La dernière croisade
| ,Chapitre V. Mémoire des choses les plus remarquables qui se sont faites au voyage de Candie sous le commandement de monsieur le duc de Navailles par un gentilhomme volontaire qui ne prend d’autre parti que celui de dire la vérité
Texte intégral
- 1 Le 22 janvier, Lionne annonçait le départ d’un secours de quatorze vaisseaux, de dix-huit (sic) ga (...)
- 2 Louis, marquis de Castellan (1632-1669). Voir Armand de Mormés, sieur de Saint-Hilaire, Mémoires d (...)
- 3 François, vicomte de Montbron ou de Montberon († 1708), capitaine-lieutenant de la seconde compagn (...)
- 4 Henry du Val, comte de Dampierre († 1669), colonel d’un régiment d’infanterie en 1667, brigadier e (...)
- 5 Claude de Choiseul, comte de Choiseul-Francières, dit le comte de Choiseul (1632-1711). Se disting (...)
1Au commencement de l’année 1669, le roi se résolut d’envoyer un secours aux Vénitiens pour le secours de Candie qui était aux abois, le tout à la sollicitation de Sa Sainteté et de l’ambassadeur de la République de Venise qui pressait fort Sa Majesté pour obtenir le secours de ses armes. Il est vrai, qu’à la fin du mois de janvier, l’on envoya les ordres aux troupes pour marcher en Provence1 : les régiments d’Ispagnie, Saint-Vallier, Lorraine, Montagut, Rozan, Montpezat, de Vendôme, Grancey, Laucours, Conti, Jonzac, La Fère, Montperoux, Château-Thierry, quatre cents hommes du régiment des gardes, choisis par le sieur de Castellan 2 qui en était le sergent-major qui commandait ce détachement avec trois capitaines, quatre lieutenants et quatre sous lieutenants et son enseigne avec son drapeau, deux cents mousquetaires du roi, cent de la première compagnie et ceux de la seconde, commandés par monsieur de Montbron3, lieutenant de la seconde compagnie, deux cents officiers réformés, commandés par quatre brigadiers qui avaient chacun dans leur brigade cinquante officiers reformés. Les quatre brigadiers étaient les quatre premiers capitaines des officiers réformés et capitaines dans quatre vieux corps. Celui qui commandait tous les officiers réformés était le comte Dampierre4, maître de camp d’un régiment, que l’on avait fait brigadier d’infanterie pour ce voyage ou bien l’année précédente, qui a été la création des brigadiers d’infanterie. [2, f° 1 v°] L’on donna route aux officiers réformés, aux mousquetaires et aux quatre cents hommes des gardes, partant de Paris, pour aller aux environs de Toulon. Il y fut aussi trois compagnies de chevau-légers, celle de Janzelle, de Sournière et de Saint-Ésteve, composées chacune de plus de cent maîtres, commandées par le sieur de Choiseul5, brigadier de cavalerie. Toutes les compagnies d’infanterie étaient plus que complètes. Quasi toutes les colonelles et celles des lieutenants-colonels étaient de quatre-vingt-dix hommes ou de cent, effectif trois capitaines, trois lieutenants dans chaque compagnie et deux enseignes, par régiment au moins quatre ou cinq cents volontaires qui furent incorporés dans le régiment des gardes et dans tous les autres régiments d’infanterie.
- 6 Philippe II de Montaut-Bénac, duc de Navailles (1619-1684). Débutant sa carrière en Italie, il dev (...)
- 7 Le duc de Navailles n’arrive à Toulon que le 24 mai 1669.
- 8 Alexandre Le Bret († 1679), lieutenant-général des armées du roi, maréchal de camp par brevet du 2 (...)
- 9 Edourad-François Colbert, comte de Maulévrier, seigneur de Vendières (1634-1693). Capitaine d’une (...)
- 10 Domenisse emploie le mot « galleotte », mais il s’agit en fait des galères de Vivonne.
- 11 Vincenzo Rospigliosi (1635-1673), chevalier et bailli de l’ordre de Malte, capitaine général des g (...)
- 12 Louis-Victor de Rochechouart, comte puis duc de Vivonne (1636-1688), prince de Tonnay-Charente, gé (...)
- 13 Giulio Rospigliosi (1600-1669), nonce en Espagne, cardinal en 1657 et secrétaire d’État, élu pape (...)
2Tous les officiers généraux, colonels et lieutenants-colonels et volontaires, partirent de Paris au mois d’avril pour aller en Provence pour voir chacun leurs troupes. Le duc de Navailles6, que le roi avait choisi pour être général de cette armée, à la grande satisfaction du peu des vieux officiers qu’il y avait dans la troupe, partit de la Cour la dernière fête de Pâques7. Monsieur Le Bret8, qui servait de maréchal de camp, partit huit jours devant ; monsieur Colbert9, maréchal de camp, partit peu de jours après. Monsieur de Navailles, le sieur de Castellan, brigadier et major des gardes avec le sieur [3, f° 2] Dampierre, aussi brigadier, se trouvèrent avec monsieur Le Bret. Ensuite tous les jeunes colonels allèrent joindre chacun leur régiment pour s’embarquer au premier ordre qu’ils en recevraient. Les ordres furent expédiés le mois de mai pour se rendre à Toulon […] [Les troupes] s’embarquèrent le vingt-huit mai sur les vaisseaux, à la réserve du régiment d’Ispagnie, La Fère et Château-Thierry qui s’embarquèrent sur les galères10, sept à huit jours devant les autres troupes, par un ordre du roi, et cela empêcha ces trois régiments de se trouver à l’occasion de la sortie générale qui fut le vingt-cinquième de juin, dont nous parlerons par la suite. Il suffit de dire que les galères n’arrivèrent que dix-sept jours après l’armée en Candie, que le régiment de Rospigliosi11, qui était généralissime, qui était sur les galères, ne se pressait pas trop, quoique le comte de Vivonne 12 fit tout ce qu’il put pour les faire diligenter. Mais vous savez ce que c’est que des Italiens et leur lenteur ordinaire pour [se] rendre à l’embarquement des troupes. J’oublie à dire que Sa Sainteté 13 envoya un présent à tous les officiers devant que de s’embarquer. C’était chacun une petite médaille valant cinq sous la pièce qui fut distribuée à un chacun. Le régiment de Saint-Vallier commença de s’embarquer le vingt-huit de mai et se trouva avoir les meilleurs soldats de l’armée, à la tête de laquelle il y avait monsieur le duc de Navailles. Ensuite le régiment de Lorraine s’embarqua et tous les autres régiments après. Cela continua [jusqu’]au douzième jour de juin, lequel jour les mousquetaires, le régiment des gardes, les officiers réformés et la cavalerie à pied s’embarquèrent. [4, f° 2 v°]
- 14 Domenisse n’a pas pu apercevoir ces deux villes.
- 15 Mazara del Vallo appartient aujourd’hui à la province de Trapani, en Sicile, à l’embouchure du fle (...)
- 16 Trapani était connue pour ses activités de pêche, mais également pour l’extraction, le travail et (...)
- 17 Il s’agit de la ville de Sciacca.
- 18 « Jourquinque » ne correspond à rien d’identifiable. « Licate » correspond naturellement à Licata.
- 19 Aujourd’hui le mont Iblei.
- 20 Le cap Passaro.
- 21 François de Bourbon-Vendôme, second duc de Beaufort (1616-1669), grand maître, chef et surintendan (...)
- 22 Le Péloponnèse.
- 23 Jean Gabaret (1631-1697). Voir René Carbonnet, Jean Gabaret, lieutenant-général des armées navales (...)
- 24 Pierre-Damien de Clère ou de Claire, marquis de Martel (1600-1681), capitaine en 1636, chef d’esca (...)
- 25 L’archipel des Cyclades.
- 26 Anne Hilarion de Cotentin, comte de Tourville (1642-1701), chevalier de Malte à 14 ans, il fit plu (...)
- 27 Capitaine d’Hectot, commandant la Thérèse, mort lors de son explosion le 25 juillet 1669.
- 28 Francesco Morosini (1619-1694), commandant les forces vénitiennes lors du siège de Candie de 1667 (...)
- 29 Alexandre Dupuy-Montbrun, marquis de Saint-André (1600-1673), gentilhomme protestant du Dauphiné, (...)
- 30 Cerigo (Cythère).
3Le mercredi cinquième juin, nous mîmes à la voile sous la bannière de Sa Sainteté. Nous partîmes de la rade de Toulon à dix heures de matin. Toute l’armée fut peu incommodée du gros temps. Nous fîmes les premiers jours deux cents milles de chemin. Le samedi huitième, nous découvrîmes les îles de Saint-Victor et de Sardaigne sur les quatre heures du soir. Le lundi dix juin, nous commençâmes de découvrir la Sicile. Sur le midi, nous vîmes une montagne maritime et le Fareliaux, où il y a au-dessus une citadelle très bonne, et Messine et Palerme, soit les deux villes capitales de la Sicile que nous avons vues en passant14. Ensuite, la ville de Mazare15, lieu de naissance du cardinal Mazarin, la ville de Trepane où l’on pêche le corail16. Le mardi onzième nous passâmes au proche de Chacat17, ensuite nous avons vu la ville de Jourquinque et de Licate18. Nous passâmes aussi proche du mont Gibel19, montagne qui brille toujours et qui a abrité un village. Le douzième juin nous passâmes au cap de Pasavet20, où il y a une forte tour. La mer l’a isolée depuis. Elle était autrefois en terre ferme. Le gouverneur fit difficulté et capitula longtemps pour saluer l’amiral. Finalement, il salua de sept volées de canon, l’amiral lui rendit et salua de trois. Toute l’armée dériva plus de deux heures en prime en attendant que monsieur le duc de Beaufort 21 en écrit au saint père et au roi, où il leur manda le temps favorable qu’il avait eu et se rendit avec toute son armée royale en cinq jours aux côtes de Sicile, reconnaissant par là que dieu se mêlait de l’entreprise [5, f° 3] de Sa Majesté. Après ses dépêches faites, l’armée marcha en son ordre, c’est-à-dire avec un vent favorable. Le lundi dix-septième, nous commençâmes de découvrir la Morée 22 et la Grèce. Ce jour même, nous rencontrâmes l’armée navale des Vénitiens qui nous attendait et elle salua notre armée de plus de huit cents coups de canon. Leur amiral mit le pavillon bas, notre amiral leur rendit le salut de sept volées de canon. Toutes les excellences vénitiennes qui étaient sur les vaisseaux allèrent voir monsieur le duc de Beaufort, ensuite allèrent voir monsieur le duc de Navailles sur le bord de la Thérèse. Le capitaine de ce bord les fit saluer de sept volées de canon. Au sortir du bord de la Thérèse, ils allèrent à celui de la Princesse, que montait le sieur Gabaret23, où monsieur Le Bret était embarqué. De là, ils allèrent voir monsieur Colbert, au bord de monsieur Martel24, qui montait le Courtisan qui servait de vice-amiral. Toutes ses visites et ses compliments de part et d’autre durèrent plus de quatre heures. Après, nous continuâmes notre route et découvrîmes l’Archipel 25 sur notre gauche. Castellan était sur l’amiral et le comte Dampierre était sur le bord du chevalier de Tourville26, qui montait le Croisant. Monsieur Lacroix, intendant de l’armée, était sur le bord de la Thérèse, avec monsieur de Navailles, que montait Hectot27. C’était un homme savant dans son métier, j’en suis persuadé, car ce n’est pas un métier où il faille être magicien pour le bien savoir. Ces sortes d’emploi sont lucratifs, sans aucun hasard que la tempête qui est peu de chose à ceux qui sont accoutumés à la mer. Le mardi dix-huitième, nous commençâmes à découvrir l’île de Candie sur notre droite, du côté de La Canée. Ce même jour, nous rencontrâmes une barque venant de Candie, tous les [6, f° 3 v°] vaisseaux qui passaient près d’elle lui demandant quelles nouvelles. Le patron répondit « marde », qui veut dire méchantes nouvelles en français : « Candie est prête à capituler. Si l’armée n’arrive en grande diligence, elle est prise ». Le sieur Morosini 28 et de Saint-André 29 envoyèrent une felouque au devant de l’armée. Le même jour, nous la rencontrâmes et [elle] alla aborder l’amiral, avec des lettres aux ducs de Beaufort et de Navailles où ils leur mandaient au nom de dieu de ne pas faire d’eau à Cérigue30, ni à Zante, et de venir en diligence secourir la place qui était à la veille d’être prise d’assaut. Monsieur de Navailles demanda à ces messieurs si les galères de France, de Rome, d’Espagne et de Malte étaient arrivées, si tous les secours des princes chrétiens étaient venus, quelles nouvelles monsieur de Morosini et de Saint -André en avaient eues. Ce porteur des lettres et de parole s’appelait Catelan, ingénieur de la République, qui servait dans la place. [Il] répondit que monsieur de Morosini n’avait point de nouvelles des galères, ni des secours des autres princes chrétiens, que la ville fondait son salut sur le secours du roi, que le Turc était maître de la place dans trois jours si l’on n’y faisait point débarquer des troupes aussitôt qu’elles arriveraient.
- 31 Fazıl Ahmed Pacha Köprülü (1635-1676) était le fils aîné du précédent grand vizir, Mehmed Pacha (1 (...)
- 32 Le duc de Vivonne quitte Toulon le 21 mai 1669 pour se rendre d’abord à Civitavecchia, puis à Zant (...)
