comptant lesdits méreaux, en sorte qu’il est vrai de dire qu’il fait travailler pour rien. Il gouverne ses attaques de son cabinet et ses ingénieurs, à son imitation, conduisent leurs travaux sur leurs plans et par le rapport d’autrui […].

27De La Croix

28Les vaisseaux du roi portant l’armée de Sa Majesté destinée au secours de Candie, sous le commandement de monsieur le duc de Navailles, mouillèrent à la fosse de la ville le 19 juin 1669, environ les quatre heures du soir […]. Monsieur de Navailles prit la résolution d’entrer dès la même nuit dans la ville, pour […], après l’avoir bien considérée, prendre sa résolution touchant le débarquement des troupes […].

29Le lendemain 20, monsieur le duc de Navailles ayant considéré toutes choses et ayant trouvé la ville en l’état qui lui avait été rapporté […], il crut qu’il y allait de la réputation des armes du roi de laisser emporter cette place à la vue de son armée sans qu’elle fit aucune tentative pour l’empêcher, et monsieur l’amiral, se trouvant de même sentiment, le débarquement des troupes fut résolu et l’on commença à y travailler dès la même nuit ; il fut continué les 21, 22, 23 et 24 […].

30Le 23, monsieur l’amiral ayant entré dans la ville, après qu’il eut visité tous les postes, messieurs les généraux s’étant tous assemblés chez monsieur le capitaine général, où se trouva monsieur de Saint- André-Montbrun, le résultat fut que l’on ne pouvait sauver la place que par une action générale et qui fût prompte […]. Toutes ces considérations firent prendre la résolution de les attaquer du côté de la Sablonnière dans leurs retranchements, la nuit du 24 au 25, à la pointe du jour. Monsieur l’amiral, qui voulait être de la partie, se chargea de débarquer quinze cents hommes des vaisseaux pour combattre à leur tête, prenant monsieur Colbert pour maréchal de camp sous lui, et de faire approcher la nuit tous les vaisseaux de guerre à Saint- André, le côté en travers, pour canonner le camp des Turcs de ce côté-là. Les Vénitiens, qui avaient promis quatre à cinq mille hommes, puis trois mille, pour joindre aux nôtres, ayant fait connaître l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaient de donner aucune troupe, prirent sur eux d’inquiéter l’ennemi à Saint- André par de fréquentes décharges et même de l’occuper par une vigoureuse sortie qu’ils devaient faire à la faveur du canon des vaisseaux.

31La nuit du 24, monsieur l’amiral ayant mis pied à terre avec les troupes des vaisseaux, il en envoya donner avis à monsieur le duc de Navailles par monsieur le baron de Saint-Marc […]. Monsieur le duc de Navailles représenta à monsieur le baron de Saint-Marc que monsieur l’amiral se commettait beaucoup pour un homme de sa qualité et de son rang et le pria avec instance de s’employer à l’en dissuader, lui faisant comprendre de quelle considération et de quelle utilité était sa personne au service du roi, et particulièrement au bien de l’entreprise qu’ils avaient entre leurs mains. Après quoi, voyant que le jour approchait, il fit sortir ses troupes hors de la ville, au plus grand silence qu’il put, et les disposa suivant l’ordre de bataille qu’il en avait fait la veille […].

32Il fit marcher quatre cents hommes détachés de tous les corps, cinquante grenadiers à leur tête, soutenus par trois troupes de cavalerie, le tout commandé par monsieur le comte de Dampierre. Ce détachement était suivi par les régiments des gardes, Saint-Vallier, Lorraine, Bretagne et quatre escadrons de cavalerie marchant sur les ailes, soutenus par les régiments de Montaigu, Grancey et Jonzac. Le corps de réserve était composé des régiments d’Harcourt, Conti, Linières, Rozan, Montpezat et Vendôme, avec quatre troupes de cavalerie sous la conduite de monsieur le comte de Choiseul, et fut posté entre les deux camps ennemis pour empêcher les secours qui auraient pu venir de celui de Saint- André et même de Candie-Nove à la Sablonnière que l’on voulait attaquer […]. Le régiment de Montpeyroux fut mis dans le fort Saint-Dimitri, avec les officiers de l’artillerie, pour favoriser la retraite […].

33Le corps à la tête duquel était monsieur le duc de Navailles marcha dans cette disposition en assez grand silence, ainsi qu’il avait été ordonné, et la marche fut si heureuse, quoique dans un pays inconnu, inégal et très raboteux, que toutes les troupes eurent passé un grand défilé qui était entre elles et les ennemis et se mirent en bataille sur la hauteur du grand chemin de Candie-Nove à leur camp, sans être aucunement découvertes, et, à peine les dernières furent arrivées et rangées sur leurs lignes, que le jour venant à paraître, l’on commença de pouvoir discerner les objets et s’entre-reconnaître.

34Les hommes commandés, qui n’étaient qu’à demi-portée du mousquet des premiers retranchements des ennemis, en furent salués de leur mousqueterie, et pour lors l’on marcha à eux sans plus attendre, et monsieur le duc de Navailles, voyant deux redoutes à la tête du quartier, les fit attaquer par monsieur le comte de Dampierre, à la tête des gens détachés, et soutenu par les gardes, qui les emportèrent d’abord et coupèrent la gorge à ce qu’ils trouvèrent dedans.

35Les lignes, qui n’étaient pas loin de ces redoutes, furent emportées de la même vigueur et on y fit aussitôt entrer les régiments de Saint-Vallier et de Lorraine. Cependant, les hommes commandés poussèrent à la queue de la tranchée et aux batteries et monsieur de Castellan les suivit à la tête des gardes et se rendit en un moment maître des tranchées, batteries et redoutes, et généralement de tous les travaux des ennemis, lesquels les abandonnèrent ou furent tués dans leurs postes avec beaucoup de carnage. Nos troupes, nonobstant les défenses qui leur avaient été faites, se mirent à butiner et entrer dans les huttes des ennemis, dont ils tuèrent un très grand nombre qu’ils surprirent à moitié éveillés. Jusque-là le succès était le plus favorable du monde, quoique les Vénitiens ne fissent aucun effort de leur côté et que les troupes des vaisseaux ne fussent sorties qu’au nombre de trois cents hommes. Ce petit corps de troupes de l’armée de monsieur de Navailles avait renversé tout ce qui s’était présenté d’ennemis, parmi lesquels l’épouvante était si grande qu’ils se précipitaient et se jetaient à la mer. L’on était maître du canon et des batteries ; mais les Turcs, dont la plupart s’étaient retirés sur la montagne que nous avions à la droite, ayant considéré le peu de troupes de la gauche […], ils se rallièrent et prirent le parti de nous venir attaquer dans leurs retranchements qu’ils venaient d’abandonner. Monsieur de Navailles, qui s’en aperçut, marcha à eux en personne et les rechassa par deux fois ; mais, comme ils se rallient très facilement et qu’ils reviennent à la charge aussi promptement qu’ils ont fui, il les revit bientôt sur ses bras, et, s’étant mis à la tête de la compagnie de ses gardes et fait suivre de l’escadron de Saint-Estève, lequel fit dans cette occasion tout ce qu’au monde l’on peut s’imaginer […], il les chargea brusquement et les rechassa du terrain qu’ils avaient pris, lequel il occupa.

36Dans cette entrefaite, le feu ayant pris dans la batterie qu’occupaient les gardes et dans laquelle il y avait grande quantité de poudre, de bombes et de grenades, ce fâcheux accident arrêta le cours de notre bonne fortune et rompit le bataillon, une partie des officiers qui le commandaient en ayant été tuée ou blessée ; et les soldats, s’étant imaginés que c’était un fourneau, s’éparpillèrent à droite et à gauche, sans que l’on pût jamais les rallier […]. Les trois cents hommes de la marine qui les suivaient en prirent tellement l’épouvante qu’ils se renversèrent dans les travaux de la ville et communiquèrent leur peur au reste des troupes et donnèrent cœur aux Turcs, lesquels, profitant de ce désordre, revinrent en troupes sur les nôtres avec des cris épouvantables et ébranlèrent les troupes victorieuses devant lesquelles ils venaient de fuir. Monsieur l’amiral et monsieur Colbert, ayant fait en vain tout ce qu’ils purent pour rassurer les troupes de la marine et les ramener aux ennemis, voyant que tous leurs efforts étaient vains, se joignirent à nos premiers bataillons, avec cinquante mousquetaires du roi, et firent avec cette petite troupe des efforts au-delà de ce que l’on se peut imaginer, et monsieur le duc de Navailles chargea pour la troisième fois à la tête d’une troupe de cavalerie et de ce qu’il put rallier, ayant mandé son corps de réserve pour être soutenu et faire de plus grands efforts. Mais le corps de réserve, que commandait monsieur le comte de Choiseul, se trouvant attaqué dans le même temps par plusieurs bannières des Turcs qui venaient de toutes parts et du camp de Saint- André et de Candie-Nove, au lieu d’exécuter le commandement qui lui fut fait de les charger vigoureusement et de seconder messieurs Le Bret et de Choiseul, qui tournèrent aux ennemis et qui y eurent chacun un cheval de tué sous eux, et les autres officiers, dont la plupart furent blessés et tués, se mit honteusement en fuite. Ils achevèrent par leur retraite de dérober la victoire aux nôtres, laquelle ils avaient eue si longtemps entre leurs mains. Les ennemis ne s’opiniâtrèrent pas beaucoup à nous suivre, soit qu’ils craignissent quelque embuscade, soit qu’ils s’estimassent fort heureux de nous voir retirer, après les appréhensions que nous leur avions données, et parurent avoir beaucoup de respect pour nos troupes, même dans leur désordre. Aussi, nos généraux, tournant toujours tête à l’ennemi avec ceux qu’ils purent rallier, leur ôtaient l’envie de nous suivre. Monsieur l’amiral y demeura, abandonné de toutes ses troupes de marine et n’ayant pas un seul de ses gens avec lui. Monsieur de Navailles, ayant vu tuer ou blesser tout ce qu’il avait auprès de lui […], tourna au pas du côté de la ville et fit sa retraite, accompagné de quatre ou cinq gentilshommes de sa maison et de messieurs d’Argelaux et de Tilladet seulement. Les ennemis, qui l’avaient vu tourner tête si souvent, paraissaient n’oser l’approcher et lui tiraient seulement une grêle de coups de mousquet, dont il eut son cheval blessé en deux endroits et plusieurs coups dans ses armes, et son chirurgien tué dans la contrescarpe de la ville, lequel s’était avancé jusque-là pour panser quelques blessés. Cette action, qui avait été si bien projetée et si bien conduite, et très heureuse dans son commencement, nonobstant tout le désordre et la confusion des troupes sur la fin, pourrait être considérée comme l’une des plus glorieuses qui soit arrivée depuis longtemps, sans la perte de monsieur l’amiral et de quantité de personnes de qualité, lesquelles ont été tuées et blessées la plupart dans la retraite, ou voulant rallier leurs soldats, dont on a très peu perdu. Les ennemis, si l’on en croit les avis qui viennent de leur camp, ont perdu plus de quinze cents hommes […]. L’on peut dire que la place était certainement secourue, si les ordres donnés avaient été exécutés, soit de la part de l’armée navale, qui devait canonner le camp des ennemis à Saint- André, et qui s’excuse sur ce que le vent était trop fort et qu’il y avait à craindre que les vaisseaux ne se brisassent contre les rochers, soit de la part des Vénitiens, lesquels avaient promis de faire une vigoureuse sortie du même côté […] ; mais, bien loin d’avoir exécuté ce dont on était convenu avec eux, ils n’exécutèrent pas même la résolution qui avait été prise d’envoyer raser les travaux des ennemis et enclouer leur canon, quoiqu’ils vissent de leurs remparts que l’un et l’autre étaient abandonnés pendant plus d’une heure et demie et que monsieur le capitaine général en eût donné ses ordres à un colonel allemand, ainsi qu’il en était convenu avec monsieur le duc de Navailles : en sorte qu’ils n’ont pas profité comme ils pouvaient d’une aussi belle occasion que celle que la fortune leur présentait, ce qui fait tout le chagrin de monsieur le duc de Navailles.