4L’armée de Sa Majesté, composée de quarante-cinq ou cinquante voiles de toutes façons, arriva le dix-neuvième de juin devant la place. Elle arbora ses pavillons rouges dans lesquels étaient St Pierre et St Paul. Toute la ville nous salua du canon et de la mousqueterie, de sorte que nous vîmes toute la ville en feu. D’abord que nous eûmes mouillé à la rade de la fosse, nous entendîmes un grand bruit de canon, de bombe, et de grenade. La plupart des vaisseaux étaient [7, f° 4] à la portée du canon du grand vizir, qui était campé à l’attaque de Saint -André. Toutes les troupes, qui étaient dans les vaisseaux, voyaient le camp des ennemis aussi facilement que si l’on put être dedans. Ce même jour, à dix heures du soir, le duc de Navailles débarqua pour s’en aller à la ville avec cent mousquetaires du régiment des gardes pour reconnaître en l’état qu’était la place et pour voir aussi avec les généraux de la République ce qu’il y avait à faire. Cette même nuit, il ne se coucha pas. Il s’occupa à aller visiter tous les postes de Saint -André et de la Sablonnière et je puis dire qu’il n’y en a pas un où il n’entrât et ne s’informât du moindre siègeur de la défense de son poste. Le jeudi, [il] alla dans le dehors de la place et la trouva aux abois. Les ennemis étaient maîtres de toute la retirade que les Vénitiens avaient faite derrière le bastion de Saint -André, qu’il n’y avait qu’une simple palissade entre les infidèles et les Vénitiens. Cela obligea notre général de rembarquer le jeudi au soir, vingtième de juin, pour conférer avec monsieur l’amiral, monsieur Le Bret et monsieur de Colbert pour voir ce qu’ils lui avaient à dire pour sauver la place, qui pouvait être insultée à toutes les heures du jour si le grand vizir 31 était homme à risquer ses troupes. Ils résolurent tout [ce] qu’il fallait mander pour défendre la place, quoique le seigneur de Rospigliosi, généralissime des troupes de cette grande entreprise, et le comte de Vivonne, général de nos galères, ne fussent pas arrivés avec tout le secours des étrangers32. Ce serait fort désavantageux aux armes du roi, en attendant monsieur Rospigliosi, que la place fut prise et emportée d’assaut à la vue de cent-vingt voiles, tant françaises que vénitiennes, et je dois à la vérité témoigner que dans toute l’armée navale des Vénitiens il n’y avait pas cinquante [8, f° 4 v°] hommes dans chaque vaisseau de guerre, tant soldats que matelots. Pour cet effet, on donna ordre aux mousquetaires, au régiment des gardes et à celui de Saint-Vallier, de Lorraine, de Montagut et de Linières, et tous les autres ensuite, de se désembarquer. Le débarquement des troupes était assez difficile à cause qu’il fallait que les barques longues et les chaloupes passassent à la portée du mousquet des batteries du Turc à l’attaque de la Sablonnière. Ces infidèles étaient logés à trente pas du port. Quand nous arrivâmes [là], il y eut des mousquetaires de tués dans une chaloupe en voulant entrer au port. Notre débarquement fut depuis le jeudi au soir jusqu’au dimanche de matin, à cause que les nuits étaient courtes en ce temps, quoique les nuits y soient moins longues de trois heures qu’à Paris par le calcul que j’en ai fait. Monsieur le duc de Navailles débarqua la nuit du vendredi au samedi avec tous les officiers généraux. [Ils] se visitèrent et se complimentèrent de part et d’autre, tant royaux que républicains. Le dimanche, ils s’occupèrent à monter la cavalerie et les mousquetaires des chevaux que la République donna. C’était de quoi l’armée vénitienne était chargée lorsque nous la rencontrâmes. Elle portait pour lors pour tout secours trois cents chevaux tels que tels et un peu de vivre pour sa garnison.
- 33 Contrairement à ce qu’affirme Dominisse, ce conseil de guerre eut lieu le 23 juin 1669.
- 34 Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau (1622-1698), pour échapper à ses créanciers en 16 (...)
5Le lundi vingt-quatrième33, jour de la Saint-Jean, monsieur de Navailles avec les deux maréchaux de camps de son armée s’assemblèrent chez le sieur Morosini qui commandait les armes de la République dans la place, assisté de monsieur [9, f° 5] de Saint -André-Monbrun et du comte de Frontenac34, lieutenants-généraux de la République. Nos généraux demeurèrent enfermés ensemble depuis deux heures jusqu’à six du soir. Ce fut là que la résolution de la sortie fut prise, quoique les troupes et l’amiral ne fussent pas à terre, mais comme il était amiral de France, que toute l’armée était débarquée, il envoya chercher toutes les chaloupes et barques longues de l’armée des Vénitiens, qui étaient mouillée avec nous à la fosse, pour prendre toutes d’un temps les troupe de ses vaisseaux pour venir à la sortie avec tous ses meilleurs officiers et soldats de ses troupes navales. Son désembarquement se fît en quatre heures de temps. C’était un prince qui avait beaucoup de cœur, qui était violent dans ses commandements. Il voulait avoir part aux actions de terre, aussi bien qu’à celles de mer. Il fut résolu entre lui et Morosini et le duc de Navailles qu’il sortirait avec toutes ses troupes navales et huit cents hommes détachés de l’armée du roi, commandés par monsieur Colbert, maréchal de camp, et le comte de Dampierre, brigadier, que les Vénitiens donneraient deux mille hommes pour faire une sortie à la tête de la tranchée de la Sablonnière, où fut la garde ordinaire qui se promettait de renverser la tête du travail des ennemis, que messieurs l’amiral, de Colbert et de Dampierre, avec les troupes des vaisseaux et les huit cents hommes détachés, attaqueraient le milieu de la tranchée, que le duc de Navailles marcherait avec toutes ses troupes à la queue de la tranchée pour se rendre maître des batteries des infidèles, pour après se poster dans les retranchements des ennemis pour faire ferme au grand vizir en cas qu’il vint pour secourir ce quartier de la Sablonnière. Toutes [10, f° 5 v°] ces résolutions furent prises mais mal exécutées par la suite. Monsieur de Navailles avertit les brigadiers, qui n’avaient pas entrée au conseil de guerre, qu’ils avaient résolu de faire une sortie, qu’ils avertissent les majors de brigade de faire distribuer les munitions à toute l’infanterie et un tonneau de vin par bataillon, que l’on avertisse tous les majors que les armes fussent en bon état pour sortir à huit heures de soir, ce qui fut exécuté. Je ne puis passer outre sans dire que le comte Dampierre et Castellan étaient outrés de colère que l’on ne les avait pas fait entrer dans le conseil de guerre.
- 35 Probablement le cavalier de Martinengo, sur le bastion du même nom.
- 36 Le régiment de Jonzac appartenait alors à Alexis de Saint-Maure, comte de Jonzac († 1677), lieuten (...)
6Les munitions distribuées et le vin donné aux soldats, il y vint des religieux à la tête de tous les corps faire une exultation et la bénédiction ensuite. Dans ce même temps, il arriva des choses très extraordinaires et dignes de remarque. Toutes les troupes étaient en bataille à la tête de leur camp dans la ville, le long des remparts, depuis le bastion de Panigra jusqu’au dessus du fort Martinesque35. Le feu se mit à des charges de bandoulière à quelques soldats d’un régiment qui était campé le plus près du Panigra. Cela épouvanta ces soldats auxquels le feu prit à leurs charges. Ils se mirent à crier, ce cri passa d’un rang à l’autre, il continua d’un régiment à l’autre. L’épouvante se mit dans tous les bataillons, tous les soldats courant à qui mieux mieux, croyant que le Turc donnait un assaut, tirant les uns sur les autres. Il ne s’est jamais vu une plus grande confusion sans savoir ce que c’était. Il y eut plusieurs officiers et soldats [11, f° 6] de blessés, entre autre le sieur de Villette, lieutenant-colonel du régiment de Jonzac36.
- 37 La porte de Saint-Georges : porte aménagée dans le flanc gauche du bastion de Vitturi, face au fla (...)
- 38 Fort de San Dimitri ou fort royal.
7C’était un présage du malheur qui nous devait arriver ensuite. Le lendemain au matin, vingt-cinquième de juin, à l’aurore du jour, l’armée qui avait défilé toute la nuit du vingt-quatre jusqu’au vingt-cinq par la porte de Saint-Georges37, les gardes commencèrent à défiler à neuf heures de soir et marchèrent dans le désordre du fort de Mestrieux38. Le terrain était petit et serré. L’on fit mettre l’infanterie en bataille. Mais il faut savoir que les premiers rangs dudit second régiment étaient à un pas du serre-file du premier et ainsi des autres. [Nous] marchâmes imperceptiblement hors du dehors de la place où nous trouvâmes une petite place où l’armée se mit en bataille et à notre gauche étaient les troupes des vaisseaux avec les huit cents hommes détachés de l’armée. Ils étaient séparés du reste de notre armée que nous ne vîmes pas marcher. Elles collèrent tout le long du fossé du fort de Mestrieux pour aller attaquer le milieu de la tranchée de la Sablonnière, ainsi que l’avaient résolu tous les généraux. L’armée du roi marcha en bataille sur deux colonnes, n’ayant pas assez de terrain pour marcher sur deux lignes.
- 39 Evliyâ Tchélébi énumère les instruments constituant le mehter ottoman : « Les sept vizirs, les soi (...)
- 40 Lieutenant-colonel du régiment, qui avait pris le nom de Saint-Vallier en 1666 et qui appartenait (...)
- 41 Le groupe des janissaires formait dans l’Empire ottoman une sorte de milice analogue à celle des p (...)
8Insensiblement, l’avant-garde se forma sur le bord d’une ligne de contrevalation d’une profondeur et largeur extraordinaire. Ce fut là que nous commençâmes à entendre la musique des Turcs avec leurs instruments dont l’harmonie n’est pas désagréable. Les troupes qui avaient l’avant-garde crurent que les Turcs venaient à eux à cause que cette nation n’a ni tambours, ni trompettes, ni timbales et ne se sert que de six sortes d’instruments 39 [12, f° 6 v°] quand elle marche. Les premières troupes passèrent la ligne fort vigoureusement, n’ayant trouvé ni sentinelles, ni corps de garde. Nous ne vîmes et entendîmes qu’un chien, qui aboya un quart d’heure devant que nous fûmes à lui. Les gardes passèrent la ligne et se mirent en bataille, après ils firent battre la charge sans trouver d’ennemis ni de résistance. Ils prirent sur la gauche et collèrent le long de la ligne et, comme il n’était pas jour, le régiment de Saint-Vallier, qui les devait soutenir et qui les suivait, se jeta dans la ligne croyant que les ennemis la défendaient. Ce régiment se trouva dans le camp des Turcs d’abord qu’il eut passé la ligne. Il fallut défiler dans ce grand fossé par dessus plusieurs trous et chemins qui étaient à fleur de terre. En traversant ce camp, le régiment trouva vingt ou vingt-cinq Turcs en plusieurs endroits qui se sauvaient de leur trou. Le lieutenant-colonel empêcha que l’on ne [se] tirât dessus, voulant conserver le feu de son bataillon pour un plus grand nombre. Il commanda que l’on les tuât à coups d’esponton et de hallebarde. Au sortir du camp des Turcs, il mit le régiment en bataille et ensuite il marcha sur une hauteur sans officier général et sans guide pour le mener au poste qu’il devait attaquer. Heureusement, il rencontra monsieur le duc de Navailles et lui parla en ces termes : « Je ne sais où je suis, je n’ai pas d’officier général à la tête de mon bataillon. J’ai ordre de suivre les gardes, je ne sais ce qu’ils sont devenus, je n’ai pas de guide au poste que nous [13, f° 7] devons attaquer. Il me semble, après avoir passé une ligne du camp des ennemis, qu’il serait à propos de faire halte pour attendre l’armée qui est embarrassée à passer tous ces grands défilés. Si je descends ce rideau-là, que je commence à voir, et que les Turcs soient en bataille au dehors, ils nous renverseront. Si je vous dis cela, monsieur, ce n’est pas parce que j’ai peur. » Monsieur de Navailles répondit au sieur du Met-Hocourt40 : « Faites faire halte, sur l’heure même. » Le lieutenant-colonel envoya le sieur de Rippers, capitaine réformé dans le régiment, [voir] si le terrain était propre au dessus du rideau pour mettre le régiment en bataille. Il cria que oui à même temps. Il fit faire à droite au régiment et marcha tout d’un temps en bataille sur le point du rideau où il commença à découvrir le Turc et le petit point du jour. Il faisait un aussi beau ciel de lune ce jour-là que celle qui nous favorisa à l’occasion des lignes d’Arras. Il y avait au dessous du rideau de la cavalerie et de l’infanterie des ennemis dans le vallon, qui tirèrent force coups de mousquet et force flèches. Ce régiment, qui avait la hauteur sur eux, escarmoucha vigoureusement tant dessus la cavalerie que dessus l’infanterie, de sorte que le régiment de Saint-Vallier a été le seul qui a été aux mains avec les barbares. Même des sergents se sont battus avec les janissaires41 à quarante pas des drapeaux. Ils perdirent sur le champ de bataille quatre capitaines et quatre de blessés, cinq sergents de tués, six lieutenants et blessèrent au moins cinquante soldats qui demeurèrent sur la place. Trois tambours furent tués en battant la charge. Le colonel [fut] blessé légèrement avec plusieurs coups dans ses armes. Ce régiment faisait son devoir dans le poste [14, f° 7 v°] […]. Le régiment de Lorraine, qui suivait celui de Saint-Vallier par son rang, doubla le pas pour venir au bruit de [la] mousqueterie. Soit qu’il eût rompu le rang et les files en marchant, il est constant qu’il arriva tout en désordre, sans rangs ni files complètes. Les officiers réformés, qui les suivaient avec leurs espontons tout en désordre, sans qu’il y eut un rang de complet, crièrent en arrivant sur le champ de bataille : « Nous sommes perdus, nous sommes coupés par Candie. » Là même, voilà les Turcs qui ont battu monsieur l’amiral sur notre gauche. Le bruit épouvanta les régiments de Saint-Vallier et de Lorraine. Ces deux régiments se mêlèrent ensemble et [il] fut impossible après de les remettre en bataille, voyant aussi que la plus grande partie de la première ligne et toute la seconde s’enfuyaient et l’épouvante qu’ils firent de voir fuir les troupes de la marine qui étaient à demi-quart de lieue de là, sur notre gauche. La plupart crurent que les troupes qui se sauvaient dans la ville, ayant leur drapeau rouge, étaient les Turcs qui venaient à nous. Il est constant, au rapport des officiers commandants, qu’ils ne trouvèrent aucune résistance dans les postes qu’ils attaquèrent, tous les Turcs abandonnant le retranchement et beaucoup se sauvèrent jusqu’au bord de la mer, mais une terreur panique les ayant pris, ils abandonnèrent tout ce qu’ils avaient gagné. Chacun se sauva pour repasser la ligne, où je croyais que nous rallierons notre infanterie, mais [15, f° 8] la plupart des officiers montrèrent le chemin aux soldats tant […] l’épouvante était grande. Monsieur de Navailles vint à la tête de tous les régiments pour les faire combattre, même il prit le drapeau de quelques régiments pour les obliger à se rallier. Cela fut fort inutile, la frayeur avait saisi le cœur des Français, la plupart n’ayant jamais vu le Turc ou d’occasion.

17. L’attaque de Sabionera, dans Das lange bestrittene Königreich Candia…, op. cit. Gravure de Mathaeus Merian
- 42 Domenisse fait allusion à la défait de Thionville, en 1639, alors que Feuquières assiégeait la vil (...)
- 43 Le fort de San Dimitri.
- 44 Constantin-Ignace de La Tour d’Auvergne, chevalier ou bailli de Bouillon, chevalier de Malte (1646 (...)
- 45 Jacques, marquis de Boisdauphin, fils cadet d’Urbain II de Boisdauphin et de Sablé, comte de Brest (...)
- 46 Godefroid de Durfort, comte de Rozan (ou Rosan), neveu de Turenne et frère du maréchal de Lorges ( (...)
- 47 François des Essarts, marquis de Linières.
- 48 Candia nova.
9Il faut demeurer d’accord que cette occasion a été bien malheureuse puisque vous voyez les Turcs battus dans le milieu de leur retranchement par les troupes de monsieur l’amiral et par les gens détachés. Le régiment de Saint-Vallier, qui avait pris son poste sur un rideau, fit fuir les Turcs qui étaient en bataille au dessous à leur mode. Jamais troupes n’ont fait action si lâche ni si digne de châtiment que les nôtres. La cavalerie, que commandait Saint-Éstève, fit son devoir. Quand au reste, je le vis combattre comme il fit à Thionville42. Pour lors, je crois qu’il n’y avait plus de salut pour l’infanterie qui était de l’autre côté de la ligne, dans le camp des Turcs. Aussi, à qui s’y trouva, [on les] passa tous au fil de l’épée, on [leur] coupa à tous la tête, tant officiers que soldats. La commune opinion est que si les troupes eussent descendu dans le vallon, au dessous du rideau où le régiment de Saint-Vallier fit halte, il n’en serait pas sauvé un seul. Il est constant qu’au commencement les Turcs fuirent, mais reconnaissant que l’épouvante s’était mise parmi nous, ils nous poussèrent jusque dans la contrescarpe du fort de Metrieux43. Ce fut là que monsieur le chevalier de Bouillon44 pensa être étouffé, tant le désordre était grand. L’on tient que le prince fit si bien son devoir dans cette occasion, quoi qu’il fut avec des troupes que l’on accuse d’avoir pris les premières l’épouvante. Il était capitaine de vaisseau. Dans ce même fossé, il y eut plusieurs [16, f° 8 v°] soldats de tués, entre autre le chirurgien de monsieur de Navailles, qui a été une grande perte pour tous les officiers blessés. Le sieur de Castellan, sergent-major du régiment des gardes et commandant le bataillon des gardes, fut blessé à mort à la tête de son bataillon, lequel se rompit en voyant brûler deux sacs de poudre. Les soldats crurent que c’était des fourneaux. Il fut impossible de jamais rallier pas un de ces soldats, quoiqu’en apparence ce devait être les meilleurs hommes de l’infanterie de l’Europe. Ils portaient tous des moustaches qui épouvantaient les femmes et les petits enfants des lieux où ils passaient. Castellan les avait choisis dans tous les régiments de garde. Sa majesté lui en avait donné le choix. Jugez du reste. Ce fut en cette rencontre et dans ce régiment que le marquis de Boisdaufin45 fut tué ou pris prisonnier après avoir donné beaucoup de marques de sa valeur. C’était un jeune gentilhomme, âgé de dix-huit ans, qui est de grande qualité, frère de madame la marquise de Louvois. Il sortait d’être page du roi la fête de Pâques dernier. Il promettait beaucoup. Il voulut aller à cette occasion avec un mousquet et une bandoulière où il demeura. Le comte de Rozan46, neveu de monsieur de Turenne, fut tué à la tête de son régiment. Le marquis de Linières47, maître de camp du régiment de Lorraine, fut tué ou prisonnier. Castellan fut emporté dans la ville par un gentilhomme de Normandie qui était volontaire auprès de lui, appelé Beaufilet. Le sieur de Castellan, avant [de] mourir, dit à plusieurs officiers que si Dieu [17, f° 9] lui faisait la grâce de réchapper de sa blessure, qu’il ne combattrait jamais à la tête des gardes. Castellan était un des hommes de France aussi propre à servir d’officier général. Il avait l’extérieur beau, il était civil, honnête, fort caressant, le commandement beau et vigoureux. Je puis dire que c’est une perte pour le roi. Monsieur l’amiral avait été à la tête de ses troupes avec monsieur Colbert dans l’espérance de trouver les deux mille hommes que Morosini avait promis de faire sortir par la tête de sa tranchée. Ils se trouvèrent tous deux contrés […]. Les Turcs, au lieu de se sauver à la queue de la tranchée, se retirèrent à la tête et l’on croit que l’épouvante vint de là. Ce prince, outré de colère, se vit abandonné de ses troupes par une terreur panique et que Morosini lui avait manqué de parole. Il alla de son pied droit à l’armée de monsieur de Navailles, qui était encore sur la hauteur vis-à-vis de Candie la Neuve48. Il avait deux gentilshommes avec lui. Ce prince cria : « À moi soldats, je suis monsieur l’amiral. » Son cri ne servit à rien, la peur était trop grande. [Il] se trouva à un point qu’un aide de camp bien monté lui refusa la croupe de son cheval par sa propre déposition. Il était Gascon, mais je ne vois pas que ce fut là un bel endroit pour faire une rodomontade. Il demeura dans le champ, […] mort ou prisonnier.
- 49 Chiffres très largement exagérés : ils dépassent l’ensemble des pertes vénitiennes.
10Ce jour-là fut le commencement des faussetés italiennes. Morosini, qui commandait les armes de la République, avait promis à monsieur l’amiral et à monsieur de Navailles qu’il ferait sortir deux mille hommes de la République à la tête de la tranchée de Sablonnière et quinze cents à l’attaque de Saint -André, pour faire une diversion [18, f° 9 v°] et par ce moyen empêcher le grand vizir qu’il n’allât secourir le quartier de la Sablonnière qui était celui que nos généraux avait projeté d’emporter d’emblée. Ce fourbe d’italien avait promis de faire sortir trois mille cinq cents hommes par les deux attaques de Saint -André et de la Sablonnière. Il est vrai, de bonne foi, que le comte de Frontenac m’a dit qu’il lui fut impossible d’envoyer plus de quatorze hommes à Saint -André et dix-sept à la Sablonnière de renfort. Il avait persuadé au duc de Navailles, en arrivant, qu’il y avait sept mille hommes de soldats des meilleures troupes du monde. Nos généraux crurent cela sincèrement et donnèrent dedans. La suite leur a bien fait voir le contraire. Je ne crois pas qu’il faut demeurer d’accord que les troupes qui étaient dans la place étaient les meilleures troupes de l’Europe et les plus aguerries. Les soldats n’y savaient pas faire l’exercice à la Martinet. Ils n’étaient pas aussi vêtus à sa manière, car le mieux habillé de toute cette garnison, sa dépouille ne valait pas trente sous, mais [un] de ces mal vêtus battrait deux compagnies de maritimes […]. Ils restaient tous dans des postes faits. Ils [ne] montaient jamais la parade ni la garde, buvant, mangeant, couchant toujours dans leurs postes, officiers et soldats. Ces troupes étaient composées de toutes sortes de nations, mais la plupart tous Français libertins, pris par subtilités ou par fouet. Cette place a été assiégée vingt-deux ans ou vingt-trois. L’on fait nombre de plus de cinquante mille Français qui sont morts à la défense de la place, entre [autres] six mille officiers qui sont morts, dont les officiers vénitiens ont un mémoire [19, f° 10] des noms et surnoms et des attaques où ils ont été tués ou blessés, qui sera imprimé à Venise49. Enfin, voici notre entreprise renvoyée. Nous n’avons pas battu les Turcs à l’attaque de la Sablonnière que tous nos jeunes jouvenceaux avaient promis de tous tuer en partant de Paris.
- 50 Cette initiative semble avoir été davantage souhaitée par Morosini et par le duc de Navailles que (...)
11Il faut se résoudre à défendre la place. C’est tout ce que demande Morosini. Il n’a jamais eu d’autres buts. Il est constant, qu’au dire de trois ou quatre personnes dignes de foi, que monsieur de Saint -André-Montbrun eut une joie indicible de voir revenir les troupes du roi en si grand désordre. Il dit qu’il ne voudrait pas pour vingt mille sequins que cela ne fût arrivé au duc de Navaillles. C’est un capitaine républicain qui me l’a assuré lorsque l’on lui apporta la nouvelle, qui était auprès de lui. Morosini pria le duc de Navailles, le même jour de la sortie, de relever ses postes. Le duc de Navailles répondit qu’il ferait réserve des troupes pour voir ce qu’il avait perdu d’officiers, de mousquetaires et de soldats, ce pour lors qui se trouva en assez grand nombre. Le jeudi vingt-septième, l’on commanda au régiment de Saint-Vallier, étant le premier de l’armée, de monter la garde à l’attaque de Saint -André. Le lieutenant-colonel du régiment répondit au comte Dampiere, en ma présence, que ce n’était pas à son bataillon à monter la garde, que c’était aux régiments des gardes de commencer. Le comte Dampierre répondit que la chose était ainsi résolue, que monsieur de Navailles gardait la garde pour quelque grande entreprise qui n’est pas encore arrivée. Je sais bien qu’elle devait [la] monter, car l’intention du roi est que le régiment des gardes fasse le service comme tous les autres régiments. Il doit camper sur la ligne, monter la garde à la tranchée, aller à tous les détachements. Le comte Dampierre objecta qu’il faisait la garde du général. Enfin, le régiment de Saint-Vallier commença de monter [20, f° 10 v°] la garde le vingt-huitième. Le lendemain, vingt-neuf, à la pointe du jour, monsieur de Saint-André-Montbrun alla demander deux cents hommes pour faire une sortie à la tête de sa tranchée50. Le lieutenant-colonel lui répondit : « Monsieur, je ne puis pas détacher du monde de mon bataillon sans ordre de monsieur de Navailles ou des officiers généraux de nos troupes. Ce n’est pas que je n’aie beaucoup d’égard pour vos ordres. Si vous voulez, j’enverrai un officier savoir à monsieur de Navailles s’il l’a ordonné. » Les deux cents que demanda monsieur de Saint- André furent réduits à quarante hommes par monsieur de Navailles, un capitaine, deux lieutenants, quatre sergents. Le capitaine se nommait Chassignie, qui fi t avec ses soldats tout ce qui se put faire dans une pareille occasion. Il fut blessé à la jambe d’une grenade dont il mourut vingt-quatre heures après, les deux lieutenants blessés, des quatre sergents trois de tués et un de blessé et vingt-cinq soldats de tués ou blessés. Mais qui dit blessé en Candie peut dire mort, puisque les moindres contusions aux officiers et aux soldats ont été quasi toutes mortelles à iceux. Le régiment de Lorraine alla relever celui de Saint-Vallier, mais ce ne fut pas sans que tous les commandants du camp ne grondassent fort contre les gardes qui n’avaient pas monté la garde. Chacun cria à qui mieux [mieux]. Cela ne les a pas obligés davantage à prendre leur part que l’infanterie s’est acquise à la défense de la place. Ils ont demeuré dans leur caserne pendant la campagne. Nous avons défendu la place jusqu’au jour de la sortie de la Sablonnière, où monsieur Colbert fut blessé de l’éclat d’une bombe. Il commanda ce jour la détache [21, f° 11] de leur bataillon, trente hommes, et on continua ce pareil détachement et dans le même poste jusqu’au jour de l’embarquement qui fut […] quinze ou seize jours [après]. Le dernier jour que les troupes s’embarquèrent, il y est resté un lieutenant nommé le sieur de Chantourin, qui fit bien son devoir. Il fut blessé dont il en est mort dans [l’abri] qu’il avait fait faire pour le loger au pied de la courtine. Au commencement du mois de juillet, monsieur de Navailles demeura d’accord avec Morosini qu’il prendrait un poste fixe pour les troupes françaises. Morosini voulait que toutes nos troupes gardent les deux attaques, mais nos généraux [n’]en demeurèrent pas d’accord avec ce perfide et déloyal italien, quoi qu’à bien dire nous les avons quasi toutes deux gardées.