Relation anonyme à Colbert9

37Le 24 du mois de juin, M^gr le duc de Beaufort ayant été averti de la résolution qui avait été prise à terre de faire une sortie générale de toutes les troupes françaises, à dessein d’enlever le camp de la Sablonnière […], assembla dans l’amiral tous les capitaines de l’armée pour conclure ce débarquement et donner les ordres nécessaires sur ce sujet. On y travailla tout le long du jour et les chaloupes ne purent commencer à porter le monde au port plus tôt que sur les neuf heures du soir, parce qu’on ne peut entrer sanspéril que de nuit dans la ville. À mesure que chaque compagnie y arriva, elle se rendit à la place d’armes […]. Monsieur Colbert fit filer ce qu’il y avait de nos gens descendus par la porte de Saint-Georges le long du fort neuf, pour aller à la demi-lune qui nous conduisait à la droite de monsieur de Navailles et à cinquante pas des ennemis. Comme on fut dans cette demi-lune, on se mit sur le ventre en attendant le jour […]. M^gr l’amiral y vint […] et s’assit avec tout le monde […].

38On demeura une heure et demie en cet état, les chefs ne s’appliquant qu’à faire cacher les mèches et à faire faire silence. Trois quarts d’heure devant le jour, on entendit les tambours des Turcs et cela donna lieu à mondit seigneur d’ordonner par trois fois à quatre ou cinq personnes, du nombre desquelles furent MM. d’Ecquetot, de Belle-Isle, major, et le chevalier de Villarceaux, de s’avancer sans bruit pour prêter l’oreille et savoir ce que c’était. Il se reconnut que ce n’était que la diane des ennemis, battue par des tambours et des musettes. Comme on fut bien certain de la chose, S. A. demeura encore dans son poste, en attendant le jour et l’attaque de monsieur de Navailles, qui devait commencer. Environ un quart d’heure après, tout le monde entendit sur la droite douze ou quinze coups de mousquet tirés à salve. Alors M^gr se leva et toutes les troupes avec lui, commanda aux tambours de battre aux champs et puis la charge, et franchit le retranchement à la tête du premier bataillon. Il ne fut pas sitôt dehors, qu’il trouva une grande ravine et un pays fort rude et inégal […]. M^gr l’amiral, ne sachant pas le chemin, suivait la route des troupes qui étaient devant lui, et, marchant toujours, sauta une tranchée des ennemis qui firent quelques décharges en l’abandonnant ; et, comme il montait la hauteur, on vit un grand feu. Les nôtres crurent que c’était un fourneau, et sur cela s’arrêtèrent. M^gr l’amiral, pour les animer, leur dit : « Courage, enfants ! Puisqu’ils ont fait jouer un fourneau devant nous, c’est une marque qu’ils s’enfuient. » Il fut vérifié de suite que c’était la poudre de la batterie des ennemis, où ils avaient mis le feu en la quittant. Cependant, S. A., avec sa troupe, monta sur le haut et vit cette batterie délaissée et que les nôtres s’en étaient rendus les maîtres. Faute de travailleurs et de ferrements, on n’encloua pas le canon et on ne ruina point les batteries, quoiqu’elles aient été près de trois quarts d’heure en notre possession.

39On alla environ trente-cinq pas plus avant jusqu’au premier rideau des ennemis. Alors les troupes de monsieur de Navailles se trouvèrent mêlées avec les nôtres, cavalerie et infanterie, et tout à coup, par l’effet d’une terreur panique, car il paraissait très peu d’ennemis qui osassent faire ferme, il se fit un désordre si grand que personne ne se connaissait. Dans cet état de trouble, M^gr l’amiral commanda à ses aides de camp de porter l’ordre partout pour rétablir les choses. Ces officiers se mirent en devoir de lui obéir ; S. A. même cria « Saint Louis ! », mot de ralliement, et dit : « À moi mes enfants ! Je suis votre amiral. Ralliez-vous près de moi. » Mais la confusion fut telle, qu’il fut impossible d’en venir à bout. Ne pouvant réussir en cet endroit, il se porta en d’autres pour la même chose et trouva partout le même mal. Ne pouvant encore se résoudre à se retirer, il envoya en divers lieux les officiers qui étaient près de lui, pensant toujours, par son exemple et par ses ordres, remettre le cœur aux fuyards ; mais l’épouvante fut si universelle et si extraordinaire, que ses efforts furent vains.

40On plia de toutes parts en même temps et du depuis on n’a point vu M^gr l’amiral : de sorte qu’il faut qu’il ait été accablé dans cette déroute générale, personne n’ayant jamais pu dire en quel lieu et de quelle manière il a fini ses jours. La compagnie de ses gardes était fort éloignée de lui, d’autant que, par l’ordre de bataille, elle avait été postée sur la gauche par monsieur Colbert.

41Le jour même et le suivant, M^gr le chevalier de Vendôme fit faire toute la perquisition possible pour avoir des nouvelles de M^gr son oncle. Il s’adressa d’abord pour cela à monsieur Morosini, capitaine général des Vénitiens, le priant instamment d’en faire une exacte recherche par ses espions. Trois ou quatre jours se sont écoulés à cela, sans qu’on ait pu rien apprendre par cette voie. Pour se tirer de peine, on a eu recours aux ennemis mêmes : on leur a envoyé une chaloupe avec pavillon blanc, commandée par un lieutenant de l’amiral, appelé le chevalier de Flacourt, avec ordre de prendre langue sur ce sujet avec adresse et précaution. Il a fait trois voyages, toujours sans déclarer le nom de M^gr l’amiral, et ce qu’il nous a rapporté en dernier lieu a été que, autant qu’il a pu inférer des réponses et déclarations que les Turcs lui ont faites touchant les prisonniers, mondit seigneur ne peut être du nombre : d’où il faut inférer qu’il est demeuré sur le champ de bataille, ce qui est d’ailleurs très vraisemblable, y ayant toute apparence que son grand courage lui aura plutôt fait prendre le parti de mourir en se défendant vaillamment que de se livrer à de vils ennemis comme ceux-là ; outre que s’il avait éprouvé ce dernier sort, les Turcs en auraient fait assurément une démonstration de joie, l’ayant pratiqué en d’autres occasions […].

De Soisigny10 à Colbert11

42De Candie, le dernier juin 1669.

43La désolation où nous sommes tous de la grande perte que nous venons de faire ne me permet pas de continuer ma relation comme je l’avais commencée ; toute notre joie s’en est allée avec notre prince […].

44Le 25, nous eûmes l’ordre, Banville et moi, de tenir la compagnie prête à descendre au commencement de la nuit. Je fus aussi nommé pour servir d’aide-major au bataillon de l’amiral. Le soir venu, nous nous embarquâmes avec une telle hâte et trouvâmes au port un tel désordre et une telle presse, que, sans nous reconnaître la moitié de ce que nous étions, les aides de camp nous faisaient marcher par détachements à la place, comme si nos gens eussent été aux mains. Nous arrivâmes enfin tous à la place d’armes, pendant que les troupes de monsieur de Navailles achevaient de défiler dans les dehors […].

45Là-dessus, on vit arriver M^gr l’amiral, qui ne put être maître de sa destinée en cette rencontre, quelque instance que ses plus confidents lui fissent […]. L’on fit défiler le corps de la marine tout le long des fossés jusqu’au plus près des retranchements de la Sablonnière […] et on nous fit faire place du côté de la contrescarpe. Monsieur de Navailles, avec ses troupes […], se mit en bataille sur une hauteur qui conduisait droit au camp des Turcs. Cette hauteur était opposée à l’endroit du fossé où nous étions postés et pour passer en bataille jusqu’à monsieur de Navailles, quand on aurait entendu battre la charge, il nous fallait précipiter du haut de la contrescarpe jusque dans une profonde ravine qui occupait l’espace entre monsieur de Navailles et nous et la remonter par un chemin escarpé, rude, plein de trous et de fossés, pour, après cela, marcher sur une même ligne avec monsieur de Navailles aux premiers retranchements des ennemis. Mais en nous donnant les ordres, on ne nous fit pas la description du terrain tel que nous le trouvâmes, et on nous régla comme si nous eussions eu à passer une plaine. Cependant, par un malheur à qui nous pouvons attribuer la plus grande partie de notre désordre, monsieur de Navailles fut obligé de donner une demi-heure devant le jour, les bataillons les plus avancés ayant éveillé les ennemis les plus proches.

46Ne voulant pas donner le temps de se reconnaître, il donne donc dans le camp des Turcs qu’il trouve endormi, et passe d’abord les premiers retranchements. Lors, nos tambours, suivant l’ordre qu’ils en avaient, battent la charge de leur côté, sans qu’on se pût encore reconnaître, et, par un malheur inconcevable, nos troupes prennent l’alarme au lieu de la donner. D’abord les détachés sautèrent les retranchements et, se précipitant du haut de la contrescarpe comme dans un abîme, ils attirèrent après eux tous les bataillons dans le même désordre. M^gr l’amiral fit faire halte en bas ; quelques misérables Turcs sortirent de leurs trous qui étaient dans le terrain opposé. La terreur prend sur cette halte les derniers bataillons ; ils prennent pour ennemis les gardes qui occupaient cette hauteur que je vous ai décrite, qui font une décharge générale sur nous et mirent tout en désordre. On eut beau crier : « Ne tirez pas ! », ils nous passèrent par les armes. Lors, Gravier et moi et quelques officiers, nous [nous] mîmes en état d’apaiser le désordre et de rallier notre bataillon épouvanté, pendant que M^gr l’amiral passe la ravine avec les détachés et grimpe sur le terrain opposé avec ceux qui le peuvent suivre et se porte à perte d’haleine jusque dans les premiers rangs des troupes, qui commençaient, sur une autre épouvante, à se rabattre les unes sur les autres et à se passer par les armes, comme nous avions fait. Cependant, nous avions rallié quelques troupes lorsque le feu prit à quelques munitions de poudre des Turcs. Cela nous coupa le chemin. L’épouvante reprit tant ceux qui étaient restés sur la contrescarpe que ceux qui étaient en haut sur la hauteur. Les nôtres se refoulèrent jusque dans leur retranchement […]. Lors, je me trouvai avec trente hommes seulement, de plus de mille qui étaient dans la contrescarpe et sur la hauteur où l’on combattait. Je me ralliai dans deux ou trois régiments, suivant qu’on faisait face d’un côté et d’autre. Enfin, je me vis seul des nôtres, sans pouvoir percer jusqu’à M^gr l’amiral et il eût été malaisé de le faire dans le désordre. Il y eut seulement quelques soldats de Preuilly qui se rallièrent à moi, me connaissant ; mais, la cavalerie s’étant tout à fait rabattue sur nous, il fallut plier comme les autres. Je tâchai pourtant encore de me rallier dans le corps de nos gens qui, ayant tourné visage, escarmouchaient de la hauteur sur quelque cavalerie turque qui était venue de l’autre côté du camp, pendant que le grand vizir faisait filer quatre mille hommes pour nous couper le chemin. Lors, tout acheva de se rompre. J’ai trouvé monsieur le chevalier de Vendôme, que monsieur de Saint-Marc faisait retirer à la hâte : il eut la bonté, me voyant tout las et abattu, de me faire donner un coup de vin par Séguiran, ce qui me fournit des forces dont j’avais grand besoin ; car imaginez-vous que pour aller aux ennemis, il fallait passer pour le moins une demi-lieue de retranchements. Ce fut dans cette retraite que nous perdîmes de nos plus braves gens, à qui la lassitude ne permit pas de se retirer assez vite.