- 51 Marquis Ghiron Francesco Villa, dit le marquis de Ville (mort en 1670). Originaire de Ferrare, gén (...)
- 52 Le marquis de Ville quitta Candie le 21 avril 1668, remplacé par Alexandre Dupuy-Montbrun, marquis (...)
12Il montait tous les jours un bataillon de garde à Saint- André, qui détachait un capitaine à la tête de leur camp pour aller au poste de la Sablonnière. Morosini et toutes les excellences vénitiennes s’assemblaient tous les jours chez le duc de Navailles pour le persuader de garder toutes les deux attaques. Il représentait que les troupes vénitiennes étaient extraordinairement fatiguées, qu’il y avait un an passé qu’[elles] n’avaient pas sorti de leurs postes, qu’il leur fallait tous les mois dix-sept ou dix-huit cents soldats pour la défense de la place. Cela était vrai, Candie était une vraie mandragore. C’était à l’attaque de Saint- André où il se perdit tant de monde du canon, des bombes et des grenades, des flèches et des pierres jetées par des mortiers. Très peu de soldats et d’officiers ont été tués de la mousquetade, n’ayant jamais vu de siège, depuis vingt-six ans, où il fut moins tué de gens du mousquet qu’en celui-là, mais une quantité de grenades effroyable. Il fait [22, f° 11 v°] bon d’apprendre à ceux qui n’ont pas été à ce siège de la façon que l’on jette les pierres. L’on charge un mortier de poudre, l’on le bourre avec des cailloux. L’on remplit le mortier de grosses et de petites pierres, puis on met le feu au mortier. Cela élève les pierres aux nues et [elles] tombent comme la grêle. C’a été le marquis de Ville51 qui a inventé cela lorsqu’il était général de cette république, où il s’est acquis de la réputation. Monsieur de Saint- André-Montbrun52 lui a succédé car vous savez qu’un honnête homme et qui a bien du mérite ne peut pas servir longtemps une aussi méchante et si perfide nation que la vénitienne. Monsieur de Saint- André-Montbrun m’a dit qu’un bombardier mal traité du commandant de la place s’alla rendre au grand vizir et ensuite que les Turcs accablèrent la ville de pierres. Ces mortiers tiraient jours et nuits de part et d’autre. Ils appelaient cela « saccy ». Ces « saccys » nous ont plus tué de soldats que la mousqueterie. Entre autre, monsieur Le Bret fut fort blessé au bras en allant visiter les postes de Saint- André. L’armée a défendu le poste de Saint- André cinquante jours sans perdre dix pas de terrain, quoique nous ayons pris nos postes à la longueur d’une pique des infidèles. Les troupes avaient été longtemps sans voir d’occasion. Les premières les épouvantèrent, mais à la fin ils étaient aussi vaillants et déterminés que les Turcs. Même nos soldats se battaient dans leurs postes à coups de pierre à la main, faute de grenades. Il fallait se servir de pierres le jour. Il y a une chose remarquable dans ce siège, c’est que si nous ne commencions pas à leur tirer, ils ne nous tiraient pas, aussi les excellences vénitiennes nous disaient qu’il ne les fallait pas irriter, qu’ils [23, f° 12] ne nous diraient mot, que c’était là une de leurs maximes. Cependant, le camp turc travaillait toujours à la tête de leurs boyaux et gagnait le chemin de la ville. Si on lui tirait dix volées de canon, ils en tiraient cinquante et de tout le reste du feu d’artifice à proportion. Le grand vizir a toujours été le maître des batteries des Vénitiens. Nos canons ne firent pas [face] aux batteries de nos attaques plus de six heures d’abord. Elles étaient bouleversées, nos embrasures toutes écroulées, nos pierres jetées sur le côté. Le terrain était de sable. Les Vénitiens n’avaient pas un seul gabion, ni fascines et très peu de piquets, quoi qu’ils aient toujours été maîtres de la mer et leur port libre par la force de leurs vaisseaux, galéasses et galères. Leur artillerie était en très mauvais ordre, quoiqu’ils en eussent nombre. L’on m’a assuré de quatorze cents pierrières, tant petites que grosses, depuis cinq livres de balles jusqu’à quatre-vingt. Ils n’avaient plus de grenades lorsque l’armée arriva. L’on leur donna toutes les nôtres, avec quinze mille palissades, cent chevaux de frise que nous leur portâmes de Toulon. Toutes leurs embrasures [n’étaient] que de sacs de terre qu’il fallait accommoder toutes les nuits. Leur chiourme leur servait à cela, avec quelques hommes commandés. Ces pauvres malheureux galériens servaient de chevaux d’artillerie dans la place. C’était eux qui faisaient tous les travaux, quoi qu’ils fussent chargés de fer. Ils ne reposaient que trois heures, jour et nuit. C’était depuis onze heures jusqu’à deux. L’on appelle cela l’heure brûlée aux grands rayons, car l’on est roussi tout vif en ce pays. Et pour revenir à l’artillerie des Vénitiens, elle était fort en désordre lorsque les troupes du roi y arrivèrent. Quasi tous leurs canonniers avaient déserté [24, f° 12 v°] dans le camp du grand vizir. Nos officiers d’artillerie prirent soin des batteries des attaques de Saint-André et de la Sablonnière, qui firent bien leur devoir pour n’avoir rien de tout ce qu’il leur fallait. Mais à parler juste, jamais artillerie au monde n’a été si bien servie que celle du grand vizir. J’ai fait compter par un homme expert combien il se tirait de coups de canon. Il mesura de mille volées le jour et la nuit de part et d’autre, au moins cent bombes, tant turques que vénitiennes. J’ai vu en ce siège une chose extraordinaire et peu commune dans toutes les attaques et défenses de place. Une bombe tomba dessus une caponnière. Elle pénétra et perça toute la terre en tombant. Elle tua dix officiers et vingt-sept soldats qui étaient dessous la caponnière. J’ai ouï parler au premier siège d’Arras [qu’]une bombe tua dix personnes dans une maison, mais je n’avais jamais vu ni ouï dire trente-sept. Ce carnage arriva le vingt-septième juin […]. Chaque garde qu’un bataillon montait, il n’y avait que trois cents grenades, trente balles luminaires, autant de pots à feu, douze ou quinze bombes à la main. Il aurait fallu au moins à chaque garde d’un bataillon mille grenades. Les ennemis n’en manquaient pas et aussi n’ont-ils attaqué la place qu’à coups de grenade. Il n’y avait pas de nuit à l’attaque de Saint-André qu’ils n’en jetassent plus de mille ou douze cents. Nous n’avons jamais eu la dixième partie du feu d’artifice qui nous était nécessaire pour défendre nos postes, ne pouvant les soutenir que par ce seul [25, f° 13] moyen. La mousqueterie n’y faisait rien, attendu la profondeur de terre [des] retranchements, ce qui obligeait nos soldats, comme j’ai dit, de se battre à coups de pierre à la main à la longueur de nos espontons qui sont de celle de nos demi-piques. Les ennemis nous tiraient fort souvent des sentinelles avec des crochets et nous disputions après à qui les aurait chacun de son côté. Ils nous jetaient le fer […] de façon dérobée, au pied de nos sentinelles avancées pour [les] emporter hors de nos postes. […] D’abord que nous posions un sac à terre à une brèche, les ennemis ne manquaient pas de les venir arracher avec.

18. L’attaque de San Andrea, dans Das lange bestrittene Königreich Candia…, op. cit. Gravure de Mathaeus Merian
13Je crois [que] ceux qui n’ont pas vécu la guerre en Candie peuvent dire n’avoir rien vu. J’en passe pour toutes sortes de feux d’artifice, pour la garniture des fourneaux et mines et pour le nombre de morts et les cruautés que les soldats vénitiens exerçaient sur le Turc. Quand par hasard il s’en prenait un à la sortie ou qu’un de nos fourneaux, que les Vénitiens appellent fougasses, sautaient et que quelques Turcs tombaient dans nos retranchements, sur l’heure même les soldats vénitiens couraient leur couper la tête et les autres, qui n’avaient pas la tête, coupaient le corps en plusieurs parties pour [le] faire rôtir entre autre. Ils se battaient à qui aurait le prix. J’ai vu, étant allé à la tranchée de Saint- André, sauter un fourneau à Sainte-Pélagie qui enterra cinq soldats des infidèles, un desquels tomba sur les pieds au corps de réserve. D’abord qu’il fut à terre, il mit le sabre à la main, quoi qu’il se trouva environné de deux cents soldats des nôtres. Il voulut mourir [26, f° 13 v°] glorieusement les armes à la main, mais il fut coupé par morceaux pour être roussi ou bouilli. On dit que les Turcs en faisaient de même des chrétiens. Les officiers de cette république m’ont assuré que les plus beaux baudriers qui [se] portaient dans la ville étaient en peau de Turcs. J’en [ai] vu que l’on m’a persuadé d’en être. Je m’en rapporte à ce qui en est, mais à dire les choses sincèrement ce sont les plus vaillants hommes du monde qui méprisent le plus la vie. J’ai vu quatre Turcs à pied aller le sabre haut à la main attaquer un escadron de trente maîtres, tout le long de la courtine du bastion de Jésus, où monsieur de Colbert était. Cette nation court plus vite à pied qu’un cheval français de dix pistoles, quand ils vont d’un quartier à l’autre, et courent comme des lièvres. Nous le voyons tous les jours sur le rempart. Autrement, l’on n’en pourrait pas dire de nouvelles, cette guerre étant fort différente des autres. L’on ne fait jamais de prisonniers ou très rarement, ainsi l’on n’envoie jamais ni de tambours, ni de trompettes pour réclamer des prisonniers. Il ne faut jamais avoir pour objet que la mort lorsque vous allez combattre les infidèles, de quartier il [ne s’]en donne presque pas. Les moindres contusions que vous recevez dans un combat, vous n’en réchappez pas, de sorte qu’il faut vaincre ou mourir.
14Cette place assiégée depuis vingt-trois ans, qui a fait tant de bruit dans l’Asie et dans l’Europe, est une de celles qui a été la plus mal attaquée et la plus mal défendue. Il ne s’est jamais fait une action de main vigoureuse, sur le rapport que m’en ont fait les plus anciens officiers. Premièrement, les Vénitiens n’ont pas défendu le dehors. Ils se sont laissés emporter d’emblée. Les [27, f° 14] Turcs ont fait bâtir Candie la Neuve à une petite lieue française de Candie lorsqu’ils prirent la résolution d’attaquer la ville. À succession de temps, ils [se] sont fortifiés et ont bâti des maisons. D’abord ils commencèrent à faire porter ce lieu à la portée du mousquet de Candie. Ayant reconnu [que] le terrain ne valait rien, à cause du roc, ils ont élevé une montagne de terre si haute et si spacieuse qu’elle leur a fourni au tout qu’ils en ont eu besoin pour faire leurs tranchées avec des sacs de terre. Il n’y a que les armées mahométanes qui puissent avoir cette patience.
- 53 Domenisse n’est guère explicite quant à l’organisation de l’armée ottomane, dont l’efficacité repo (...)
- 54 S’inspirant peut-être du système mis en œuvre par les Turcs au siège de Candie, Vauban perfectionn (...)
- 55 E. Eickhoff, Venedig, Wien und die Osmanen…, op. cit., p. 235-238.
15Il se trouve encore quelques officiers dans la place du commencement du siège. Ils étaient très rares à moins d’être nobles vénitiens. C’était un miracle d’en trouver un autre. Jamais nobles vénitiens ne se sont exposés à une occasion. Ils disent qu’il faut conserver le sang de la République. Je le tiens de bon sang. Les Turcs [ne] sacrifient pas leurs troupes comme la plupart des chrétiens croient. Ils les conservent beaucoup et particulièrement les janissaires. Leurs troupes sons fort différentes des nôtres. Ils n’ont jamais que quatre hommes à la tête de chaque boyau qui travaillent. Ce sont [des] forçats pour l’ordinaire. Il y a quatre janissaires qui soutiennent ces quatre esclaves, le sabre à la main. Si les forçats ne travaillent pas [aussi] bien qu’ils puissent, pour toutes sortes de feux d’artifice qui leur tombent dans les jambes, le janissaire 53 lui coupe la tête. Il n’y a qu’aux sorties où il soit permis de se retirer. Leurs tranchées sont fort profondes54, toutes couvertes de bois et de terre par dessus, avec des ballots de laine. Morosini m’en dit que le Grand Seigneur avait dépensé pour six millions de ballots de laine à ce siège-là. Leurs redoutes sont à quatre-vingts pas [28, f° 14 v°] l’une de l’autre, avec trois rangs de canonnières, l’une à fleur de front, l’autre dans le milieu et la dernière toute au dessus. Il n’y a qu’un petit trou pour entrer dedans. Les retranchements sont faits en sifflet de chaudronnière. Ils se communiquent les uns dans les autres en façon de galerie à la tête de leurs boyaux [à] trente pas de leurs travailleurs. Il y a des tranchées palissadées avec de la terre et des canonnières, de sorte que quand l’on veut faire une sortie l’on ne peut pas suivre la tranchée55. Les tranchées flanquent dans le milieu des boyaux de l’un à l’autre. Il ne se passait pas de jour dans ce siège, dans le temps que les armées de Sa Majesté y ont été, que le duc de Navailles n’allât visiter tous les postes, tant jour que nuit, et je tiens que c’est permission de dieu qu’il n’ait pas demeuré dans toutes les occasions où il s’exposait journellement. Il ne se passait guère de jours dans ce siège que les Vénitiens ne fissent sauter quelques fourneaux. Il y avait des jours que l’on n’en a fait sauter jusqu’à six. Ç’a été la seule défense de cette place. Il y avait toujours quelque malheureux soldats enterrés par le moyen des fougasses, tant de part que d’autre.
- 56 Les galères de Rospigliosi et de Vivonne arrivèrent le 3 juillet 1669 à Standia. Ils ne se rendire (...)
- 57 Lors du conseil de guerre du 13 juillet, un projet de sortie générale du côté de Sabionera, appuyé (...)
16Le treize de juillet56, [arriva] le seigneur de Rospigliosi, neveu du Saint-Père le pape, qui devait servir de généralissime à la tête de toutes les troupes des princes chrétiens qui devaient envoyer un grand secours contre les infidèles, ce qui n’a pas [été] exécuté de pas un de tous [29, f° 15] les autres princes, à la réserve des troupes de Sa Majesté, qui pouvaient être au nombre de sept mille hommes. Il arriva, comme je vous ai dit, le treizième juillet [avec] le comte de Vivonne, général de nos galères, pour tout secours que le seigneur de Rospigliosi amena en Candie sur treize galères et galiotes de France sur lesquelles étaient les régiments d’Ispagnie, Château-Thierry, La Fère, qui faisaient en tout huit compagnies de quatre-vingts hommes chacune qui s’étaient embarquées à Toulon comme nous avons dit ci-devant. Le seigneur de Rospigliosi amena avec lui nos galères, qui l’allèrent prendre à Civitavecchia avec cinq galères de Sa Sainteté sur lesquelles il n’y avait que cinquante-deux médailles de cuivre et douze chapelets par compagnies d’infanterie, de sorte que ses galères se trouvaient chargées de chapelets, de médailles et de bénédictions que le Saint-Père nous envoya avec les galères de Malte qui portaient des chevaliers. Mais un secours de soixante mille hommes bien aguerris aurait été un remède plus salutaire pour chasser le grand vizir. Il amena aussi avec lui la charge de deux brigantins de glace et au diable le soldat. Le drôle de grand vizir n’est pas un homme que [l’on] chasse de son poste avec des bénédictions, des chapelets et des médailles. Bref, le seigneur généralissime arriva dans la place. Il alla voir le duc de Navailles et le sieur Morosini et de Saint- André pour conférer ensemble [de] ce qu’il y avait à faire pour chasser les ennemis57. Mais entendant le canon et les bombes près de ses oreilles, chez le duc de Navailles, il jugea à propos de se rendre devant le jour pour s’en retourner à l’instant boire à la glace, car dans la ville nous buvions tous chaud et assez sale.
- 58 W. Bigge, Der Kampf um Candia…, op. cit., p. 182.
- 59 La Thérèse, vaisseau commandé par d’Hectot, aurait explosé à la suite de la fausse manœuvre d’un m (...)
- 60 F. S. D’Alquié confirme les pertes subies par le duc de Navailles. Cf. F. S. D’Alquié, Les Mémoire (...)
17Cette visite faite à notre général et aux généraux vénitiens ne fut pas sans avoir résolu une grande canonnade de tous les vaisseaux de guerre, tant français que [vénitiens]. [30, f° 15 v°] Pour cet effet, monsieur de Vivonne, comme général des galères, donna les ordres au sieur Martel, qui servait de vice-amiral, de faire tenir les vaisseaux prêts au premier jour de bonace pour aller canonner le camp du grand vizir qui était campé à l’attaque de Saint-André. Cela fut exécuté le vingt-quatre de juillet58. Toute l’armée navale approcha à la portée du mousquet du camp des Turcs et en passant tous les vaisseaux lâchèrent une bordée de leur artillerie. Chaque vaisseau de guerre avait une galère pour le remorquer. L’on fait compte, à cette occasion, qu’il y a bien eu trente mille volées de canon en trois heures dans le camp du grand vizir, sans qu’il [n’y] ait jamais eu que deux soldats turcs de tués, au dire d’un janissaire que l’on fit prisonnier deux jours après. Monsieur de Vivonne fut fort du sentiment de la canonnade. Ce fut en cette occasion que le vaisseau la Thérèse périt59. C’était un des plus beaux vaisseaux de l’armée navale, sur lequel il y avait quarante pièces de canons de fonte, sans celles de fer. Il y avait dans le vaisseau six à sept cents hommes, tant matelots que soldats, officiers ou volontaires, sans qu’il [ne] se sauva un seul homme qu’un contre-maître. Ce vaisseau fut emporté aux nues à la vue des troupes et de la garnison. L’on ne sait pas de quelle façon le feu prit aux poudres, mais on sait bien que monsieur le duc de Navailles y a perdu plus de cinquante mille écus, étant dans les débris de son vaisseau60. Nous n’aurions point manqué de viande cuite en Candie.
- 61 François III d’Aubusson, comte de Roannais, maréchal-duc de La Feuillade (1625-1691). Il avait épo (...)
18Aussitôt que nous commençâmes à défendre la place, il nous fallut travailler à nous retrancher pour la survie de nos vies. Nous fîmes un ouvrage couronné à trois de nos bastions, que les Vénitiens appellent [31, f° 16] retirades. Tous les régiments travaillaient jour et nuit pour nous mettre à l’abri des assauts que nous ne pourrions pas soutenir si le grand vizir l’eut donné le jour de la sortie ou le lendemain. Jamais troupe nous parut avoir plus de consternation que la nôtre, tant officiers que soldats. Je ne m’étonne pas si le duc de Roannais 61 a dit, à son retour de Candie, que nos braves de France ne sont que des demi-braves. En ce pays-là, j’ai vu beaucoup d’officiers qui avaient perdu leur boussole. Jamais le Turc nous fi t une tentative avec cinquante hommes pour nous venir insulter un logement, sinon un jour qu’ils attaquèrent le régiment de Jonzac où ils firent bien leur devoir et surtout le colonel, qui se fi t signaler à toutes les rencontres où il se trouva. C’était le seul colonel que le roi avait dans ses troupes en Candie.
19Il est assez extraordinaire de voir des femmes aller aux occasions et surtout à une brèche pour soutenir l’assaut. Cependant, il est constant que toutes les femmes en Candie étaient mises dans des escouades de cinquante chacune. Et d’abord que l’on forma l’armée au bruit de la cloche de Saint-Marc, elles se rendirent toutes à leur poste, ainsi que les soldats, avec un pot en tête et leur esponton à la main, leurs bas troussés jusqu’aux genoux, marchant deux à deux, l’une à la tête et l’autre à la queue. C’est une chose que j’ai vue à la première alarme que nous avons eue dans la place. Elles étaient accoutumées au feu. Elles se moquaient du canon.
- 62 Jacquier en fait. Il était commissaire général des vivres.
20Jamais le roi ne donna un si bon ordre pour la subsistance de ses troupes que celles de Candie. Elles ont eu de fort beaux pains, du bon vin, de bonne chère et du fourrage en grande suffisance. Monsieur Jacquion62, qui en a eu le soin, s’est acquitté dignement de sa commission. C’est un des hommes de France les plus capables et [qui] sert bien une armée, là où un autre [32, f° 16 v°] mourra de faim et je soutiens que le roi ne se puisse pas passer d’un homme du monde qui a le plus d’intelligence dans toutes ces affaires. S’il avait pris le soin de l’hôpital aussi bien que des vivres, nous n’aurions pas perdu tous nos soldats faute d’aliments et de médicaments.
- 63 En 1654.
- 64 Les chiffres les plus vraisemblables font état, pour la période 1667-1669, de plus de 120 000 suje (...)
21Candie est située sur le bord de la mer. Il y a quasi la moitié de la ville que la mer touche contre les murailles. La ville est plus grande qu’Amiens de beaucoup. Il y avait, devant le siège, trois beaux palais, d’assez belles églises, tant romaines que grecques. À présent, il [n’]y a plus une maison entière. Tout est bouleversé du canon et des bombes. Tous les toits des maisons sont dans les caves, tous les fors des caves sont au dessus des maisons. Jamais il n’y a eu de spectacle si affreux que l’entrée de cette misérable ville. Elle est semblable à ces anciens faubourgs d’Arras63. C’est la représentation de la ville de Troie. Tous ses bastions et ses courtines sont abattus de coups de canon, tous les jardins et les rues servent de cimetière. À la fin du siège, nous ne trouvions plus point à mettre les corps. Les Vénitiens ont perdu deux cent mille hommes à la défense de cette place, le Turc trois cent mille64, ainsi vous voyez par mémoire la quantité d’âmes qui ont passé par ce pays-là en l’autre. Cela n’a pas fait les Vénitiens plus gens de bien. Candie a été de tout temps l’asile de tous les scélérats de l’Europe. C’est la ville du monde où le vice a le plus triomphé. Il n’y a point de péché énorme et à voir qui ne se connût et [ne fût] commun dans cette ancienne cité. La sodomie n’était qu’une peccadille pour eux. L’on voit bien visiblement que c’est dieu qui a vengé sa querelle, qu’il a voulu exterminer une nation qui fut persécutée de tout temps. [33, f° 17]
- 65 De La Croix, intendant d’armée. Décédé en mer en octobre 1669.
22Au voyage de Candie, les troupes avaient quatre commissaires qui n’ont pas disputé de combattre à la gauche du commandant des corps. Ils se mirent chacun dans une cave, desquelles ils ne sont pas sortis que pour leur retour. Il fallut que le sieur Murat, parent de l’intendant, et le sieur Magloire, trésorier, allassent tous les jours faire la revue aux travailleurs, lorsque les troupes faisaient la retirade. Il y en eut un des quatre qui se fit « barbaudier du castu », c’est-à-dire en terme de l’argot. Monsieur Ort [était] économe de l’hôpital, où il a fort bien réussi. La lésine et le peu de soins furent cause qu’il n’a pas guéri de soldats. Quoique Sa Majesté eut donné un fonds de quatre mille cinq cents livres par semaine, l’on ne dépensait pas quarante pistoles. Jamais l’hôpital n’a été si mal servi. Il y manqua toutes sortes de médicaments et de chirurgiens. Le plus habile ne savait pas saigner, huit jours après qu’il fut arrivé. Il n’y avait ni térébenthine, ni égyptial pour panser les blessés. On les pansait avec de la charpie de cordes trempées dans de l’eau de vie. Sa Majesté ordonna au sieur Delacroix65, intendant de ses troupes, de donner à tous ses officiers blessés, savoir cent francs aux capitaines, vingt-cinq écus aux lieutenants. Cela a été exécuté fort ponctuellement, même un peu trop facilement.
- 66 Dominisse souligne l’opiniâtreté de Murad IV qui découlait de la stratégie immuable de l’empire, l (...)
23La politique du Grand Seigneur est qu’il n’abandonne jamais ce qu’il a une fois entrepris66. C’est une belle action du grand vizir de n’avoir pas levé le siège en voyant arriver une armée navale de cent-vingt voiles, tant grandes que petites, et vingt-quatre galères. Les provinces étrangères [34, f° 17 v°] qui voyaient marcher nos vaisseaux nous croyaient vingt-cinq ou trente mille hommes.
- 67 Il s’agit, sans aucun doute, du corps des janissaires affilié à la confrérie des bektachis, du nom (...)
- 68 Le 20 août 1669, le duc de Navailles prit la décision de rembarquer les troupes françaises. L’opér (...)
24Il s’est trouvé dans nos gardes de tranchée une chose assez extraordinaire. Les soldats, tant chrétiens que turcs, dans leurs postes avancés, faisaient trêve entre eux et se faisaient des présents de part et d’autre. Les chrétiens donnaient du vin aux Turcs67, qui leur était fort commun dans la ville, les Turcs leur donnaient du raisin, des fruits, qui étaient fort rares dans la ville, d’autres des mouchoirs à la persane. Cela est arrivé trois ou quatre fois de ma connaissance, bardant la bonne foi les uns aux autres. Les vrais Turcs sont fort gens de parole, mais les Français reniés, qui sont parmi eux, sont pires que les diables. L’on faisait nombre de quatre mille reniés dans le camp des Turcs. Morosini a moins de bonne foi que ses soldats en avaient les uns pour les autres. Il ne s’en pique pas, aussi est-il vénitien. Il a manqué de parole en toutes les choses du monde qu’il a promises à monsieur de Navailles. Il a commencé le jour de la sortie générale et a continué jusqu’à notre rembarquement68. Morosini est un grand homme bien fait, beaucoup d’esprit, fourbe en diable, adroit, ferme et vigoureux, ne s’étonnant de rien pour quelque chose qu’il arrive. Je l’ai vu en plusieurs rencontres où un moins habile homme que lui aurait été embarrassé. Son port [35, f° 18] majestueux, avec sa grande résolution, l’ont toujours tiré d’affaire. Le jour de la sortie, le désordre avec lequel nous rentrâmes dans la ville ne l’étonna pas. Aussi, n’y avait-il perdu personne des siens.
25L’ordre était bien établi dans la ville. L’on y vivait à bon compte pour une ville assiégée. La livre de bœuf y valait dix sols et le mouton douze, la livre de cheval sept, les poulets et les pigeons quatre francs et demi la paire, une grappe de raisins trente sols, la livre de bois un sol. Les chevaux enrageaient de faim. On donnait par jour un picotin de son et un de fève à chaque cheval de la cavalerie. Elle était campée sous les voûtes du port, ce qui obligeait tous les pauvres chevaux à manger tous les mâts des galères. La République m’en avait donné un auquel je fis ajouter à sa portion deux pains de munitions. À la fi n du temps, il se jetait sur mes gens. Il mangea pour une nuit trente brasses de mèches. Il pensa étrangler un de mes laquais de la belle rage de faim.
- 69 Les Français participèrent à la construction d’une double retirade allant du bastion de Betelem ju (...)