47Ce fut dans la place d’armes que nous commençâmes à demander M^gr l’amiral. D’abord on nous dit qu’il était rentré de l’autre côté et qu’il s’était rabattu sur la droite. On nous dit aussi que le major était avec lui, et il était vrai qu’il y avait été longtemps ; mais par l’ordre même de M^gr l’amiral, il s’était occupé à rallier les fuyards et ne l’avait plus revu. Gravier avait été séparé aussi de lui, après l’avoir soutenu longtemps avec monsieur de Sauvebeuf. Chacun disait l’avoir vu, mais personne n’en pouvait donner des nouvelles assurées. Un malheureux cavalier se vanta, seulement le lendemain, qu’il l’avait vu tout des derniers, même qu’il lui avait demandé son cheval, mais qu’il ne lui avait pu offrir que sa croupe, dont il n’avait jamais pu se servir, et que, voyant les ennemis sur eux, il n’avait plus songé qu’à se retirer. Jugez de notre consternation […]. On a envoyé le chevalier de Flacourt au camp des Turcs pour tâcher de découvrir si M^gr l’amiral serait parmi leurs prisonniers ; mais, par leur réponse, il y a très grande apparence qu’il ait été tué sur le champ de bataille […].

D’après Des Réaux de La Richardière12

48[…] On nous fit incontinent après sortir de la porte, appelée de Saint-Georges, pour nous mettre en bataille dans les dehors de la place, où nous demeurâmes jusqu’environ une heure avant le jour. Nos troupes étaient composées de toutes celles dont j’ai fait mention […], à la réserve des régiments de Beauteville, La Fère et Château-Thierry, montés sur les galères qui n’étaient pas encore arrivées. Outre toutes ces troupes, que commandait monsieur le duc de Navailles, monsieur le duc de Beaufort, amiral de France, fit mettre pied à terre à la moitié de la garnison de ses vaisseaux avec un capitaine et un lieutenant de chacun et voulut combattre à pied à leur tête. Monsieur de Navailles représenta au baron de Saint-Marc que monsieur l’amiral se commettait beaucoup pour un homme de sa qualité et de son rang et il le pria de l’en dissuader, lui faisant comprendre de quelle considération et de quelle utilité était sa personne au service du roi et particulièrement au bien de l’entreprise qu’ils avaient entre les mains. Après quoi, il fit sortir ses troupes hors de la ville au plus grand silence qu’il put faire et les disposa selon l’ordre de bataille qu’il en avait fait la veille et qu’il communiqua à monsieur le duc de Beaufort, monsieur le capitaine général Morosini et monsieur de Saint-André. Il fit marcher quatre cents hommes détachés de tous les corps, cinquante grenadiers à leur tête, soutenus par trois troupes de cavalerie, le tout commandé par monsieur le comte de Dampierre ; ce détachement était suivi par le régiment des gardes, de Saint-Vallier, de Lorraine, de Bretagne et de quatre escadrons de cavalerie, marchant sur les ailes, soutenus par les régiments de Montigny, de Grancey et de Jonzac. Le corps de réserve était composé des régiments d’Harcourt, Conti, Linières, Rozan, Montpezat et Vendôme, avec quatre troupes de cavalerie sous la conduite de monsieur le comte de Choiseul. Ce corps de réserve fut posté entre les deux camps ennemis, pour empêcher les secours qui auraient pu venir de celui de Saint-André et même de Candie la Neuve à la Sabionera que l’on voulait attaquer. Cinquante mousquetaires du roi et cent officiers réformés furent placés à la première et seconde ligne, pour s’en pouvoir servir dans les occasions, et les troupes des vaisseaux devaient sortir par la gauche de la tranchée de Sabionera, sous le commandement de monsieur l’amiral et de monsieur Colbert, maréchal de camp. Pendant que toutes les troupes filaient, monsieur le duc de Navailles s’avança et fit faire deux ouvertures pour sortir du fossé ; par l’une, cinq cents hommes de la marine devaient attaquer la tête de la tranchée, et le reste, partagé en deux corps, devait prendre les deux batteries en flanc, avec ordre exprès de ne point sortir qu’ils ne connussent que le camp fut attaqué, et en cas qu’ils gagnassent la batterie, comme il y avait apparence de se mettre en bataille dessus, sans avancer un pas jusqu’à nouvel ordre […]. Le corps, à la tête duquel il [le duc de Navailles] était, marcha en cette disposition en assez grand silence, ainsi qu’il avait été ordonné, et la marche fut si heureuse, quoique dans un pays inconnu et très raboteux, que toutes les troupes eurent passé un grand défilé entre eux et les ennemis et se mirent en bataille sur la hauteur du chemin de Candie la Neuve et leur camp, sans être aucunement découvertes, ni aperçues, que le jour venant à paraître, on commença à discerner les objets et s’entre-connaître. Les hommes commandés, qui n’étaient qu’à demi-portée du mousquet des premiers retranchements des ennemis, furent salués de leur mousqueterie et pour lors on marcha à eux sans plus attendre. Monsieur le duc de Navailles, voyant deux redoutes à la tête du quartier, les fit attaquer par monsieur le comte de Dampierre. Il les emporta d’abord et les troupes qu’il commandait coupèrent la gorge à ce qu’ils trouvèrent dans les lignes. Il s’empara des redoutes avec la même vigueur et on y fit entrer aussitôt les régiments de Saint-Vallier et de Lorraine. Les gens commandés poussèrent à la queue de la tranchée, aux batteries, et monsieur de Castellan les suivit à la tête des gardes et se rendit en un moment maître de la tranchée, de la batterie, des redoutes et généralement de tous les travaux des ennemis, qui furent tués dans leurs postes avec grand carnage. Nos troupes, nonobstant les défenses qui leur avaient été faites, se mirent à butiner et ils entrèrent même dans les huttes des ennemis, dont ils tuèrent un grand nombre qu’ils surprirent à moitié éveillés. Jusque-là le succès était le plus favorable du monde, quoique les Vénitiens n’eussent fait aucun effort de leur côté et que les troupes des vaisseaux ne fussent sorties qu’au nombre de trois cents hommes. Ce petit corps d’armée de monsieur de Navailles avait renversé tout ce qui s’était présenté à lui. L’épouvante était si grande parmi les Turcs qu’ils se précipitaient dans la mer. On était maître du canon et des batteries. Mais les ennemis, dont la plupart s’étaient retirés sur les montagnes que nous avions à la droite, ayant considéré le peu de troupes à gauche […], on y remarqua un grand vide. Ils se rallièrent et prirent le parti de nous attaquer dans les retranchements qu’ils venaient d’abandonner. Monsieur de Navailles, qui les aperçut, marcha contre eux en personne. Il les rechassa par deux fois : mais ils se ralliaient facilement et ils revenaient à la charge aussi promptement qu’ils fuyaient. Il les eut encore bientôt sur les bras et s’étant mis à la tête de la compagnie des gardes, suivi de monsieur Le Bret, qui fit dans cette occasion tout ce qu’au monde on peut s’imaginer, ils chargèrent si vivement les ennemis qu’ils les chassèrent du terrain qu’ils avaient pris et s’en rendirent maîtres. Dans ces entrefaites, le feu ayant pris dans la batterie qu’occupaient les gardes, dans laquelle il y avait quantité de poudre, de bombes et de grenades, ce fâcheux accident arrêta le cours de notre bonne fortune et rompit le bataillon ; une partie des officiers qui le commandait en ayant été tués ou blessés et les soldats s’étant imaginés que c’était un fourneau, ils s’éparpillèrent à droite et à gauche, sans que l’on les put jamais rallier. On remarqua que dans ce combat les Turcs étaient cachés dans leurs huttes, enfoncées dans la terre comme des blaireaux, et que leurs lignes et tranchées étaient d’un demi-pique de hauteur, avec des bélindes et traverses, par où ils avaient communication les uns aux autres. L’avant-garde s’étant embarrassée dedans et dispersée de divers côtés, les Turcs retournèrent à la charge avec des cris épouvantables et y en assommèrent beaucoup […]. Une terreur si grande saisit tous les soldats, qu’il ne fut pas possible aux officiers de les empêcher, ni par pierres, ni par menaces, ni par coups, de faire retraite jusqu’à la contrescarpe : nous perdîmes à cette sortie environ huit cents hommes, entre autres messieurs le duc de Beaufort, amiral de France, le comte de Rozan, colonel de notre régiment, frère du duc de Duras, autrefois colonel de ce régiment et neveu de monsieur de Turenne, jeune seigneur fort regretté pour ses bonnes qualités, courage et expérience […].

D’après L. de La Solaye13

49Toutes choses étant ainsi disposées, les troupes de la marine, conduites par le duc de Beaufort, sortirent par la porte de Saint-Georges et furent se mettre en bataille au pied du grand fort, dans un grand silence, en attendant la pointe du jour et la charge que devaient commencer les gens du duc de Navailles. Comme le duc de Beaufort et toutes ses troupes étaient sur le ventre, on entendit les musettes et les tambours des Turcs, ce qui obligea au duc de Beaufort de commander aux sieurs Dutot, de Belle-Isle, major, et de Villarceaux de s’avancer sans bruit pour prêter l’oreille et savoir ce que c’était. Ils reconnurent que comme le jour approchait, ce ne pouvait être autre chose que la diane des ennemis. Étant comme certain de la chose, ce prince se coucha comme auparavant contre terre, attendant avec impatience la venue du jour, qui commençant à paraître un moment après, on entendit sur la droite douze ou quinze coups de mousquet tirés en salves. Alors le duc de Beaufort, se levant et toutes ses troupes avec lui, commanda de battre aux champs, puis sortit du premier retranchement à la tête d’un bataillon. Il ne fut pas plutôt dehors qu’il trouva une espèce de ravine et un pas fort rude qu’il franchit.

50Cependant, le corps à la tête duquel était le duc de Navailles avait marché dans un tel silence et sa marche fut si heureuse, quoique dans un pays inconnu et très difficile, que les troupes eurent passé un grand défilé, qui étaient entre elles et les ennemis, et se mirent en bataille en hauteur sur le chemin de Candie la Neuve sans être aucunement découvertes. À peine les derniers furent-ils arrivés et rangés sur leurs lignes, que le jour venant à paraître, on commença à discerner les objets et à s’entre-reconnaître […]. Les gens commandés poussèrent leur pointe et gagnèrent une batterie de sept canons, qui était sur la hauteur, laquelle fut occupée par les gardes. Sans doute ils s’allaient emparer de tous les autres travaux de l’attaque, sans que [je ne sais par quel malheur] le feu prit aux munitions qui étaient à la batterie qu’occupaient les gardes et dans laquelle il y avait grande quantité de bombes et de barils de poudre, ce qui rompit le bataillon, plusieurs officiers et soldats en ayant été tués ou blessés. Ceux qui s’imaginèrent que c’était un fourneau, qu’ils croyaient devoir être suivi de plusieurs autres, s’éparpillèrent à droite et à gauche sans qu’on les put jamais rallier, quoique les généraux et tous les officiers en fissent tous les devoirs possibles. Les trois cents de la marine qui les suivaient en prirent tellement l’épouvante qu’ils se renversèrent dans les travaux de la ville. Le duc de Beaufort leur dit pour les rassurer, « ce n’est rien enfants, ce n’est rien, puisqu’ils ont fait jouer un fourneau devant nous, c’est une marque qu’ils s’enfuient » ; mais ils étaient tellement épouvantés que la voix de leur amiral ne les rassura point. De sorte que se trouvant pêle-mêle avec les troupes du duc de Navailles, cavalerie et infanterie, sans se reconnaître (si grand était leur trouble), il se fit un désordre et une telle confusion parmi eux, que quelque devoir que pussent faire tous les officiers et même les généraux, ils ne purent les rassurer […]. Ce prince leur cria plusieurs fois : « Louis », mot de ralliement. « À moi, mes enfants, ralliez vous auprès de moi, je suis votre amiral ». Mais la déroute était si universelle et si extraordinaire, que tous ses efforts furent vains […]. Les Turcs, comme on peut croire, ne manquèrent pas de profiter de ce désordre et vinrent nous attaquer mieux qu’auparavant avec des cris épouvantables […]. Les ennemis qui avaient vu [le duc de Navailles] tourner souvent tête ne l’osaient pas attaquer [et] ne s’opiniâtrèrent pas beaucoup à [le] poursuivre, soit qu’ils craignissent quelque embuscade, ou qu’ils s’estimassent assez heureux de le voir retirer, après les appréhensions qu’il leur avait données.

51Le mérite toutefois de cette action fut beaucoup diminué par la perte de l’amiral et de plusieurs gens de qualité qui y demeurèrent, la plupart dans la retraite ou voulant rallier les soldats dont on perdit très peu.

L’expédition de Candie d’après trois récits indirects plus tardifs

Mémoires de Saint-Hilaire14

52Année 1668. Les Turcs pressaient vivement alors la ville de Candie, qu’ils tenaient assiégée depuis longtemps. Les Vénitiens profitèrent du repos de l’Europe pour demander du secours aux princes chrétiens. Le roi leur envoya le duc de La Feuillade, avec six cents officiers réformés, plusieurs volontaires de la principale noblesse du royaume et environ deux mille hommes d’infanterie, qui débarquèrent à Candie le 3 novembre 1668.

53Ils trouvèrent que cette place n’était plus qu’un chaos de pierres et de terres bouleversées par les fourneaux et les batteries continuelles des Turcs. On y combattait à la main presque partout et les Vénitiens n’avaient plus d’autres défenses que des retranchements ou des retirades pratiqués dans les ouvrages que les Turcs avaient ruinés. Le duc de La Feuillade partagea ses troupes en six brigades, dont la première monta la garde le premier jour du débarquement, la seconde le lendemain et les autres successivement ; il leur fit faire de petites sorties, dans lesquelles on reprit quelques ouvrages. Lorsqu’il eut ainsi tâté les Turcs et accoutumé ses troupes à leur manière de combattre, il résolut d’aller à eux avec toutes ses forces, pour tenter de sauver la place. Il convint avec les Vénitiens qu’ils feraient poster un de leurs bataillons dans la plaine, sous le fort de Saint-Dimitri, qu’ils occupaient encore, afin de piquer de jalousie la queue de la tranchée des Turcs et la batterie qu’ils avaient sur la hauteur et les empêcher par ce moyen de secourir la tête de leur tranchée, qu’on avait résolu d’attaquer. Il convint de plus qu’ils feraient deux attaques sur les flancs de cette tranchée ; qu’ils fourniraient un nombre suffisant de travailleurs, avec des outils propres à combler les travaux qu’on se promettait d’emporter ; qu’ils emploieraient en même temps des hommes choisis pour attaquer les boyaux qui communiquaient à la brèche, et qu’ils prendraient également soin de les combler.

54Ce projet était réduit au moins de ce qu’on se promettait d’exécuter et les apparences étaient favorables, parce qu’il était bien conçu, et les troupes paraissaient bien disposées. Les Vénitiens, néanmoins, ne laissèrent pas de se méfier du succès, comme on doit le penser pour en user charitablement à leur égard, au lieu de leur imputer des sentiments de jalousie contre une nation qui venait se sacrifier pour leurs intérêts : ils n’exécutèrent qu’une des choses qu’ils avaient promises. Le 16 décembre fut choisi pour cette sortie. Au point du jour, les troupes françaises, divisées pour deux attaques, la première le long de la mer, et la seconde à l’autre revers, donnèrent l’épée à la main sur les tranchées des Turcs, qui se soutinrent d’abord avec assez de vigueur ; mais ils ne purent résister longtemps à la pointe française et plièrent. Les deux têtes des tranchées furent balayées ; on força leur place d’armes. On emporta aussi quelques redoutes, dont on fut maître pendant assez de temps pour pouvoir les raser, si on avait eu des outils et des travailleurs, comme les Vénitiens s’étaient engagés d’en fournir ; mais ils ne s’en souvinrent point, non plus que de faire les deux attaques sur les flancs. Le major Tingu descendit seulement par la brèche avec cent mousquetaires, pour faciliter la retraite, que les Vénitiens firent sonner deux fois avant que les Français pussent se résoudre à abandonner les travaux qu’ils venaient de gagner. Les Turcs accourant en foule de leur camp, les Français furent contraints de se retirer ; ce qu’ils firent au petit pas et avec tant d’ordre et d’assurance, que, bien loin de les attaquer, les Turcs n’osèrent rentrer dans leurs tranchées que lorsqu’ils n’y virent plus de Français. Il y eut, parmi ces derniers, vingt officiers ou volontaires de tués, quatre-vingts de blessés, et environ deux cents soldats, tant tués que blessés.

55Année 1669. Malgré le sujet de mécontentement que le duc de La Feuillade venait d’avoir de la part des Vénitiens, et quoiqu’il désespérât de pouvoir sauver la place, il resta avec ses troupes dans Candie encore environ deux mois ; mais, n’ayant plus alors de provisions ni de vivres que pour son retour en France, il se rembarqua et s’en revint.

56Le départ des Français n’empêcha pas les Vénitiens de défendre leur place avec toute la bravoure et la vigueur possible. Un second renfort, que le roi leur envoya, eut le temps d’y arriver. Il était composé de quatorze gros vaisseaux de guerre et de quatre brûlots, de quelques galères et de quatre-vingts autres bâtiments chargés de cent officiers réformés, de plusieurs volontaires, de 6 000 hommes d’infanterie, de deux cents mousquetaires et de 800 cavaliers. Le duc de Beaufort, amiral de France, commandait l’armée navale ; le duc de Navailles, lieutenant-général, les troupes de terre. Il avait pour maréchaux de camp MM. Colbert de Maulévrier et Le Bret ; MM. de Dampierre et de Rambures étaient brigadiers d’infanterie ; le comte de Choiseul, depuis maréchal de France, commandait la cavalerie et monsieur de Castellan était à la tête de 500 hommes détachés du régiment des gardes du roi.

57Dès que cette armée mouilla devant Candie, le duc de Navailles envoya à terre monsieur Le Bret et quelques officiers pour reconnaître l’état de la place. Ils rapportèrent que les Turcs étaient logés sur le bastion Saint- André et qu’ils y avaient une batterie pour battre la première retirade, qui ne valait rien parce que les ingénieurs vénitiens en avaient commencé une seconde et qu’ils n’avaient pas laissé assez de terrain entre les deux pour bien soutenir ce retranchement, sous lequel on entendait les Turcs travailler à des mines. Il était même à craindre que ce travail ne fût fort avancé et que, l’ouvrage étant une fois ouvert, les Turcs n’emportassent facilement la place. Sur le rapport de ce péril, qui parut imminent, l’on commença à faire le débarquement avec toute la diligence possible.

58Les généraux français eurent plusieurs conférences avec monsieur Morosini, généralissime des Vénitiens, sur ce qui serait plus expédient pour le salut de la place. La jalousie de ce général lui fit ouvrir un avis bien dangereux : c’était de faire le débarquement aux environs de La Canée, dont les Turcs étaient déjà maîtres. Il prétendait que, si, par cette diversion, les ennemis ne levaient pas absolument le siège de Candie, elle les obligerait au moins à partager leur armée et à affaiblir considérablement leurs attaques, sur lesquelles il se promettait de faire de grands progrès au moyen des troupes de sa garnison, qui était nombreuse, et d’un corps d’Allemands qui lui devait arriver incessamment.

59Les généraux français n’eurent garde de déférer à cet avis. Le corps de troupes qu’ils conduisaient était trop inférieur à celui que les Turcs pouvaient facilement détacher de leur armée principale pour lui tomber sur les bras et ils n’ignoraient point l’impossibilité où ils auraient été de se rembarquer s’ils y étaient contraints, n’ayant pas de place pour couvrir leur embarquement. Le seul avantage qu’ils retirèrent de cette ouverture périlleuse fut de connaître qu’ils ne devaient pas faire grand fonds sur l’assistance de ce général vénitien, qui les regardait du moins comme des gens qui venaient partager sa gloire. Ils se confirmèrent donc dans le dessein, qu’ils avaient déjà pris, de faire une sortie générale avec toutes leurs forces, dès que le débarquement serait achevé. Ils se promettaient de ce succès, sans aucun partage, l’honneur de sauver la place. C’est ainsi que des intérêts particuliers rompent les concerts les plus nécessaires.

60Monsieur Morosini fit ce qu’il put pour les dissuader d’une entreprise si subite. Il leur représenta qu’il n’était pas à propos de précipiter une sortie générale avant qu’ils eussent eu le temps de connaître distinctement les travaux des ennemis, leurs dispositions, le terrain pour aller à eux et leur manière de se battre, à laquelle il fallait accoutumer les soldats français par de petits combats, avec quelque mélange de ceux qui en avaient l’habitude, avant que de les exposer seuls à un plus grand combat, duquel on tirerait sans doute plus d’avantage s’ils voulaient avoir la patience d’attendre que deux mille hommes de secours, qu’il attendait de jour à autre, fussent arrivés. Un conseil si sage fut rejeté ; il parut suspect dans la disposition où se trouvaient les esprits et l’impatience française en fut redoublée.

61Le débarquement étant achevé, la sortie fut résolue pour le 24 juin15 au point du jour. Pendant la nuit précédente, les troupes filèrent sans bruit hors de la ville, se mirent en bataille et se couchèrent sur le ventre, en attendant le jour et le signal pour donner ; mais faute d’avoir eu le temps de reconnaître le terrain, deux troupes de Français se rencontrèrent et, trompées par les ténèbres, se chargèrent, se prenant pour des ennemis. Heureusement ce désordre fut bientôt apaisé.

62L’attaque devait être du côté de la Sablonnière. Le duc de Beaufort, qui avait fait débarquer quinze cents soldats de ses vaisseaux, et monsieur de Maulévrier attaquèrent les tranchées de la gauche, le duc de Navailles et monsieur Le Bret celles de la droite et les prirent en queue si bien qu’ils parvinrent à la colline sur laquelle les Turcs avaient plusieurs batteries et des travaux qui les soutenaient. Le régiment de Montpeyroux et les officiers d’artillerie furent postés dans le fort Saint-Dimitri, afin de favoriser la retraite, et le comte de Choiseul, avec sa cavalerie, s’avança dans un terrain à la hauteur des quartiers des ennemis pour empêcher leur communication et les secours qui auraient pu venir du côté de Saint- André ou de Candie-Neuve.