26En vérité, Candie n’en pouvait plus quand nous y sommes arrivés. Il leur manquait de toute chose généralement au monde. Nous y portâmes l’abondance avec nous. Sans le secours de Sa Majesté, la ville se serait rendue deux mois et demi plus tôt qu’elle ne fît. C’est un miracle qu’elle [36, f° 18 v°] n’a pas été emportée d’assaut en l’état que nous la trouvâmes. Nous leur avons bien défendu leur place, nous leur avons fait une bonne retirade à trois demi-bastions69, sans laquelle ils n’auraient pas eu de capitulation, et par là cette nation aurait été récompensée d’une partie de ses crimes. Ce travail a coûté furieusement de soldats. Il ne se passait pas de jours qu’il n’y eut cinq ou six hommes de tués par régiment. Tous les régiments de cette armée n’étaient composés que de quatre ou deux compagnies par corps. Il n’y avait que le seul régiment d’Harcourt de dix compagnies. De sorte que le petit nombre de compagnies fit en peu de temps le petit nombre de soldats, étant dans tous les endroits de la ville à l’occasion.
- 70 Des Réaux de la Richardière, Le voyage de Candie…, op. cit., p. 144 : « Le comte de Dampierre, bri (...)
27Il n’y avait pas une maison, ni une église, ni rue, ni coin de cave où l’on pouvait être assuré de sa vie. Il y avait bien plus de risques d’être tué de la mousquetade dans les rues et aux fenêtres de sa maison, dans la cour, qu’aux postes où étaient les attaques. Toutes les balles de leurs mousquets pèsent cinq ou six onces. C’est pourquoi les officiers et soldats étaient tués bien souvent dans les rues. L’on ne voyait que des enterrements continuels. Chaque enterrement d’officier coûtait six pistoles. Je n’ai point trouvé qu’il y eut de plaisir de se faire enterrer en ce pays-là. [37, f° 19] Il en coûtait trop cher. Le feu comte Dampierre était de bon sens. Deux heures avant de mourir, il ordonna par son testament, d’abord qu’il eût été blessé du coup de canon dans la rue, qu’on l’enterrât dans un cimetière devant la porte de son logis, sans cérémonie, et qu’ainsi bien il n’entendait point le latin ni le grec. Six mille officiers de morts à six pistoles la pièce font vingt mille écus qu’il trouvait mal employés, tant au grec qu’au latin, sans même excepter les romains. Le comte Dampiere périt à la fin du siège après avoir bien fait son devoir70. C’était le seul officier général qui restait à monsieur de Navailles, monsieur de Colbert et Le Bret ayant été blessés. Il fallut que monsieur de Choiseul prît jour de maréchal de camp, le jour même de la mort du comte Dampierre, lequel avait un brevet du roi de prendre jour de maréchal de camp le dernier jour que les troupes se rembarqueraient pour venir en France. Sa réception fut avancée de dix jours [par] manque d’officiers généraux.
28L’occasion pour laquelle monsieur de Navailles a fait une si grande perte sur le vaisseau qui périt le jour de la canonnade est que tous nos généraux, voyant la ville à la veille d’être prise d’assaut, firent rembarquer toutes leurs bonnes hardes la nuit, secrètement, de peur d’une insulte. On dit même qu’il y avait une chaloupe toujours [38, f° 19 v°] prête au port en cas de besoin pour eux. Le jour de la canonnade, monsieur de Saint- André empêcha une sortie de trois mille hommes, lesquels étaient couchés sur le ventre, attendant le signal. Si les Français eussent donné, il ne s’en serait pas sauvé un seul, tous les janissaires étaient sous les armes qui seraient venus couper les chrétiens tout le long des courtines. Le sieur de Saint- André eut avis de cela par un Grec. Quoique très mal intentionné pour l’honneur des armes du roi, il empêcha ce coup. L’on croit qu’il appréhenda un assaut général par le grand vizir. C’était le vrai parti qu’il avait à prendre pour entrer dans la ville, la retirade n’étant pas à moitié faite.
- 71 François-Bénédict Rouxel de Médavy, marquis de Grancey (1635-1679), capitaine de vaisseau en 1663 (...)
29Le comte de Grancey71, maître de camp d’un régiment et capitaine d’un vaisseau, servant à la tête de son régiment dans la place, demanda à servir de brigadier à monsieur de Navailles, ce qui ne lui put être accordé. La plus forte raison, c’est qu’il n’était point au pouvoir du général de faire des officiers généraux, mais bien de pourvoir aux autres charges, à la réserve des gardes et des régiments. Ce colonel est le seul capitaine des vaisseaux qui ait quitté son bord pour venir à la [39, f° 20] défense de la place. Il a très bien fait son devoir. C’était un des colonels qui faisait le plus de dépenses dans la ville et qui en a le mieux usé sur son bord au passage des troupes.
- 72 Soit le 30 juillet ou le 1er août 1669.
30Sur la fin du siège, c’est-à-dire dix-huit ou vingt jours avant de partir72, les régiments étant fort affaiblis en officiers et en soldats, l’on ordonna aux officiers réformés de monter la garde par brigade au poste de Saint- André, aux corps de réserve de l’infanterie. Les mousquetaires les relevaient et [ils] roulaient ensemble les uns après les autres. Cela les fâcha assez que l’on leur fasse monter la garde de même que des soldats. Ce corps-là a été celui de toute l’armée qui a rendu le moins de service. Cela [est] fondé sur ce qu’ils étaient tous aussi grands maîtres les uns que les autres et qu’il n’y avait aucune obéissance ni aucune déférence entre eux. Le caporal du dernier régiment de France est plus absolu qu’un brigadier [ou] qu’un sous-brigadier de ces messieurs-là. Aussi, monsieur de Navailles a été obligé de leur dire plusieurs fois qu’il aimerait mieux avoir une armée à commander de cent mille hommes que vingt officiers réformés. Ce corps, sur qui Sa Majesté comptait pour une action de grande vigueur, peut se vanter d’avoir le plus contribué au désordre [40, f° 20 v°] qui nous arriva à la sortie. Le roi peut voir par là que toutes les troupes où il y a un colonel et un lieutenant-colonel qui ne sont point absolus ne peuvent jamais faire une bonne action pour l’honneur de ses armes. La principale chose et la plus nécessaire à la guerre c’est l’autorité. Il y en a de beaux exemples dans cette dernière campagne. Mais comme toutes les choses sont perverties et qu’un chacun est le maître, tout le monde commande et que le dernier arrivé dans un corps est le plus habile, personne ne se veut faire d’affaire. Ainsi tout est en désordre et quand on va aux ennemis, c’est à qui criera le plus haut. Pour moi, j’aimerais mieux, si j’étais officier, un poltron dans un corps qu’un parleur.
- 73 Sous-entendu le 23 juin, jour du conseil de guerre qui avait réuni les différents généraux françai (...)
- 74 Les troupes vénitiennes durent ce jour-là relever les troupes française : 100 hommes au poste de S (...)
- 75 Standia.
- 76 Le marquis de Grancey.
31Jamais il ne s’est vu si peu de joie dans le cœur des Français qu’ils en ont eue depuis le 22 du mois de juin 73 jusqu’au 22 août74, qui fut le jour que les Vénitiens vinrent prendre nos postes que nous avions défendus depuis le 28 de juin. L’on commanda trois régiments pour demeurer derrière la retirade que nous avions faite, de peur que les Turcs ne donnent un assaut. Cependant que nos troupes s’embarquaient, elles demeurèrent avec le comte de Choiseul, maréchal de camp, jusqu’au 29 qu’elles [41, f° 21] s’embarquèrent pour nous venir joindre à l’Estandie 75 où étaient tous les vaisseaux en les attendant. Morosini, qui est le plus grand fourbe du monde, et monsieur de Saint- André-Monbrun, pas trop ami de la France ni de monsieur de Navailles, firent une tentative pour empêcher que ces trois régiments ne retournent joindre l’armée, ce qui obligea le comte de Choiseul d’en donner avis à monsieur de Navailles qui était malade et embarqué sur le bord du comte de Grancey76 pour son retour. Monsieur de Navailles manda au comte de Choiseul de s’en venir à la tête des trois régiments, tambour battant, droit au port où toutes les chaloupes de l’armée les attendaient. Le sieur de Saint- André et de Morosini, voyant la résolution des Français, les laissèrent embarquer sans aucune opposition le dernier jour du mois d’août. Nous mîmes à la voile pour revenir en France, là où nous avons demeuré quarante jours pour arriver à Toulon, faisant très méchante chère sur tous les bords, méchante eau et méchant vin sur toute chose.
- 77 Le 25 août 1669.
32Devant que de partir de la ville, il arriva quinze cents hommes de renfort aux Vénitiens que la République leur envoyait. C’était la raison pourquoi [42, f° 21 v°] monsieur de Navailles avait laissé le régiment des compagnies Montperoux et La Fère en attendant que le secours fût débarqué. Les Turcs firent une tentative pour emporter un logement à Sainte-Pélagie. Pour cet effet, il y eut trente hommes qui poussèrent le sabre à la main criant « Allah, Allah » jusqu’à la traverse le long de la mer et jusqu’à la fausse-braie de la retirade que nous avions faite. Les Vénitiens appellent cela un assaut général à cause que du même temps ils firent la même entreprise à la Sablonnière77. À vous dire les choses comme elles sont, c’est la seule action de vigueur qu’ils aient faites pendant soixante jours que les armées du roi ont été dans la place. Les gens qui ont été à la guerre savent bien que l’on ne donne pas un assaut avec trente hommes. L’on appelle cela tâter le pouls pour avancer un logement. Cependant, vous verrez au premier jour dans l’histoire l’assaut général de Candie. Quant à moi, je n’y étais pas, j’étais embarqué pour mon retour, mais j’ai ouï dire au sieur de Dinans, aide de camp de monsieur Le Bret, qui est un homme qui se connaît assez bien aux choses par la longue expérience qu’il a dans le métier, que cette occasion n’avait pas été grand chose.
33Il y eut le chevalier de La Major, du bataillon de Malte, qui eut les deux cuisses [43, f° 22] percées après avoir bien fait son devoir pendant huit mois qu’il a été dans la place, desquels il n’en est revenu que six ou sept de ces messieurs-là. Des cinq cents soldats du bataillon de Malte, il n’en est sorti que quinze ou vingt. Ils avaient la tête du travail de Saint- André, les Vénitiens ayant eu toujours assez d’honnêteté pour les étrangers de les mettre aux postes d’honneur. Ils se piquent fort de conserver le sang de la République.
34Une des choses qui m’a autant surpris, c’est de voir tous ces faquins d’excellences, tous les colonels des régiments où il n’y avait que dix hommes, avoir un corps de garde chez eux pour garder leur bardache et leurs putain […]. C’était un poste fixe à un officier et fort honorable pour notre cavalerie. Elle fut employée après la sortie à battre l’estrade toutes les nuits, le long du rempart, dedans la ville. Je trouve ceux qui se mettent dans ce corps habiles. C’est un métier où il n’y a pas grand risque. Ce n’est pas qu’ils n’aient travaillé à la retirade, de même que les soldats, mais fort lentement. Jamais troupes n’ont si bien fait leur devoir de remuer la terre que les gardes en Candie. Ils prirent la droite de la retirade, tout près de la mer, [44, f° 22 v°] où il y avait le moins de danger. Ils ont bien fait là leur devoir.
35Lorsqu’il arrive des bachas à la tranchée des Turcs, vous voyez tomber une quantité de flèches effroyable dans les postes des chrétiens et quand il meurt un bacha tous ses confrères et les principaux de l’armée vont à la tranchée avec leurs arcs, carquois et flèches où ils en tirent une grande quantité dans le camp des chrétiens en l’honneur de Dieu et de Mahomet. C’est le défunt, devant que mourir, qui les prie de cela. Il y a même des flèches qui se jettent qui valent sept ou huit pistoles, mais celles-là ne sont pas communes. C’est l’arme la plus dangereuse dont on puisse être blessé.
- 78 Philippe de Vendôme (1655-1727), dit le grand prieur de Vendôme ou le chevalier de Vendôme. En 166 (...)
- 79 Le 16 août 1669 en fait. Cf. Evliyâ Tchélébi, La guerre des Turcs…, op. cit., p. 227. Cet épisode (...)
36La veille du départ de l’armée, le chevalier de Vendôme78, qui était neveu de monsieur l’amiral, pria monsieur de Vivonne, général des galères, et monsieur Martel, comme plus ancien chef des gardes, commandant l’armée en l’absence de monsieur de Vivonne, d’envoyer la chaloupe de monsieur l’amiral au camp du grand vizir79. Les officiers de ses gardes y allèrent avec le chevalier de Tourville, capitaine de vaisseau, avec le sieur de Prince, lieutenant de son même bord, pour savoir ce qu’était devenu monsieur l’amiral. À la portée du canon de leur camp, ils firent [45, f° 23] bannière blanche. Il se trouva là un bacha qui les vint recevoir, fort honnêtement. C’était un vieillard qui avait la barbe blanche. Le chevalier de Tourville lui parla turc. Il lui demanda s’il y avait sûreté de conférer avec lui et il lui donna sa parole de ne faire aucun acte d’hostilité. Le vénérable vieillard prit sa barbe et la baisa. C’est entre eux un serment aussi solennel que les chrétiens quand ils jurent sur l’Évangile. Il vint à la foule une multitude de soldats à eux, tous grands hommes bien faits. Le bacha, en tournant son cheval, fit fuir tous ces gens-là et répondit au chevalier de Tourville qu’il n’avait point de nouvelles à lui donner de monsieur l’amiral, qu’il allait envoyer à la tente du grand vizir et cependant qu’il attendit la réponse. La réponse vint par un janissaire qui l’apporta par écrit. D’abord que le bacha l’eût reçue, il dit à ces messieurs de se retirer et qu’il n’avait pas de nouvelles à leur donner de monsieur l’amiral. Tourville fi t alarguer sa chaloupe pour revenir joindre l’armée qui était à l’Estandie. Voilà toutes les nouvelles que nous avons pu savoir de monsieur l’amiral, ni quelle a été sa destinée, [ni] savoir s’il est mort ou prisonnier.