63Le sergent général Kielmansegg, avec des troupes vénitiennes, devait sortir du côté de la mer et attaquer les batteries qui voyaient la porte et le flanc de la Sabionnette. Les galères avaient ordre de battre le poste du Lazaret et les navires celui du Giofire ; mais un vent contraire qui survint les empêcha d’approcher assez près de terre pour le faire avec effet, et le sergent Kielmansegg, qui ne fit point la sortie dont on était convenu, s’excusa sur ce que, prêt à commencer l’action, il avait vu les Français se retirer. On donna partout dès que le jour permit de distinguer les objets ; et tout ce qui voulut résister, du côté des Turcs, fut passé au fil de l’épée. On emporta les tranchées, deux redoutes placées sur la colline et une batterie de sept pièces de canon postée sur son sommet. Elle fut occupée par le détachement du régiment des gardes. La terreur et l’épouvante étaient parmi les ennemis ; on les voyait fuir en désordre de toutes parts et leurs travaux étaient pris, lorsqu’un malheur imprévu renversa des succès si favorables. Le feu prit par accident dans la batterie dont on s’était rendu maître. Il y avait une espèce de magasin de poudre, de bombes et de grenades ; trente ou quarante Français sautèrent en l’air. Tous les soldats crurent que c’était par l’effet d’une mine. Une terreur panique s’empara de leurs esprits, et, dans un moment, devint universelle. Ils s’imaginèrent que toute cette campagne était minée et qu’il leur allait en arriver autant qu’à leurs compagnons. La voix et les actions des officiers généraux et particuliers ne les purent retenir ; ils se renversaient les uns sur les autres et s’enfuyaient dans un désordre extrême du côté de la place. Les Turcs, profitant de ce désordre, se rassemblèrent et vinrent fondre sur les fuyards avec leur impétuosité ordinaire. Le duc de Navailles et les officiers généraux leur opposèrent vainement quelques troupes qu’ils avaient ralliées ; cet effort ne les put garantir d’une retraite précipitée. On perdit le duc de Beaufort, dont on a toujours ignoré la destinée, quelque perquisition qu’on en ait faite. Les marquis de Fabert et d’Oradour furent tués et quarante officiers ou volontaires, trente mousquetaires du roi et mille à douze cents soldats. Le nombre des blessés excéda de beaucoup. Les plus considérables furent MM. de Maulévrier, Le Bret et de Choiseul. Tel fut le succès de cette journée, dont le commencement et la fin furent si différents. On connut alors, mais il n’était plus temps, que monsieur Morosini avait raison de s’opposer à la précipitation de cette sortie.

64Les Français demeurèrent dans l’île de Candie jusqu’au 20 du mois suivant et y furent employés à garder et à défendre les postes ; ils firent aussi trois ou quatre petites sorties avec beaucoup de valeur. Monsieur de Dampierre y fut tué et monsieur de Castellan blessé16, ainsi que quelques officiers et plusieurs soldats.

65Enfin, le temps prescrit au duc de Navailles pour son séjour à Candie étant expiré, il s’embarqua avec le reste de ses troupes pour repasser en France. Comme on y décide fort sur les événements, il fut, à son retour, exilé à Niort en Poitou, dont il avait le gouvernement, et y demeura quelque temps avant que d’être rappelé. Après le départ des Français, les Turcs redoublèrent leurs efforts au siège de Candie et livrèrent un furieux assaut, qui ne leur réussit pas plus que le précédent ; mais cette place étant réduite en un état déplorable, elle fut obligée de capituler le 5 septembre suivant17. Le 27, les Vénitiens la remirent aux Turcs sous des conditions honorables, qui furent exécutées ponctuellement, et un traité de paix mit fin à cette guerre qui durait depuis vingt-sept ans18.

66Pendant cette guerre, les Vénitiens demeurèrent toujours les maîtres de la mer et introduisirent dans cette place tous les secours dont elle eut besoin. Elle fut assiégée dans les formes à plusieurs reprises ; la dernière dura près de trois ans. On peut bien juger que la dépense fut immense ; mais il est difficile de comprendre comment cet État y a pu fournir. Par un calcul qui a été fait, on compte que les Vénitiens ont consommé quarante mille hommes à la seule défense de cette place. Ils firent quatre-vingt-seize sorties, soutinrent cinquante-six assauts, eurent quarante-cinq rencontres sous terre, firent jouer onze cent septante-trois fourneaux ou mines. Ils dépensèrent soixante-cinq millions de poudre, quarante-huit mille bombes depuis cinquante jusque à cinq cents livres pesant, deux cent quatre-vingt cinq mille grenades de fer et de verre, deux cent septante-huit mille boulets de tous calibres, trente millions de plomb, treize millions de mèche, et une infinité d’outils, d’artifices et d’autres munitions. Pour ce qui est des Turcs, on ne peut estimer la dépense qu’ils ont faite pour ce siège, qui leur a coûté, à ce qu’on a su d’eux, cent dix-neuf mille hommes.

« Mémoires » de monsieur le duc de Navailles19

67[…] Le roi, ayant […] résolu de paraître dans cette rencontre le véritable fils aîné de l’Église et l’appui de tout le monde chrétien, donna ordre de préparer les vaisseaux de guerre qui étaient nécessaires pour cette entreprise et songea d’abord à donner un brave chef à toutes les troupes qu’il voulait envoyer au secours de cette place ; ainsi, comme l’armée navale avait un brave amiral, savoir monsieur François de Vendôme, duc de Beaufort et pair de France, il voulut aussi que celle de terre eut un général digne de cet honneur, c’est pourquoi il choisit monsieur le duc de Navailles, homme sage et généreux et propre pour faire réussir les desseins de Sa Majesté. Tout étant prêt et monsieur le comte de Vivonne, général des galères, ayant préparé toutes choses, les troupes prirent leur route du côté de Lyon et arrivèrent bientôt à Toulon. Je ne mettrai pas ici ni les noms des officiers, ni celui des régiments, parce que ce serait trop long, et je me contenterai de dire que le roi donna huit mille hommes effectifs pour le service de Candie et cinquante navires, tant grands que petits.

68Sa Majesté Très Chrétienne ayant donc résolu de faire voir à toute l’Europe l’intérêt qu’elle prenait à la conservation de Candie, la complaisance qu’il avait pour le pape qui l’en priait, et le désir extrême qu’il avait de conserver le glorieux titre de fils aîné de l’Église et d’obliger la Sérénissime République de Venise, envoya ordre à monsieur François de Vendôme, duc de Beaufort, grand amiral et pair de France, de préparer la flotte pour porter le secours qu’il voulait employer aux Vénitiens : ce qu’il fit avec tant de diligence, qu’elle était en état de partir au mois d’avril ; quoiqu’elle fut de quatre-vingts et tant de voiles, divisée en six escadres, dont une était de cinq gros vaisseaux de guerre, de 130 à 150 pièces de canon et de 1 010 jusqu’à 710 hommes. La seconde de trois navires de 74 à 90 pièces et de 608 jusqu’à 580 hommes. La troisième de 26 navires de 72 à 50 pièces, de 426 à 355 hommes. La quatrième de 19 navires de 56 à 44 pièces et de 355 jusqu’à 245 hommes. La cinquième de 21 navires ou frégates, de 44 à 24 pièces et de 245 jusqu’à 165 hommes et la sixième de 11 frégates de 24 à 26 pièces, de 125 jusqu’à 30 hommes, sans parler de 4 galiotes, des tartanes, de plusieurs brûlots et de quantité d’autres petits vaisseaux, qui portaient onze mille hommes effectifs, qui était une armée si redoutable que tous les princes chrétiens appréhendaient quelque dessein secret contre eux-mêmes du côté de la France, hormis Sa Sainteté, qui connaissant bien les bons desseins de Sa Majesté Très Chrétienne envoya un étendard béni où étaient représentés saint Pierre et saint Paul à monsieur le duc de Beaufort, avec une lettre écrite de sa propre main, par laquelle il lui marquait mille tendresses et le constituait général des troupes qui seraient sur les galères de l’Église et sous le commandement de frère Vincenzo Rospigliosi, son neveu, lequel fut si magnifique, étant obligé de revenir à Civitavechia après avoir souffert une rude tempête, qu’il fit faire un étendard où était représenté un crucifix avec ses mots dissipentur omnes inimici ejus et une tente dans sa galère, qui lui coûtèrent quarante mille écus, y comprenant les bonnets de damas rouge qu’il donna à tous ceux qui étaient dedans.

69Notre grand amiral, se voyant si favorisé par Sa Sainteté et étant dans l’impatience de partir pour donner des marques de sa ferveur à tout l’Europe, tâcha de presser son départ le plus qu’il lui fut possible et fit si bien, que l’ordre de partir étant donné le 5 de juin, le 6 il fit voile, après avoir fait ses adieux à Son Éminence le cardinal de Vendôme, qui était venu expressément pour le voir lui et monsieur le chevalier de Vendôme son neveu, et après avoir reçu toutes les civilités et les marques de regret de toute la ville de Toulon qui l’aimait comme son prince. Les ancres étant levées et les feux de joie faits, les salves des vaisseaux et de la flotte étant données et la ville ayant répondu à tout par une décharge de son artillerie et une infinité de voix qui priaient le ciel de favoriser ces glorieux défenseurs de sa gloire et du christianisme, monsieur l’amiral sortit du port dans l’ordre qui suit, avec toute sa flotte divisée en 3 escadres, dont vous allez voir les noms des navires et de leurs capitaines.

70La première escadre, qui était celle de l’amiral, avait 10 vaisseaux de guerre et 8 vaisseaux marchands savoir : le Monarque, commandé par monsieur le duc de Beaufort, grand amiral, monté de 94 pièces et de 1 400 hommes ; la Thérèse, commandé par monsieur le capitaine Tocq20, monté de 50 pièces et de 700 hommes ; le Toulon, commandé par monsieur le capitaine Péron Berille, monté de 42 pièces et de 600 hommes ; le Fleuron, commandé par monsieur le capitaine de Turelle, de 48 pièces et de 700 hommes ; la Sirène, commandée par monsieur le capitaine de Cogolin, monté de 40 et de 620 hommes ; le Bœuf, brûlot de l’amiral, commandé par le capitaine Breman, monté de 10 pièces et de 180 hommes ; la galiote le Saint-Jean, la tartane le Brigantin et la Concorde, brûlot commandé par le capitaine le Roux, monté de 6 pièces et de 345 hommes. Les vaisseaux marchands étaient le Petit Postillon, les Trois-Rois, l’Annonciation, la Nôtre-Dame-des-Anges, la Nôtre-Dame-de-la Garde, la polacre Saint-Jésus, la polacre Saint-Jacques et le Petit-Vivonne.

71La seconde escadre, qui était celle du vice-amiral, avait 7 vaisseaux de guerre et 4 marchands, savoir : le Courtisan, commandé par monsieur le marquis de Martel, vice-amiral, monté de 72 pièces et de 800 hommes […] ; le Bourbon, commandé par monsieur de Bouillon, monté de 60 pièces et 775 hommes ; le Provençal, commandé par monsieur le capitaine de Bouli, monté de 38 pièces et de 600 hommes ; le Saint-Antoine de Padoue, brûlot du vice-amiral, commandé par le capitaine Chaboureau, monté de 4 pièces et de 450 hommes, le Comte et une tartane. Les vaisseaux marchands étaient le Grand-Grimaud, la Nôtre-Dame-de-la-Grâce, le Saint-Antoinede-Padoue, la Nôtre-Dame-de-Camière et la Nôtre-Dame-de-Bon-Port.

72La troisième escadre, qui était celle du contre-amiral, avait 7 vaisseaux de guerre et 4 marchands, savoir : la Princesse, commandée par le contre-amiral monsieur de Gabaret, monté de 58 pièces et de 900 hommes ; le Croissant, commandé par monsieur le capitaine de Tourville, monté de 32 pièces et de 770 hommes ; le Lys, commandé par le capitaine de Grancey, monté de 58 pièces et de 775 hommes ; le Dunkerquois, commandé par monsieur de Languillet, monté de 40 pièces et de 620 hommes ; le Phœnix, brûlot du contre-amiral ; la Justice-Fleurette. Les vaisseaux marchands étaient les Armes-de-France, capitaine Nègre, la Nôtre-Dame-de-Bonne-Rencontre et le Saint-Barthélémy.

73Tous ces vaisseaux ayant reçu ordre de monsieur le grand amiral de se ranger chacun sous son escadre dans toutes sortes de rencontres, on partit le 6 du mois de juin, comme j’ai déjà dit, pour s’en aller droit au Levant. Cependant, le grand vizir, apprenant ce grand armement, résolut de n’attendre pas que les galères du pape et de Malte l’eussent joint et [décida] de l’aller attaquer à Cerigo avec un secours de 50 galères et de 30 gros vaisseaux de guerre que le Grand Seigneur lui avait envoyé des Dardanelles à La Canée ; mais il n’en fut rien, je ne sais pourquoi21. Monsieur le marquis de Saint-André-Montbrun ne resta pas néanmoins d’écrire à Sa Majesté Très Chrétienne sur ce sujet et de lui faire savoir que son armée n’était pas capable de faire lever le siège de Candie, d’autant mieux que les infidèles s’étaient déjà rendus maîtres de la moitié du fort de Saint-André, qu’ils s’étaient logés au bas dudit fort, afin de s’en rendre maîtres par le moyen de la sape, crainte d’être ensevelis sous les ruines de quelques mines ; qu’ils s’avançaient fort du côté de Sabionera, qu’ils ne se rebutaient point de la longueur du siège, ni de la grandeur de leurs pertes, qu’ils continuaient toujours d’incommoder extrêmement la place par leurs bombes, leurs grenades, leurs mines et leurs coups de canon, et plusieurs autres choses touchant l’opiniâtreté de ce siège, qui était si grande que les soldats des deux partis pouvaient se donner un bout de mèche allumée les uns aux autres, sans sortir de leurs travaux. Comme donc les Turcs craignaient extrêmement l’arrivée de ce grand armement dont nous venons de parler, ils tachèrent de faire tous leurs efforts pour contraindre Candie à se rendre avant qu’il fut venu, c’est pourquoi ils firent jouer plusieurs mines, depuis le septième de juin jusqu’à la venue du secours du côté del’Écossaise et de Sabionera, qui causèrent de grands dommages aux assiégés et donnèrent plusieurs assauts à la ville, ce qui fatigua la garnison et l’aurait obligé de se rendre, si son courage n’eut pas été extrême.

74Je n’oublierai pas de mettre ici le malheur qui arriva à Candie dans ce même temps, savoir la mort de monsieur Catarin Cornaro, qui fut tué le treizième de juin d’un éclat de grenade, lequel lui donna au côté droit en voulant défendre généreusement le bastion de Saint-André, et de dire que cette nouvelle réjouit si fort les Turcs que le premier vizir fit mettre un étendard blanc en haut de sa tente en signe de victoire et donna des vestes neuves à tous ceux de sa suite pour marque de sa joie, disant que le temps était déjà venu de prendre la ville, d’autant mieux que le sieur Jacob Cornaro, provéditeur du royaume, avait failli à être tué sur le poste de Sabionera et que des plus considérables défenseurs de Candie avaient couru le même risque dans le même temps, du nombre desquels étaient messieurs le comte de Vignole, le marquis de Borro, tous deux volontaires, le sieur Pistorozzi, commandant des troupes de Toscane, le capitaine de celles de Sa Majesté Impériale et plusieurs autres personnes de qualité tant Français, qu’Allemands, Maltais et Italiens : mais cet infidèle fut bien surpris de voir que la ville faisait encore de plus généreux efforts qu’auparavant la mort de ce brave commandant et de savoir que monsieur Grimaldi, très habile au fait de la guerre, avait succédé au défunt. Tous ces malheurs, augmentant le courage des assiégeants, abattaient néanmoins le cœur des assiégés d’une telle façon que désespérant d’être secourus, comme ils l’avaient cru, ils résolurent de faire leurs derniers efforts : ainsi, monsieur le général Morosini ayant quitté la mer pour entrer dans Candie et ayant emmené avec lui tout le monde qu’il put, il fit mettre d’abord feu à une mine qui fit un effet tout à fait merveilleux. Quelque temps après, il en fit allumer sept autres, après cela quatre autres qu’on tenait prêtes du côté du ravelin du Saint-Esprit, avec tant de succès, qu’elles firent sauter un grand nombre d’infidèles, ruinèrent leurs logements, ensevelirent une de leurs batteries de deux pièces de canon et renversèrent même une partie du boulevard, et, quelque temps après, on en fit jouer une de 160 sacs de poudre entre Saint-André et le ravelin du Saint-Esprit, qui ne fit pas un moindre effet que les précédentes, puisqu’elle ensevelit une grande quantité de Turcs, de pierres et de bois, avec une batterie de 3 pièces de canon qui était sur le ravelin de Saint-André. Mais tout cela ne rebuta pas les ennemis, au contraire. Ils s’opiniâtrèrent encore d’avantage, croyant que c’étaient les derniers efforts de la place, en quoi ils ne se trompaient pas de beaucoup, car si le secours de France ne fut pas venu promptement comme il fit, elle était presque sur le point de se rendre.

75Le 19, on vit paraître la flotte de Sa Majesté Très Chrétienne près de Candie, ce qui donna beaucoup de joie aux assiégés. On fit débarquer les troupes la nuit ensuite, savoir 8 000 hommes effectifs, sans parler de beaucoup de gens de condition et d’officiers réformés qui y étaient venus en qualité de volontaires. Depuis leur arrivée jusqu’au 24 du mois, on ne songea qu’aux moyens qu’on pouvait prendre pour se servir utilement de tant de braves gens. On assembla donc le conseil de guerre où monsieur le général Morosini proposa bien à la vérité de faire une sortie, mais il ne voulut pas consentir à la proposition de monsieur le duc de Navailles, général des armées auxiliaires, savoir lui donner quelques renforts de ses troupes pour faire une sortie plus efficace et plus vigoureuse, ce qui fâcha un peu monsieur le duc, dont nous venons de parler, et surtout monsieur de Beaufort, qui était porté d’un zèle tout à fait extraordinaire de délivrer la pauvre Candie. Quoi qu’il en soit, nos braves Français, résolus de périr ou de vaincre, résolurent de sortir le 25 du mois de juin. C’est pourquoi, monsieur de Navailles les ayant rangé en bataille, ils sortirent le 24 par la porte de Sabionera22 environ deux heures avant le jour au nombre de 5 300 hommes de pied et de 400 chevaux, sous le commandement de messieurs les ducs de Navailles et de Beaufort et attaquèrent les Turcs avec tant de courage, quoi qu’ils fussent dans leurs retranchements et leurs travaux où ils s’étaient même beaucoup fortifiés depuis l’arrivée de nos troupes par crainte d’une semblable sortie, qu’ils en furent chassés honteusement et auraient été entièrement défaits si un malheur inopiné n’eut apporté le désordre parmi nos gens et si le feu qui se prit à un des magasins des ennemis, rempli de bombes et de grenades, n’eut si fort épouvanté les soldats, qu’il leur fit prendre la [fuite], quelque résolution que pussent prendre les officiers et surtout messieurs de Navailles et de Beaufort de les rallier. Mais cet épouvantable bruit et la vue de tant de personnes qui en avaient été tuées ou blessées donnant sujet de craindre aux soldats qu’ils étaient sur un terrain tout miné, [ils] commencèrent de se retirer en confusion, donnant par ce moyen occasion aux infidèles, qui s’étaient déjà retirés sur une petite éminence comme un poste avantageux en cas qu’ils fussent poursuivis comme ils le croyaient, de revenir sur eux et de se servir de leur frayeur pour les vaincre, ne pouvant pas le faire hors d’une telle rencontre. Jamais nation ne fit mieux que ces braves avant ce désordre et jamais chef ne s’acquitta mieux de son devoir pour rallier son monde et pour combattre que monsieur le duc de Beaufort. C’était un homme qui était si semble en cent endroits à même temps et qui paraissait un foudre de guerre, même aux ennemis, et il n’y avait rien de dangereux pour lui pourvu qu’il y eut de la gloire à gagner. Aussi avait-il déjà acquis mille lauriers. Lorsqu’une main barbare lui tira un coup de mousquet qui le perça à jour, à ce qu’on dit car on n’en sait rien d’assuré, et qui le mettant hors de combat, l’exposa à la fureur de ces barbares, lesquels ne pouvant pas l’amener avec eux, à cause de sa grande faiblesse, furent assez inhumains de tremper leurs mains dans le sang de ce bon prince, dont la naissance et la vertu méritent des couronnes et des autels, et de lui couper la tête qu’on porta quelque temps ensuite en triomphe à Constantinople23. Ce coup ayant apporté la dernière consternation parmi les Français et la témérité de tout entreprendre aux Turcs, ils s’en vinrent fondre sur les troupes qui étaient en déroute et les auraient entièrement égorgées n’eut été monsieur le duc de Navailles qui s’opposa à leur brutale fureur et sauva ainsi le reste qu’on croyait déjà perdu ; de sorte qu’il n’y eut que 400 hommes ou quelque peu davantage de morts, en y comprenant même les volontaires qui y restèrent, quoiqu’ils eussent fait périr 1 500 des infidèles, retranchés et ensevelis dans la terre comme des renards. Il ne faut pas oublier ici que monsieur le général Morosini fit sortir du côté de Saint-André 200 hommes pour soutenir les Français attaqués par les Turcs. Le 27 et le 28 du même mois, on fit encore de nouvelles sorties, où il y avait toujours des Français, mais elles ne réussirent pas comme on aurait bien désiré. Le 29, monsieur de Buren, lieutenant-colonel du régiment de Bavièr composé de 1 000 hommes et de deux compagnies de monsieur l’évêque de Strasbourg, qui étaient de 224 hommes, arriva à Candie.

76Le 3 de juillet, trois compagnies de cavalerie française, avec cinq compagnies vénitiennes de pied, lesquelles firent tout ce qu’on pouvait désirer. On avait résolu de faire une sortie générale ce jour et de prendre 50 hommes de chaque vaisseau et de chaque galère pour tirer un corps de 12 000, mais cela ne se fit pas comme on avait résolu. Cependant, monsieur de Saint-André-Montbrun travaillait sans cesse à fortifier les postes qui en avaient besoin, surtout de Saint-André, de Sabionera et de l’Écossaise. Monsieur de Colbert fit une sortie à peu près dans ce temps sur les ruines d’une mine avec tant de bonheur, qu’il aurait chassé les ennemis fort loin si les Italiens l’eussent secouru comme ils lui avaient promis, mais comme il se vit abandonné, il fut aussi contraint de se retirer.