37Je me trouve engagé de dire que les mousquetaires, pour leur voyage de Candie, s’embarquèrent sur le bord du sieur Martel, où d’abord on les mit au bidon et à la gamelle, de même que les simples soldats réduits au bacalion et au lard pourri. [46, f° 23 v°] Heureusement pour eux, le trajet ne fut pas long. Ils ne firent diète que quinze jours et beaucoup de ces messieurs-là avaient besoin de la faire plus de quarante. Leur voyage ne se passa point sans faire quelques galanteries de mousquetaires et surtout ils se vengèrent en faisant quelques chansons sur le chant de ton relon tonton.
- 80 5 ou 6 septembre 1669.
- 81 Souda.
- 82 Spinalonga.
- 83 Grabusa.
- 84 Les Vénitiens conservent Klis, dont ils s’étaient emparés en 1648.
38La paix a été conclue entre les Turcs et les Vénitiens en leur rendant Candie80. Ils laissent aux Vénitiens les trois forteresses qu’ils avaient dans ce royaume, savoir la Sude81, Spinelongue82 et la Garbouge83. Ils leur ont donné douze jours pour embarquer particulièrement trois cent soixante pièces d’artillerie et quatorze mortiers. Il en restera beaucoup davantage pour eux. Outre cela, ils leur laissent en Dalmatie [un] territoire84 et quelques autres places que la République avait conquises sans payer aucun tribut. En cas qu’ils n’eussent pas tout embarqué le douze, le grand vizir s’engagea de parole de prolonger jusqu’à dix-huit jours. Les otages furent donnés de part et d’autre. Morosini envoya ceux du grand vizir sur les galéasses de la République à l’Estandie. L’on a appris, par ceux qui se sont trouvés dans la ville depuis la capitulation, que le grand vizir gardait la parole en toute choses fort régulièrement, ne s’étant commis aucun acte d’hostilité de part et d’autre.
39Une des choses du monde où Sa Majesté avait le moins prévu dans cette entreprise [47, f° 24] était un magasin d’esprit. C’est ce que j’ai trouvé qui nous a le plus manqué dans toutes les rencontres où il en fallait beaucoup. L’ardeur du soleil faisait bouillir la tête à tous nos Français, aussi n’ai-je trouvé que Morosini de tempéré. La raison c’est qu’il était logé sous une voûte le long du rempart, à la fraîcheur, et que les officiers français étaient logés dans des maisons fort exposées au soleil, aux boulets et au canon.
- 85 Eutorpe-Alexandre de Courbon, chevalier, marquis de La Roche-Courbon (né en 1644), enseigne de vai (...)
40Je ne sache pas qu’il y ait eu des combats d’officiers à officiers dans le temps que les armées du roi y ont demeuré. Ils avaient assez d’autres occupations. Ce n’est pas qu’il ne me souvienne que le marquis de La Roche-Courbon 85 donna un coup d’épée dedans le ventre du sieur d’Argelaux, pour un coup qu’il avait reçu. L’action arriva derrière la retirade, en la présence de beaucoup d’officiers. J’ai toujours appréhendé que cette rencontre imprévue ne brouilla monsieur de Navailles et monsieur de Colbert, le marquis, parent de monsieur de Colbert, et d’Argelaux, aide de camp de monsieur de Navailles.
Notes
1 Le 22 janvier, Lionne annonçait le départ d’un secours de quatorze vaisseaux, de dix-huit (sic) galères et de huit mille soldats pour Candie. Voir C. Terlinden, Le Pape Clément IX et la guerre de Candie…, op. cit., p. 149.
2 Louis, marquis de Castellan (1632-1669). Voir Armand de Mormés, sieur de Saint-Hilaire, Mémoires de Saint-Hilaire, éd. Lecestre, Paris, SHF, 1903, 6 vol., t. 1, p. 66, n. 8.
3 François, vicomte de Montbron ou de Montberon († 1708), capitaine-lieutenant de la seconde compagnie des mousquetaires, lieutenant-général, gouverneur d’Arras, de Gand, de Tournai et Cambrai, chevalier de l’ordre de Saint-Louis. Selon Saint-Simon, « le servage à Louvois l’avait élevé et porté même dans la familiarité du roi par la petitesse des détails ». Claude de Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires, Paris, Gallimard, 1984, t. III, p. 84-85.
4 Henry du Val, comte de Dampierre († 1669), colonel d’un régiment d’infanterie en 1667, brigadier en mars 1668.
5 Claude de Choiseul, comte de Choiseul-Francières, dit le comte de Choiseul (1632-1711). Se distingue à Seneffe en 1674. Maréchal de France en 1693.
6 Philippe II de Montaut-Bénac, duc de Navailles (1619-1684). Débutant sa carrière en Italie, il devint maréchal de camp en 1651. Il obtint en 1652 le commandement des troupes françaises en Italie. Au retour de l’expédition de Candie, il fut exilé pour trois ans dans ses terres. En 1674, il prit une part active à la seconde conquête de la Franche-Comté. Maréchal de France en 1675, il prit Figueras en Catalogne en 1676. Après le traité de Nimègue, il fut nommé gouverneur du duc de Chartres.
7 Le duc de Navailles n’arrive à Toulon que le 24 mai 1669.
8 Alexandre Le Bret († 1679), lieutenant-général des armées du roi, maréchal de camp par brevet du 20 octobre 1665. Journal de l’expédition de M. de La Feuillade…, op. cit., p. 282 et suiv.
9 Edourad-François Colbert, comte de Maulévrier, seigneur de Vendières (1634-1693). Capitaine d’une compagnie de mousquetaires depuis 1665, lieutenant-général en 1676, gouverneur de la ville et citadelle de Tournai en 1672, chevalier du Saint-Esprit en 1688.
10 Domenisse emploie le mot « galleotte », mais il s’agit en fait des galères de Vivonne.
11 Vincenzo Rospigliosi (1635-1673), chevalier et bailli de l’ordre de Malte, capitaine général des galères pontificales, neveu du pape Cément IX.
12 Louis-Victor de Rochechouart, comte puis duc de Vivonne (1636-1688), prince de Tonnay-Charente, général des galères de France, maréchal de France.
13 Giulio Rospigliosi (1600-1669), nonce en Espagne, cardinal en 1657 et secrétaire d’État, élu pape de 1667 à 1669 sous le nom de Clément IX.
14 Domenisse n’a pas pu apercevoir ces deux villes.
15 Mazara del Vallo appartient aujourd’hui à la province de Trapani, en Sicile, à l’embouchure du fleuve Maza. Le cardinal Mazarin est en fait né en 1602 à Pescina, dans les Abruzzes, entre Rome et Pescara.
16 Trapani était connue pour ses activités de pêche, mais également pour l’extraction, le travail et le commerce du marbre et du corail.
17 Il s’agit de la ville de Sciacca.
18 « Jourquinque » ne correspond à rien d’identifiable. « Licate » correspond naturellement à Licata.
19 Aujourd’hui le mont Iblei.
20 Le cap Passaro.
21 François de Bourbon-Vendôme, second duc de Beaufort (1616-1669), grand maître, chef et surintendant de la navigation et commerce en France. Il avait commandé en 1662 la flotte française du Levant et avait remporté de nombreux succès contre les barbaresques en Méditerranée, bien qu’échouant à Gigeri en 1664.
22 Le Péloponnèse.
23 Jean Gabaret (1631-1697). Voir René Carbonnet, Jean Gabaret, lieutenant-général des armées navales (1631-1697), Aulnay-sous-Bois, s.e., 2 tomes, 1992.
24 Pierre-Damien de Clère ou de Claire, marquis de Martel (1600-1681), capitaine en 1636, chef d’escadre en 1642, lieutenant-général des armées navales en 1656.
25 L’archipel des Cyclades.
26 Anne Hilarion de Cotentin, comte de Tourville (1642-1701), chevalier de Malte à 14 ans, il fit plusieurs campagnes contre les barbaresques. Louis XIV le nomma capitaine de vaisseau dès 1667. Chef d’escadre en 1676, maréchal de France en 1693.
27 Capitaine d’Hectot, commandant la Thérèse, mort lors de son explosion le 25 juillet 1669.
28 Francesco Morosini (1619-1694), commandant les forces vénitiennes lors du siège de Candie de 1667 à 1669. Il entreprit la reconquête du Péloponnèse en 1686, pris Athènes en 1687. 108e doge de Venise de 1688 à 1694.
29 Alexandre Dupuy-Montbrun, marquis de Saint-André (1600-1673), gentilhomme protestant du Dauphiné, prit le parti du duc de Rohan, s’illustra lors de la défense de Montauban et défendit Privas contre Louis XIII et Richelieu en 1629. La ville tomba et fut pillée, Rohan s’enfuit à Venise et Montbrun fut jeté en prison, à Crest, d’où il s’évada. Il servit dans l’armée de Gustave-Adolphe, puis passa au service de Bernard de Saxe-Weimar, en 1633. Fait prisonnier par les impériaux, il fut libéré en 1636 et revint en France. Rentré en grâces auprès de la cour, il combattit avec Rohan en Valteline en 1637, participa au siège de Leucate en 1638, s’illustra devant Casal, mais fut capturé devant Turin. Conduit à Milan, il fut libéré en 1642. Maréchal de camp, il servit ensuite en Italie. Lieutenant-général, gouverneur du Nivernais, il commandait l’armée d’Italie en l’absence de Plessis-Praslin. Employé ensuite en Provence, il séjourna à nouveau en Italie en 1651 et conduisit en 1652 l’armée de Piémont au secours de Barcelone, avant de s’opposer à l’armée de Condé. Il combattit ensuite jusqu’à la paix des Pyrénées, puis se retira sur ses terres. En juin 1668, le sénat de Venise fit appel au marquis de Saint-André pour prendre la succession du marquis de Ville, revêtu du titre de capitaine général des armées de terre de la République. Il passa après la chute de Candie à Zante et Corfou, qu’il fortifia, puis rentra en France. Les Vénitiens le rappelèrent peu après et lui confièrent la charge de général de l’armée de terre. Il participa à l’expédition du comte de Saint-Paul en Pologne et se retira à la Nocle, où il mourut en 1673. Eugène et Emile Haag, La France protestante, Genève, Slatkine, 2005, 11 vol., t. IV, p. 465-472.
30 Cerigo (Cythère).
31 Fazıl Ahmed Pacha Köprülü (1635-1676) était le fils aîné du précédent grand vizir, Mehmed Pacha (1578-1661). Professeur de madrasa, il abandonna l’enseignement pour rejoindre l’administration. Bénéficiant de l’influence paternelle, il fut tour à tour gouverneur à l’eyalet d’Erzurum, avec le rang de vizir, et de Damas. Il accéda à la charge de grand vizir en 1661, au lendemain de la mort de son père. Sa principale ambition était alors d’assurer la défense et l’extension de l’empire face aux puissances européennes. Bien que l’essentiel de ses activités ait été tourné vers les affaires extérieures (notamment en Transylvanie et en Crète), il ne négligea en rien les questions internes. Pendant vingt ans, la dynastie des Köprülü réussit à restaurer le prestige ottoman, en concourant à un véritable redressement politique. Voir M. Tayyib Gökbilgen et R. C. Repp, « Köprülü », EI, t. V, notamment p. 257-259 ; Jean Chardin, Les voyages du chevalier Chardin, Paris, Maspéro, 1983, p. 107.
32 Le duc de Vivonne quitte Toulon le 21 mai 1669 pour se rendre d’abord à Civitavecchia, puis à Zante, via Messine, où il arrive le 27 juin pour faire sa jonction avec les flottes pontificales et de l’ordre de Malte. Il gagne ensuite Candie. C. Terlinden, Le pape Clément IX et la guerre de Candie…, op. cit., p. 207-211.
33 Contrairement à ce qu’affirme Dominisse, ce conseil de guerre eut lieu le 23 juin 1669.
34 Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau (1622-1698), pour échapper à ses créanciers en 1669, fit voile vers la Crète pour prendre un commandement dans les troupes vénitiennes, accompagné de son fils qui devint l’un de ses aides de camp. Il ne tarda pas à se quereller avec les autres officiers supérieurs de l’armée vénitienne et s’attira vite le mécontentement et la méfiance de Francesco Morosini. En septembre, il reçut un congé immédiat du capitaine général. Gouverneur général de Nouvelle-France en 1672, rappelé en 1682, il fut à nouveau nommé à la tête de ces terres lointaines, jusqu’à sa mort en 1698.
35 Probablement le cavalier de Martinengo, sur le bastion du même nom.
36 Le régiment de Jonzac appartenait alors à Alexis de Saint-Maure, comte de Jonzac († 1677), lieutenant-général des provinces de Saintonge et d’Angoumois, capitaine au régiment du cardinal de Mazarin, maître de camp du régiment de Jonzac et 1er écuyer de Monsieur, frère du roi. Il s’agit sinon de Philippe Le Valois, marquis de Villette-Mursay (1632-1707), qui entre dans la marine en 1672. Voir Philippe Le Valois, marquis de Villette-Mursay, Mes campagnes de mer sous Louis XIV, publiées par M. Vergé-Franceschi, Paris, Tallandier, 1991.
37 La porte de Saint-Georges : porte aménagée dans le flanc gauche du bastion de Vitturi, face au flanc droit de celui de Sabionera. Elle donnait ensuite dans le fossé de Sabionera.