77Le 6, les navires de France résolurent d’incommoder le camp des ennemis. C’est pourquoi, s’étant rangés du côté de l’armée des Turcs, ils tirèrent si furieusement contre leurs tentes et leurs tranchées qu’ils leur firent quitter leurs postes avancés avec beaucoup de pertes pour eux.

78Le 17, les Turcs jetèrent une bombe dans la ville qui tua 36 hommes. Le 24, la flotte de France et des autres alliés recommença à tirer furieusement sur les Turcs et à les incommoder extrêmement, mais le malheur voulut qu’un vaisseau nommé Thérèse sauta en l’air, je ne sais par quel accident. Il avait 50 pièces de canon de fonte verte et portait tout le bagage et beaucoup d’autres richesses de monsieur le duc de Navailles. Il arriva aussi, pour lors, qu’un boulet de canon enleva par un funeste présage une partie du pavillon des galères du pape, ce qui donna sujet de croire que c’était une mauvaise augure pour Candie. Monsieur le comte de Vivonne, général des galères, fut blessé dans cette même rencontre.

79Le 4 d’août, monsieur le comte de Coningsmarck partit de Candie pour s’en retourner en son pays. Le 15 du mois, on fut enfin obligé d’abandonner pour quelque temps le poste de Saint-André, à cause du grand nombre des bombes, des grenades et des coups de canon que les ennemis faisaient pleuvoir continuellement. Il est vrai qu’ils y revinrent bientôt après pour empêcher que les Turcs ne s’en rendissent pas les maîtres.

80Cependant, comme toute la garnison s’affaiblissait de jour en jour, surtout les troupes de France qui étaient presque les seules avec les Allemands et les Savoyards qui soutenaient les plus rudes assauts, monsieur le duc de Navailles écrivit au roi que des 8 000 hommes effectifs qu’il avait amenés en Candie, il ne lui en restait pas le tiers et qu’il était obligé de partir pour des raisons particulières, qu’il ne pouvait pas dire par écrit. Sa Majesté témoigna d’être fâché de ce départ et voulut même donner un ordre exprès pour l’obliger de rester encore en Candie. Mais la chose était déjà faite et monsieur le duc de Navailles, qui était parti le seizième et le dix-septième d’août, arriva presque aussitôt que sa lettre. Je ne dirai pas maintenant si la disgrâce auprès du roi pour être si tôt venu et d’avoir ainsi abandonné la place a eu un juste fondement ou non, parce que comme Sa Majesté Très Chrétienne ne fait jamais rien sans grande raison, elle a bien su pourquoi elle en usait de la sorte. Néanmoins, j’oserais bien assurer, sans vouloir pénétrer les secrets de l’État, qu’il n’est pas croyable qu’un homme si sage que monsieur le duc de Navailles ait pu se résoudre à sortir de Candie sans avoir de très fortes raisons pour se mettre à couvert de tout ce dont on aurait pu le blâmer et sans qu’il y ait quelque mystère caché, dont tout le monde n’a peut être pas la connaissance, puisque les galères du pape et de Malte, qui avaient des ordres bien plus exprès de rester toujours dans cette place et qui avaient même bien plus d’intérêt à sa conservation que la France, sont parties avec le secours de monsieur de Navailles, sans considérer que leur départ serait cause de sa perte et de sa prise.

81Quoi qu’il en soit, les troupes arrivèrent à Toulon le 2 d’octobre et le roi résolut d’envoyer monsieur de Bellefonds, maréchal de France, avec un secours considérable en Candie, mais la crainte qu’on eut que cette ville ne fut perdue en fit différer le départ pour quelque temps, pour savoir en quel état était la place. Cependant, les Turcs, voyant que toute la force de la pauvre Candie était perdue par la sortie des Français, recommencèrent à lui livrer de si rudes assauts et en si grand nombre, qu’elle se vit obligée, n’ayant presque pas un pouce de terre à disputer et fort peu de monde pour le défende. Sachant enfin que les Turcs avaient encore une armée de 40 000 combattants, on assembla le conseil de guerre le 27, qui dura depuis le matin jusqu’au soir, et on résolut de faire porter dans les vaisseaux les malades et les principales richesses de la place et de faire jouer toutes les mines qui pouvaient être encore dans la place, après quoi on en fit sauter une si furieuse le 29 que toute la ville en trembla. Ce fut dans ce même jour que monsieur le major Mysebusch, Allemand, fut blessé au genou.

82Le troisième du mois, les assiégeants et les assiégés tirèrent avec tant de chaleur qu’on avait rien vu de tel depuis le commencement du Siège. Les Turcs jetèrent pour lors une si épouvantable quantité de grenades, qu’il était impossible de pouvoir marcher dans les rues, et les assiégés leur rendirent si bien la pareille, que jamais les ennemis n’ont vu une telle fête. Mais enfin, elle avait beau faire ces efforts, cela ne lui servait de rien puisqu’il fallait se rendre. Ainsi, il fut à propos d’y songer, surtout quand on eut su que les Turcs étaient si forts et si résolus. Voilà pourquoi on mit l’étendard blanc et on parlementa le quatrième du mois qu’il y eut cessation d’actes d’hostilités, de sorte que la paix fut conclue, les articles signés, et le tout publié le cinquième […].

83[…] La garnison et les habitants […] sortirent cependant de la ville et il n’y resta que 3 vieux juifs dont l’âge caduc ne leur permettait pas de sortir. On embarqua donc les ornements, les reliques, les canons accordés dans un navire et toutes les troupes sortirent, enseignes déployées, le 27 de septembre […].

84[…] Ceux qui ont pris soin de supputer les dépenses excessives et le grand nombre des gens qu’il a fallu pour prendre cette place, tombent d’accord que le grand vizir ne sait pas lui-même le nombre innombrable d’argent qu’il a employé pour ce sujet et qu’il a été même obligé d’y mettre du sien propre tant les frais étaient grands, et on croit enfin qu’il y a eu plus de 160 000 ou 180 000 Turcs de morts dans quatre ans24 de siège que la place a souffert.

D’après Simon Lamoral Le Pippre de Nœufville25

85En 1669, la ville de Candie se trouvant extrêmement pressée par les Turcs, les Vénitiens envoyèrent solliciter avec empressement Louis XIV d’y envoyer du secours. Ayant obtenu leur demande, 104 mousquetaires commandés par monsieur de Montbron et monsieur de Maupertuis, cornette de ce corps, eurent ordre de se rendre à Toulon pour passer dans ce pays avec le corps de troupes qui était sous le duc de Navailles, lieutenant-général ; s’étant embarqués sur la flotte, ils arrivèrent heureusement dans cette ville qui se trouvait très serrée par ces infidèles. Le duc de Navailles se vit d’abord obligé à faire des dispositions pour une grande sortie. Comme ce détail doit être dans les gardes françaises, je ne donnerai ici que ce qui concerne les mousquetaires, commençant après l’accident des poudres. Selon la disposition des troupes dans cette grande sortie, les mousquetaires, mis entre la première et la deuxième ligne afin d’être à portée de donner où il serait à propos, furent spectateurs de tout jusqu’au moment que le feu prit dans les poudres, ce qui causa parmi l’infanterie une frayeur affreuse. Les Turcs, jusqu’alors battus et mis en désordre par cette infanterie, s’en étant aperçus, reprirent du courage et marchèrent à leur tour contre les Français ; le duc de Navailles, voyant leur dessein, les fit charger par des troupes de cavalerie qu’il avait auprès de lui, mais d’autres Turcs s’étant joints à ceux qui venaient de la montagne, poussèrent cette cavalerie et s’avancèrent pour lui tomber sur les bras. Ce fut alors que ce général vint se mettre à la tête des mousquetaires et de ses gardes, après avoir ordonné à l’escadron de Saint-Estève de le suivre. Les mousquetaires, animés par sa présence, attaquèrent avec ardeur les Turcs, les poussèrent et gagnèrent le terrain dont ils s’étaient rendus maîtres, de manière qu’on peut avancer qu’ils auraient rétabli toutes choses sans cette terreur panique qui s’était jetée dans l’infanterie et qui fut si grande qu’on fût obligé de se retirer dans la ville. Un ou deux jours après cette action, ils se signalèrent encore, la ville se trouvant en grand danger du côté de la Sabionnette, parce qu’il n’y avait aucun retranchement. Les Turcs étaient déjà aux mains quand le comte de Choiseul y courut avec ce qu’il put assembler de troupes. Les mousquetaires ne furent pas des derniers à le suivre. Messieurs de Maupertuis, Saint-Vincent et Chalois, officiers de ce corps, y volèrent avec ce qu’ils purent ramasser en petit nombre et, quoiqu’il n’y eut en ce lieu que les gardes du duc de Navailles et 200 hommes du régiment de Lorraine, ils bordèrent la fausse braie et le parapet, y firent ensemble une si vigoureuse résistance, que les Turcs montèrent deux fois à la brèche, soutenus par un feu continuel de bombes et de grenades, ce qui n’empêcha pas qu’ils fussent repoussés et chassés au-delà de leurs premiers travaux avec une perte de leurs plus braves soldats ; et si les Français ne forcèrent pas les infidèles à lever le siège, ces deux actions leur furent très glorieuses et particulièrement aux mousquetaires. Il y eut, parmi ceux de ce corps, messieurs de Carignan et des Combes, brigadiers, de tués, messieurs de Rigauville et Prinville, maréchaux des logis, blessés ; les deux compagnies y eurent chacune 30 mousquetaires blessés. Monsieur de Montbron, qui commandait ceux de la seconde compagnie, s’y distingua beaucoup ; le lendemain de cette deuxième action, les troupes se rembarquèrent pour retourner en France ; après avoir pris terre à Toulon, les mousquetaires allèrent à Paris rejoindre leurs compagnies.

Josias von Waldeck26

Mémoires de monsieur le comte de Waldeck27

86Comme toute la chrétienté était intéressée pour la conservation et la défense de Candie et qu’il y avait fort peu de souverains qui ne prissent à attache de la favoriser de leurs secours, messieurs les ducs de Brunswick et de Lunebourg, qui sont des princes fort pieux, fort zélés et dont les mérites aussi bien que les belles qualités personnelles sont assez connus, sans que j’en publie la grandeur, voulurent faire voir combien ils étaient ardents à soutenir les intérêts de la foi et de la chrétienté, en donnant un secours considérable à la célèbre et importante ville de Candie. Étant donc sollicités de la part de la Sérénissime République de Venise, par un ambassadeur exprès, de vouloir accorder la grâce qu’on leur demandait dans une si pressante nécessité, ils se résolurent d’envoyer trois de leurs meilleurs régiments, qui faisaient environ 3 300 hommes. Mais parce qu’il fallait leur donner un chef capable de les conduire comme il faut à la gloire de leurs armes et à l’avantage de Candie, ils crurent être obligés de donner cet emploi au très illustre monsieur le comte de Waldeck, dont les belles actions et la sage conduite le rendaient très digne de cette charge.