38 Fort de San Dimitri ou fort royal.
39 Evliyâ Tchélébi énumère les instruments constituant le mehter ottoman : « Les sept vizirs, les soixante-dix gouverneurs de province et les cent-vingt gouverneurs du district commencèrent à faire jouer aux heures des cinq prières, la fanfare des tambours (davoul), des cornes (borou et zourna), des flûtes (kaval) et des timbales (kous). » Evliyâ Tchélébi, op. cit., p. 232.
40 Lieutenant-colonel du régiment, qui avait pris le nom de Saint-Vallier en 1666 et qui appartenait à Pierre-Félix de La Croix de Chevrières, comte de Saint-Vallier (1644-1699). Ce dernier devint par la suite capitaine-lieutenant des gardes de la porte, à partir de 1670. Il avait, avant l’expédition de Candie, servi avec Beaufort en Méditerranée.
41 Le groupe des janissaires formait dans l’Empire ottoman une sorte de milice analogue à celle des prétoriens et correspondait à une véritable armée permanente. Son histoire fut intimement liée à celle de la Sublime Porte. Après s’être illustré et avoir conduit l’empire à l’apogée de sa puissance, ce corps d’élite, devenu une non-valeur militaire et la pierre d’achoppement de toutes les réformes, finit par s’avérer un objet de crainte pour les sultans eux-mêmes et une perpétuelle menace de ruine pour l’empire. Au début de la monarchie ottomane, sous le règne de son fondateur Osmân Khân (v. 1290-v. 1320), l’armée turque était une horde d’irréguliers, pasteurs à l’ordinaire, guerriers quand sonnait l’appel aux armes. Ces soldats volontaires ne connaissaient que le combat à cheval et l’infanterie n’existait pas. Ils n’en étaient pas moins redoutables. La seule troupe permanente était la garde particulière du sultan. Déjà maître d’un territoire vaste et peuplé, puis rendu ambitieux par le succès, Orkhân (v.1326-v. 1362) songea alors à organiser ses forces militaires sur un nouveau pied. Il décida d’enrôler par voie de sélection des mercenaires turcs qu’il prenait à sa solde. Ces derniers formèrent un corps de fantassins (yaya ou piyâde). Mais les prétentions et l’insubordination de cette troupe le poussèrent à créer une nouvelle milice, celle des janissaires (yenichteri, « nouvelles troupes »), une des composantes essentielles des kapı kulları askerleri (les « esclaves de la Porte »), l’armée du sultan. Elle se recrutait parmi les peuples étrangers afin d’éviter toute tentative de séditions et pour avoir une armée avant tout dévouée au sultan. Une fois par an, lorsque la nécessité s’en faisait sentir, un millier de jeunes chrétiens étaient enrôlés dans l’armée ottomane, selon le système du devchirme, qui cessa en 1648, même si un dernier devchirme est organisé sans succès en 1703. Ces recrues, cantonnées à Brousse (Bursa) ou à Istanbul, étaient élevées dans l’Islam et recevaient une solide instruction militaire.
42 Domenisse fait allusion à la défait de Thionville, en 1639, alors que Feuquières assiégeait la ville tenue par les Espagnols. Battue par les troupes adverses envoyées pour obtenir la levée du siège, la cavalerie s’était enfuie du théâtre des combats, un partie de l’infanterie s’étant débandée.
43 Le fort de San Dimitri.
44 Constantin-Ignace de La Tour d’Auvergne, chevalier ou bailli de Bouillon, chevalier de Malte (1646-1670), neveu de Turenne.
45 Jacques, marquis de Boisdauphin, fils cadet d’Urbain II de Boisdauphin et de Sablé, comte de Bresteau.
46 Godefroid de Durfort, comte de Rozan (ou Rosan), neveu de Turenne et frère du maréchal de Lorges (1644-1669).
47 François des Essarts, marquis de Linières.
48 Candia nova.
49 Chiffres très largement exagérés : ils dépassent l’ensemble des pertes vénitiennes.
50 Cette initiative semble avoir été davantage souhaitée par Morosini et par le duc de Navailles que par Saint- André-Montbrun, qui souhaitait préserver les troupes. A. Le Glay, « L’expédition du duc de Beaufort (1668-1669) », art. cit., p. 207.
51 Marquis Ghiron Francesco Villa, dit le marquis de Ville (mort en 1670). Originaire de Ferrare, général de la cavalerie de Savoie, lieutenant-général dans les armées du roi de France. Il commanda l’infanterie de la République de Venise de 1665 à avril 1668, ainsi que le régiment de Savoie envoyé par le duc pour soutenir le siège de Candie.
52 Le marquis de Ville quitta Candie le 21 avril 1668, remplacé par Alexandre Dupuy-Montbrun, marquis de Saint-André.
53 Domenisse n’est guère explicite quant à l’organisation de l’armée ottomane, dont l’efficacité reposait sur la conjonction de trois facteurs : l’héritage de l’administration byzantine, l’Islam et la pratique ancestrale de la guerre de conquête. L’odjak des janissaires était composé de 196 orta (« bataillons ») : 101 de djema’a, 61 (ou 62) de bölük et 34 (ou 33) de sekban. Chaque orta avait à sa tête un tchorbadjı (« donneur de soupe »), assisté de six officiers, un administrateur et un imam. L’odjak était commandé par le yenichteri aghası (agha des janissaires). Plus globalement, l’armée ottomane comprenait de nombreuses formations dont le statut, les fonctions et même le nom ont souvent changé au cours des xvie et xviie siècles. Elle connut d’importantes mutations sous le vizirat de Mehmed Köprülü (1656-1661) et sous celui de son fils Fazıl Ahmed Pacha (1661-1676), donnant ainsi à la Porte l’illusion d’avoir retrouvé les heures glorieuses du temps de Soliman le Magnifique. La clé de voûte de cette organisation militaire n’était pas le sultan, comme au xvie siècle, mais le grand vizir. Voir à ce sujet Özer Ergenç, « Th e Qualifications and Functions of Ottoman Central Soldiers », Revue internationale d’histoire militaire, 69, 1988, p. 45-56 ; Bernard Simon, « Les forces ottomanes : financement et évolution au xviie siècle », Actes de colloque Armées et diplomatie dans l’Europe du xviie siècle, Bulletin de l’Association des historiens modernistes, 16, 1991, p. 67-95.
54 S’inspirant peut-être du système mis en œuvre par les Turcs au siège de Candie, Vauban perfectionna et systématisa sa méthode d’approche au siège de Maestricht, en 1673. Il fit creuser une première tranchée parallèle au front de fortification, hors de portée de canon des ennemis et suffisamment large pour servir de place d’armes et, à partir de là, pour assurer la sécurité des hommes. Les travaux se déroulaient de nuit, plusieurs boyaux étant tracés en zigzag, pour éviter les tirs en enfilade, dans l’axe des bastions que l’on attaquait.
55 E. Eickhoff, Venedig, Wien und die Osmanen…, op. cit., p. 235-238.
56 Les galères de Rospigliosi et de Vivonne arrivèrent le 3 juillet 1669 à Standia. Ils ne se rendirent dans la ville que le 13. K. M. Setton, Venice, Austria and the Turks…, op. cit., p. 225.
57 Lors du conseil de guerre du 13 juillet, un projet de sortie générale du côté de Sabionera, appuyée par l’artillerie des galères, fut écarté. Le duc de Navailles, bien plus que Vivonne, réticent, fit prévaloir sa volonté de bombarder par mer le camp des Turcs, particulièrement du côté de San Andrea. Voir C. Terlinden, Le pape Clément IX et la guerre de Candie…, op. cit., p. 229.
58 W. Bigge, Der Kampf um Candia…, op. cit., p. 182.
59 La Thérèse, vaisseau commandé par d’Hectot, aurait explosé à la suite de la fausse manœuvre d’un marin qui aurait mis le feu à la Sainte-Barbe. En plus de la perte de trois cent cinquante à cinq cents hommes d’équipages, l’explosion endommagea de nombreux navires, dont la Capitane, la galère du comte de Vivonne. Le marquis de Martel fit « visiter l’épave » dans les jours suivants, mais la proximité des lignes Turcs empêcha toute tentative de récupération des canons. Découvert en 1976, le site du naufrage a été fouillé dans les années 1980, permettant de remonter un matériel important, dont plusieurs canons.
60 F. S. D’Alquié confirme les pertes subies par le duc de Navailles. Cf. F. S. D’Alquié, Les Mémoires du voyage de Monsieur le marquis de Ville…, op. cit., IIIe partie, p. 305.
61 François III d’Aubusson, comte de Roannais, maréchal-duc de La Feuillade (1625-1691). Il avait épousé Charlotte Goufier en 1667 et ne tarda pas à obtenir du roi l’érection de ses terres en duché, puis en duché-pairie du Roannais. Il conduisit près de six cents gentilshommes au secours de Candie (septembre 1668-février 1669). La Feuillade s’était auparavant distingué au combat de Saint-Gotthard. Voir Journal de l’expédition de monsieur de La Feuillade…, op. cit. Domenisse pourrait cependant faire allusion, de manière plus improbable, à Louis de Gouffier, chevalier de Gonnor, puis comte de Roannais (1648-1734). Il eut Louis XIV pour parrain et accompagna La Feuillade à Candie. Il se distingua ensuite comme marin sur les côtes de la Méditerranée, où il fit le siège de Villefranche. Sous-lieutenant des galères en 1677, lieutenant en 1678, chef d’escadre en 1715, lieutenant-général des galères en 1720.
62 Jacquier en fait. Il était commissaire général des vivres.
63 En 1654.
64 Les chiffres les plus vraisemblables font état, pour la période 1667-1669, de plus de 120 000 sujets de la Porte tués, dont près de 25 000 janissaires et de 29 000 à 30 000 Vénitiens, alliés ou volontaires.
65 De La Croix, intendant d’armée. Décédé en mer en octobre 1669.
66 Dominisse souligne l’opiniâtreté de Murad IV qui découlait de la stratégie immuable de l’empire, la conquête du « territoire de la guerre » (dar al-Harb).
67 Il s’agit, sans aucun doute, du corps des janissaires affilié à la confrérie des bektachis, du nom de son fondateur, Hadji Bektach Veli (xiiie siècle). Cette confrérie avait été ensuite réformée par Balim Sultan (1467-1516). En dépit de l’interdiction coranique (Coran, II, 2), ces janissaires pouvaient consommer du vin.
68 Le 20 août 1669, le duc de Navailles prit la décision de rembarquer les troupes françaises. L’opération commença le 22 août 1669. Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, la flotte leva l’ancre sous le commandement du marquis de Martel, arrivant quarante jours plus tard devant Toulon. C. Gérin, « L’expédition des Français à Candie… », art. cit., p. 106.
69 Les Français participèrent à la construction d’une double retirade allant du bastion de Betelem jusqu’au port de Dermata.
70 Des Réaux de la Richardière, Le voyage de Candie…, op. cit., p. 144 : « Le comte de Dampierre, brigadier de l’armée, dont le mérite et la valeur attiraient l’amitié de tout le monde, passant à cheval par une rue enfilée du canon des ennemis pour aller visiter l’attaque de Saint-André, fut malheureusement blessé d’un boulet de canon qui, traversant son cheval, lui emporta le gras des deux jambes, dont il mourut le lendemain. »
71 François-Bénédict Rouxel de Médavy, marquis de Grancey (1635-1679), capitaine de vaisseau en 1663 ou 1665, chef d’escadre en 1672.
72 Soit le 30 juillet ou le 1er août 1669.
73 Sous-entendu le 23 juin, jour du conseil de guerre qui avait réuni les différents généraux français et vénitiens.
74 Les troupes vénitiennes durent ce jour-là relever les troupes française : 100 hommes au poste de Sabionera et 200 à celui de San Andrea, Das lange bestrittene Königreich Candia…, op. cit., p. 76.
75 Standia.
76 Le marquis de Grancey.
77 Le 25 août 1669.
78 Philippe de Vendôme (1655-1727), dit le grand prieur de Vendôme ou le chevalier de Vendôme. En 1666, il entra dans l’ordre de Malte et participa ensuite au siège de Candie. Maréchal de camp en 1691, grand prieur de France en 1693 et lieutenant-général. La maison de Vendôme s’éteint avec lui.
79 Le 16 août 1669 en fait. Cf. Evliyâ Tchélébi, La guerre des Turcs…, op. cit., p. 227. Cet épisode est également relaté dans Das lange bestrittene Königreich Candia…, op. cit., p. 78.
80 5 ou 6 septembre 1669.
81 Souda.
82 Spinalonga.
83 Grabusa.
84 Les Vénitiens conservent Klis, dont ils s’étaient emparés en 1648.
85 Eutorpe-Alexandre de Courbon, chevalier, marquis de La Roche-Courbon (né en 1644), enseigne de vaisseau en 1667, capitaine commandant de la compagnie des gardes de la marine, avant de quitter le service de mer pour devenir colonel d’un régiment d’infanterie après avoir tué en duel le chevalier de Bouillon, amant de sa femme, Mlle de Colbert du Terron. En 1673, celle-ci parvint à faire annuler le mariage, l’accusant d’impuissance.
Table des illustrations
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Légende | 17. L’attaque de Sabionera, dans Das lange bestrittene Königreich Candia…, op. cit. Gravure de Mathaeus Merian |
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Légende | 18. L’attaque de San Andrea, dans Das lange bestrittene Königreich Candia…, op. cit. Gravure de Mathaeus Merian |
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Légende | 19. Grabusa, dans Das lange bestrittene Königreich Candia…, op. cit. Gravure de Mathaeus Merian |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/5101/img-3.png |
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Légende | 20. Spinalonga, ibidem |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/5101/img-4.png |
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