87La résolution étant donc prise d’envoyer ce secours et la proposition de vouloir commander ces troupes étant faite à monsieur le comte Josias de Waldeck, dont nous venons de parler, on ne songea plus qu’au départ, surtout notre brave commandant qui était dans l’impatience d’être en Candie pour donner des preuves de sa valeur aux infidèles ottomans, tant il est vrai qu’il était ardent pour la défense du christianisme et la gloire de son Dieu. La saison était cependant fort mauvaise et fort contraire aux desseins qu’il avait de se mettre en chemin, mais cela n’empêcha pas néanmoins qu’il ne méprisât tous ces obstacles et qu’il ne marchât avec tant de diligence, qu’il arriva enfin à Venise le 20 du mois de février, après avoir fait la revue des trois régiments à Vérone où était leur rendez-vous, dont vous voyez ici les noms et les commandants. Le 1 était celui de Waldeck, le 2 celui de Molleson et le 3 celui de Raesfeld. Je ne mettrai point ici les noms des officiers subalternes, ni les ordres particuliers que monsieur le comte donna pour le bon gouvernement des troupes, ni les accidents qui lui sont arrivés, les honneurs qu’on lui a rendus, ni les routes qu’il a tenues, les tempêtes et le mauvais temps qu’il a soufferts, ni mille entretiens particuliers qu’il a eus avec des prêtres ou papas grecs ou avec des provéditeurs particuliers, parce que je serais trop long, sans que cela servit de quoi que ce soit à la connaissance de l’histoire. Je me contenterai de dire seulement que monsieur le comte ne fut pas sitôt arrivé dans Venise, savoir le 20 de février, que d’abord il reçut mille civilités des nobles et des personnes de qualité, et surtout de la part du Sénat, qui lui fit mille caresses et le régala même d’une chaîne d’or pour lui marquer son estime et sa joie, de même qu’aux autres officiers une médaille pour les animer à bien faire. Vous pouvez croire qu’un homme si bien fait et si politique que monsieur le comte ne manqua pas de rendre ses devoirs à un si auguste sénat à son arrivée et à son départ, à lui marquer sa reconnaissance de tant d’honneur qu’il avait reçu par son ordre. Vous pouvez vous imaginer en quels termes il lui témoigna le zèle qu’il avait de lui rendre ses services pour une cause si juste, puisque son éloquence était admirable et qu’il avait un cœur tout à fait porté d’inclination pour le soutien de la République. Ceci étant fait, on parla de faire embarquer son monde sur plusieurs vaisseaux qu’on avait préparés pour cet effet, de sorte que le 28 de mars il se mit en mer avec tout son monde, après avoir dit ses adieux au Sénat et aux principaux nobles de la ville, et arriva en Candie le 12 du mois de mai, au grand contentement des habitants et de la garnison qui était fort affaiblie, après avoir passé à Lissa, à Malte, à Zante, Céphalonie, et c., où il reçut mille civilités de messieurs les provéditeurs et où il eut des entretiens particuliers avec des papas grecs et après avoir enfin souffert de rudes tempêtes.

88L’arrivée de ce nouveau secours ayant redonné un peu de courage aux assiégés, on résolut de faire voir aux Turcs l’état où ils étaient de leur résister. Cependant, quelques jours s’écoulèrent à faire rafraîchir les troupes nouvellement venues et à caresser monsieur le comte et ses officiers, après quoi on donna la garde des postes avancés de Sabionera et de Saint-André à ces braves, qui furent ravis de pouvoir être placés si avantageusement pour donner des preuves de leur courage.

89Le 20 du même mois, le malheur voulut que le brave monsieur Molleson, colonel d’un régiment de monsieur le comte de Waldeck, fut blessé au côté d’un éclat de grenade et sur l’os de la jambe par une bombe dans le même temps qu’il visitait les fortifications de la place, de sorte qu’il fut obligé de se faire porter dans sa maison où il ne fut pas sitôt au lit, que d’abord un boulet de canon de 36 livres vint à tomber dans le même lieu près de lui, qui par un coup de miracle ne lui fit point aucun mal. Le 21, monsieur le comte de Waldeck se trouva un peu indisposé. Le 25, le général Spaar, Allemand de nation, sortit de Candie pour s’en retourner en son pays avec plusieurs personnes qui s’ennuyaient de servir plus longtemps en Candie.

90Le 28, les Turcs reçurent un secours de 4 000 hommes. Le 30 du mois de mai, monsieur Jacques Contarini fut malheureusement blessé au bras d’une mousquetade, qui fut cause qu’on lui coupa le bras quelque temps après, dont il mourut au grand regret de tous ceux qui le connaissaient. Monsieur le colonel Munck, brave officier allemand, mourut aussi au même temps, de même que plusieurs autres officiers des troupes de monsieur de Lunebourg.

91Le 6 du mois de juin, monsieur le comte de Coninksmarck vint de Suède dans Candie pour y servir en qualité de volontaire et pour y signaler son courage. Le 8, les Turcs firent sauter trois mines avec beaucoup de succès pour eux, car outre le dommage qu’ils causèrent aux travaux des assiégés, c’est qu’ils enlevèrent en l’air monsieur Pontio, sergent major de bataille, avec péril de vie, d’autant qu’il fut enseveli sous les ruines. Il est vrai qu’il retomba sur ses pieds et donna par ce moyen occasion de le retirer de là, mais le malheur voulut qu’étant sorti de dessous la mine, il fut blessé d’un coup de pistolet à travers du corps, dont il ne resta pas mort sur la place par une espèce de miracle. Le 23 du même mois de juin, monsieur le comte de Coninksmarck fut blessé d’un éclat de grenade au genou droit, pour avoir voulu donner des nouvelles preuves de sa valeur.

92Le 24, monsieur le comte de Waldeck obtint la liberté de faire une sortie sur les ennemis par 30 hommes seulement, conduits par un lieutenant, mais le malheur voulut qu’ils furent repoussés avec la perte de leur sergent et d’un soldat. Voilà tout ce que les troupes de messieurs les ducs de Brunswick et de Lunebourg firent pendant ce mois, hormis qu’elles soutinrent les assauts des ennemis et escarmouchèrent souvent avec eux pour tâcher de conserver les postes qu’on leur avait donnés à garder.

93Le commencement de ce mois se passa comme la fin du précèdent, hormis que le 16 de juillet, monsieur le comte de Waldeck fut malheureusement blessé pour la [seconde] fois à la jambe d’un éclat de grenade, de façon qu’il fut obligé de garder le lit contre son gré, d’autant que son cœur le portait toujours à se trouver dans toutes sortes de rencontres, mêmes les plus dangereuses. Le 19 du mois, monsieur le comte fut attaqué d’une fièvre causée par sa blessure, ce qui donna sujet de craindre pour lui. Je dirai ici, en passant, que sa maladie augmenta encore quelque peu à cause de quelques paroles qu’il eut avec le général des Vénitiens, croyant avoir été maltraité en quelque chose.

94Le 25, les troupes de messieurs les ducs de Brunswick et de Lunebourg firent une généreuse sortie et auraient remporté de grands avantages sur les Turcs si les Italiens les avaient voulus seconder, comme ils leur avaient promis. Mais comme ils leur manquèrent de parole, ils se virent aussi obligés de se retirer avec beaucoup de pertes.

95Le 26, monsieur le prince de Holstein-Sonderbourg arriva dans Candie, où il ne fut pas sitôt qu’il alla visiter Son Excellence monsieur le comte de Waldeck, laquelle était assez mal, et lui raconta comme quoi les Turcs avaient tiré furieusement sur les vaisseaux des alliés, qu’ils les avaient fort endommagés, jusque-là même que monsieur le comte de Vivonne avait été blessé. Le 27, les Turcs jetèrent une bombe dans le poste de Sabionera lorsque le régiment de monsieur de Waldeck y était en garde, laquelle blessa trois officiers et 16 soldats, de sorte que les troupes s’affaiblissaient de jour en jour à cause des pertes continuelles qu’elles souffraient.

96C’est tout ce qui se passa de plus considérable par rapport aux troupes dont nous parlons. Monsieur le comte de Sirum, Allemand, arriva le 2 d’août en Candie comme volontaire pour y donner des marques de sa valeur, qui est si ordinaire à sa noble race, et vint rendre visite à monsieur le comte de Waldeck, qui s’affaiblissait de jour en jour et souffrait de très sensibles douleurs. Le huitième du même mois, notre brave général, qui avait donné tant d’estime de sa personne à toute l’Europe et surtout à Candie, fut si accablé de maux qu’il rendit l’âme à son créateur avec des marques extraordinaires de résignation à ses ordres et de regret de l’avoir offensé ; ce qui affligea si sensiblement tout la ville et surtout le peu de ses troupes qui restaient dans la place et de tous les Français qu’il chérissait tendrement et dont il était passionnément chéri, qu’ils donnèrent des preuves extraordinaires de leurs regrets. Je mettrai ici en passant ce que ce brave commandant dit, quelque moment avant de mourir, parce qu’on pourra connaître par là le fond de son âme, la sainteté de ses désirs et les justes desseins qu’il avait. Il fit appeler donc quelques uns de ses meilleurs amis pour leur dire quelque chose avant de rendre son esprit à Dieu, parce qu’il était extrêmement mal. Ces messieurs étant donc dans sa chambre en compagnie de tous les officiers de ses régiments qui le chérissaient comme leur père, il leur dit ces mots : Qu’il ne regrettait point de mourir, puisque c’était l’ordre de la divine Providence : mais qu’il aurait bien voulu pouvoir vivre encore quelque peu davantage pour mieux servir son sauveur et soutenir ses intérêts contre les infidèles, pour donner plus de consolation à sa chère épouse et afin de rendre ses sujets plus heureux : qu’il se résolvait néanmoins avec soumission à payer le tribut à la nature. Il les exhorta au reste d’être toujours zélés pour défendre l’intérêt du christianisme et les conjura de prendre soin de leurs soldats et de ne faire rien contraire à leur honneur, ni à leurs nobles familles. Après quoi il donna quelques ordres secrets touchant sa maison et donna congé à tous ces messieurs qui avaient l’âme affligée jusqu’à l’extrême de se voir privés d’un si brave général. Après quoi il rendit l’esprit à son créateur, au grand regret de tous les habitants et de toute la garnison, qui connaissaient parfaitement bien son mérite ; mais encore plus des troupes et de tous les Français qui l’estimaient et le chérissaient comme leur propre père.

97Je ne dirai rien des honneurs qu’on lui fit après sa mort, parce que ce serait trop long et je me contenterai de mettre ici comme quoi on embauma son corps le 19 pour l’emporter à sa chère moitié, qui le reçut sans doute avec beaucoup de regrets et de larmes, ne pouvant pas être autrement après l’avoir si fort aimé pendant sa vie. Les troupes de monsieur de Lunebourg commencèrent à murmurer quelque temps après la mort de leur général, monsieur le Comte de Waldeck, de ce qu’ils n’avaient point reçu qu’une fois de l’argent depuis le temps qu’ils avaient servi dans la place et à cause que les Italiens les traitaient comme des chiens, quoi qu’ils eussent en vérité mieux défendu qu’eux la ville de Candie. Le 24 du mois d’août, les Turcs donnèrent un assaut général si furieux à la place qu’ils obligèrent les Vénitiens d’abandonner leurs postes, de sorte qu’il y avait sujet de craindre quelque suite funeste, si les messieurs de Lunebourg ne fussent venus à leur secours et s’ils n’eussent repoussé les Turcs par leur valeur. Le général, qui vit le danger où Candie était, vint lui-même dans tous les postes pour encourager les soldats, parce qu’en effet c’était un des plus furieux assauts qu’on eut vu depuis le commencement du siège. De sorte qu’ayant vu le grand service qu’avaient rendu les troupes de Lunebourg, il leur fit donner du vin après cela pour leur régale.